Point – Ligne – Plan Dossier pédagogique

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Point – Ligne – Plan Dossier pédagogique
Point – Ligne – Plan
Jean-Michel Aebischer
Eliane Gervasoni
Jean-Paul Blais
Michel Ludi
Exposition du 27 octobre au 28 novembre 2009
à la galerie La Ferme de la Chapelle
Dossier pédagogique
1. Quelques mots sur l’exposition
Il existe différentes manières de construire une exposition avec plusieurs artistes. On peut
choisir une thématique et chercher des artistes qui travaillent ce concept. On peut
demander à des artistes de créer des œuvres en fonction d’un thème d’exposition. Ou
encore, on part des œuvres déjà existantes et on rassemble des artistes qui ont des
ananlogies entre eux au niveau de leur travail.
C’est ce qui s’est passé pour cette exposition. En visitant les ateliers de ces artistes, les
correspondances entre ces différentes œuvres nous ont semblé évidentes. L’idée du titre
est née tout d’abord par les liens formels observés sur ces travaux très différents par contre
du point de vue des techniques. La récurrence du point, de la ligne et du plan a tout
naturellement fait penser au livre de Wassily Kandinsky «Point et ligne sur plan», qu’il publie
en 1926, alors qu’il est professeur au Bauhaus. En relisant cet ouvrage fondamental pour
comprendre la naissance de l’abstraction en art contemporain, des connexions bien plus
profondes se sont révélées.
2. «Point et ligne sur plan»
Kandinsy, peintre d’origine russe (Moscou 1866 – Neully-sur-Seine 1944), a exercé comme
professeur en parallèle de son travail de peinture et a écrit plusieurs ouvrages sur l’art. En
1911, il publie à Munich «Du spirituel dans l’art», qui traite de la théorie des couleurs.
Quinze ans plus tard, il écrit «Point et ligne sur plan», qui parle de la théorie des formes. Ce
qui est intéressant, dans ces deux traités, est qu’il évoque sa propre expérience de peintre
et que, en tant que professeur, il leur donne un aspect pratique, dont ses propres œuvres
sont l’illustration. Si «Point et ligne sur plan» est fondamental pour histoire de l’art, c’est
aussi qu’il a été écrit à une époque charnière pour Kandinsky, celle où il abandonne
progressivement la figuration au profit de l’abstraction. La lecture de cet écrit – comme
celle des autres écrits d’artistes – nous permet ainsi de mieux comprendre cette évolution
essentielle en art contemporain.
Point
Pour Kandinsky, «le point géométrique est un être invisible. […] Du point de vue matériel le
point égale Zéro.» Il représente la concision absolue, l’union entre le silence et la parole.
On le retrouve donc dans l’écriture, comme symbole de l’interruption. Lors qu’il grandit en
dimension, il impose une présence forte et se détache de sa fonction première liée à
l’écriture. Le point correspond en musique au battement bref d’un tambour: Kandinsky le
définit d’ailleurs comme «l’affirmation la plus concise et permanente, qui se produit
brièvement, fermement et vite». Par extension, le point devient «l’élément premier de la
peinture et spécifiquement de l’art graphique». L’artiste en arrive ainsi à définir la notion
d’œuvre d’art, directement dépendente de celle de composition: «ce ne sont pas les
formes extérieures qui définissent le contenu d’une œuvre picturale, mais les forcestensions qui vivent dans ces formes. […] Le contenu d’une œuvre d’art s’exprime par la
composition, c’est-à-dire par la somme intérieurement organisée des tensions voulues.»
Kandinsky s’interroge pour savoir si le point peut constituer une œuvre: Il examine plusieurs
possibilités, dont le point central sur un plan carré, créant une harmonie simple, et le point
décentré, qui produit une résonance double, soit celle du point et celle de
l’emplacement donné sur le plan originel. Lorsque le point se multiplie sur le plan, cela
augmente l’émotion intérieure et crée un rythme primitif qui peut se complexifier.
Ligne
Pour Kandinsky, la ligne est «la trace du point en mouvement», soit le passage essentiel
entre statique et dynamique. La transformation du point en ligne dépend d’une série de
forces, de leur nombre et combinaisons. L’action d’une force crée la droite, à laquelle
l’artiste confère des valeurs analogiques à celles données aux couleurs: la ligne
horizontale est «la forme la plus concise de l’infinité des possibilités de mouvements froids»;
la verticale, pour les mouvements chauds; et la diagonale pour les mouvements froidschauds. La répétition dense de lignes diagonales à partir d’un point central donne le
cercle. L’action de deux forces alternées sur une ligne conduit aux lignes brisées (avec
des angles) tandis que celle de deux forces simultanées produit une courbe. Enfin, une
dernière catégorie de ligne est celle des lignes combinées. Cette catégorie permet à
Kandinsky de faire des rapprochements avec le rythme et la musique, concept qu’il a
largement illustré dans ses propres tableaux.
Plan
Le plan est la surface matérielle qui porte le contenu de l’œuvre. Kandinsky l’appelle
«plan originel». En portant les lignes dont il a analysé les propriétés, le plan peut avoir une
résonance différente selon le genre de lignes. En tenant compte de la caractéristique
chaude des verticales et froide des horizontales, la forme du plan (en largeur ou en
hauteur déterminera également sa résonance. Il associe des concepts littéraires aux
parties du plan: le mouvement vers la gauche indique pour lui l’acte de sortir, et donc de
s’éloigner, d’aller vers le lointain. Par opposition, le mouvement vers la droite signifie
rentrer, aller vers la maison. Plus évident peut-être, le haut est associé au ciel, tandis que le
bas l’est à la terre.
3. Jean-Michel Aebischer
Les œuvres de cet artiste, présentées dans l’exposition, sont issues
de deux séries consécutives dans lesquelles il explore les limites du
plan et de la représentation de l’espace. La première série met
en scène des urnes qui occupent presque la totalité de la feuille.
Elles sont toutes peintes en noir et blanc, à l’huile sur papier. Les
volumes sont suggérés par de larges courbes parallèles,
semblables à des coups de pinceau, qui soulignent l’arrondi de la
forme. La spontanéité qui semble émaner au premier regard de
ces aplats blancs et noirs est contrecarrée par une extrême
maîtrise du geste qui a posé la peinture avec beaucoup de
précision. Des bandes d’un noir légèrement différent s’alternent
aussi, créant une structure plus sourde dans le fond. La
composition est maintenue par cette tension entre précision et
rapidité, par l’alternance régulière des lignes qui créent un rythme et par le remplissage
de l’espace par la forme. Avec ces peintures, l’artiste touche la frontière entre abstraction
et figuration, puisque le sujet «urne» ne semble qu’un prétexte pour travailler la courbe.
Typique de la nature morte, ce genre de contenant est ici détourné: il n’est plus objet en
soi, mais représentation d’un volume dans l’espace et de son annihilation.
La deuxième série, plus récente, montre des courbes qui
s’entrecroisent, s’interrompent, sortent de la feuille et
reviennent. On peut voir le dessin au crayon qui a servi à
l’artiste comme point de départ. Certaines parties ont été
peintes en noir, tandis que d’autres ne sont encore
qu’esquisses sans pour autant être de simples ébauches. On
sent bien la volonté de l’artiste de laisser certaines parties
vides, car la limite entre les deux traitements est clairement
définie par des quadrilatères dont il reste les traces
justement au niveau de la jonction entre pleins et vides. A
nouveau, c’est la notion de volumes dans l’espace
opposée à celle de plan bidimentionnel qui construit la
composition de manière très étudiée. Mais le volume est ici
plus aérien, suggéré par une bande dimensionnelle qui serpente dans le vide. Rien n’est
laissé au hasard, malgré ce qui pourrait apparaître au départ. La structure est pensée,
équilibrée, dans une harmonie de vides et de pleins, de blancs et de noirs.
3. Jean-Paul Blais
Les œuvres de Jean-Paul Blais sont à mi-chemin entre la
sculpture et le tableau. Par leur surface unifiée et souvent lisse et
leur forme rectangulaire qui se répète de l’un à l’autre, ils
rappellent en effet le tableau bidimensionnel, mais soit en tant
qu’objet que par la surface légèrement bombée, ils deviennent
des reliefs et donc s’apparentent à la sculpture. Le bois est la
matière première utilisée par l’artiste. Il travaille par séries qui
déclinent une technique particulière, l’emploi d’une couleur (ou
de deux), un découpage. A chaque nouvelle découverte,
l’artiste l’explore jusqu’aux frontières ultimes de son utilisation
et en plusieurs formats. Dans cette exposition, nous avons
choisi plusieurs exemples des diverses séries, afin de montrer
la grande diversité de ce travail qui pourtant reste très
unitaire dans le thème. Le titre des œuvres est d’ailleurs
toujours le même: «Le Silence de la pensée». Il est significatif
en ceci que les reliefs de Jean-Paul Blais appellent à la
méditation, comme le feraient des mandala, par exemple.
La stabilité étudiée des compositions y contribue largement
ainsi que l’équilibre des lignes, des couleurs, des vides et des pleins. Le temps et la
patience consacrés à ces travaux constituent également des facteurs qui poussent le
visiteur à observer tranquillement, à se laisser imprégner lentement par ces jeux de
matières et de structures. Pour certaines pièces, l’artiste part d’une planche unique qu’il
découpe, ponce, peint, vernit, et cela de manière répétée,
jusqu’à l’obtention de la surface qu’il désire. Dans d’autres, les
rainures sont emplies d’une enduit plus clair qui, après que la
pièce ait été peinte en noir, réapparaît grâce au ponçage très
fin et précis. Ailleurs, c’est le bois brut qui émerge sous la peinture
par endroits. D’autres séries sont bicolores, avec une moitié
blanche et une noire. D’autres encore sont créées à partir de
morceaux de bois bruts que l’artiste assemble en casiers
irrguliers, tels un plan de ville vu du haut.
Quelle que soit la technique utilisée, une constante demeure, la surface légèrement
bombée qui rend les œuvres dynamiques et plus légères. Sans cela, la masse imposante à
partir de laquelle elles sont formées deviendrait écrasante, héraldique. La courbe légère
que suit la surface donne vie à ces pièces.
4. Eliane Gervasoni
Les estampes d’Eliane Gervasoni sont faites à partir de pièces
métalliques issues du monde industriel et de feuilles de papier cuve,
c’est-à-dire d’un papier fait de manière artisanale. Dans son travail,
l’œuvre d’art naît de cette conjonction entre un objet – fabriqué à
grande échelle et qui n’aurait pas de vie propre dans l’industrie, car il
s’agit d’une pièce de montage – et une feuille de papier qui est
muette sans l’intervention de l’artiste et, dans ce cas, du gaufrage à
partir de la pièce industrielle. A cela s’ajoute la
beauté satinée du papier, agrémentée des jeux
d’ombres ton sur ton des reliefs, mais aussi la parfaite organisation
des pièces sur la feuille, qui créent un rythme différent d’une œuvre
à l’autre. En effet, le rythme peut être binaire, comme dans les
estampes avec deux cercles seulement, et alors être très marqué,
jusqu’à se multiplier à l’infini, lorsque l’artiste décide d’utiliser une
plaque parsemée d’ouvertures régulières. Le rythme alors devient
dense et léger, comme une pluie fine. L’artiste utilise parfois la couleur pour souligner les
gaufrages et diversifier la perception sensible des estampes.
Il arrive que certaines pièces aient subi des griffures ou portent la marque d’inscriptions
laissées par la main humaine. Celles-ci apparaissent lors du gaufrage et apportent une
note d’unicité qui vient rompre la régularité de la reproduction mécanique et indentique
d’un objet.
L’inscription est une voie que l’artiste a développée dans un projet de livre, dont chaque
page porte un mot tiré de «Silence, Lectures and Writings», de John Cage, comme si on
avait voulu épurer au maximum l’écrit initial et n’en garder que l’essence, la trace. Audelà de l’évocation sémantique des mots, les lettres peuvent être contemplées comme
des formes abstraites faites de courbes et de droites, harmonieusement disposées sur la
page. Sans adjonction de couleur, simplement blanc sur blanc, l’aspect purement
typographique s’estompe et laisse parler le papier, comme si ce dernier faisait naître la
lettre lui-même.
5. Michel Ludi
Les sculptures de Michel Ludi sont créées à l’aide de fils métalliques, de galets, de plumes
et de fils de pêche. De ces matières modestes, il crée une atmosphère poétique, où la
figure humaine et le végétal apparaissent régulièrement. Une constante de ses œuvres
est le traitement en silhouette des formes et la grande place laissée au vide
qui devient tout autant partie de la sculpture. C’est un peu comme si, avec
le fil, l’artiste délimitait l’espace et le sculptait. Parfois des titres viennent
éclairer le propos, donner une direction à la réflexion, mais avec ou sans titre,
le visiteur peut facilement se raconter ses propres histoires, car l’évocation
narrative et thématique est très présente.
Le fil crée une ligne de lecture qui unifie les compositions. Aggloméré en
spirales serrées pour signaler un personnage ou recourbé pour former un
visage, ou encore parsemé de ferraille pour créer une figure humaine à partir
du vide, le fil suggère le lien qui relie tous les
éléments de la réalité. La sphère est récurrente
également dans ce travail, qu’elle soit faite de
fragments de tôle rouillée et assemblée imparfaitement –
comme pour rappeler la fragilité de l’équilibre naturel et
socio-politique du monde – ou qu’elle prenne la forme d’un
galet blanc, signe peut-être des choses qu’on
voudrait garder en mémoire – ne dit-on pas
«marquer d’une pierre blanche»? Ou alors estune réminiscence du conte de Perrault, «Le Petit
Poucet», qui laisse derrière lui des cailloux blancs
pour retrouver son chemin? Dès lors, ces signes deviennent ceux de la
mémoire, de l’invitation à imaginer, à raconter. Il en va de même pour la
plume, dont la légèreté s’oppose à la pierre et qui permet de se laisser porter
par le vent. Elle en acquiert ainsi la connotation de messagère entre deux
mondes, de liberté et symbole de l’esprit, comme dans les civilisations
autochtones d’Amérique du Nord. Il y a d’ailleurs quelque chose du totem
dans certaines sculptures, dans leur forme élancée vers le ciel, surmontée
d’une forme rayonnante ou parfaitement symétrique.