NUYTENS Williams, « Footballeurs, supporters et violences

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NUYTENS Williams, « Footballeurs, supporters et violences
Esporte e Sociedade
Footballeurs, supporters et violences
ano 3, n.7, Nov.2007/Fev.2008
Nuytens
FOOTBALLEURS, SUPPORTERS ET VIOLENCES
Nuytens Williams
Maître de conférences de sociologie
- Université d’Artois -
Recebimento/Aprovação:
Artigo selecionado pela Comissão Científica do Congresso “Sports, violence and racism in
Europe”, realizado na Universidade Rennes 2/França, em maio de 2007
Résumé
L’article propose de discuter de la production théorique située entre des perspectives
globalisantes et des visions intégrant l’irréductible variation des faits. Il contient, sur la base
d’enquêtes effectuées auprès des supporters des grands stades et du « football du dimanche »,
une théorisation intégrée de la violence. Il ressort une proposition mêlant diverses catégories,
diverses significations. La violence dans le sport, du moins pour ce qui concerne le recours à
l’agression physique dite de destruction, relève de registres distincts. Elle peut être maîtrisée
ou non, collective ou individuelle, une ressource ou la traduction de disfonctionnements.
Dans tous les cas cependant elle est la marque que les acteurs vivent des « épreuves » ; mais
elles sont différentes selon que l’on observe le supporterisme ou l’amateurisme. C’est à partir
d’une dizaine d’enquêtes financées que seront précisées ces différences et leurs significations.
Mots clefs : sociologie, violence, sport
Théoriser la violence dans le sport : un difficile entre-deux
On connaît toute la densité et, de fait, toute la vacuité du terme « violence » entendu
comme catégorie. Je veux dire ici comme répertoire désignant un grand ensemble
d’agissements sociaux (on parle de violences morales, physiques, verbales, symboliques…),
dans différents domaines de l’existence (on parle de violences conjugales, urbaines,
économiques, sportives…). Pour lever cette complexité, le bon sens veut que l’on s’intéresse à
un espace social en particulier ou bien alors à un type particulier de violences. Ignorer cette
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disposition reviendrait à s’engouffrer dans le « piège du réalisme », à produire des « effets de
réel », à risquer de la « généralisation abusive ». Partager l’option de la circonscription conduit
en revanche le chercheur vers davantage de sérénité, de faisabilité mais par conséquent vers
des apports heuristiques plus limités. A court terme s’entend. Je propose ici d’illustrer ce parti
pris en multipliant, si je puis dire, les précautions. Comment ? En examinant un type de
violences (les agressions physiques), dans un domaine singulier (les sports), pour un de ses
départements (le football) mais pour ses deux principaux groupes d’habitants (ceux du haut
niveau et ceux du « dimanche »). C’est sur la base d’une dizaine d’enquêtes financées que je
compte ici renseigner quelques éléments étiologiques fondamentaux. Où l’on comprendra
finalement qu’un même sport peut figurer un terrain mouvant d’expressions de violences. Aux
significations variées.
En ce sens je défends qu’on ne peut plus admettre, sans amendement, la célèbre théorie du
procès de civilisation. Construite sur un temps long qui arase les singularités et les dispositions
situationnelles, elle n’intègre pas suffisamment la dimension conditionnelle des passages à
l’acte : sa réception fait que son usage ressemble moins à une théorie qu’à une perspective
« qui passe en force ». C’est dire qu’il convient de distinguer le contenu de l’apport « éliasien »
de son utilisation, de son exploitation puisqu’il donne une version étiologique générale. La
difficulté de l’objet « sports et violences » se situe dans un improbable entre-deux : éviter le
démon de la généralisation et s’éloigner d’une irréductible et indigeste variation des faits. Pour
l’heure, et cela se comprend parce que la recherche doit pouvoir être communiquée et
comprise, les explications générales dominent. Mais elles se heurtent aux faits. Ne pensent pas
les débordements de supporters, ni même la recrudescence d’actes agressifs dans et autour de
la pratique des amateurs. Spécialement dans le football. En France. Alors pourquoi la
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généralisation s’impose-t-elle toujours et en particulier celle qui s’accroche à la catégorie du
processus de civilisation ? Pourquoi n’est-elle que trop rarement discutée et, dans ces cas, par
des spécialistes de la question des violences dans le sport ? D’abord parce que la réalité
contient nécessairement de quoi l’alimenter surtout quand on la saisit en partie : ceci justifie
l’observation conjointe du supporterisme et de l’amateurisme. Surtout parce que le sens de
l’association entre processus de civilisation et sport participe, symboliquement, de l’intérêt de
ce dernier : elle produit de la légitimité.
I- Où la légitimité se renforce au contact de l’illégitimité
Le travail sociologique consacré aux « violences » commises dans et autour du sport n’aurait
pas à être justifié. Il serait même tout « naturellement » légitime. Pour plusieurs raisons.
D’abord parce que les « violences » constitueraient un fait saillant de nos sociétés dites
avancées pendant que le sport ne figure pas un domaine détaché de la vie sociale. Peu importe
ici que l’on ne puisse pas objectivement construire de quantifications comparées d’une époque
à une autre, ni même de comparaisons tout court d’une période historique à une autre. Ensuite
parce que, intrinsèquement, le sport comme pratiques et pratiques de spectacle représente un
remarquable avatar de conflits interpersonnels divers et variés : Elfriede Jelinek ne me
contredirait pas semble-t-il. Je laisse au lecteur le soin d’imaginer la liste idéale d’auteurs aux
points de vue similaires. Un tel argument implique comme il s’appuie sur une autre raison. De
quoi s’agit-il ? Personne n’ignore que le sport peut-être meurtrier, que ses compétitions
donnent lieu à des rixes. En la matière, le football constitue un « cas exemplaire » de ces
violences entendues comme agressions physiques caractérisées. Enfin parce que voilà une
dimension du sport qui a fait l’objet d’un traitement digne, d’envergure ou compris comme
tel : je pense ici à l’incontournable Sport et civilisation de Norbert Elias principalement.
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Une telle légitimation n’existerait pas sans l’étonnante puissance de l’idéologie sportive,
c’est-à-dire proprement construite par celles et ceux qui appartiennent au(x) sport(s). Faut-il
rappeler combien on assimile le sport, surtout pour ce qui concerne la pratique dans sa
modalité la plus formelle, à un vecteur de socialisation des « bonnes » normes de conduites ? Si
nous ne devons pas mécaniquement contester cette version, il faut noter qu’elle ne colle pas
invariablement aux faits. Les heurts entre supporters du football sont là pour nous en
convaincre, mais n’oublions pas « le reste » qui dépasse ce seul monde : le dopage, les
malversations financières, l’homophobie, le racisme, le machisme. J’en passe. L’ensemble vaut
bien que nous soulignons la pluralité, que parlions de « violences sportives » même. On
pourrait ici se poser la question de savoir ce qui, dans le flot des événements sportifs, a porté
une atteinte décisive à cette construction sociale efficace. Sans doute tomberait-on dans
l’efficience de la médiatisation, c’est-à-dire du côté des effets néfastes du sport comme
spectacle. Mais faut-il vraiment que les affaires soient vues par le plus grand nombre pour être
connues du plus grand nombre ? Je n’en sais rien. Ce serait faire peu de cas des capacités de
discernement des individus, comme si l’essentiel de leurs facultés de jugements dépendait de
médias comme sources de fabrication des points de vue. Je pense d’abord que cette question
est mal posée, qu’il n’y a pas véritablement d’événement voire de facteur décisif : ici aussi les
avis s’élaborent au cours de processus longs, lents, complexes.
De nombreux exemples pourraient être mobilisés pour situer le couple sports et violences sur
une scène instable, ambigüe c’est-à-dire entre une légitimité illégitime à une illégitimité
légitime. Peu importe à la vérité. Si je considère l’ensemble des sports, je trouverai toujours de
quoi alimenter l’une ou l’autre disposition surtout si je mélange le tout. Plus difficile serait la
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tâche si je devais me limiter à une seule activité, surtout si celle-ci devait relever de logiques
d’engagement qui produiraient une certaine confidentialité. Ou de logiques d’investissement
étroitement soumises à un registre de valeurs distinctives, à des droits d’entrée élevés
(économiquement, culturellement…). Ce n’est toutefois pas une garantie. Quoiqu’il en soit,
cette question ne se pose pas dans le cas du football. Peut-être parce qu’il s’agit d’une pratique
intégrant une grande surface de situations (donc susceptible de quoi induire les deux
dispositions), une hétérogénéité des pratiquants et des niveaux de pratique. Voilà pourquoi le
football est à la fois ce qui permettrait de lutter remarquablement contre quelques problèmes
comportementaux, et ce qui en abriterait voire en produirait le plus s’agissant des
manifestations de l’agressivité physique. Toutefois le conditionnel est de rigueur ici : nous ne
pouvons as nous prononcer catégoriquement. Si cela semble être le cas pour ce qui concerne
les violences physiques produites par les supporters, nous ne disposons pas encore de data
fiables quant aux réalités dans l’univers de la pratique codifiée. Il faut se garder d’arrêts hâtifs,
notamment à cause des faits divers véhiculés par les médias et soutenus par quelques groupes
sociaux. Je pense ici à ce qui se déroule autour du « football du dimanche », de l’arbitrage.
Ceci étant il semble que les agressions physiques, puisqu’il s’agit de cela ici, constituent un
« problème social » dès lors qu’il est question d’une activité qui concerne plus de deux millions
de licenciés et des centaines de milliers de spectateurs. Cette dynamique ébauchée pourrait
suffire pour rendre compte du développement d’une sociologie du sport travaillant en priorité
les « violences ». Il reste cependant à en tracer les limitations, à dépasser l’apparente
homogénéité de la catégorie « violences » y compris lorsqu’elle renvoie principalement à une
de ses formes particulières c’est-à-dire les agressions physiques.
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Je propose de participer à cette question à la fois heuristique et épistémologique en examinant
le couple football et violences, à partir de cas empiriques traitant conjointement le problème du
côté du spectacle et du côté de la pratique. Si cette double considération conduit in fine à
voyager entre le sport de haut niveau et celui des premiers étages, elle révèle surtout des types
différenciés de violences à l’étiologie changeante. Et si l’option d’un traitement casuistique
relativise les enjeux énoncés, j’aimerais montrer qu’elle facilite la réponse à une demande
sociale. Reste à savoir si le positionnement de la sociologie sur l’axe de l’utilité sociale
n’entame pas sa valeur scientifique. La principale question de ce travail concerne donc le
traitement sociologique des « violences » dans et autour du sport. Ma position, induite par mes
enquêtes, associe deux logiques. D’une part je ne crois pas qu’il y ait un intérêt à s’occuper de
toutes les violences et ce dans tous les sports : les écologies sont trop variables, les formes de
violences sont trop dispersées ce qui conduit à proposer un savoir inexploitable au plan
pragmatique. D’autre part je considère qu’il devient nécessaire de travailler conjointement les
faits dans le sport et ceux associés aux manifestations sportives (mais dans un « monde »
s’entend). Pourquoi ces deux logiques ? Pour contribuer à la production d’interventions, pour
proposer des ressources capables de participer au changement social. Mais pas seulement. On
sait effectivement que les violences physiques ne sont pas que le produit de réactivités, qu’il y a
là à la fois de l’instrumentalité et de l’expressivité. Or, s’agissant du sport mais aussi d’autres
domaines de la vie sociale, on accède difficilement aux intentionnalités : parce que les
manifestations agressives sont rares, parce que les contrevenants sont sollicités à propos
d’actes stigmatisés (car jugés déviants ou exprimant une faiblesse, une pathologie…), parce
que l’enquête consacrée aux agressions ne manquent pas d’être sujette à l’exagération aussi.
Dans ces conditions, je ne vois pas comment nous pourrions faire l’économie d’approches de
terrain, au plus près. Comme il faut éviter de sombrer dans une sociologie hyperspécialisée (tel
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type de violence pour tel sport mais à tel niveau) ou dans une perspective globalisante (des
violences dans le « sport en général), l’option développée ici se présente comme une
alternative objective.
II- Une étiologie doublement complexe
Il n’y a pas de travaux sociologiques qui analysent d’un même trait les violences (agressions
physiques) dans les deux dimensions du football ; pratique et pratiques de spectacle. Si le
thème est maintenant notablement envisagé s’agissant de ce qui se déroule du côté des
spectateurs, on observera que cela concerne rarement ce qui se déroule en dehors du haut
niveau. Il faut dire que les violences des supporters se déroulent presque exclusivement dans
les grands stades, autour du football professionnel. Et médiatisé. Il va sans dire que cet aspect
joue, qu’il constitue un déterminant. C’est que les heurts entre supporters ont longtemps
trouvé l’une de leurs raisons d’exister dans la mise en scène, dans le visible. Si les choses
évoluent à cause d’un appareillage sécuritaire qui déplace les violences, on doit insister sur le
fait que la nécessité du visible appartient aux modes d’engagements des partisans organisés et
qui se réclament d’une pratique dite indépendante. Mais indépendante de quoi ? Les variations
sont légions ici ; disons simplement que cette notion d’autonomie renvoie à la fabrication d’une
œuvre par les groupes eux-mêmes pendant qu’ils appartiennent au monde du mouvement
indépendant. Les travaux de collègues français et anglo-saxons ont proposé plusieurs versions
explicatives en même temps que compréhensives des violences partisanes : l’ensemble intègre
les deux répertoires classiques que l’on retrouve plus généralement dans la sociologie des
violences. D’un côté on peut lire des éléments extérieurs aux protagonistes, de l’autre on
accumule des déterminants dépendants des significations des actions contrevenantes sur la base
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de dispositions collectives et individuelles. Il arrive aussi que les deux faces se combinent. Mais
ce qui me semble constituer un ressource étiologique incontournable concerne les variables
interactionnistes : je pense essentiellement à l’influence des relations à l’intérieur des groupes
surtout celle qui sont fondées sur la culture de l’usage de la violence (verbale, physique…),
ainsi qu’à celle qui touchent aux rapports entre groupes de supporters. Une telle configuration
permet de situer les réseaux d’inimitiés entre associations, de repérer les dispositions
conflictuelles et agressives à l’intérieur des groupes, de cerner le problème social d’une
certaine façon. Bien sûr, la dynamique des événements échappe encore à une telle objectivation
tandis qu’elle apporte son pesant de pragmatisme.
Globalement nous constatons que les agressions relèvent d’un collectif qui n’annule pas les
individualités, de « Je » très affirmés et de « Nous » très cohésifs pour une utiliser une
formulation que je dois au préfacier de mon premier ouvrage. Autrement dit, dans bien des cas,
la chose violente apparaît d’abord indépendamment des situations c’est-à-dire que celles-ci ne
constituent pas le premier des déterminants du recours aux agissements agressifs. Il faut
chercher alors dans l’organisation même des associations, dans leur histoire, dans leur
trajectoire de contentieux. Bien différente semble être l’étiologie des agressions commises dans
les bas étages du football fédéral. Au haut niveau les heurts entre supporters, au monde des
amateurs des agressions davantage attachées aux pratiquants et à leur entourage direct. Bien
sûr, là encore, on constate des variations : il y a parfois des spectateurs qui participent aux
festivités si je puis dire. Le différentiel étiologique concerne l’influence de la situation : dans le
cas des violences du football des amateurs l’essentiel dépendrait des dispositions
situationnelles. De quoi s’agit-il ? De l’enjeu des rencontres, de la période c’est-à-dire de
l’emplacement des événements dans le calendrier des compétitions, de l’organisation même des
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clubs, de variables qualitatives liées à l’encadrement et aux autorités d’arbitrage. Ainsi tandis
que les interprétations sociologiques des violences de supporters empruntent aux registres de
la jeunesse et de ses formes de représentation dans la société (puisque le supporterisme
autonome est avant tout une activité juvénile), celles qui se rapportent aux agressions dans le
football amateur dérivent radicalement. Evidemment l’étiologie intègre là aussi de ces
déterminants inobservables à l’œil nu, apparemment détachés des actions, dépassant les
populations directement concernées. Mais cela me semble davantage associé aux mécanismes
du système : je pense spécialement aux incertitudes des formations d’encadrant, d’arbitres. Et
plus encore à l’architecture sociale des associations dans lesquelles les problèmes surviennent
le plus ; il est remarquable en la matière que le poids du liant soit invariablement déterminant.
Ainsi une situation fragilisée du point de vue des indicateurs présentés, ne sera-t-elle pas
productrices de heurts lorsque s’exerce un contrôle social du groupe sur lui-même. Qui ignore
que ceci dépend de la densité des relations, de la sociabilité en cours ?
Au total on voit combien les étiologies se distinguent. Nous sommes cependant dans une même
pratique ; pas n’importe laquelle certes. Le football constitue en effet la première pratique
sportive codifiée du pays, elle correspond en outre à ce qui rassemble le plus de spectateurs et
de supporters autour de ses experts. Elle est enfin le sport le plus médiatisé qui soit. Et compte
tenu de l’organisation du sport en France, chacun comprendra que j’assimile le football à un
satrape. Rond. Revenons cependant sur le terrain qui me permet de proposer de telles
positions, surtout celle qui invite à repenser la catégorie de violences comme son hétérogénéité
est indiscutable y compris dans une même pratique. De ce point de vue ne doit-on pas
accélérer la distinction opératoire, toutes choses égales par ailleurs (pratique populaire, de
masse, médiatisée…), entre le haut niveau et la base ? Ne peut-on pas envisager de voir se
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développer une sociologie du sport spécialisée dans l’un ou l’autre de ces territoires ? Mes
quelques travaux m’incitent à défendre l’idée. Toutefois je crois plutôt qu’il y a un intérêt à
croiser les échelles de contexte, surtout lorsque ce que l’on étudie se manifeste de façon
variable. C’est bien ce que je tente de travailler ; on pourrait imaginer pareil savoir-faire pour
ce qui concerne la formation, voire la fabrication de la performance (qui désigne à la fois
l’échec et la réussite).
III- L’étude cas pour régler des cas
On peut me reprocher d’exercer mon métier de chercheur à partir de terrains circonscrits.
S’agissant des supporters, et pourquoi le cacher, je n’ai étudié que deux stades et un groupe
d’autonomes en profondeur. Quant aux problèmes des violences dans le football amateur, mes
résultats proviennent d’enquêtes accomplies dans une vingtaine d’associations. Sans vouloir
discuter ici du seuil à partir duquel on peut prétendre approcher davantage le savoir
nomologique relatif aux sciences des humanités, je ne peux que reconnaître mon penchant pour
des raisonnements fondés sur des singularités. Mais comment agir autrement pour qui veut
déjouer le piège du réalisme intimement associé aux violences comme objet(s) de
recherche(s) ? Une nouvelle fois, sans vouloir rentrer dans l’épineux débat que provoque la
démarche empirique au plus près, je dirai moi aussi que la liaison entre le cas et la théorie est
possible surtout quand un objet n’a pas encore bénéficié d’une diversité d’études de cas
capable de produire une « théorie d’ensemble ». Le cas n’est pas toujours un obstacle. Il peut
même s’avérer incontournable ; par exemple lorsqu’il est question d’un objet « chaud » à cause
de son traitement médiatique ou de son apparente propagation dans le social. Encore faut-il
que cela s’accompagne d’une description fine, riche. Le format de la présente publication ne le
permettant pas, je ne peux qu’inviter le curieux à consulter les enquêtes d’appui présentées en
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fin de bibliographie. Cela étant précisé, j’aimerais revenir sur un avantage de l’étude de cas. On
l’a compris, cette démarche permet d’insister sur les interactions et place cette publication
comme mes travaux référencés dans la mouvance de la théorie de l’association différentielle.
Du coup, elle apporte à celui qui en détient la logique de participer aux changements sociaux
c’est-à-dire de « régler une partie des problèmes ». Je ne crois pas moi non plus, mais à un
niveau plus modeste, que cette ambition activée par une demande sociale fragilise la
scientificité des résultats. Pourquoi ? Parce que les agressions physiques dans la pratique et la
pratique de spectacle sont rares ; quoi de mieux qu’une connaissance approfondie de cas pour
régler d’autres cas ?
Je n’ai ici développé que quelques ressorts étiologiques. Qu’il s’agisse du supporterisme ou
des faits liés à la pratique des amateurs. L’essentiel est de distinguer les catégories. La violence
constitue un outil chez les supporters, on en fait l’usage. Collectivement pour exister dans la
culture du supporterisme (autonome ici), parce que c’est une ressource aussi en direction des
membres des groupes : elle participe des mobilisations. Individuellement la violence apporte un
bénéfice aux contrevenants : pour progresser dans la carrière de supporter, pour passer d’une
forme d’engagement prosélyte à des positions à responsabilités (par rapport au fanzine, au tifo,
au déplacement…). Dans le monde amateur cette forme de violence, hostile, s’apparente
davantage à de la violence instrumentale : celle qui est liée au jeu lui-même. Elle est inhérente à
l’exercice du football. On peut dire en quelque sorte que le cadre de la pratique n’annule pas la
dimension instrumentale du passage à l’acte, il la permet mais dans ce cas elle est tolérée et
régulée. Le problème est que, de fait, l’instrumentalité dérive vers l’hostilité : et c’est justement
parce qu’il y a une régulation et une réglementation que les conduites agressives se durcissent.
Rarement certes mais elles se durcissent. Dans ce cas elles ne concernent plus le jeu, même si
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elles dérivent parfois du jeu, et la régulation sportive ne peut plus les traiter autrement qu’à
partir de deux leviers : par un durcissement des sanctions sportives (qui n’en sont plus
puisqu’elles débouchent sur des radiations à vie par exemple), par un affaiblissement de
l’autonomie du champ sportif pour ce qui concerne le traitement des déviances. Il n’y a pas
pour l’instant d’appareil organisationnel dans le football des amateurs qui traite, en amont, des
violences hostiles. Peut-être pense-t-on que l’appareillage sportif se suffit à lui-même avec son
arsenal de sanctions sportives ? Peut-être pense-t-on que le faible volume des agressions
physiques ne justifie aucune mesure particulière ? Pourtant chacun comprend que le tacle par
exemple n’a rien à voir avec un coup donné à un arbitre ; et pourtant c’est le même outil
institutionnel qui est utilisé pour traiter les deux faits : les sanctions sportives.
Régulation et autorégulation
On peut se poser une question : en quoi l’existence d’une régulation institutionnelle
permanente (dans le cas de l’amateurisme avec la présence de l’arbitre…) participe de
l’autocontrôle des conduites ? Plus exactement : en quoi l’absence d’une régulation
institutionnelle permanente (dans le cas du supporterisme) empêche le contrôle des
comportements ? Répondre à ces questions nécessiterait d’opérer des corrélations chiffrées, de
mesurer l’impact. Ce n’est guère possible ; notamment parce que les faits sont difficilement
quantifiables et que nos deux modèles sociaux ne sont pas comparables (population, fréquence
des interactions « eux » et « nous »…). Ce que l’on sait c’est que, s’agissant du supporterisme
et en dépit de l’absence de régulation institutionnelle permanente donc, chaque situation ne
débouche pas sur des heurts. Cette absence ne favorise-t-elle pas la diffusion du contrôle social
du groupe sur lui-même ? Ce que l’on sait c’est que la régulation formelle n’empêche pas les
passages à l’actes, leurs multiplications même : nous commençons effectivement à mesurer
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combien les agressions verbales se propagent chez les jeunes joueurs, combien les agressions
physiques les plus graves le sont toujours plus, combien le chiffre noir s’impose. Mais tout cela
reste imprécis. C’est que le sociologue éprouve des difficultés à objectiver la violence, qu’elle
soit en lien avec le sport ou avec un autre domaine de la vie sociale. C’est une épreuve en effet
que d’enquêter autour d’elle ; on ne peut pas par exemple se contenter des statistiques
disponibles. Ni se reposer sur les seuls discours des acteurs. On ne peut se fier à personne et
c’est pourquoi il faut accumuler les enquêtes, croiser les sources, neutraliser des variables et
identifier des processus sans se sombrer dans les deux pièges que tendent un tel objet : celui de
la généralisation et celui de l’irréductible variation des faits. Une épreuve.
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