Le village zoo de Thaton en Thaïlande in
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Le village zoo de Thaton en Thaïlande in
T hh ee m T m aa Ethnotourisme Ethnotourisme : la quête du bon sauvage Le nouvel avatar de l’industrie touristique est il un outil de développement durable ou une fumisterie ? De l’exploitation des “femmes girafes” de Thaïlande aux projets gérés par les communautés aborigènes d’Australie, l’offre est vaste et mérite réflexion voyageur passionné, le constat est amer. De retour a jolie jeune femme pose complaisamment d’un troisième voyage dans le sud éthiopien, il pour les touristes de passage. Ils sont venus constate les changements rapides induits par le ici pour admirer le cou interminable de la belle. tourisme : mendicité, agressivité, les danses et Protégé par une spirale de laiton, il lui vaut le surcérémonies jadis sacrées sont aujourd’hui âprenom péjoratif de “femme girafe”. Réfugiées de Birmanie, elles ont échoué dans cette région du nord de la Thaïlande. Les étrangers viennent ici par milliers dans cet endroit perdu de la province de Mae Hong Son. Depuis 1991, une cinquantaine de femmes et de fillettes de l’ethnie animiste des Kayan sont exposées dans trois sites spécialement conçus pour accueillir les visiteurs. Ces villages zoos sont l’œuvre d’un homme d’affaires thaïlandais qui a rapidement compris que les touristes étaient prêts à débourser de belles sommes pour admirer ces étonnantes parures. Dans des conditions proches de l’esclavage, il exploite sans vergogne des êtres humains fragilisés par leur condition de Femmes kayan exposées au village zoo de Thaton (Thaïlande) femmes, de réfugiées et de membres d’une ethnie minoritaire. ment monnayées. Nous sommes loin du mythe de la rencontre des cultures. Le mythe du “bon sauvage” proche de la Nature, Pour les populations tribales, l’industrie tourisné dans le siècle des lumières, se combine curieutique n’offre que des emplois saisonniers, présement avec le rejet d’une modernité envahissancaires et sous payés : porteurs, ou simples “objets te. A l’ère des jumbo-jets, les lieux les plus recuphotogéniques”. Les hôtels, les sociétés de localés de la planète sont désormais accessibles en tion de voiture sont dans leur immense majorité quelques dizaines d’heures. Des agences spécialiaux mains des ethnies dominantes. sées proposent des voyages qui vantent l’exotisme de tribus lointaines. Toutes ces expériences sont Les peuples visités sont-ils condamnés à ne jouer menées le plus souvent en petits groupes, voyaqu’un rôle de matière première, destinés à faire geant parfois à pieds dans des paysages souvent fantasmer le visiteur étranger ? Pas si sûr. Des somptueux. Ils se veulent respectueux de l’enviexpériences passionnantes sont en cours de par le ronnement et des populations visitées, rejetant monde. Les Apaches du Nouveau-Mexique ont avec force l’exploitation des femmes Kayan. créé une station de sports d’hiver, les Crows des grandes plaines des USA gèrent un motel sur leur Yannick, de l’agence Sens Inverse, voit dans cette réserve, une association de femmes aztèques à forme de tourisme un mode de développement construit un petit hôtel au Mexique, et de nomdurable. Des tribaux trouvent des emplois de breuses communautés aborigènes d’Australie ont muletiers, de chauffeurs, d’autres aménagent des crée des micro sociétés de tourisme, avec guides, auberges. véhicules, centres culturels, ventes d’artisanat. Les bénéfices alimentent les caisses communauPourtant, il faut bien reconnaître que l’irruption de taires, servent à des projets scolaires et sociaux. touristes, fussent-ils en petit nombre, dans des Avec la certitude que les guides ne sont pas des communautés qui ont vécu des siècles d’isolement étrangers qui méconnaissent la tradition et raconrelatif, bouleverse bien des choses. L’introduction tent n’importe quoi… de nouvelles modes, de nouveaux besoins, porte un coup aux valeurs anciennes qui, si elles s’effondrent trop vite, menace la cohésion et la survie culturelle du groupe tout entier. Pour Raphaël G., IKEWAN n°60 • avril - mai - juin 2006 6 ©Dech Thumtong (Toyd) L T hh ee m T m aa Ethnotourisme Vers une prise de conscience Les conséquences du développement de ce phénomène sont de plus en plus visibles sur le terrain : érosion des valeurs traditionnelles, folklorisation de rites ancestraux, bouleversement du quotidien, introduction plus ou moins importante de nouvelles modes, de nouveaux besoins, etc. Déjà, certains professionnels du secteur tirent la sonnette d’alarme et appellent à une prise de conscience du monde du tourisme. Tous ont ici un rôle à jouer avant que des perturbations fatales ne soient introduites dans des petits groupes tribaux particulièrement fragiles. En effet, les quelques dizaines de Sakkudei, qui accueillent bien malgré eux plusieurs centaines de touristes par an, sont plus exposés à des changements rapides que les quelques milliers de touristes qui découvrent les 2 ou 3 millions de Miao de la Chine méridionale. Ainsi la très sérieuse revue britannique “International Tours and Tourism News” consacrait un article sans concession sur l’impact négatif du tourisme sur les peuples indigènes (en date du 10/09/2003). Des groupes de réflexion se créent et le nombre d’agents de voyages sensibilisés augmentera d’autant plus que les associations telles qu’ICRA mèneront un travail de fond avec ce secteur, le monde des médias et le grand public. Les initiatives venues des peuples indigènes nous interpellent et font progresser la réflexion. Soucieux du respect de leur environnement et de leur tradition, désireux d’obtenir des bénéfices de la venue de touristes étrangers, les peuples autochtones multiplient les initiatives. Les communautés aborigènes d’Australie sont particulièrement à la pointe de ce mouvement de prise de conscience. Des centres d’accueil se créent où les visiteurs blancs découvrent enfin la voix des autochtones, la richesse de leur culture, leurs souffrances face aux actes racistes du passé et du présent. Les artisans y trouvent un débouché, des jeunes quelques emplois, et les bénéfices générés servent au financement de programme sociaux ou culturels bénéficiant à l’ensemble de la communauté. C’est l’occasion unique pour un grand nombre d’Australiens blancs de découvrir, au-delà des stéréotypes racistes encore très présents, la réalité du monde aborigène. L’éditeur du Lonely Planet ne s’y est pas trompé, consacrant tout un ouvrage à l’Australie aborigène1. Dans le nord de la Thaïlande, non loin des lieux d’exploitation des femmes Kayans (“femmes girafes”), les habitants d’un petit village Lisu prétendent bénéficier pleinement du tourisme sans en subir les inconvénients. Le lodge de 6 chambres qui se dresse à quelques pas du village génère des revenus et des emplois pour quelques personnes. ©Dech Thumtong (Toyd) L’ethnotourisme devient progressivement une réalité de plus en plus présente. Les agences de voyages et tour operateurs diversifient et augmentent leur offre. Celle-ci va de la simple excursion à l’usage des masses de touristes classiques, à la proposition de circuit thématique où le but est d’envoyer des voyageurs à la rencontre d’un peuple bien précis : Korowaï de Papouasie Occidentale, Berbères du Haut Atlas marocain ou peuples de la vallée de l’Omo (Ethiopie), Sakkudei appelé de façon bien paternaliste “hommes fleurs” peuplent de plus les pages des catalogues et donc l’imaginaire des voyageurs. Brochures touristiques utilisant l’image des femmes kayan Voulant aller au-delà du simple bénéfice pécuniaire, les Lisus ont exigé la neutralisation des guides Thaïs dans leur village. Ceux-ci, irrespectueux des endroits sacrés et de l’intimité des habitants, ignorant de la tradition, accumulaient les impairs et troublaient la communauté. C’est désormais, après concertation avec les opérateurs du lodge, le chamane qui guide les visiteurs étrangers ou Thaïlandais, expliquant le culte des ancêtres, les principales cérémonies, emmenant ses hôtes à la rencontre des habitants et de leur quotidien. Un exemple à suivre, au regard de ce qui se passe dans d’autres villages proches, ravagés par les safaris ethniques où les convois de 4x4 ou les groupes de jeunes trekkeurs débarquent en masse. Note : 1 Aboriginal Australia & the Torres Strait Islands. Guide to Indigenous Australia. Paul Lorsignol 7 IKEWAN n°60 • avril - mai - juin 2006 T hh ee m T m aa Ethnotourisme Routards ou agences de voyages? La tentation est grande de voir les groupes de touristes responsables de tous les maux. Les “voyagés” encadrés par un guide, sont assimilés à tort ou à raison comme un vulgaire “troupeau”, ignorant des us et coutumes des ethnies visitées, et donc dangereux pour le fragile équilibre des peuples se trouvant malencontreusement sur leur itinéraire. ce dernier a souscrit à un voyage dont l’itinéraire a été étudié par un spécialiste, encadré par un guide spécialisé et/ou par un accompagnateur connaissant bien les villageois des contrées traversées, facilitant le contact et prévenant de ce qu’il convient de faire et de ne pas faire. Certains de ces clients de tour operateur voyagent en groupe, d’autres optent pour une formule individuelle, souvent un ou deux couples bénéficiant des services d’un guide et d’un véhicule (ou d’animaux de bât s’il s’agit d’une randonnée). ©Patrick Bernard Certains routards passeront certes quelques jours dans l’île de Sulawesi pour voir les rituels et les villages des Torajas : quelques nuits passées dans la petite ville de Rantepao où une foule de guides informels spécialisés dans cette clientèle peu aisée mais nombreuse leur proposeront des treks standardisés, des visites de cérémonies ou de sites funéraires. Le marché très touristique de Sapa en pays Hmong et Yao (nord-Vietnam) Antithèse du touriste “organisé”, le routard voyageant à la dure, sac à dos et le nez dans son Lonely Planet, serait-il pour autant inoffensif ? S’il est évident que certains voyageurs font un véritable travail d’étude et de préparation de leur périple, favorisant ainsi des rencontres fortes, des amitiés fraternelles, la plupart des routards semblent manquer d’imagination et de préparation. Arrivée à l’aéroport de Denpasar, un soir d’été à Bali, en Indonésie… De longues files de touristes individuels ont déjà récupéré leurs sacs et effectuent leurs formalités. Ils poursuivent pour la plupart l’objectif de voir les incontournables : Borobudur à Java, Ubud, le temple de Besakih, les plages de Lovina et de Candidasa, les rizières de Tegallalang et de Tirtagangga qui font la célébrité de Bali… La concentration de ces routards est hallucinante et prend des proportions inattendues. Le village d’Ubud s’est complètement bétonné. Une longue succession d’endroits branchés, de boutiques sympas, de guesthouses tenues par des Balinais se succèdent du palais royal au bois sacré. Tout le village se transforme en bourgade prospère, petite capitale du monde routard, étape incontournable sur les sentiers du monde ; Endroit propice pour rencontrer des voyageurs du monde entier en sirotant une bonne bière, mais est-ce finalement là que l’on rencontre les Balinais ? Estce vraiment ici, entre une pizzeria et un internet café, que l’on peu décréter que l’on fait mieux qu’un voyageur en groupe ? Pas si sûr, surtout si IKEWAN n°60 • avril - mai - juin 2006 8 D’autres que le simple terme de “touriste” hérissent, ont pour but de vivre l’aventure, de ne surtout pas voir de groupes, d’approcher les tribus les plus isolées : Papouasie, Florès, Bornéo, Sumatra ou Sumba. Pourtant, là aussi, les rares routards se concentrent dans les mêmes auberges renseignées par le Guide du Routard ou internet. Bien sûr, on y est peu nombreux, mais tous font à peu près la même chose : les mêmes villages, les mêmes vallées… Au-delà, à quelques kilomètres, il n’y a vraiment plus personne, mis à part quelques missionnaires, cinéastes ou anthropologues. Il m’est souvent arrivé, à Sumba, d’accepter la requête de jeunes routards : incapables de parler la langue, méconnaissant les coutumes, ils souhaitaient me suivre dans mes longues journées de rencontres et de discussions avec les villageois de l’ethnie Loli. Sans encadrement, ils auraient accumulé, malgré leurs bonnes intentions, une foule d’impairs qui aurait au mieux fait d’eux une proie pour les villageoises seulement intéressées de vendre tissages et vanneries, au prix de rires et de tapes “amicales”, laissant au plus naïfs l’illusion d’une rencontre forte. Au pire, ces routards maladroits et mal préparés récoltent un mépris poliment caché aux yeux du visiteur mais longuement évoqué par mes interlocuteurs. Désolant… Au fond, bien plus qu’une différentiation routard/client de tour operateur, il semble que la réussite d’une rencontre, tant pour le voyageur que pour le “visité”, se fonde sur une attitude faite d’humilité, de patience, de respect et d’apprentissage. Et que, parfois, un encadrement spécialisé s’avère nécessaire, de la même façon qu’un photographe demandera les services d’un guide ou d’un anthropologue pour arriver à entrouvrir les portes d’un univers qu’il rêve de comprendre un tant soit peu. Paul Lorsignol