Le Costa Rica
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Le Costa Rica
Évasion Par Claude Garceau, MD Évasion [email protected] lentement sur la lagune. Quittant les berges de la rivière, un iguane traverse courageusement le bras du fleuve. Passant à quelques mètres de notre embarcation, je réussirai à capter sur ma puce photographique son œil inquiet. En ce moment, du fond des eaux boueuses, des ombres guettent: les crocodiles que nous avons aperçus sur les sables de l’estuaire. Le Costa Rica Monteverde et Tortuguero au temps des conquistadors MAIS QUELLE IDÉE AI-JE EU DE M’INScrire à un congrès sur le diabète juste avant le temps béni des vacances d’été? Bien sûr, il y avait la ville du congrès, Chicago, son architecture et surtout ses folles nuits de jazz. Mais même les bières bien fraîches du House of Blues ne suffiront pas à me faire oublier les aléas de la recherche. J’ai participé au cours des sept dernières années aux grandes études portant sur les glitasones, ces médicaments qui modifient la résistance à l’insuline. En décembre, notre étude est publiée dans le New England Journal of Medicine, la consécration… Mais ce juinci, revers du sort: le Dr Nissen attaque devant près de 20 000 personnes. C’est que le médicament tuerait. Loin de protéger le patient, il augmente ses chances de faire un infarctus. Je suis assis au premier rang, caché parmi les dignitaires du monde du diabète… Les yeux rivés sur le petit bonhomme, j’encaisse (l’augmentation du risque est de 0,3 %). Dans le nouveau monde de la pharmacologie, il faut des miracles… Aider 300 patients n’est pas assez si un seul a un risque cardiaque. Ce serait dans le cœur que réside l’âme humaine, c’est bien… Frustré, j’aimerais pouvoir me lever et faire la leçon à ce petit homme, mais comme des milliers d’autres, je me tais, je reste assis en prétextant mon statut de canadien et de francophone. La vérité serait américaine? Je suis lâche… Je quitte Chicago pour un grand bol d’air frais. Une escapade de 12 jours au Costa Rica. Mon fils a 16 ans et moi, dans quelques jours, 50 ans. À la naissance de chacun de mes deux fils, je me suis promis qu’avant leurs 18 ans, ils auraient droit à un voyage entre hommes seulement. Histoire, peut-être, de laisser quelques mémoires affectives avant l’ultime grand voyage. Le petit jet survole les collines centrales du Costa Rica. Dans ces montagnes maintenant dénudées de leur manteau végétal originel, des Quakers réfugiés des États-Unis durant les années 1940 ont voulu recréer l’utopie première de la Bible. Un nouveau pays, sans armée, où les hommes vivant de la terre sont en communion avec Dieu et la nature. Mais le premier geste pour s’approcher de Dieu fut de raser cette forêt qui cachait le ciel. Un clear cut sauvage sur des centaines de kilomètres. Là, il y a à peine 100 ans, les toucans et les paresseux se disputaient les cimes des arbres tricentenaires. Maintenant, des troupeaux de vaches broutent une herbe plus verte que celle des alpages suisses. Dans le parc Monteverde, on peut retrouver un peu de cette biodiversité originelle. Des fougères géantes de plus de 20 mètres se disputent les quelques rares rayons de lumière avec des orchidées et d’autres épiphytes naissant de la chair des arbres. Dans cette confusion végétale, l’eau est omniprésente. Les masses d’air chaud des Caraïbes s’élèvent et, au contact de la chaîne de montagnes centrale, se refroidissent, et tout ce monde liquide retombe lourdement sous forme d’ondées de plusieurs heures ou de brumes froides englobant la canopée. Les toucans et les autres animaux ne se laissent pas voir facilement. Des ombres colorées glissent entre les cimes. Du sol, Photos originales : Dr Claude Garceau on ne peut que les entendre. Heureusement, il est possible de marcher sur des ponts d’observation à plus de 50 mètres. Suspendu par mon harnais, je me laisse glisser sur le fil de la tyrolienne sur plus de 1 kilomètre; entre les pans de brume, des vautours tournoient à mes côtés. Sous moi, le fouillis des grands arbres. Ici, l’homme ne devrait être qu’un petit point minuscule à peine visible du ciel et, pourtant, aux portes du parc, notre hôtel géré par des Quakers occupe le pied d’un colline de 600 mètres. À chaque 75 mètres, un nouveau pavillon plie. En marchant, ma surprise ne cesse de croître lorsque je découvre un troisième, puis un quatrième pavillon, et ainsi de suite jusqu’au 10e, chacun parfaitement complet avec une aire de stationnement bétonné. Du sommet de cette ziggourat, la pluie dévale la route asphaltée en des flots rageurs. Un jour, j’en suis certain, un déluge viendra venger ce bout de terre défiguré. Monteverde pourra à nouveau porter fièrement son nom. La pirogue glisse lentement sur des eaux saumâtres et chargées d’alluvions. Nous voguons sur un canal intérieur entre des îles qui bordent la côte caraïbe. Ces lagunes permettaient le transport par voie fluviale du bois précieux arraché à la côte. Sur cette plage de plus de 40 kilomètres, cette nuit, se produira le miracle de la vie. À la pleine lune, des milliers de tortues vertes, bien grasses après un séjour de quatre ans dans la mer des Sargasses, viendront pondre, sur cette plage et seulement sur cette plage, comme depuis des milliers d’années. Des villageois, vêtus complètement de noir, guettent le moment où une tortue abordera la plage. Lorsqu’elle creuse avec ses nageoires dans le sol, le guetteur nous appelle. Furtivement, nous nous approchons de la tortue géante, maintenant ivre de fièvre reproductrice. Elle pond ses œufs luisants puis les recouvre de terre. Fascinés, nous la suivons jusqu’à la mer et, pendant quelques instants, nous la verrons fendre les lames argentées sous les rayons de lune. Pendant 200 ans, Tortuguero fut une étape pour les pirates qui venaient s’approvisionner en chair fraîche. La chaleur y est étouffante et aucune brise ne vient briser l’humidité ambiante. Ruisselant de sueur, je plains vraiment cette armée de conquistadors qui, cherchant l’or, a franchi cette jungle à pied jusqu’aux rivages du Pacifique. Mais mon trésor est là, à peine visible sur ce tronc d’arbre: quatre petites rainettes rouges. Dans un élan maternel unique dans le monde des batraciens, elles transportent sur leur dos leurs petits têtards, tentant, en grimpant, d’échapper aux prédateurs, qu'ils soient serpents ou photographes trop curieux. Comment expliquer à mon fils que notre simple présence dans ce parc est probablement le vecteur de sa destruction, nos bottes transportant probablement les champignons qui ont détruit déjà près de 50 % des batraciens du monde? Comme les conquistadors d’autrefois, nous répandons, sans le savoir, la mort. Plus tard, un bateau à fond plat glisse J’ai 50 ans déjà… J’aime la vie dans tous ses états. Au Costa Rica, elle déborde d’audace: des centaines d’oiseaux, des milliers de fleurs et d’innombrables espèces d’insectes. Un immense ballet de formes et de couleurs sur un si petit territoire. Quelle y est la place de l’homme? Jacques Cousteau, vers la fin de sa vie, sentait bien que tous ses efforts, toute sa passion ne pouvaient empêcher l’inexorable de se produire, que l’espèce humaine, par sa vitalité, porte en elle tous les éléments de sa propre destruction. Je contemple un paresseux qui se prélasse tout en haut, se nourrissant lentement du même arbre depuis une semaine. Sent-il, bien gavé, qu’il sera peut-être le dernier de son espèce de ce petit parc de Manuel Antonio? Trois petits kilomètres carrés de forêt protégée; en aval et en amont, des centaines de kilomètres de plage bordée de condominiums, dont le prix commence à 300 000 dollars américains. Du Nicaragua jusqu’à Panama, des cinquantenaires comme moi cherchent à fuir la Floride trop chère, la Californie pas assez sûre ou la Méditerranée trop bétonnée… Pauvre Cousteau, que penserait-il s’il pouvait voir, comme moi, le domaine de son fils, folie spéculative bâtie «écologiquement» aux limites du parc? Durant de longs instants, je contemple au moins sept espèces de colibris qui se gavent de miel. Mais demain? Demain, au fait, c’est une autre journée. J’ai 50 ans, content encore de voir les beautés du monde et de les partager avec mon fils; comme lui, un pied encore naïvement dans l’enfance et l’autre vers un autre monde, qui m’attend très patiemment, je l’espère… ⌧ L’auteur est spécialiste en médecine interne, à l’hôpital Laval à Québec 51 50 S A N T É I N C . SEPTEMBRE/OCTOBRE 2007 SEPTEMBRE/OCTOBRE 2007 S A N T É I N C .