Quelles solidarités pour quelles transformations sociales ? J`ai été

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Quelles solidarités pour quelles transformations sociales ? J`ai été
Quelles solidarités pour quelles transformations sociales ?
J’ai été sollicité pour une conférence débat au cours des rencontres annuelles d’une très grosse et très ancienne
fédération (http://www.lespep.org/) d’associations principalement tournées vers l’enfance et le handicap. On
m’avait proposé le thème de la solidarité et de son devenir.
1. Genèse d’un mot mobilisateur, en tension créatrice entre l’individuel et le collectif, mais ambigu et
polysémique
Je m’appuierai dans cette partie sur des écrits de spécialistes de l’histoire de la notion de solidarité, en
particulier Marie-Claude Blais, philosophe de l’éducation à Rouen, à qui nous devons un ouvrage de
référence : « La solidarité, histoire d’une idée », Gallimard, 2007. Une autre référence est le gros ouvrage
collectif coordonné par Serge Paugam, Repenser la solidarité, PUF/Quadrige, 2011.
1) Le mot, qui existait avant, a commencé à circuler véritablement à partir de 1830 dans les cercles de ceux
qu’on appelle alors des « réformateurs modernes », la gauche des républicains, et dans la littérature, dont celle
de Georges Sand. L’idée triomphe dans les années 1840, pour culminer en 1848 avec la proclamation de la
seconde république. La révolution de février 1848 fait suite à deux années de crise économique et politique
profonde marquée par des taux de chômage gigantesques parmi les ouvriers et par une crise agricole majeure
affectant à la fois les campagnes et les villes.
2) Du côté de ceux qui souffrent le plus de l’essor industriel, la solidarité est moins une idée qu’une nécessité
vitale et elle prend la forme de la mutualité, de l’organisation de l’entraide dans l’adversité (p. 57).
3) Le mot de solidarité est alors préféré à ceux de fraternité et de charité. Il fait converger les valeurs de
chrétiens préoccupés par le paupérisme, et les valeurs laïques de républicains réformistes, même si les uns et
les autres en font un usage en partie différent.
4) Mais ce qui va assurer la « carrière » durable de la solidarité, c’est que ce mot apparaît comme une
« solution de conciliation » assez flexible entre l’individu et le collectif, entre la liberté individuelle et l’unité
(préoccupation de Pierre Leroux, auteur en 1840 d’un traité sur la « solidarité mutuelle des hommes »). C’est
une sorte de troisième voie suffisamment polysémique pour favoriser des alliances.
5) Un peu plus tard, viendra l’idée que « la solidarité a deux faces, une face spontanée, et une face organisée »
(p. 185). La face spontanée pourra être en partie récupérée par le libéralisme économique (l’harmonie des
intérêts), la face organisée par les idées coopératives, mutualistes (Charles Gide), et plus tard par le droit,
impliquant l’Etat (Émile Durkheim), ou avec peu d’État (Léon Bourgeois). Il apparaît déjà que la solidarité n’a
de sens pour ceux qui la mobilisent (et pour mobiliser) qu’assortie de qualificatifs : naturelle, forcée,
consciente, volontaire et coopérative, économique, etc.
6) À la fin du 19ème siècle, la solidarité devient le grand mot, ou mot d’ordre, permettant d’échapper à la fois au
libéralisme individualiste et au collectivisme étatiste, bien que même Gide admette, un peu à contre cœur, que
l’État soit amené à jouer un grand rôle de « représentant de la solidarité sociale » en attendant qu’advienne le
temps des fédérations de coopératives. Durkheim est beaucoup plus convaincu du rôle primordial de la
régulation par l’État et donc du droit, et de l’éducation à la solidarité. Bourgeois est en revanche bien plus
réticent en ce qui concerne la présence de l’État, mais au prix d’une sérieuse contradiction (un droit sans
État ?).
7) Au tournant du siècle, la solidarité appartient au camp socialiste et radical, et la période 1896-1914 est celle
où elle triomphe comme doctrine officielle du parti radical et radical-socialiste. Elle s’impose alors comme
résolument laïque.
8) Après 1918 et jusqu’en 1945, la solidarité disparaît presque complètement. Le parti radical a évolué après la
guerre vers un libéralisme anti-étatiste, et surtout, la révolution soviétique de 1917 confère au marxisme « un
prestige au regard duquel l’idée de solidarité fait piètre figure » (p. 321). Le Ministre radical Jean Zay la
relance un peu pendant le Front populaire, avec l’appui de certains responsables de la CGT.
Après 1945, la solidarité resurgit, mais timidement, car la mise en place des États providence emprunte surtout
au vocabulaire du « compromis de classe ». C’est en fait l’ébranlement du modèle des Trente Glorieuses, de sa
planification et de son « compromis fordiste » qui va la remettre en selle, d’une façon confuse, à partir des
années 1980.
2. La solidarité nationale dans le champ politique contemporain : de plus en plus convoquée, de moins en
moins effective et efficace
Le grand retour de la solidarité intervient dans un contexte de plus en plus néolibéral de marche forcée vers la
dérégulation et les privatisations. Il n’est par ailleurs pas étranger à « l’écho immense suscité dans le monde
par la création, en Pologne, en août 1980, du syndicat Solidarnosc » (p. 325) et à « l’enthousiasme éveillé dans
la gauche autogestionnaire comme chez les catholiques progressistes ».
Plus fondamentalement, la question sociale se transforme avec la crise de l’État providence dont il apparaît, à
tort ou à raison, qu’il n’est plus en mesure de répondre d’en haut à une demande d’aide et de protection qui
explose en de multiples directions, notamment parce que les formes d’insécurité sociale et de « désaffiliation »
se multiplient. L’idée suivante gagne du terrain : « L’État ne peut pas tout, il a besoin du concours des sociétés
et des citoyens… Un peu partout en Europe, apparaissent des ministères de la cohésion sociale et de la
solidarité, et se créent des entreprises solidaires. » (p. 327).
De plus en plus convoquée dans les discours…
La solidarité fait même une entrée en force dans la doctrine sociale de l’église catholique avec Jean-Paul II, en
1987, ce qui constitue un événement de grande portée. Dans un climat de consensus presque général mais
terriblement mou, le Traité de Maastricht de 1992 fait figurer « la solidarité entre les peuples » dans son
préambule. Et dans le projet de constitution pour l’Europe, élaboré en 2001, on cite tour à tour la solidarité
« comme valeur commune, obligation d’entraide, principe de droit social (droit du travail, droit à la sécurité
sociale, droit à la protection des consommateurs), principe de redistribution financière entre les États
membres » (p. 329). La solidarité y est présentée comme une valeur universelle, au même niveau que la liberté,
la dignité humaine et l’égalité.
On comprend bien qu’ici l’incantation solidariste ne désigne pas des solidarités associées à des droits effectifs,
n’oblige nullement à harmoniser en Europe les législations du travail, ni à faire converger à terme les salaires
minimums et les taux de pauvreté. La solidarité devient, pour une part, un écran de fumée sociale dans la
communication politique d’inspiration libérale.
Après deux à trois décennies de confusions, et bien que des initiatives « authentiquement solidaires » (je
m’expliquerai sur cette spécification) aient vu le jour en grand nombre, la solidarité est à la fois plus présente et
plus floue que jamais dans le champ lexical du politique. En France, on ne cesse d’inventer des politiques et
des lois dites de solidarité. La taxe sur le transport aérien a été baptisée « taxe de solidarité » avec l’Afrique
touchée par le SIDA. Le RMI est devenu RSA, revenu de solidarité active. Sous sa forme de « RSA activité »,
c’est un énorme échec. L’impôt sur la fortune est « de solidarité » alors que c’est une passoire. Le PACS (qui
est un contrat entre deux personnes) est un pacte civil de solidarité. La loi SRU de 2000 est une loi de
« solidarité et renouvellement urbain ».
On a une loi de solidarité pour l’autonomie, avec une caisse nationale de solidarité à cet effet, et même une
journée de solidarité, une loi de solidarité eau (2011), un congé de solidarité familiale. On devrait remercier les
initiateurs de la CMU (couverture maladie universelle) et de L’APA (allocation personnalisée d’autonomie) de
n’avoir pas cédé à la mode….
… de moins en moins effective et efficace
Il est difficile de nier un recul de la solidarité nationale devant des faits aussi massifs que la montée des
inégalités, de la pauvreté et du chômage. Je m’en tiendrai à quelques chiffres et graphiques. L’État ne dépense
pas forcément moins dans tous les secteurs d’intervention publique, il dépense parfois plus, mais tout se passe
comme si l’action publique courait après des inégalités et des exclusions qui galopent bien plus vite, sous
l’effet d’un néolibéralisme en crise mais toujours dominant. Voici trois illustrations dont nous pourrons
débattre.
Anti-solidarité sociale
Anti-solidarité du partage des richesses
Anti-solidarité de la « valeur pour l’actionnaire »
3. La solidarité dans les pratiques et les représentations des citoyens
La situation est bien différente du côté des citoyens et du dynamisme associatif. Elle n’est certes pas dépourvue
d’ambiguïtés, nous vivons une période critique et lourde de menaces, et beaucoup d’associations ne vont pas
bien, mais la solidarité en actes reste présente en dépit des discours sur « l’individualisme triomphant ». Les
valeurs associatives et coopératives résistent et parfois font plus que résister. Voici quelques indices.
Entre 2000 et 2012, le nombre de salariés dans l’ESS a augmenté de 24 %, contre seulement 7 % dans
l’ensemble du secteur privé. Il est vrai que cette croissance s’est presque arrêtée dans les deux cas en 2011 et
2012 et que nous avons de sérieuses craintes pour 2013 et 2014 compte tenu des politiques d’austérité
publique.
Le bénévolat en France représente, selon les enquêtes, entre 12 et 14 millions de personnes, dont 4 à 5 millions
sont des bénévoles réguliers y passant 4 à 5 heures par semaine en moyenne. Ce bénévolat équivaut à plus d’un
million d’emplois à temps plein.
Un tiers des Français de plus de 16 ans sont membres d’au moins une association, selon une enquête de 2010,
une proportion stable depuis 2006.
Dans un sondage de début 2013 sur la confiance dans différents acteurs pour agir efficacement face aux
difficultés provoquées par la crise, les premiers cités sont les associations (67 %), devant les initiatives des
citoyens (61%). Les pouvoirs publics n’obtiennent que 39%. La confiance accordée aux associations tient en
particulier à leur connaissance du terrain, c’est la qualité principale citée par les Français (47%) avec le fait
de ne pas rechercher le profit (46%) et d’être transparentes financièrement (40%).
Le contraste entre la bonne image des associations et l’image moins favorable des pouvoirs publics (mais c’est
bien pire pour celle des entreprises) pour agir efficacement dans la crise soulève bien des questions. Ces
chiffres traduisent-ils une perte de confiance dans les possibilités de réduire les inégalités et l’exclusion par des
politiques publiques solidaires, ou une perte de confiance dans les politiques observées, dont les résultats sont
au mieux décevant, au pire lamentables ?
Vous connaissez la réponse. Elle est confirmée par tous les sondages depuis au moins dix ans. Voici quelques
résultats du dernier, qui date de novembre 2013 (CSA) http://tinyurl.com/plt87es. Il porte non pas sur la
solidarité mais sur les inégalités dans divers domaines et les politiques de l’égalité. Non seulement il ne reflète
pas une idée d’impuissance publique, mais bien au contraire il traduit une attente, et la conviction que des
politiques publiques efficaces sont possibles.
Cela dit, il est vrai que la solidarité nationale, au sens usuel, n’est pas seule en cause en dépit de son rôle
considérable. J’y reviendrai dans la dernière partie. Mais auparavant, je souhaite développer et actualiser un
thème, dont on a vu qu’il était constamment présent dans l’histoire de la solidarité, celui de la solidarité comme
médiation entre l’individuel et le collectif.
4. Au-delà de l’opposition entre individualisme et solidarité
On entend souvent ce discours : nous vivons dans des sociétés de plus en plus individualistes, et de ce fait la
solidarité perd du terrain. Cette idée oppose donc individualisme et solidarité.
Il faut selon moi s’en méfier. De même que la solidarité a plusieurs faces, chacune pouvant être associée à un
ou plusieurs qualificatifs, l’individualisme se présente sous des modalités diverses, que pour simplifier je
rangerai en deux types, en m’inspirant très librement de réflexions de Philippe Corcuff et de Robert Castel.
On a, d’un côté, l’individualisme égoïste voire narcissique, concurrentiel, celui du « chacun pour soi et le
marché pour tous », celui qui survalorise le mérite individuel en oubliant le contexte social de ce mérite. On
peut le qualifier d’individualisme néolibéral, bien qu’il ait connu des modalités d’existence antérieures.
Mais on a, de l’autre côté, un individualisme comme quête d’émancipation et d’accomplissement personnel
dans une bonne société, comme recherche d’authenticité, comme besoin de reconnaissance (un terme très
important, mis en lumière par Axel Honneth, mais également par Tzvetan Todorof), comme soif d’une
autonomie compatible avec des règles acceptées. Souhaiter exercer des responsabilités dans une société, y
compris avec l’ambition de contribuer avec d’autres à sa transformation, n’est pas viser le pouvoir pour
l’exercer solitairement en marchant sur les pieds des autres. Non seulement la coopération est compatible avec
ces attentes individuelles, mais, pour bien fonctionner, elle les exige, tout comme elle exige des règles
collectives mises en délibération.
Un même individu peut sans doute vivre en tension entre ces deux modalités de valorisation de soi au sein du
« nous », y compris parce qu’il est soumis à des injonctions contradictoires, surtout dans le travail, mais c’est
la seconde qui m’intéresse, en raison de son potentiel d’enrichissement de la belle idée de solidarité. Pour la
« muscler », et non pas pour la dissoudre en une multiplicité de liens personnels atomisés.
Je retiens une hypothèse : le capitalisme néolibéral qui domine depuis trois décennies environ (en France, en
1983, c’est « le tournant de la rigueur ») a exacerbé les tensions entre ces deux modalités d’existence des
parcours individuels. Il a certes accompagné et rétribué nombre de ceux qui ont tenté de calquer leur
individualité sur les préceptes hyperconcurrentiels. Mais il a également suscité des frustrations (individuelles et
parfois collectives) car la lutte des places fait beaucoup de perdants. Et surtout, il a produit ses opposants,
surtout du côté de la société civile, des personnes et des groupes qui aujourd’hui voudraient ne pas séparer
accomplissement individuel et finalités collectives, qui voient dans la solidarité coopérative un moyen et une
finalité de l’émancipation. Pour l’instant, ces oppositions créatrices restent minoritaires, mais on assiste, pour
reprendre le titre du livre de la journaliste Bénédicte Manier, à d’innombrables « révolutions tranquilles » qui
ne demandent qu’à fédérer leurs forces.
En s’appuyant sur Robert Castel, ou encore sur Amartya Sen avec sa notion de « capabilités » (des libertés de
choix de vie souhaitée), on peut dire que l’autonomie individuelle a progressé, au moins dans certains
domaines de la vie, à mesure que des protections collectives (protection sociale, droit du travail, autres « droits
de » et « droits à ») ont été instaurées, souvent au nom de la solidarité, en référence à des droits humains
fondamentaux et à des « biens communs » universels. Ces protections, assorties de moyens et de dispositifs,
dotaient la vie des individus d’une certaine prévisibilité « au-delà des aléas de la maladie, de la vieillesse ou du
chômage » (Corcuff). Mais il semble qu’aujourd’hui certaines de ces protections s’effritent, que l’État ne soit
plus en mesure de les garantir toutes et convenablement, et surtout qu’elles ne couvrent pas de nouveaux
risques d’amputation de ces « libertés de choix de vie ». J’y reviens dans la partie suivante.
5. Quelles solidarités au 21ème siècle ? Pour quelles transformations sociales ?
Je répondrai à ces questions en avançant cinq propositions, en m’inspirant de l’histoire de la solidarité mais
aussi en tenant compte de réalités et d’exigences nouvelles qui amènent à la repenser pour en faire une idée
forte au service de transformations que je crois nécessaires, loin de son usage comme slogan mis à toutes les
sauces. La solidarité est un combat, pas seulement un bon sentiment, et surtout pas un cache-misère.
Cela va vous sembler curieux, mais pour penser la solidarité au futur, je vais d’abord m’appuyer sur une
citation assez connue de Léon Bourgeois, le père du solidarisme. Elle date de 1896. La voici :
« Ce n’est pas pour chacun de nous en particulier que l’humanité antérieure a amassé ce trésor [il s’agit de
l’ensemble des « richesses », au sens large, dont nous disposons à une époque]… C’est pour tous ceux qui
seront appelés à la vie que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilité. C’est donc
pour tous ceux qui viendront après nous que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette : c’est un
legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en
étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement. » (cité par
Serge Paugam, Repenser la solidarité, p. 15).
Léon Bourgeois ajoute même qu’il nous faudrait améliorer ce capital de richesses au pluriel, et le faire
« croître », selon une « loi de l’accroissement du bien commun de l’association » [le mot association est ici
utilisé au sens de société solidaire].
Une telle citation pourrait faire de Léon Bourgeois le précurseur de ce qu’on appelle le développement durable
ou la soutenabilité écologique et sociale, à condition d’en actualiser les termes.
Proposition 1 : solidarité sociale donc écologique
Le grand enjeu du 21ème siècle sera indissociablement écologique et social. La solidarité aura à s’exercer
simultanément comme solidarité au sein des sociétés et comme solidarité avec les générations futures afin de
leur assurer des conditions d’existence, des droits et des libertés au moins équivalents en qualité à ceux des
générations actuelles. À cet égard, l’enjeu climatique est crucial, même s’il n’est pas le seul. Dans les faits, les
générations passées et actuelles ont créé une situation qui est à l’opposé de l’enseignement de Léon Bourgeois :
nous allons léguer un patrimoine naturel à ce point dégradé par rapport à celui dont nous avons hérité que
l’urgence est de limiter les dégâts et de réparer ce qui peut l’être.
Comme le dit Edgar Morin « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe », mais il ajoute
toutefois que « le probable, le pire, n’est jamais certain, car il suffit parfois de quelques événements pour que
l’évidence se retourne. ».
Je vois la solidarité comme une valeur mobilisatrice pour une transition écologique et sociale urgente, y
compris parce qu’elle peut faire tenir ensemble les exigences écologiques et sociales. Certains estiment
d’ailleurs qu’il faudrait promouvoir une solidarité entre les humains et la nature, voire y penser en termes de
don/contre don. Cette idée n’est pas si éloignée de la pensée de Léon Bourgeois. Ce dernier nous parle de
« dette sociale ». Nous pouvons aujourd’hui, avec beaucoup d’autres, parler de dette écologique, à la fois
comme dette entre des peuples dont certains, au Sud, ont vu leurs ressources naturelles pillées depuis des
siècles par les acteurs dominants du Nord, comme dette entre les générations à propos des patrimoines naturels,
et comme reconnaissance des « dons de la nature » dont nous serions les usufruitiers.
Proposition 2. Une finalité au cœur de la solidarité : prendre soin des biens communs
Je propose de traduire la citation de Léon Bourgeois (qui contient l’idée de bien commun) en des termes
contemporains issus de combats actuels d’organisations de la société civile, des combats menés au nom de la
défense de biens communs au pluriel, depuis les biens communs de l’humanité jusqu’à des biens communs
locaux. Je ne vais pas m’étendre sur ce qui est un de mes thèmes privilégiés. Je résume.
Les biens communs désignent des qualités, à gérer en commun sur un mode coopératif, de ressources ou de
patrimoines collectifs jugés fondamentaux, aujourd’hui et pour le futur (biens communs naturels, qualité des
écosystèmes, cultures populaires, connaissances…) et par extension des qualités sociétales et des droits
universels car ce sont également des ressources collectives à préserver et dont la qualité doit être gérée en
commun. Par exemple l’égalité des femmes et des hommes dans de nombreux domaines, la sécurité
professionnelle des travailleurs, la santé publique, le droit à une bonne éducation, à de bons loisirs…
C’est une notion très générale, comme celle de solidarité, mais elle devient plus circonscrite et plus gérable
dans des projets précis. Par exemple des projets sur des territoires, mais aussi des projets associatifs, dont
l’utilité sociale relève de divers biens communs à identifier et instituer par la délibération des parties prenantes.
Entrer dans une perspective de transformation sociale solidaire par les biens communs amène assez
naturellement à modifier la vision des activités qui visent à en prendre soin.
Certains se sont moqués de l’introduction dans le débat public, il y a quelques années, du thème du « care ». Je
pense qu’ils ont eu tort. Certes, l’emploi d’un terme anglais n’est pas idéal pour populariser une idée. C’est
pourquoi je parlerai d’une économie et d’une société du « prendre soin ».
Il s’agit selon moi de repenser le progrès dans des sociétés d’abondance matérielle (une abondance très mal
répartie) et dans des économies dont la croissance matérielle va probablement prendre fin et doit prendre fin,
d’abord pour des raisons écologiques. Dans le modèle nouveau, l’objectif ne serait plus de produire et
consommer toujours plus, mais d’abord de prendre soin, en conformité avec le précepte de Léon Bourgeois, de
l’ensemble de ces patrimoines et biens communs humains, sociaux, culturels et naturels, afin de les léguer en
bon état. J’énonce sans développer – je l’ai fait dans des billets précédents - les différentes réalités dont il
faudrait prendre soin :
- PRENDRE SOIN DES PERSONNES et du travail ;
- PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL et de droits universels ;
- PRENDRE SOIN DES CHOSES et des objets ;
- PRENDRE SOIN DE LA NATURE ;
- PRENDRE SOIN DE LA DÉMOCRATIE.
Proposition 3. Une solidarité au quotidien qui sollicite les qualités de tous les acteurs en relation, qui
accompagne des personnes considérées comme égales en droits et en dignité, qui privilégie la réciprocité
dans l’écoute et dans les actes.
Je sais que c’est l’une des valeurs de vos associations. Je sais aussi que la loi de janvier 2002 sur l’action
sociale et médico-sociale s’en préoccupe explicitement, bien que j’ignore tout de sa mise en œuvre dans les
faits, et des moyens qui, je le suppose, sont insuffisants pour la rendre pleinement effective. Cette loi précise
ainsi qu’il s’agit de promouvoir « l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de
la citoyenneté, en prévenant les exclusions et en corrigeant leurs effets ».
Quoi qu’il en soit de cette loi, il importe d’articuler la solidarité en général et son exercice concret au quotidien
lorsqu’il s’agit de prendre soin des personnes en les considérant comme des acteurs à part entière d’un
accompagnement vu comme une activité conjointe. Selon le sociologue Antoine Hennion, qui a observé de
près les pratiques de la « relation d’aide » auprès de personnes handicapées, et selon d’autres recherches
menées à Lille, cet accompagnement est marqué par des capacités d’invention individuelle et collective, à la
fois techniques et morales, par un sens continu de l’adaptation, donc par des qualités et compétences aussi
remarquables que peu reconnues.
Antoine Hennion ajoute ceci : on pourrait aller jusqu’à inverser la problématique du care : « les handicapés ne
seraient-ils pas à leur manière des professeurs de vie pour tout le monde ? ». Les sociologues confirment ce que
bien des associations savent, et pratiquent. C’est par exemple le cas d’ATD, qui parvient depuis 40 ans, dans
ses « universités populaires », qui sont réellement populaires, à organiser des « formations réciproques entre
des personnes qui vivent dans la précarité et des personnes qui ne vivent pas dans cette situation et qui veulent
apprendre à lutter contre la misère avec ceux qui la vivent. ». Voir le livre de Geneviève Tardieu
"L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire.", préface de Miguel
Benasayag.
J’insiste donc sur ce point, qui rejoint les réflexions de la partie 4 sur l’individualité dans la solidarité :
l’accompagnement réussi, sur la base de qualités professionnelles incluant l’intelligence du cœur, ne peut être
qu’une réussite conjointe des accompagnants et des accompagnés. S’il produit ou restaure la plus grande
autonomie possible chez ces derniers, ce qui est souvent l’un des objectifs, c’est parce qu’il a sollicité leurs
propres capacités de contribution à cette autonomie. Dans l’action d’accompagnement solidaire, il n’y a plus de
personnes dites « dépendantes ». Ce qu’on appelle la « solidarité intergénérationnelle » ne devrait pas reposer
sur le mot de dépendance. Voir mon billet « Refuser la dépendance » : http://tinyurl.com/bnae247
Proposition 4. Les territoires de la solidarité
J’ai peut-être un peu trop évoqué la solidarité dite nationale, mais l’histoire du mot y pousse un peu. Je n’aurai
pas le temps de parler de la solidarité internationale, thème sur le quel je suis souvent sollicité. Mais, étant un
régional de l’étape et un « accompagnateur » régulier de politiques régionales et locales, étant par ailleurs un
observateur attentif de l’ESS et de son ancrage territorial, je vais faire état d’une conviction très forte.
Qu’il s’agisse des politiques de la solidarité ou des politiques de transition écologique, l’échelon des territoires
est bien plus important et décisif qu’on ne le pense à Paris. À Paris, on se dit que ces échelons ont peu de
possibilités d’intervention sur le cours des choses parce que les lois sont nationales ou européennes, et parce
que l’essentiel des moyens financiers, des mesures fiscales, des politiques de l’emploi, etc. est déterminé à ce
niveau.
Cette idée fait l’impasse sur une « ressource propre » et renouvelable des territoires, qui a beaucoup à voir avec
la solidarité : la coopération directe d’acteurs qui se connaissent, dont le sort est visiblement lié, et qui peuvent
dans certaines conditions (car cela ne va pas de soi) faire de leur proximité un très efficace « facteur de
production » de biens communs, pour parler comme les économistes.
Il est temps selon moi de créer, comme le suggère le Labo de l’ESS, animé par Claude Alphandéry, des « pôles
territoriaux de coopération économique », et j’ajouterais pour ma part « de coopération économique,
écologique et sociale », même si c’est implicite dans le projet de ce Labo. Je l’ai écrit en des termes un peu vifs
sur mon blog : j’en ai « ras-le-bol » de l’insistance exclusive sur la compétitivité et sur les « pôles de
compétitivité », au détriment de la coopération et de la solidarité. Les pôles de coopération désignent des
regroupements, sur un territoire, de réseaux de l’ESS, de PME s’engageant socialement, de centres de
recherche et de formation, de structures locales diverses, pour une stratégie de coopération et de mutualisation
au service d’un développement local humain durable. Il ne s’agit pas alors de « gagner des parts à
l’exportation », un jeu le plus souvent à somme nulle dès lors que tous les territoires, régions et nations font de
même dans un contexte de croissance très faible. Il s’agit de gagner des points dans et par la coopération, un
jeu à somme positive. Il s’agit de passer des avantages compétitifs aux avantages coopératifs, ce qui, en
passant, n’est pas mauvais pour la bonne santé économique des territoires.
J’ai noté que le projet de loi de Benoît Hamon avait retenu cette proposition émanant du milieu de l’ESS, et
qu’un premier appel à projets avait été lancé l’été dernier. Je souhaite que cette initiative soit dotée de moyens,
de dispositifs et de règles. Ce qui m’amène à ma dernière proposition, un peu plus longue, sur le rôle renouvelé
de l’État dans la solidarité.
Proposition 5. À l’avenir, un rôle majeur, mais évolutif, des pouvoirs publics dans la solidarité
Je viens de dire que les territoires auraient un rôle important à jouer dans l’organisation décentralisée et
inventive de la solidarité écologique et sociale. Il en va de même d’associations locales de petite taille mais
proches des citoyens concernés. Il en va de même d’associations dites caritatives dont on constate que
beaucoup d’entre elles ne se contentent pas de la charité mais se manifestent auprès des pouvoirs publics par
des actions de « plaidoyers ». Ajoutons-y les solidarités familiales et de voisinage, à la fois nécessaires et, dans
certains cas, sous trop forte pression lorsque des dispositifs plus collectifs font défaut ou sont financièrement
inaccessibles.
Que reste-t-il à l’État et aux pouvoirs publics locaux ? Une énorme responsabilité dans de nombreux
domaines. Je distinguerai les domaines de l’Etat social tel qu’il existe ou a existé, et des orientations nouvelles
et complémentaires exigeant des évolutions profondes.
Je serai bref, par manque de temps, sur la nécessité de résister à l’effritement de l’Etat social sous les coups
de boutoirs du néolibéralisme et d’une mondialisation dérégulée. Il revient à cet Etat social de faire des choix
budgétaires portant sur une fiscalité plus juste et plus solidaire, de ne pas céder sur le poids accordé aux
dépenses sociales et aux services publics universels, en relation avec une évaluation de l’efficacité de leur
usage comme outils de la solidarité et de l’égalité. On ne risque pas de sortir de la crise actuelle en agitant le
thème du « moins d’État social », même si on peut parfois faire mieux avec des moyens identiques.
Il revient à cet Etat de redistribuer les ressources financières de la solidarité entre les territoires, en faisant jouer
un principe de correction des inégalités héritées du passé. Et de même pour la réduction des inégalités entre les
personnes, dans la mesure où devraient subsister des protections, règles et lois nationales même si leur mise en
œuvre est en partie locale ou associative.
On peut ajouter d’autres missions, mais on reste à ce stade dans un modèle de « bon » état social. Il faut le
compléter sur divers points, déjà évoqués pour certains.
1) Il faut passer de l’Etat social à l’Etat écologique et social. La « solidarité écologique » va devenir un enjeu
social majeur, exigeant notamment de lourds investissements privés mais aussi publics dans la bifurcation du
modèle énergétique et productif. Mais, du côté du social, la réduction des inégalités et de la précarité ne serait
pas moins cruciale, au contraire. Il n’y aura pas de transition écologique réussie sans une telle réduction (car
cela conditionne l’acceptabilité sociale de cette transition, tout autant que la généralisation de modes de vie
soutenables), et sans sécurisation des parcours professionnels, point suivant.
2) Cette transition, parce qu’elle va modifier assez profondément les structures des activités dans certains
secteurs, dont l’énergie, l’agriculture, les transports, une bonne partie de l’industrie et du bâtiment, exige des
transformations des protections collectives du travail et de l’emploi, dans le sens d’une sécurisation des
parcours professionnels des personnes. Notons qu’il s’agit d’une modalité potentiellement positive mais assez
nouvelle de prise en compte des individualités par la collectivité.
Cette transition doit aussi mettre en avant une autre grande forme de solidarité, le « partage du travail », la
réduction juste du temps de travail.
3) L’Etat sera appelé, plus que dans le passé, à traiter de façon radicalement différente (crédits, fiscalité,
incitations, lois, etc.) les productions « soutenables » (écologiquement et socialement) et les autres. Cela
devrait également concerner le traitement différencié des organisations solidaires et des autres. Mais cela
suppose de remettre en cause certains principes de la concurrence néolibérale, point suivant.
4) Les Etats, poussés par la société civile, doivent s’opposer aux tendances à la libéralisation du commerce et
de l’investissement dont le dernier exemple en cours de négociation est l’accord dit de libre échange entre
l’Europe et les Etats-Unis. Aucune transition écologique et sociale solidaire n’aboutira si rien ne change
dans les principes européens et mondiaux de la concurrence sauvage, soit disant « libre et non faussée ».
Pourquoi ? Parce que cette dernière est en fait une « concurrence déloyale », par les coûts les plus bas, entre les
services ou biens produits dans les meilleures conditions sociales et écologiques et ceux qui reposent sur des
processus « insoutenables », et entre les firmes globales dominantes et les petites organisations dominées. Elle
interdit et interdira une authentique reconnaissance de l’utilité écologique et sociale des activités, dont celle de
l’ESS.
5) L’Etat solidaire doit impulser (et aider à) la constitution de pôles de coopération territoriale pouvant
ensuite vivre leur vie. Il doit encourager les expérimentations locales et régionales dès lors qu’elles ne
s’affranchissent pas de règles communes (droit du travail, protection sociale, etc.).
Conclusion
La solidarité, c’est très important, mais je me garderai bien d’en faire une notion centrale à laquelle tout devrait
se rapporter. Nous avons besoin d’autres notions pour agir et mobiliser. J’en ai évoqué plusieurs, les biens
communs, des droits universels, l’égalité,une démocratie vivante, les « capabilités », le « care » ou une société
du « prendre soin », le souci de l’émancipation individuelle et collective, déjà présent chez Léon Bourgeois.
Certains amis mettent en avant, à juste titre, la convivialité, d’autres le « bien vivre », etc. Nous ne sommes pas
condamnés à un « grand » concept supposé résumer et englober les autres. Pour ma part, toutes ces idées me
sont utiles et je n’en place aucune au-dessus des autres.
La solidarité n’est un bien commun désirable que si elle est qualifiée et pensée, donc mise en débat. Si
l’on sait quels objectifs ou finalités elle se donne, quelle place elle accorde à l’égalité (car la solidarité entre
égaux en droits et en dignité n’est pas la solidarité entre inégaux), à la réciprocité ; quelle place y tient la
soutenabilité écologique, le respect des personnes et de leurs apports, comment sont gérés les inévitables
désaccords, selon quelles pratiques démocratiques. Et si elle se définit comme ouverte à la coopération avec
d’autres collectifs ou sociétés voisines et dans le monde.
Elle est un enjeu et un combat. Elle peut aujourd’hui faire l’objet d’alliances inédites et nécessaires.