Par l`entrebâillement

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Par l`entrebâillement
Par l'entrebâillement
Nous voici encore à pleurer. A-t-on l'air minables, comme ça, de la morve sur le nez
et qui coule dans la bouche ! On étouffera mais tant pis, on chiale.
Le grand tralala des larmes c'est parce qu'après notre chienne Wajda, la grand-mère
nous a quittés à son tour. Elle n'a pas pris la direction du cimetière mais celle de la grande
bleue, des neiges éternelles ou d'un bordel à Phuket. La grand-mère s'est tirée, les valises en
pendentif et son parapluie aux baleines zigzags calé sous l'aisselle. Wajda, elle s'est faufilée
l'autre jour par un entrebâillement en griffant le lino, clic clic et puis à la prochaine. Elle
était partie qu'on n'avait même pas pu l'arrêter ; partie se rouler sur l'herbe en friche, partie
rejoindre quelque clebs forcément marlou, des croûtes sur les plis mous de la peau, les
oreilles taillées pointues avec des amas dedans, noirs comme œufs de puces, comme crasse
d'enfant.
Elles nous ont quittés.
La maison sent le froid, pas même le réchauffé de l'oignon frit et du jus de viande.
Nous ne cuisinons plus. Sans Wajda pour lécher, sans la grand-mère pour critiquer...
Le paternel et moi fixons les murs. J'ai compté les fissures, aperçu des bestioles,
répertorié le nombre de leurs pattes, songé à les écraser mais il aurait fallu se lever. J'me
sens mieux sur la glu de ma chaise, qui me colle aux fesses que je ne lave plus, pour ne plus
bouger.
Quelqu'un est venu, a frappé sur la porte. Wajda aurait aboyé, la grand-mère gueulé
«C'est qui ? » mais tous les deux, sous le plafond jaune pisseux, nous nous sommes tus, le
regard à peine allumé.
Sur la table qui nous maintient encore, bien au centre du dessous-de-plat, la tache
chiffonnée de la lettre laissée par la grand-mère, où elle nous traite de cons son fils et moi et
faut un peu lire comment ! Ce n'est pas rien une insulte de vieille, ça a pris le temps de mûrir
gentil et sans soleil.
Nous, les cons de la grand-mère, son mépris nous a fusillés terrible.
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Partir, à soixante-dix-huit ans... elle nous a infligé ce grand manquement. Qu'elle en
ait eu assez de la tête de son fils, le navet mou au poil clairsemé, qui ne parle plus que pour
aboyer des jérémiades cassées, j'applaudis. Mais que ma grand-mère, ma grosse vieille aux
seins coussins, m'ait reproché tout un tas de médiocrités et des pas racontables, m'ait couvert
de mots dégueulasses, je n'admets pas !
Alors je me tiens assis, les mains à plat sur la toile cirée de la table, face à mon père
qui pleure. Je pleure avec lui ou à part, vaguement lâche. J'ai besoin d'avaler doucement, en
regardant les minutes qui disent ma fainéantise, ma nonchalance, besoin de mâchouiller la
bouillie grumeaux qu'a déposée ma grand-mère sur le dessous-de-plat.
Mon gosier se rétracte à chaque mot que je pousse dedans. J'aide avec les doigts, je
mords tout bien, ne laisse rien sortir ni dépasser au bord des lèvres. Suis sans bavoir.
«Mastique bien», qu'elle m'a répété à l'infini la grand-mère, « c'est meilleur pour la
digestion. » Ah ben tu parles, l'infect mensonge ! J'ai beau m'user les molaires sur le
discours d'adieu de la vieille, rien à faire, il pèse affreux sur l'estomac. Mon foie balance des
cataractes de bile, à noyer la ville sous les vomissements verts. Et vas-y que la nausée
remonte, me tord ! J'en suffoque, avec des rots énormes que j'envoie au visage du père, lui
se tortillant sous l'assaut, ne giflant pas l'affront, reniflant.
Et Wajda enfuie... la chaleur de son cul rond confessant l'envie terrible du chien, de
tous les chiens ! Mes mains posées à plat sur la toile cirée, moites et que je ne peux essuyer
sur le poil de Wajda, ma chienne aimable à la langue bisou qui puait le pourri des vautours...
mais qu'est-ce que j'm'en foutais, le visage enfoui dans sa tiédeur fœtale !
Maman Wajda. Parce que l'autre, la vraie, avait disparu alors que je découvrais
seulement mes orteils au berceau ! Partie. Alors depuis, la grand-mère, en forteresse. Alors
Wajda.
Mais elles nous ont quittés.
Le ridicule du père et moi, accrochés à notre table, gondolerait le lino si ce n'était
déjà fait, la faute à l'humidité du sous-sol. Nous jouons une tragédie, du genre en noir et
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blanc, qui sied mal à notre teint populo, rouge comme le vin et le sang versés dans les
mines, sur les barricades, pour marquer l'acier des usines et des guerres. Ce teint de la chair
à bombarde, du fruit mûr sous la meule, toujours broyé et content de l'être.
Elle manque de noblesse notre tragédie. Pour c'que j'en sais, pas d'Atrides dans notre
généalogie, que du couillon poches vides avec Dieu unique et plus très glorieux dans son
tabernacle de quartier. Pas rancunier le Dieu unique en fin de compte lorsqu'on s'attarde sur
la saleté des hommes, sur tout ce qu'on s'acharne à faire pour se glorioler, se donner de la
souffrance sur le coin du nez sans merci ni pardon, non, il n'est pas si rancunier au contraire
des toges de l'Olympe. Ou s'il l'est, alors la grand-mère et la Wajda et ma mère aussi, tiens,
pour tout ce qu'elles nous font endurer de bien salaud là où ça palpite à vitesse contrariée,
elles seraient foudroyées déjà. Et nous le saurions, non ?
Le père et moi dans notre cuisine froide, silencieux inactifs, acteurs muets de
troisième rôle... Rien à filmer, nous avons beau pleurer et garder nuque ployée, nous jouons
mal le tragique. Y'aurait pas pire que nous même en repêchant les archives du temps des
Lumière ! Car en définitive le père et moi nous faisons comédie, une qui grince aux
jointures de sa pellicule et de son montage, avec des « gueules » pour huiler le scénario mais
pas de jeunes premiers pour que viennent des perles aux lèvres des femmes. Pas de ça chez
nous. Pas d'Atrides, pas d'Hippolyte.
Avec son reste de cheveux ébouriffés, son marcel blanc, jaune de sueur aigre, ses
bras que leur peau molle accuse d'être un amant fini, mon père ressemble au boulanger
largué, à un Raimu des grands soirs. Sa boulangère à lui, ma maman à moi, est partie depuis
longtemps, narines palpitantes derrière la houlette d'un berger au galeux troupeau, voire sans
troupeau, ou alors avec celui d'un autre parce que ce berger c'est de la graine de voleur, de la
fripouille à guitare avec trémolos plein la besace, du pas forcément beau mais du sensuel
pour boulangère. Du Julio Iglésias bêlant qui enveloppe les femmes des autres sous sa
houppelande, les fait se vautrer nues sur les joncs d'une île alors qu'une mère nue sur un
sable inconnu c'est une offense pour n'importe quel fils !
Personne ne nous a ramené notre boulangère-maman, le film a raconté que des
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conneries. Un moment déjà que les curés sont en voie de disparition et que les instituteurs
ont changé de nom, égarés depuis dans le médiocre, du coup, pas un qui ne se soit présenté
pour s'en aller quérir la pécheresse sous la houppelande, la confesser, l'absoudre et la jucher
sur un âne pour la reconduire en notre Jérusalem. Même en admettant une entorse à la
nostalgie et en remplaçant l'âne par une Peugeot quelconque, personne, ni curé ni instit, n'a
daigné ramener la boulangère en son foyer. La fin du film était tronquée puisqu'elle nous
avait vraiment quittés.
Et puis après, Wajda. Et puis grand-mère. Parties. Enfuies.
Ça commence à faire beaucoup, même pour Raimu.
Je tourne la tête, regarde en direction de la porte d'entrée. Dans le film qu'on pourrait
singer si l'on se concentrait, plus convaincus moins cyniques, on entendrait les griffes de
Wajda sur le bois. Nous verrions l'entrebâillement nécessaire. Par lequel elle rentrerait,
reviendrait, notre Wajda-Pomponette au cul rond, chaloupant sans honte, réclamant l'eau et
le pain. Le pain de mon père qui lui dirait son reste à la chienne-chatte et comme il faut et
balancé juste. Il lui dirait toutes ses saloperies de femelle à Wajda-Pomponette pendant
qu'elle frétillerait du museau dans sa gamelle qu'on n'avait pas osé ranger dans le placard.
Il manquerait la femme perdue-retrouvée en face de mon père, pour bien capter que
la ritournelle des reproches adressés à la chienne cachaient ceux que le « gentil » boulanger
ne voudrait pas jeter au sexy visage de la boulangère. Parce que quand même Ginette
Leclerc, elle avait une bouche qui criait l'amour. Cette moue... comme un désir jamais
rassasié. Presque pas regardable, peu contrôlable. C'est là qu'on se goure de film avec mon
père-Raimu parce que ma mère, si j'en juge par la photo de mariage sur la télé, ses lèvres
forment une ligne dure comme barbelés et à bien réfléchir, quel berger renonçant à sa liberté
pour une bouche pareille ? Quel berger dans notre ville ?... ça aussi, oui, bien sûr, mais il
avait pu se déguiser en routier le berger, ce qui compte c'est qu'il n'était pas du quartier, qu'il
était de passage pour nous faire cette injure qui dure, et dure. Dans le film, tout un village se
mobilise pour manger à nouveau le pain ; notre quartier n'a pas bougé un muscle, il grignote
du pain industriel. Mon père aurait dû acquérir un pétrin puis s'y coucher. Ça aurait forcé le
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respect. On nous aurait consolés. Wajda et la grand-mère auraient moins trimé pour nous
porter.
Je la regarde toujours cette fichue porte close et d'un coup l'envie de l'entrebâiller me
soulève. Mes jambes chancellent et je cahote jusqu'au bouton que je tourne pour ce petit rai
d'espoir, d'air extérieur que je fais pénétrer pour ne pas trop affoler mon Raimu que j'entends
s'agiter nerveux, là-bas, à la table. Il est de ceux qui pensent que le chagrin ça s'enferme, se
cloître à la lumière, aux gens, au dehors. Par l'entrebâillement, un œil, un indiscret pourrait
se glisser et zyeuter et se repaître de notre malheur, de la façon qu'on a de se complaire
dedans. Mon père-Raimu détient son petit orgueil, a l'honneur besogneux. Peut-être, mais ils
sont tout ce qu'il lui reste à épargner. Je sais la crainte du boulanger à l'idée du spectacle
foireux qu'on pourrait offrir aux yeux caméras des autres.
Non, mon père n'est pas encore prêt pour la carrière d'acteur, pour le tragi-comique
du boulanger cocu. Et pourtant...
Sans quitter la porte des yeux, dos tourné au père, je lui débite mon monologue, ma
grande scène. Les lumières sont braquées sur moi, le héros de l'entrebâillement. Je connais
mon texte par cœur et je le joue, pour mon père, pour qu'il se persuade que le cinéma peut
anticiper sur la vie, même la nôtre, la bien pataude, la très pathétique qu'il illumine si,
comme dans ses histoires, par l'entrebâillement, reviennent les disparues, les enfuies, les
parties ; rentre le miracle.
Je raconte à mon père que Wajda se pointera comme Pomponette, obligatoirement,
car tôt ou tard, il lui tardera de manger le pain, le bon, le moelleux, pas le rassis des
poubelles.
Je lui raconte encore à mon Raimu que sa mère reviendra aussi, qu'à son âge elle
n'aura pas l'endurance des garces au corps plus dur que le cœur, que la faim la tenaillera,
comme le souvenir de son lit où il lui faudra bien venir mourir parce qu'ailleurs, dans un
hôtel ou un cloaque, ce ne serait pas décent et que la grand-mère, malgré ce qu'elle a écrit,
elle nous aime encore assez pour souhaiter qu'on soit assis sur son édredon, à tenir ses mains
évitant qu'elle ne glisse trop vite, au moment de la toute fin. Ça ne doit pas se rater, une fin.
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Je raconte enfin à mon père que celle dont nous ne parlons jamais, celle à la bouche
barbelés, et bien même cette garce-là, elle se rappellera le chemin qui mène jusqu'à nous,
qu'est toujours le même. Elle grimpera l'escalier une valise amochée à la main et des sillons
aux paupières, des cheveux gris ; elle verra l'entrebâillement, comprendra que chez Raimu et
son fils il est inutile de frapper, qu'on pardonne là aux fugitives parce qu'on est comme ça,
nous, le cœur bon comme notre pain.
J'ai été excellent ! Pas de modestie. J'ai déposé mon ventre et tout ce qui y vibre, sur
le plateau de tournage. Mon père a attrapé l'espoir.
Lui tournant toujours le dos, je l'écoute se lever, se secouer, aller à la fenêtre, l'ouvrir.
Il va guetter au haut de la rue, cet espoir que j'ai amorcé. L'espoir ne peut pas venir du bas.
Je le sens remonté comme une pendule mon Raimu. S'il était le boulanger du film, il
pétrirait le pain sans qu'on le supplie ni que le quartier se déplace à cent, à mille, pour ça. Il
le ferait, seul avec la lumière de ses mains, façonnant la pâte blonde, cet amour des hommes
à leurs semblables.
Mon père n'aime pas les fins tristes au cinéma, larmes au yeux et mouchoir en boule.
Il préfère que tout soit bien arrangé comme il faut pour les personnages qu'on lui a fait
rencontrer, surtout les gentils, les qui ne s'ébruitent pas, les comme lui. Il apprécie aussi les
fins mystère quand le spectateur doit imaginer, conclure seul l'inachevé, à sa manière.
Alors avant de regagner la cuisine, je prends soin de tirer un peu plus vers moi la
porte d'entrée, de faire de l'entrebâillement, une ouverture.
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