Une tradition américaine
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Une tradition américaine
32 Success Story Success Story Allen Une tradition américaine S C’est un success story à l’américaine : l’une de ces histoires d’esprit d’entreprise, de travail, de persévérance, de fidélité au pays aussi, de conquête du monde et, au bout du compte, d’éclatante réussite. Créé dans l’effervescence des Années folles, Allen Edmonds a survécu à la crise de 29, à la guerre mondiale et aux aléas naturels, jusqu’à devenir ce que l’on pourrait comparer au Weston ou au Church’s américain : une sorte de fierté nationale réputée pour la qualité de ses produits. Nous sommes remontés aux débuts de l’histoire pour mieux comprendre son présent. Pascal Boyer i l’on veut dérouler la pelote jusqu’au bout, c’est en 1922 que l’on trouve les prémisses de ce que sera la maison. C’est en effet cette année-là que Elbert W. Allen et Ralph Spiegel créent la manufacture Allen-Siegel Shoe Company à Belgium (pas le pays : la ville, dans le Midwest américain), Wisconsin. Mais l’association est de courte durée : six ans plus tard Spiegel cède ses parts et Bill Edmonds, dit « Pops », entre en scène. Avec « Pops », Allen a trouvé l’associé parfaitement complémentaire. Lui maîtrise la fabrication et l’organisation logistique, Edmonds est un vendeur né. La société est rebaptisée Allen Edmonds Company et ne tarde cette fois pas à décoller : « Pops » n’a pas son pareil pour vanter les valeurs du travail et de l’honnêteté du Midwest et promouvoir ses chaussures fabriquées dans le respect de ces valeurs. Le message passe et les clients se multiplient. La devise de la maison - « Le meilleur cuir que je peux acheter et les meilleurs ouvriers que je peux trouver » - ne tarde pas à la représenter. En 1930 la maison révolutionne le confort de marche en innovant dans la fabrication : le liège qu’elle utilise à la place du métal employé habituellement, permet une adaptation naturelle de la chaussure au pied de son propriétaire et augmente considérablement le confort. Durant la seconde guerre mondiale Allen Edmonds fabrique des bottes et des chaussures d’uniforme pour l’US Army et conquiert une nouvelle et large clientèle : celle de tous les soldats qui, revenus à la vie civile, se souviendront de la qualité et de la résistance de leurs chaussures de dotation, et deviendront clients Allen Edmonds. Comme le veut l’adage : à quelque chose malheur est bon. Les trente années suivantes voient le développement naturel et régulier de l’entreprise, sous la direction des associés Allen et Edmonds d’abord puis sous celles de Bert et Boyd, les fils d’Elbert Allen, s’implantant dans tout le pays en ouvrant 32 boutiques dans 17 Etats. 33 34 Success Story Success Story Page de gauche : les bâtiments historiques de Belgium. Seule la cheminée a survécu à l’incendie de 1984. Ci-dessous et ci-contre : Elbert Allen, le remplissage des semelles en liège, qui révolutionna le confort des chaussures maison, et deux des 212 opérations nécessaires à la fabrication d’une paire d’Allen Edmonds. Durant cette période la marque va conforter et développer ses collections et sa réputation, restant obstinément fidèle à l’esprit originel de sérieux de fabrication, de qualité de peaux et de solidité de ses chaussures. Si les EtatsUnis ont vu naître le rock’n roll et bien d’autres mouvements musicaux et sociétaux, ils ont toujours été très conservateurs en terme de chaussures, et ont toujours placé le pratique avant l’esthétique, privilégiant le confort et n’accordant qu’une importance relative à la ligne. D’où une créativité limitée en terme de patronages et de couleurs (sans parler des patines, inconnues outre-Atlantique) et des formes plutôt larges (pour le confort immédiat) avec peu de cou-de-pied (particularité physiologique américaine). La collection Allen Edmonds se développe régulièrement au fil des ans, couvrant de plus en plus largement les besoins du marché, jusqu’à compter plusieurs centaines de modèles allant de l’outdoor pur et dur à la chaussure vernie. La maison connaît son premier tournant important en 1980, avec le rachat de l’entreprise par John Stollenwerk, un homme d’affaires d’une quarantaine d’années rompu à la finance et au commerce international. Il va consacrer les trois décennies suivantes à développer la marque, à l’échelle nationale en travaillant à sa notoriété et à celle internationale en l’implantant en Europe puis en Asie. Son entregent dans la sphère politique lui permet de faire adopter le richelieu bout droit rapporté Park Avenue, modèle culte de la gamme, par les locataires de la Maison Blanche : Ronald Reagan ouvrira la liste des Pré- sidents chaussés en Allen Edmonds en 1981, avant George Bush en 1989, Bill Clinton en 2001, George W. Bush en 2006 et enfin Barack Obama aujourd’hui. Un club très fermé qui permet à la firme de s’enorgueillir que « les dirigeants mondiaux successifs aient choisi de porter des Allen Edmonds Park Avenue pour leurs inaugurations ». Un gigantesque incendie détruit la manufacture historique du centre de Belgium en 1984. Des bâtiments de trois étages ne reste bientôt plus qu’une cheminée. C’est un moment important pour l’histoire de la maison, car le financier John Stollenwerk pourrait profiter de l’occasion pour délocaliser sa production. Il y renonce, privilégiant l’emploi local et la fabrication made in USA, mais en profite cependant pour doter Allen Edmonds d’une structure moderne et dimensionnée en vue des développements à venir, qui est construite dans le nord de Port Washington, à quelques kilomètres de Belgium. La nouvelle usine, qui coûte un million de dollars (à peine plus de 1% du chiffre d’affaires) à l’entreprise, va lui permettre de réduire les coûts de fabrication de 5% en réorganisant le process, tout en améliorant les conditions de travail : en confiant à chaque 35 36 Success Story Success Story Aujourd’hui comme hier, une chaussure Allen Edmonds montée Goodyear nécessite toujours 212 opérations, conduites par six à sept personnes pour chacune d’entre elles ouvrier plusieurs tâches, la direction minore la pénibilité du travail à la chaîne et réduit l’incidence de l’absentéisme, chaque ouvrier pouvant plus facilement remplacer un collègue tombé malade en cas de besoin. Accessoirement, cette nouvelle organisation réduit également le temps de passage d’un poste à l’autre, et l’on s’apercevra à l’usage qu’il en résulte un abaissement du taux de modèles non conformes. L’Histoire retiendra surtout de ces événements le patriotisme de Stollenwerk. En délocalisant la production Allen Edmonds en Chine, le PDG avait estimé qu’il baisserait ses coûts de 60%. Dans le cadre des résultats et de la valorisation de l’entreprise, la mesure aurait eu une conséquence majeure. Mais elle aurait privé 900 Américains de travail, ce qui n’aurait pas été sans conséquence pour la région, et il pensait que cette externalisation de la production serait inévitablement préjudiciable en terme de qualité. Aujourd’hui encore, la majorité des chaussures Allen Edmonds est produite aux Etats Unis, dans les usines de Port Washington et Lewiston (Maine), seules quelques lignes de tiges étant assemblées et piquées dans une usine dominicaine avant d’être expédiées dans l’une des deux manufactures américaines, où elles sont montées. Clin d’œil du destin, c’est en Belgique, à Bruxelles, que la maison ouvre son premier magasin européen quelques années plus tard, en 1988. Les premières lignes d’accessoires, ceintures et petite maroquinerie, apparaîtront dix ans plus tard, et l’entreprise ouvrira son premier site marchand dès le tournant du siècle, en 2000. Nouveau tournant fondamental en 2006 : âgé de 65 ans et après avoir lancé la première collection de chaussures sport sur semelle caoutchouc Allen Edmonds, John Stollenwerk cède pour la coquette somme de cent millions de dollars la majorité de ses parts au fonds d’investissement Goldner Hawn Johnson & Morrison, et quitte son poste de président. Il se consacrera désormais à la compagnie financière Northwestern et à deux autres entreprises dans lesquelles il garde un rôle actif. C’est un financier de haute volée que le fonds de Minneapolis engage pour le remplacer, donnant un signal sans équivoque aux marchés : directeur de plusieurs services d’investissement dans diverses banques privées depuis 1999, Paul Grangaard prend la direction d’Allen Edmonds en 2008. Sous sa houlette, la marque lance de nouvelles collections, une ligne destinée à capter une clientèle plus jeune et ouvre sa première boutique en Asie, l’année dernière à Shanghaï. Page de gauche : chez Horween, à Chicago, qui fournit les cordovan à Allen Edmonds. Le premier est le plus grand spécialiste mondial de cette peausserie, le second son premier client dans le monde. Ci-dessus et ci-contre : John Stollenwerk avec Bill Clinton, l’un des ambassadeurs les plus prestigieux de la maison, Andy Garcia et Tom Hanks, deux autres fidèles d’Allen Edmonds. 37 38 Success Story Perpétuer la tradition Aujourd’hui comme hier, une chaussure Allen Edmonds montée Goodyear nécessite toujours 212 opérations, conduites par six à sept personnes pour chacune d’entre elles. Certaines coutures sont toujours réalisées sur de vieilles machines à coudre en fonte, qui ont été dotées sous John Stollenwerk de systèmes de gestion informatisés mais dont les mécanismes originaux sont soigneusement entretenus. Conjuguer l’efficacité du moderne avec la dimension artisanale de l’ancien : un peu la quadrature du cercle. Une caractéristique remarquable s’agissant d’une maison qui produit bon an mal an environ 550.000 paires de chaussures, dans toutes les tailles du 37 au 50 ( ! ) et dans toutes les largeurs (du 5AAA au 18 EEE américains !), ce qui nécessite un parc de 50.000 formes à monter en fibre de verre. Aux Etats-Unis comme en Europe, la provenance des peaux (lire notre interview de Laurent Duhesme en page 16) est primordiale pour la qualité des produits finis, et comme nous nos amis d’outre-Atlantique recherchent aussi les plus belles peaux, notamment pour leurs modèles hauts de gamme. Ainsi la maison de Port Washington achète-t-elle la majorité de ses box calfs aux tanneries européennes, et dans une moindre mesure à des tanneries américaines, ses peaux exotiques (croco surtout) aux Etats-Unis, et ses cordovan chez Horween, à Chicago (voir notre visite dans Pointure n°29), qui a mis au point à sa demande un process de finition des peaux courant sur six mois. Toutes ces caractéristiques, qui permettent à Allen Edmonds de faire la différence avec les trois autres maisons qui se partagent le haut de gamme américain (Alden, Johnston & Murphy et E. Vogel pour ne pas les nommer), font la fierté des employés de la marque. Un sentiment observé dans beaucoup de pays, poussé à son paroxysme aux Etats-Unis où quelles que Success Story soient la classe sociale et les convictions politiques ou idéologiques, tout le monde se retrouve uni sous la bannière étoilée ; un sentiment que l’on observe, mâtiné de la réserve de la vieille Europe, en Angleterre ou en Allemagne, mais hélas fort peu – voire pas du tout – en France. A méditer… Quoi qu’il en soit, ce sentiment de fierté envers l’entreprise qui les emploie est quelque chose de fort pour la plupart des salariés d’Allen Edmonds, comme en témoigne le nombre de familles qui travaillent pour le fabricant de chaussures de père en fils, ou de mère en fille. Malgré les effectifs importants, ce point particulier donne une dimension spécialement humaine à l’entreprise, et l’on a déjà vu l’usine fermer à l’occasion d’un enterrement. De la même manière, la maison n’hésite pas à communiquer sur la fierté qu’elle éprouve à voir les générations de clients se succéder, et un client amener avec lui son fils pour lui offrir sa première paire d’Allen Edmonds, perpétuant parfois déjà une tradition reçue de son père en héritage. Une manière de boucler la boucle peut-être, à l’américaine, sur fond de perpétuation de valeurs immémoriales et de transmission. Une histoire d’efforts, de persévérance et de réussite. Une histoire américaine. q 39