Un millimètre et demi de trahison « Rends les moi ! » j`éructe. J

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Un millimètre et demi de trahison « Rends les moi ! » j`éructe. J
Un millimètre et demi de trahison
« Rends les moi ! » j’éructe. J’éructe en grimaçant, j’éructe en criant, j’éructe en courant,
j’éructe avec rage, désespoir. J’éructe en pleurant. Des larmes amères traversent mon visage
balafré de terreur. Mon visage cisaillé de haine.
« Rends les moi ! » je
hurle.
En chutant. Mes genoux s’écrasent au sol. Ma tête tombe. Mes larmes abreuvent la terre. Mes
mains agrippent l’herbe. C’est trop. Trop d’émotion, de douleur, trop de course. Trop.
« Rends les moi » je murmure enfin d’une voix rauque.
Je retire mes mains de mes yeux, relève la tête et fixe un point sur la page blanche. Je crois
d’abord que c’est de l’encre. Une phrase, un mot. Rien qu’une lettre. J’espère. Je comprends.
Non. Mes stylos sont secs depuis longtemps. Avant l’encre coulait. Pas assez vite. Mes idées
mes mots gagnaient à la course sur mon crayon. Mes mots ont perdu de l’énergie, ils se sont
mis à courir moins vite. Mon crayon les a rattrapés. Point d’équilibre. Point serein, où j’écris
lentement. Où les idées viennent à la plume avec douceur. Paix. C’est loin de la passion, loin
de la ferveur, loin de l’écrivain intarissable. Mais c’était déjà ça. Finalement mon stylo a
gagné. Il a gagné sur mes mots. Eux sont restés loin derrière, crevés. Aujourd’hui, mes stylos
sont secs d’avoir trop écrit. Mes yeux sont secs d’avoir trop pleuré.
Quand j’ai enlevé mes mains de ces yeux d’encre, j’ai vu ce point sur ma feuille. Pas de
l’encre.
Un voleur.
Mon corps desséché s’est enflammé. J’avais mon voleur devant moi. Il faisait un millimètre et
demi, il s’appelait Tobie Lolness, et le héros de mon enfance m’avait trahi.
« Rends-moi mes mots »
Le souvenir de ce matin s’échappe.
« Rends les moi »
Il ne reste que l’instant présent.
Et des images. Le passé, déjà. Du blanc partout. Une tâche rouge. Un feu qui prend. Qui
crépite. Qui grandit. Qui enrage. Un feu qui prend. Qui se propage. Des jambes qui courent.
Une porte qui s’ouvre. Un cri. Des yeux fous qui cherchent un millimètre et demi de trahison.
Une course. Pieds qui tapent la terre. Pieds qui tapent le sol. Pieds qui foulent l’herbe. Pieds
qui grimpent la colline. Pieds qui mordent les blés. Pieds qui piétinent les racines. Pieds qui
trébuchent, pieds qui accélèrent, pieds qui courent, pieds qui courent, pieds qui courent.
Champs, forêt, arbres, plantes, pierres, racines. Herbe. Doigts enracinés. Doigts qui tirent.
Cri.
Je lance un regard autour de moi. Tremblant. Frissonnant. Un regard noyé. Enfin.
Devant moi, un chêne.
Où se cache mon voleur.
Je souris.
Ma main agrippe la première branche. Je m’y envole. Ma main râpe contre l’écorce. Je m’en
fous. Le sang rougit ma paume. Je grimace et savoure la douleur qui me rappelle que j’existe.
« J’existe. Tu entends ça ? J’EXISTE ! Toi non ! Alors rends-moi mes mots ! Rends les moi,
tu n’en as pas besoin ! rends les moi rends les moi rends les moi… »
Je suis debout dans l’herbe, pieds nus, j’enracine mes orteils dans la terre fraîche. Les fourmis
qui chatouillent mes orteils, la terre qui s’incruste sous mes ongles, l’herbe qui danse contre
ma peau. Je suis vivant.
« J’existe. Et c’est pas parce que j’ai un nom. Et c’est pas parce que tu as un nom que tu
existes aussi ! Tu n’es qu’un personnage imaginaire ! Tu n’existes pas ! Tiens, pour te le
montrer, je laisse mon nom ici, sur cette branche. Je n’en veux plus. Je n’en peux plus. Je n’en
ai plus même besoin. J’existe encore. J’existe encore, tu vois ? Après tout, que signifie un
nom ? RIEN ! Un nom ne change rien. Un nom est juste un nom ! Un nom n’est qu’un mot.
Quelques lettres parce l’humain ne sait plus voir l’essence des choses. Mais ce qui compte en
vérité, c’est ce qu’il y a derrière. Tu connais Juliette ? Un personnage imaginaire aussi,
comme toi. Mais Dieu qu’elle parlait bien ! Avec SES mots ! Et tu sais ce qu’elle disait à son
amoureux ? « Qu’est-ce donc qu’un nom ? Si elle s’appelait autrement, une rose sentirait
toujours aussi bon. » Tu connais ça les roses, non ? »
Ma main attrape la seconde branche. Le bois agressif ouvre ma blessure. Le sang sur ma peau
est un délice. Je grimpe.
« Là je laisse le reste. Je laisse mon âge, je laisse toute mon identité, je laisse tout ce que je
possède, je laisse mon apparence. Je ne ressemble plus à rien de visible. »
Je tombe assis sur le sol. J’aurais voulu enlever mon jean, mais tant pis. Je sens quand même
la terre dure, les cailloux, sous mes mollets, sous mes cuisses, sous mes fesses. Je pénètre le
sol.
« Je suis là, je suis avec la nature. Je suis la nature. Je suis cet arbre, et je suis la terre. Elles
me possèdent et je les possède. Nous sommes un. »
J’agrippe la troisième branche. Mes paumes déchirées deviennent des barrages. Des barrages
brisés. Et la douleur s’échappe de ma peau en flots rouges. Mais je ne suis plus rien. Alors
cela m’est égal.
« Qu’es-tu toi ? Tu n’existe qu’à travers des mots et des dessins. Tu n’as pas d’apparence
réelle, tu n’as qu’un nom qui ne signifie rien. Tu n’es rien de plus que ce que je suis en ce
moment. Moi, il me reste les connaissances. Mais tiens, je les abandonne ici. »
Je m’allonge. Torse nu, je laisse le vent me caresser le buste, et mes omoplates s’enfoncent
dans l’écorce du monde. Je respire comme je n’ai jamais respiré.
« Je ne sais plus rien. Je sais tout juste parler. Et toi ? Tu ne sais que ce que l’auteur t’a donné.
Tu ne sais que ce que le lecteur t’invente. Ton existence toute entière dépend du lecteur, de
l’auteur, sans eux tu n’existe plus. Moi il me reste l’âme, Tobie. »
Je m’accroche à la quatrième branche. J’ai oublié que je souffrais.
« Il ne me reste plus que l’âme Tobie. Et c’est quoi l’âme ? »
Ma tête tombe. Mes cheveux deviennent herbe. J’ai les yeux grands ouverts et je ne sais
même plus où commence le ciel. J’ai des nuages dans la tête et la tête dans les nuages.
« Je ne sais pas. »
Je grimpe sur la cinquième branche.
« Personne ne le sait. »
Je serre la terre dans mes mains.
« Je crois juste. »
Je continue à grimper. Sixième. Septième. Huitième… Jusqu’aux Cimes.
Entre ciel et terre.
« C’est nous. C’est ce que nous sommes réellement. C’est nos pensées. C’est les sentiments.
C’est tout ce que l’Homme n’explique pas. C’est le mystère. »
Je sens mon cœur battre sous le sol.
« C’est l’amour. »
J’atteins les dernières branches. Elles tremblent comme une feuille. Mes mains tremblent.
« Tu es amoureux Tobie, n’est-ce pas ? »
Mon cœur tremble.
« Alors peut-être que tu existes. »
Je ferme les yeux et quitte l’abîme du ciel pour rejoindre celui de mes paupières. A moins que
je ne fasse l’inverse ?
« Peut-être que c’est moi qui n’existe pas. »
Je ferme les yeux et quitte l’abîme du ciel pour rejoindre celui de mes paupières.
« Je ne sais pas. Parfois je n’ai pas l’impression. Parfois j’ai l’impression que le monde ne
veut pas de moi. Parfois j’ai l’impression de ne pas savoir où je vais. Parfois ma poitrine se
serre, je perds mon souffle et mes yeux s’affolent. Il y a un truc qui enfle dans ma poitrine. Ca
gonfle, ça gonfle, ça gonfle et j’ai l’impression que ça va exploser. Que je vais me désintégrer
en un océan de larmes. Mais ça reste bloqué. Je n’aime pas moi. Je ne fais que désirer.
Hésiter, croire. Espérer. Tu ne m’as pas volé mes mots. »
Mes doigts desserrent ma prise sur les branches.
Je suis bien.
Je suis le ciel.
« Je les ai perdus. »
Silence. Il neige. A moins que les colombes se soient brûlées les ailes. A moins que les
nuages aient perdu leur légère innocence.
« Comme j’ai perdu mon âme. »
Je ferme les yeux.
« Qui suis-je, Tobie ? »
Je lâche.
« C’est un trou de verdure »… où dort le garçon, étendu dans l’herbe, torse nu, sur le sol. Il
est vêtu de sang. Il s’habille de nature.
Il y a un sourire sur ses lèvres.
Peut-être s’est-il allongé là doucement.
Peut-être est-il tombé de l’arbre.
Peut-être est-il mort.
Peut-être est-il vivant.
On ne sait pas.
Lui non plus.
Autour de lui, un monde a été anéanti. A l’intérieur de lui, le déchirement est tel qu’il a fallu
que cela finisse par sortir. Par exploser. Autour de lui, oui, un kaléidoscope de pages
arrachées à leur livre, de feuilles arrachées à leur tronc, git comme les plumes d’un ange
déchu. A l’intérieur de lui, il y a un gouffre. Un gouffre de regret. Un gouffre creusé par ce
qu’il vient de faire. Par ce déchirement qu’il s’est lui-même infligé en blessant ce qui ne
semblait être qu’un livre… Un gouffre si petit, un gouffre de la taille de ce héros qui regarde
de l’Arbre la tempête qu’il vient d’affronter. Un gouffre d’un millimètre et demi.
Un millimètre et demi de trahison.

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