Les fourberies de Molière ou Le Molière imaginaire

Transcription

Les fourberies de Molière ou Le Molière imaginaire
Les fourberies de Molière
ou
!
Le Molière imaginaire
!Angélique : fille de Gorgibus
Lucile : fille de Gorgibus
Élise : fille de Gorgibus
Valère : fils de Gorgibus
Clystère : valet de Valère
Gorgibus : médecin
Nérine : femme de Gorgibus
Cléante : amant de Lucile
Géronte : amant de Lucile
Mariane : amante de Valère
Martine : amante de Valère
Lisette : amante de Valère
!!
La scène est à Paris.
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A.M. Matte
Note : il est possible de faire jouer Lucile et Lisette par la même comédienne.
ACTE I
SCÈNE 1
Angélique, Lucile, Élise
ANGÉLIQUE
Si vous aviez, mes sœurs, des ambitions autres que l’hymen vous développeriez plus d’esprit.
!
LUCILE
Nous avons peu besoin d’esprit puisque nous avons déjà charme, grâce et beauté.
!
ÉLISE
Et si nous respectons votre esprit savant, Angélique, respectez au moins nos désirs de mariage; notre père
est catégorique : aucune de ses cadettes ne pourra être mariée avant leur aînée.
!
ANGÉLIQUE
Je vous répète donc que je ne suis point l’aînée tant qu’il y a notre bien-aimé frère. C’est à lui que doivent
s’adresser vos plaintes et non à moi. Justement le voici présent.
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SCÈNE 2
Valère, Clystère, Angélique, Lucile, Élise
VALÈRE
Mes chères sœurs, quel précieux débat vous occupe?
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ANGÉLIQUE
La préciosité de nos cadettes tient aujourd’hui l’hymen en otage. Et à ses côtés, moi-même, qui lui fait
fausse compagnie.
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CLYSTÈRE
Vous avez, mademoiselle, l’esprit aiguisé. Je demeure votre humble serviteur.
!
VALÈRE
Il est difficile pour moi de vous précéder jusqu'à l’autel tant que nos parents encouragent mon cœur en une
direction et que celui-ci s’enfuit vers une autre.
!
LUCILE
La solution est simple : vous n’avez qu’à épouser votre Lisette en catimini et vous en remettre au courroux
de nos parents une fois la chose faite.
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ÉLISE
Quelle désobéissance fâcheuse!
!
LUCILE
Préfèreriez-vous un célibat à vie à un hymen éventuel obtenu par cachotterie? Quoique vous n’ayez pas
d’amant, Élise, souvenez-vous que je ne puis être mariée avant vous.
!
ANGÉLIQUE
Ironie extrême que la cadette ait des soupirants que ses aînées n’ont point. S’il ne dépend que de moi, vous
ne verrez jamais l’hymen de face, Lucile, résignez-vous au célibat; il sera votre unique compagnon de vie.
!
LUCILE
Que vous êtes fâcheuse, ma sœur. Que dire à mes amants?
!
VALÈRE
Vous leur direz d’apporter avec eux patience au lieu de cadeaux pour vous – c’est un matériau plus utile. En
voici qui arrivent. Nous vous laissons à leurs soins.
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ANGÉLIQUE
Je m’épargne le supplice de demeurer en la présence de mots doux insipides et de galanteries imbéciles.
!
!
SCÈNE 3
Cléante, Géronte, Lucile, Élise
CLÉANTE
Glorieuse Lucile, permettez-moi de vous baiser les doigts.
!
GÉRONTE
Et à moi, permettez que j’embrasse vos mains entières.
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CLÉANTE
Je n’ai su vous garder de ma vue un moment de plus.
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GÉRONTE
Moi, j’étais dans le coin alors…
!
CLÉANTE
Douce Lucile, mon rival est un fat qui ne sait apprécier autant que moi vos charmes.
!
GÉRONTE
Mon rival a raison : il n’y a qu’un fat pour ne pas vous prendre dans ses bras dès qu’il vous aperçoit.
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CLÉANTE, à Géronte
Maraud! Vous osez parler ainsi à cette exquise créature?
!
GÉRONTE
Sa présence me donne un courage que je ne me reconnais pas.
!
LUCILE
Ce courage que vous mentionnez me met en tête une lettre reçue de Clitandre. (À la mention de Clitandre,
Élise s’agite.) Il est parti en galère pour de contrées lointaines, afin de me revenir valeureux et riche,
méritant ma main. Dorante, à qui j’ai lu cette lettre hier, est déjà parti à sa suite pour démontrer, lui aussi, sa
valeur.
!
ÉLISE
Où est cette lettre de Clitandre?
!
LUCILE
Dans le tiroir. (Elle ne voit pas sa sœur se lever, récupérer la lettre et la placer soigneusement dans son
corsage, près de son cœur.) Sauriez-vous, Messieurs, vous montrer aussi courageux que vos rivaux?
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CLÉANTE
Belle et généreuse Lucile, cet espoir augmente mes ardeurs. Je cours à l’instant à la recherche de courage.
!
GÉRONTE
À mon tour, je saurai vous montrer un courage qui ne parallèle aucun autre.
!
LUCILE
Quatre chevaliers ayant pour mission la conquête de mon cœur – quelle aventure digne de romans
amoureux!
!
GÉRONTE
Permettez-moi une question avant de vous quitter : pour quelle raison cette affectation de précieuse? Je vous
connais depuis longtemps une jeune fille sensible.
!
LUCILE
Le destin a fait de moi la cadette de cette famille. Mes parents avaient déjà un fils, une fille savante et une
fille obéissante et docile. Il ne me restait plus comme rôle que celui d’être la cadette ridicule.
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GÉRONTE
Une telle réponse mérite bien une action courageuse dépassant vos attentes. Vous ne serez pas déçue. Adieu,
ma dulcinée.
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LUCILE
Quel heureux concours, n’est-ce pas, ma sœur? Ainsi me voici sans décision à faire : le destin me réservera
l’époux le plus courageux. Quelle histoire pour plaire à notre mère!
!
ÉLISE
Elle ne tardera pas à l’entendre. La voici qui arrive.
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SCÈNE 4
Nérine, Lucile, Élise
NÉRINE
Je vous retrouve sans soupirants à nouveau, mes filles? N’oubliez pas que vous êtes issues d’une grande
dame et que vous devez à sa réputation au moins deux amants rivaux chacune. Angélique s’obstine à ne
recevoir aucun soupirant. Mes espoirs reposent donc sur vous.
!
LUCILE
N’ayez crainte, ma mère. Quoique Élise ne puisse répondre à vos attentes, j’ai assez à moi seule pour plaire
à vos calculs : Clitandre, Cléante, Dorante et Géronte font pour moi quatre amants rivaux.
!
NÉRINE
Ah? Alors où sont-ils?
!
LUCILE
Ils sont partis à l’instant faire preuve de grand courage afin de démontrer leur amour pour moi. Tenez, j’ai
une lettre qui vous le prouvera. (Elle va au tiroir pour y chercher la lettre et ne la trouve pas.) Où est-elle
passée?
!
ÉLISE, se dirigeant vers le tiroir
Je la vois, sous le meuble. (Elle sort la lettre de son corsage.) La voici.
!
LUCILE, lisant la lettre
« Vous ne me verrez plus à vos côtés pour quelques temps, ma bien-aimée. Je suis engagé comme apprenti
capitaine dans une galère—
!
ÉLISE
Que diable allait-il faire dans cette galère?
LUCILE
—afin de faire fortune et vous revenir honorable, valeureux et indépendant. Lorsque ceci sera accompli,
j’enverrai une missive à votre père, lui annonçant mon retour et lui demandant votre main en mariage. »
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Vous voyez, ma mère, comme je suis désirée de mes amants? Suivant l’exemple de Clitandre, Dorante est
aussi parti faire preuve de courage. Géronte et Cléante viennent à peine de sortir de cette maison déclarant
leurs intentions de faire de même.
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NÉRINE
Vous remplissez bien votre devoir de fille de grande dame. Vous saurez peut-être être comme moi, non
seulement grande dame, mais une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois grande dame :
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1° Parce que, comme l'unité est la base, le fondement, et le premier de tous les nombres, ainsi, moi, je suis
la première de toutes les grandes dames, la dame des dames.
2° Parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connaissance de toutes choses: le sens et
l'entendement; et comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois grande dame.
3° Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote; et comme je suis parfaite, et que
toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois grande dame.
4° Parce que la vie a quatre éléments pour créer un tout : la terre, le feu, l’air et l’eau, et comme je suis ainsi
un tout, je suis quatre fois grande dame.
5° Parce qu'il y a cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, et que l’on peut m’admirer avec
tous ces sens, je suis cinq fois grande dame
6° Parce que le nombre de six est celui le plus élevé sur le dé et comme je joue incessamment aux dés, je
suis six fois grande dame.
7° Parce que le nombre de sept est le nombre chanceux; et comme tous ceux qui me rencontrent sont
chanceux de ce faire, je suis sept fois grande dame.
8° Parce que le nombre de huit coïncide avec le symbole de l’infini, et que je suis infiniment grande dame,
je suis huit fois grande dame.
9° Parce qu'il y a neuf muses, et que je suis également chérie d'elles, je suis neuf fois grande dame.
10° Parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et
qu'il est le nombre universel, on trouve en moi la grande dame universelle. Ainsi voyez-vous par des raisons
plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit,
neuf, et dix fois grande dame.
J’espère, ma Lucile, et vous aussi Élise, que vous saurez honorer cet héritage qui vous vient de moi. Bien
joué, Lucile, trois amants partis suivre l’exemple du premier ayant fait preuve de son amour en galère.
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(…)
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© Octobre 2003, A.M. Matte
Avec remerciements à Julie Lepage et Johanne St-Denis
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