ZIEGLER, LES NVEAUX MAεTRES DU MONDE

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ZIEGLER, LES NVEAUX MAεTRES DU MONDE
JEAN ZIEGLER
Dimanche 24 novembre 19102
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JEAN ZIEGLER
“Les nouveaux maîtres
du monde”
Jean Ziegler
photo de Gian Paolo Accardo
Après les mafias internationales et les banques
suisses, le sociologue et agitateur genevois
revient à l’attaque. Dans son dernier essai, il
s’en prend au “prédateur”, le capitalisme
mondialisé, et à ses “mercenaires”, les
institutions financières et commerciales
internationales. (13 novembre 2002)
Votre dernier livre s’intitule Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur
résistent*. Qui sont ces “nouveaux maîtres” ?
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Ce sont les minces oligarchies qui détiennent le capital financier spéculatif
mondialisé et que, dans mon livre, j’appelle les prédateurs. Ce sont les héritiers de
cette classe de dominateurs blancs traditionnels qui gèrent l’économie depuis cinq
cents ans. Près de 90 % des 1 000 milliards de dollars échangés chaque jour
passent par les mains de ces sociétés. Des sociétés multinationales, comme
Microsoft, l’Union de banques suisses, la Société Générale, General Food…
Aujourd’hui, 200 de ces entreprises contrôlent près de 28 % de la production de
richesse mondiale.
Où se trouvent les “maîtres du monde” et comment exercent-ils leur pouvoir ?
Leurs sièges se trouvent, ainsi que l’avait prédit il y a quelques années Max
Gallo, dans un étroit triangle qui relie Tokyo, New York et Stockholm. Ils exercent
leur pouvoir à travers la médiation des organisations mondialistes mercenaires : le
Fond monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), qui mettent en œuvre le consensus de Washington. Il s’agit
d’un ensemble d’accords informels conclus tout au long des années 80-90 entre
les principales sociétés transcontinentales, les banques de Wall Street, la Réserve
fédérale américaine et les organismes financiers internationaux (FMI, Banque
mondiale). Ces accords informels visent à obtenir, le plus rapidement possible, la
liquidation de toute instance régulatrice – Etat ou organisation internationale – la
libéralisation la plus totale et rapide de tous les marchés et l’instauration à terme
d’une stateless global governance, un marché mondial unifié et totalement
autorégulé.
Que reprochez-vous à ces institutions ?
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JEAN ZIEGLER
recherche
OK
De mettre en œuvre ce consensus, car il est contraire à la vision de
l’Histoire et aux valeurs fondatrices de notre société. Le but de l’Histoire est de
créer une société humaine, dominée par la raison et où l’homme prime sur le
capital. Or, ce que les “maîtres du monde” nous offrent, c’est un modèle de société
dont la figure centrale est le gladiateur, dont le but principal est la maximisation du
profit en un minimum de temps. Ils mettent radicalement en question tout l’héritage
des Lumières : les valeurs de solidarité, de réciprocité et de complémentarité entre
les êtres, les nations, etc. ; le contrat social ; l’idée de capacité normative de l’Etat ;
l’idée que tout pouvoir sur les hommes ne peut s’exercer qu’avec leur
consentement par délégation ; la souveraineté populaire. Tout ça, le capitalisme de
la jungle le nie. Son postulat, c’est l’autorégulation du marché.
Mais, à bien y voir, n’importe quel énoncé de l’idéologie libérale bute sur un
mensonge. On nous parle de libre circulation, mais les riches sont davantage
protégés que les châtelains du Moyen Âge. Les 3/4 de l’humanité vivent dans le
sud du monde et n’ont pas accès à la richesse du Nord, qui se protège derrière des
barrières de quotas et autres brevets infranchissables. Je reviens du Bangladesh :
là-bas, la seule exportation possible, en dehors des crevettes et de la jute, est le
textile. Le pays doit respecter des quotas d’exportation qui se réduisent chaque
année. Pendant les dix jours où j’y étais, cela a provoqué la mise au chômage de
82 000 femmes. Et les privatisations ? Quel sens cela a-t-il de privatiser l’eau dans
un pays dont la plupart des habitants sont trop pauvres pour la payer ? Ou de
privatiser des services, comme les contrôles vétérinaires au Niger ? Avec le
résultat que ces services ne sont plus fournis, car considérés comme non rentables
et que les têtes de bétail meurent par dizaines de milliers. Et la disparition des
barrières douanières ? Pour le moment, la principale conséquence est que les
produits des pays riches déferlent sur les marchés des pays du Sud, dont les
produits ne sont pas compétitifs. Et quand bien même ils le seraient – comme c’est
le cas avec les produits textiles ou agricoles – ils sont soumis à des quotas ou
doivent affronter la concurrence des produits subventionnés du Nord. Pour justifier
leur attitude, les “maîtres du monde” s’en réfèrent à une vieille croyance libérale :
l’effet de ruissellement. Lorsque l’on pose la question à un des grands patrons :
“Comment est-ce possible, où va ce monde, comment acceptez-vous que tant de
gens meurent, etc. ?”, eh bien il répond : “Quand le marché sera suffisamment
libre, il y aura une redistribution automatique des richesses.” Or, il n’en est rien : la
société du capital mondialisé et l’obsession de pouvoir qui habite ses acteurs n’ont
plus rien à voir avec la valeur d’usage quelconque des biens. C’est la cupidité et la
volonté de pouvoir qui priment et qui n’ont pas de limites.
Quelle est la conséquence de ce comportement ?
Les inégalités se sont creusées. Les riches sont devenus de plus en plus
riches et les pauvres de plus en plus pauvres : aujourd’hui, 826 millions de
personnes – dont 95 % vivent dans les pays en voie de développement sont
chroniquement et gravement sous-alimentées. Toutes les sept secondes un enfant
de moins de dix ans meurt de faim. Chaque jour, 100 000 personnes meurent de la
faim ou de ses suites immédiates. En décidant en quelques minutes où placer
leurs capitaux en fonction de la maximisation des profits, les “maîtres du monde”
décident chaque jour de la vie et de la mort de centaines de milliers de personnes.
C’est pour ça que je dis que, aujourd’hui, quiconque meurt de faim est assassiné,
parce que ce n’est plus une fatalité.
Mais ces problèmes ont toujours existé…
Oui, mais ce qui est radicalement nouveau, c’est le nombre des victimes :
aujourd’hui, on connaît les chiffres et on a les moyens de combattre la faim.
Aujourd’hui, la planète croule sous la richesse. Le Programme alimentaire mondial
(PAM) estime qu’en l’état actuel des techniques de production, l’agriculture pourrait
nourrir 12,5 milliards de personnes, c’est-à-dire donner à chaque individu chaque
jour 2 700 calories. Or, il n’en est rien. Au contraire. D’ailleurs, l’ONU se rend bien
compte que la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui dans la
conscience collective représente les valeurs minimales pour qu’une société puisse
exister, est insuffisante dans sa formulation actuelle. Comme disait Bertold Brecht,
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le bulletin de vote ne nourrit pas l’affamé. L’ONU a donc décidé de fixer de
nouveaux droits de la personne, et le premier de ces droits est le droit à
l’alimentation. Il y a deux ans, le secrétaire général Kofi Annan m’a confié la
mission de rédiger un rapport sur la possibilité de mettre sur place une convention
internationale sur le droit à l’alimentation.
Qu’en est-il des instances nationales et internationales susceptibles de réglementer
le commerce mondialisé ?
Au niveau national, les privatisations à tour de bras ont mis sous tutelle les
Parlements et les gouvernements et privé de leur pouvoir régulateur les institutions
publiques. Les gouvernements appliquent ce que le capital financier international
leur dit, dans les domaines de la fiscalité, de la politique salariale, de la politique de
sécurité sociale etc. Les Bourses sanctionnent immédiatement toute décision qui
n’irait pas dans ce sens.
Quant aux instances financières et commerciales internationales, elles
représentent essentiellement les intérêts des pays riches et excluent totalement les
pays pauvres des processus décisionnels. Face à elles, l’ONU est presque
totalement impuissante : les institutions de Bretton Woods [Banque mondiale et
FMI] annulent dans leur pratique quotidienne ce que les agences spécialisées des
Nations unies peuvent faire dans leur activité quotidienne. L’ONU est devenue
totalement schizophrène : alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ou l’Organisation
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) essaient de soutenir des structures de
développement dans le tiers-monde, le FMI intervient et réduit à néant ces efforts
en imposant des programmes d’ajustement structurels et des privatisations.
Comment les pays riches influencent-ils l’OMC ?
Par l’arrogance la plus totale. Le FMI fonctionne selon le principe “un dollar
une voix” : les Etats membres y ont donc un poids proportionnel au produit intérieur
brut. Les Etats-Unis par exemple ont 17 % des voix. Dans un souci de démocratie,
on a voulu appliquer à l’OMC le principe du consensus, de l’unanimité entre les
146 membres du Conseil général. Mais l’OMC est complètement dominée par
l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon, qui - ensemble -, sont à l’origine de
81 % des échanges dans le monde. Comment voulez-vous qu’un pays comme le
Niger ou le Bangladesh fasse le poids ? Par ailleurs, pour être présent aux
négociations, il faut qu’un pays entretienne un représentant permanent à l’OMC, à
Genève, ce que la plupart des pays du tiers-monde ne peuvent se permettre. Ils
sont donc exclus des processus de décision. Enfin, l’OMC agit en dehors de toute
transparence : ses traités constitutifs comportent plus de 26 000 pages. Cela pose
des problèmes d’interprétation énormes. Et lorsqu’il y a des divergences de vues
entre Etats membres, ils passent devant l’organe de règlement des différends, qui
décide de l’interprétation et inflige des sanctions immédiates et sévères. Cela
mobilise des cohortes d’avocats : à Genève, il s’est créé un nouveau barreau
d’avocats spécialisés qui ne traitent que ces procédures. Seule une poignée
d’Etats peuvent s’offrir leurs services. Les autres sont condamnés à renoncer à
toute initiative pour défendre leurs intérêts.
D’où peut alors venir le salut d’après vous ?
De ce que j’appelle “la nouvelle société civile planétaire”. Ce sont par
exemple les organisations ouvrières et syndicales, les ONG, les mouvements
paysans, comme Via Campesina, qui représente surtout les paysans du tiersmonde – 75 % des 1,2 milliard d’êtres humains les plus pauvres sont des
paysans… C’est une mystérieuse “fraternité de la nuit”, qui apparaît de temps en
temps pour répondre aux maîtres du monde, comme à Porto Alegre, l’anti-Davos,
ou tout récemment à Florence.
On reproche à ce mouvement d’être divisé, de ne représenter que des intérêts
partiels et de n’exprimer que des refus, sans avoir une vision constructive.
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Comment pensez-vous qu’il puisse faire face à un adversaire organisé, structuré et
doté d’une “force de frappe” redoutable ?
Marx a dit : “Le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser
l’herbe.” Il n’est pas question aujourd’hui de négocier une coalition hâtive entre
quelques restes de gauchisme et des ruines du trotskisme. Il faut changer de
perspective : on est aujourd’hui dans un moment de “rupture des temps”. Ce qui
apparaît comme une faiblesse de notre mouvement planétaire, ce que l’adversaire
qualifie de “revendications négatives” – abolition du FMI, de la Banque mondiale,
de l’OMC, interdiction des OGM – est en fait une force. Lorsque ces institutions
nous demandent ce que nous voulons et nous reprochent de ne pas avoir de projet
et donc de ne pouvoir dialoguer avec nous, je donne l’exemple des
révolutionnaires de 1789 : ils savaient ce qu’ils ne voulaient pas, mais n’avaient
pas de projet précis. Demander aux altermondialistes quel est leur projet, c’est
comme demander, au soir du 14 juillet, à ceux qui avaient pris la Bastille de réciter
le premier article de la Constitution de la Ière République ou de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen ! Le programme du mouvement se fait en
marchant.
Propos recueillis par Gian Paolo Accardo,
© Courrierinternational.com
* Jean Ziegler, Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, Paris, 2002, 364 p.,
20 euros.
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