Grandeur et misère du jeu à l`ère du divertissement

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Grandeur et misère du jeu à l’ère du divertissement
par Colas DUFLO
| Presses Universitaires de France | Cités
2001/3 - n° 7
ISSN 1299-5495 | ISBN 2130518923 | pages 109 à 118
Pour citer cet article :
— Duflo C., Grandeur et misère du jeu à l’ère du divertissement, Cités 2001/3, n° 7, p. 109-118.
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COLAS DUFLO
L’ère du divertissement n’est pas celle du triomphe, mais bien celle de la
misère du jeu. Le jeu est partout, mais la pauvreté spirituelle qui accompagne la dilution du jeu dans n’importe quoi a pour rançon l’appauvrissement ludique maximal. Quand on considère avec attention ce qu’est le
jeu dans le monde contemporain, du bingo des marques des supermarchés, aux tuez-les-tous informatiques (du type Doom), en passant par les
« Voulez-vous gagner des millions ? », on se demande par quelle étrange
naïveté Leibniz a pu considérer les jeux comme un des lieux où s’exprime
librement l’intelligence humaine.
C’est pourtant bien ce qu’il écrit à plusieurs reprises, souhaitant
qu’on étudie les jeux de plus près, parce que l’activité ludique peut nous
offrir des enseignements précieux pour perfectionner l’art d’inventer.
Car, dans le monde clos du jeu, l’esprit humain se manifeste dans sa
libre inventivité, il s’exerce à l’estimation des chances dans les jeux de
hasard, aux calculs et à l’analyse des combinaisons stratégiques dans ceux
de réflexion, à la prévision des desseins de l’adversaire dans les jeux de
conflit. Les jeux, par la politesse exigée entre joueurs, par l’obéissance
aux règles, devraient même apprendre aux joueurs la modération dans
l’expression des passions – même si Leibniz ne se fait pas trop d’illusions
sur ce point. Le risque de perdre, inséparable du plaisir du jeu, oblige
l’esprit à l’attention, à l’art des combinaisons rapides, à l’invention : en
Cités 7, Paris, PUF, 2001
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obligeant le joueur à exercer la pensée, il apprend à penser. Voilà pour quoi le savant doit étudier les jeux :
« Je souhaiterais qu’un habile mathématicien voulût faire un ample traité bien
circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux, ce qui serait de grand
usage pour perfectionner l’art d’inventer, l’esprit humain paraissant mieux dans
les jeux que dans les matières les plus sérieuses. » 1
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Selon Leibniz, si le jeu offre ainsi un espace privilégié où s’exerce
l’intelligence humaine, c’est d’abord à cause du plaisir qu’il suscite, qui
attire, qui sait maintenir l’intérêt, et qui est le premier moteur de
l’ingéniosité : « Les hommes sont en général plus ingénieux dans les divertissements que dans les affaires sérieuses, et remportent plus de succès
dans les actions qui procurent le plus de plaisir » (à Jean Bernouilli,
29 janvier 1697). Mais surtout, dans le jeu, l’esprit s’exerce librement,
sans les contraintes du réel et les urgences du besoin, il offre des conditions pures d’exercice de l’ingéniosité : « Les hommes ne sont jamais plus
ingénieux que dans l’invention des jeux ; l’esprit s’y trouve à son aise » (à
Rémond de Montmort, 17 janvier 1716).
Si l’on accorde à Leibniz que l’esprit humain paraît mieux dans les jeux
que dans les affaires sérieuses, alors on est en droit de se demander avec
quelque inquiétude ce qui paraît si bien dans « Le juste prix » de la télévision, les « Morpions » de la Française des jeux, et le « Tekken III » de mon
ordinateur. Bien sûr, on dira que ce n’est pas de ces jeux-là que Leibniz
parle et que, même en son temps, s’il souhaite que quelqu’un fasse un
traité sur toutes sortes de jeux, il ne semble s’être vraiment intéressé, pour
sa part, qu’à ceux qui offrent matière à un exercice de la pensée, qu’il
s’agisse de celle de l’observateur, comme pour les jeux de hasard purs qui
se prêtent à des calculs des probabilités, ou de celle du joueur, comme
« Le solitaire ». Que Leibniz ait pu, sur la simple lecture des récits de
voyages pour le moins lacunaires des Jésuites, pressentir l’intérêt du jeu de
« go » reste en même temps un mystère et un des témoignages à la fois les
plus anecdotiques et les plus révélateurs de son génie particulier pour
deviner par avance et en tous domaines les choses prometteuses2.
Il y a en effet, à côté de cette vaste entreprise qui consiste à faire croire
aux gens qu’ils jouent, à faire passer pour le triomphe du jeu ce qui n’est
1. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, liv. IV, chap. XVI.
2. Cf. Leibniz, L’estime des apparences, choix de textes, présentation et notes par M. Parmentier, Vrin, 1995.
que la plus grande misère ludique étalée, une authentique richesse du jeu.
Si elle se trouve sans peine dans un certain nombre de jeux récents, elle
gagne souvent à être connue à travers les jeux traditionnels de tous pays
(dont les mécanismes fécondent souvent les jeux nouveaux, comme les
livres classiques fécondent les œuvres d’aujourd’hui). Parmi les jeux
d’adresse, nous connaissons encore la pétanque ou le billard, mais nous
avons oublié le jeu de l’assiette de Picardie et nous ignorons souvent le
Carom indien, qui sont aussi riches en surprises et en développements.
Parmi les jeux de réflexion, nous connaissons les dames, les échecs et le go,
mais nous avons encore beaucoup à découvrir des jeux traditionnels
d’Afrique, comme l’awalé, le mefhuva, le yoté, ou d’Asie, comme le pachisi,
le pallankuli ou le shap luk kon tseug kwan, ou même, sans aller si loin,
d’Europe : qui sait encore jouer au jeu d’ « Assaut », et qui se souvient que
Linné à décrit le Tablut scandinave en 17321 ?
La pauvreté du divertissement masque ainsi la vraie richesse des jeux,
qui sont des objets qui témoignent d’une culture. Non à la façon de
reflets : on a trop souvent interprété et expliqué les jeux comme de
simples reflets appauvris d’une société donnée. Il est clair que cette idéologie du reflet sous-entend que ce qui est reflet, s’il a une valeur, ne vaut
que secondairement par rapport à ce dont il est le reflet. Or les jeux
possèdent une valeur propre, qui fait qu’ils survivent à la disparition des
sociétés qui les ont produits. Si les échecs étaient simplement le reflet
d’une société de type féodal, ils n’auraient pas plus d’intérêt que la
science héraldique, et seraient tout aussi périmés que la société dont ils
sont le témoin. À partir des éléments d’un monde historique donné, les
jeux élaborent un monde propre, qui vaut en soi. Je peux jouer au go
comme je peux lire un roman de Kawabata, en ignorant presque tout du
contexte dans lequel l’un et l’autre prennent naissance. En ce sens, on
peut parler d’une culture ludique, comme on parle d’une culture littéraire. Le Maître ou le Tournoi de go, de Kawabata, est justement un
roman qui témoigne bien de tout l’investissement spirituel dont peut se
charger un jeu.
Ainsi peut-on dire avec Leibniz qu’il y a dans les jeux une richesse qui
en fait des objets dignes d’être connus et cultivés (comme on dit qu’on
cultive les Lettres – on ne cultive jamais que ce qui peut être objet de
1. Tous ces jeux sont décrits, avec leurs règles et leur mode de fabrication, dans la collection
« Le monde des jeux », 6 livrets de Claude Carrara et Clément Glangeaud publiés par la Maison
des jeux de Grenoble.
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culture). Mais qui le sait ? À l’heure du divertissement de masse qui, pour
viser le plus grand nombre, s’aligne sur le plus petit commun dénomina teur spirituel et qui réduit la part du jeu au strict minimum ludique en
faisant mine d’en mettre partout – il convient de montrer de façon ostentatoire qu’on s’amuse –, où sont ceux qui connaissent cette culture
ludique, qui travaillent à la transmettre, à la préserver et à la restituer aux
joueurs ? Qui s’intéresse à des activités qui ne génèrent que très peu de
gains financiers et de profits symboliques ?
Il existe pourtant, aujourd’hui, des gens qui considèrent les jeux moins
comme des marchandises que comme des objets culturels. Ils constituent
tout un réseau, relativement informel et disséminé, de ludothèques et de
maisons des jeux. La plupart de ces structures sont associatives et se
donnent pour mission, comme la Maison des jeux de Grenoble, d’inviter
à des rencontres interculturelles et interâges autour du plaisir du jeu,
d’affirmer le caractère social, culturel et éducatif du jeu, de favoriser la
mise en place de projets ludiques de proximité, et de faire découvrir ou
redécouvrir le patrimoine ludique mondial. Concrètement, elles organisent des soirées jeux pour leurs adhérents et un certain nombre
d’animations dans des contextes divers, mais elles présentent aussi des
expositions consacrées aux jeux traditionnels, et des initiations consacrées
à la découverte et à la fabrication des jeux.
Le plus étonnant est peut-être que toutes ces missions, qui viennent
indéniablement renforcer le lien social, sont souvent assurées dans un
vide institutionnel complet. La plupart de ces structures naissent sous
l’impulsion de quelques particuliers et finissent par remplir de réelles
fonctions dans la cité, à différents niveaux. Ainsi, les petites ludothèques,
souvent centrées autour du prêt des jeux aux familles, sont souvent nées
des bonnes volontés réunies de quelques parents. Dans quelques endroits
où elles ont réussi à obtenir des locaux et à s’agrandir, elles sont souvent le
lieu où parents et enfants réapprennent à jouer ensemble, et où les enfants
peuvent découvrir d’autres jeux que ceux que proposent les publicités
télévisées. De plus grosses structures peuvent se voir investies de missions
qui sont à la frontière du politique, de la médiation sociale et de
l’éducatif. On va ainsi faire appel à elles pour revivifier une fête de village
qui se perd, pour réaliser des animations dans des quartiers dis « diffi ciles », ou bien encore pour réapprendre aux enfants des écoles les jeux
traditionnels des cours de récréation, la marelle par exemple, qui, en quelques endroits, semblent s’être bel et bien perdus.
Mais toutes ces actions reposent bien souvent presque exclusivement
sur la bonne volonté de leurs initiateurs et de ceux qui s’y impliquent.
L’absence d’une véritable reconnaissance institutionnelle et de la légitimité qui l’accompagne, entraîne souvent une fragilité principielle. Un
bon témoignage en est ici la diversité des instances qui peuvent être
sollicitées en vue d’obtenir des subventions. En apparence, elles sont
nombreuses, à l’échelon local (commune, département, région) ou
national : des actions peuvent être financées en totalité ou en partie par ce
qui ressort de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports ou, beaucoup plus rarement, de la Culture, mais elles le sont aussi souvent par les
Caisses d’allocations familiales (CAF) ou encore par d’autres instances.
Cette multiplicité ne rime pas avec la multiplication des financements.
Elle signifie concrètement qu’aucune de ces instances ne se sent particulièrement concernée par le jeu. Ce qui a pour conséquence que les subventions dépendent très souvent non de principes généraux égaux partout,
mais du bon vouloir de la personne qui va prendre la décision. Tel maire
va ainsi encourager le club d’échecs à recruter un permanent et à mettre
en place des formations dans les écoles parce qu’il aime ce jeu ou parce
que ses enfants y jouent, mais la pérennité des actions mises en place est
menacée à chaque élection pour peu que le nouveau conseil municipal
préfère augmenter les financements du club de handball ou de la police
municipale. Tel service des CAF va contribuer au développement d’une
ludothèque, tandis que le service équivalent d’une autre région s’y refusera, le responsable considérant que le jeu n’est pas de son ressort. Les cas
de figure sont ainsi très variés selon les endroits, puisqu’il peut arriver
qu’une initiative rencontre le soutien des pouvoirs publics, alors qu’un
projet du même type se heurte ailleurs aux refus successifs de toutes les
instances, chacune avançant à juste titre que le développement du jeu ne
fait pas partie des missions qui lui sont assignées, et renvoyant le demandeur aux autres services.
Aussi assiste-t-on actuellement à un double travail des acteurs de ce
monde du jeu, d’une part en vue d’obtenir une plus grande reconnaissance extérieure, d’autre part, mais c’est une condition sine qua non, en
vue de constituer une plus grande unité intérieure dans la diversité des
pratiques et des initiatives. Cela peut passer par l’organisation de manifestations destinées à produire à la fois une plus grande visibilité pour tout ce
travail accompli autour du jeu et une plus grande communication entre
ses différents acteurs, dont les actions locales sont souvent dispersées, écla-
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tées et isolées. Le Groupe jeux du réseau socioculturel grenoblois prépare
ainsi des rencontres nationales en 2001 autour du thème « L’activité
ludique : pratiques et enjeux ». Cela passe aussi par l’élaboration de
conventions avec les ministères concernés, qui s’accompagnent d’engagements clairs de la part des structures. L’Association des ludothèques
françaises (ALF) a ainsi signé un accord-cadre avec les ministères de la
Culture, de l’Emploi et de la Solidarité, et de la Jeunesse et des Sports, et
travaille parallèlement à la constitution d’une charte de qualité dans
laquelle les diverses ludothèques, affirmant leurs missions et leurs charges,
pourront se reconnaître.
L’élaboration de formations labellisées et particulièrement la création
d’un Diplôme universitaire ( DU) de ludothécaire est exemplaire de cette
double démarche en cours. On connaît en effet cette double fonction de
tout diplôme : en assurant une sélection fondée sur des critères objectivés,
qui valident une formation normée, produire une garantie institutionnelle
qui permet la reconnaissance de celui qui détient le diplôme comme
détenteur d’un savoir et d’une compétence. Il arrive ainsi que l’obtention
de ce diplôme soit la condition posée par des mairies pour titulariser des
personnes assurant depuis déjà longtemps la fonction de ludothécaire, ce
qui permet souvent d’assurer du même coup la pérennité de la ludothèque
elle-même. Mais on sait bien aussi que toute norme est contrainte et que
toute détermination est négation : définir le ludothécaire ou le « profes sionnel du jeu » en général par un diplôme, c’est risquer d’enfermer dans
des cadres limités une profession qui est encore en grande partie en train
de s’inventer elle-même. Aussi est-il possible d’entendre ici et là quelques
réticences envers l’idée même de diplôme.
Pourtant la reconnaissance publique et par les pouvoirs publics est à
n’en pas douter la seule condition possible d’un développement qui n’est
pas franchement encouragé par le privé. On pouvait en voir un symbole
lors du Salon du jeu et du jouet, sorte de grande foire où les éditeurs de jeux
et fabricants de jouets présentent leurs productions ; un espace y était bien
réservé, à titre gratuit, pour l’Association des ludothèques, partenaires
incontournables des fabricants, qui présentait une collection précieuse de
jeux anciens et l’exposition-démonstration des jeux traditionnels de la
Maison des jeux de Grenoble. Quand on regardait ce petit espace au milieu
d’un immense salon, à côté des stands impressionnants des Lego, des Sega
et d’autres Nintendo, on se rendait bien compte que les marchands du jeu
n’ont que faire de ces gens qui prônent le jeu comme activité libre et
gratuite, qui prêtent les jeux ou les achètent collectivement, qui les testent,
qui préservent la mémoire du jeu et résistent ainsi à l’amnésie qui permet
aux fabricants de vendre des anciens jeux à peine rhabillés comme des
nouveautés, et qui, enfin, sacrilège commercial s’il en est, invitent ceux qui
le souhaitent à fabriquer eux-mêmes les jeux traditionnels libres de droits.
De façon étrange mais pas si surprenante finalement, cet espace était
d’ailleurs, dans tout ce Salon du jeu et du jouet, presque le seul endroit où
l’on pouvait trouver des gens en train de jouer ensemble.
Qui sont donc ces gens qui s’engagent pour préserver et développer la
culture ludique ? Lorsqu’on les interroge, il apparaît qu’ils se recrutent
souvent sur les bases sociologiques classiques du militantisme social. Pour
n’en donner qu’un aspect anecdotique, un trait sociologique particulier de
la population qui fournit le militantisme social est la présence, significativement plus grande que dans la moyenne de la population française, de
personnes ayant fait une part de leurs activités de jeunesse au sein des
mouvements de jeunesse protestants. Or, sans enquête particulière et
exhaustive, et seulement en parlant avec les uns et les autres, il semble
qu’on puisse reconnaître cette caractéristique chez nombre de ces militants
du jeu. Dans un autre registre, ce n’est pas un hasard si la Maison des jeux
de Grenoble est affiliée au réseau d’éducation populaire Peuple et culture.
Ses animateurs, qui ont pu suivre des parcours différents, se reconnaissent
dans cette idée d’éducation populaire et ont souvent un cheminement
personnel qui les y prépare (éducateurs, instituteurs, militants, etc.).
Que le militantisme social passe par la défense et illustration des prati ques ludiques et y connaisse quelques-unes de ses plus belles réalisations
n’étonnera que ceux qui croient encore que le jeu est seulement un paradigme pour justifier la pensée et l’économie libérale, ne semblera incongru
qu’à ceux qui refusent de voir que le jeu met en pratique des valeurs que la
société peine de plus en plus à transmettre, et ne semblera naïf qu’à ceux
qui n’ont pas vu un animateur inspirer le respect à quelques jeunes turbulents en leur mettant une pacifique mais impitoyable raclée à un jeu
d’adresse enfantin.
Lorsqu’on regarde travailler ces professionnels du jeu, on ne peut
qu’être sensible au sérieux de leurs démarches et à l’adéquation entre leurs
actions et leurs convictions. En particulier, ils évitent de se poser comme
détenteurs d’une vérité en surplomb mais manifestent un réel souci de
rendre le jeu aux gens. Faire fabriquer les jeux par les enfants, initier une
journée jeu dans un village, dans un quartier, et la laisser reprendre en
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main par les habitants, voilà des traits qui marquent que l’activité ne
s’arrête pas lorsque l’animation est finie. En ce sens, les animateurs ludiques ne se vivent pas comme des prestataires de services qui vont faire une
prestation toujours identique, mais témoignent d’un souci du public et de
la connaissance du public. Leur foi dans les capacités du jeu repose sur
leur mémoire ludique. C’est parce que le jeu est une culture, ou participe
de la culture, qu’il peut créer du lien. Et c’est aussi pour cela qu’il a sa
place dans la formation de l’individu.
Mais il se pourrait bien que la reconnaissance de cette grandeur du jeu
lui fasse paradoxalement risquer d’autres misères. À vouloir sauver le jeu, le
rendre digne de considération, faire des diplômes et vanter ses mérites pour
les besoins de la reconnaissance institutionnelle des pratiques ludiques, on
risque de le détourner en le défendant. Qu’on appelle les Maisons des jeux
pour faire des animations dans des villages désertifiés ou dans des quartiers
difficiles est une bonne chose, au sens où cela révèle la confiance qu’on
peut leur accorder et la reconnaissance qu’on a pour le travail déjà effectué.
Mais à trop considérer les Maisons des jeux, les cafés-jeux, etc., comme
rustines du social, on risque de leur confier un héritage trop lourd à porter
et qu’il n’est pas dans leur vocation d’assumer. Le jeu peut favoriser les
échanges (on pense à la joie d’un monsieur malgache découvrant un jeu de
fanorana sur un stand et en montrant le fonctionnement à ses enfants, à qui
il n’avait pas pensé à apprendre ce jeu traditionnel de Madagascar auparavant) mais sans doute pas réparer ce qui est déjà cassé.
De même, sur un autre plan, il est incontestablement positif qu’on
songe à donner une place plus grande au jeu dans les écoles. Mais, à trop
insister sur son rôle dans la formation de l’enfant, on risque fort de ne
plus le considérer que comme un outil pour la formation. Le jeu devient
alors prétexte, il n’est plus qu’un « support d’apprentissage ludique »
(pour parler comme les spécialistes de sciences de l’éducation). Ce qui
signifie seulement qu’il y a confusion de la fin du jeu, qui est le plaisir du
jeu lui-même et pour lui-même, et des bénéfices secondaires indéniables
de certains jeux. Misère du « jeu pédagogique ».
Déjà, Kant avait mis en garde, dans les Réflexions sur l’éducation, contre
la confusion du travail et du jeu. En rappelant contre Basedow que
l’enfant ne peut pas tout apprendre par le jeu parce que, précisément, il
doit aussi apprendre à travailler, Kant ne condamne pas le jeu, mais lui
reconnaît une spécificité qui en est la meilleure défense. Les jeux de
l’enfant tels qu’il les analyse sont l’irremplaçable lieu d’un apprentissage
de soi par soi. Il s’agit d’une culture libre, par opposition à la culture
scolaire. Cette culture libre, où l’enfant apprend à se connaître dans son
propre corps comme dans son intelligence (un jeu de ballon exerce
l’habileté tout autant que le jugement) a une place essentielle dans le développement de l’enfant.
Mais cette place essentielle ne peut être reconnue qu’en évitant toute
confusion entre le ludique et le pédagogique. Car si le jeu peut faire figure
d’initiation à l’autonomie morale, par la libre soumission à des règles
qu’on s’est choisies, que devient cette autonomie dès lors que le jeu est
imposé ? Et quand vaut-il par lui-même, s’il ne trouve place à l’école qu’à
la condition de produire des progrès scolaires clairement identifiables ?
Nombreux sont ainsi les animateurs qui se sont heurtés à des représentants de l’Éducation nationale ou à des parents d’élèves lorsqu’ils ont dû
expliquer que le cours d’échecs ne pouvait pas vraiment devenir obligatoire et qu’il n’était pas souhaitable d’en faire l’objet d’une évaluation.
Plus nombreux encore sont les ludothécaires qui doivent expliquer aux
parents qu’il n’est pas nécessaire d’aller sélectionner les jeux des enfants
(en choisissant par exemple tel jeu, parce qu’il est indiqué sur la boîte que,
grâce à lui, on apprend à lire l’heure) mais qu’il vaut mieux laisser les
enfants choisir eux-mêmes.
Ainsi le jeu à l’ère du divertissement oscille-t-il entre deux misères, qui
sont toutes deux de faux triomphes et de vraies confusions. Huizinga
soulignait qu’une des caractéristiques de l’activité de jeu est qu’elle est « en
dehors de la vie courante »1. Les jeux empruntent leurs motifs au monde
ordinaire, mais construisent à l’aide de règles un autre monde, qui est
dans le monde ordinaire, et pourtant hors de lui, puisqu’il a ses propres
lois, ses propres valeurs, son propre espace et sa propre temporalité. Ce
sont des dedans-dehors. Le monde contemporain se présente comme le
temps de la confusion. Le jeu est de moins en moins en dehors, puisqu’on
le trouve partout. Et, inversement, le dehors du jeu tend de plus en plus à
s’introduire dedans : les jeux pour les petits doivent être éducatifs, les jeux
pour adultes qui ont le plus de succès prennent de plus en plus, sur le
modèle du Trivial Pursuit, la forme de tests – et l’on n’évoquera pas ici ce
que deviennent les sports professionnels.
1. J. Huizinga, Homo ludens. Essais sur la fonction sociale du jeu, trad. C. Seresia, Gallimard,
« Tel », 1988, p. 35.
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Aristote notait, quelque peu malgré lui, la proximité de l’activité
ludique et de l’activité théorétique, toutes deux ayant en elle-même leur
propre fin. La grandeur du jeu va avec la préservation de ce caractère auto télique : elle suppose la clôture ludique1. Ni imposé, ni productif, guère
rentable finalement, le jeu a besoin de rester clos pour déployer son
monde propre et révéler ses infinies richesses, ses potentialités variées et les
développements spirituels que Leibniz y devinait. Il est peut-être temps
d’apprendre à distinguer le jeu et le divertissement, et de sauver le jeu de
la misère du divertissement.
1. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à C. Duflo, Jouer et philosopher,
chap. III.
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La société en représentation
PUF,
1997,

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