Le petit journal de la guinguette semaine 36BIS

Transcription

Le petit journal de la guinguette semaine 36BIS
VESSIES ET LANTERNES
Les laissés-pour-compte de la Guinguette
l’aîné
« On est les mal-aimés du lieu,
comme si s’afficher en notre compagnie était honteux. Il y a deux sortes
de gens : ceux qui nous évitent et ceux
qui se cachent pour venir nous voir. »
C’est celui de droite qui s’est adressé à moi dès que j’ai émergé du
petit couloir arboré. L’aîné sans
doute – ils ont un air de famille,
c’est frappant. « Ah ! Vous êtes de
Saint-Pryvé ! » dis-je en me référant
à l’inscription qu’ils portent sur le
torse. Il soupire : « C’était le bon
temps... On était bien chez nos petits
vieux, ils prenaient soin de nous, ils
nous fatiguaient pas trop. » Le frangin tique un peu : « Moi, ici, j’aime
assez bien. On voit du monde ».
Le fait est : certains soirs de grosse affluence, même à trois ils ne
chômeraient pas. Ils ont de l’allure,
les deux frangins, avec leur maillot
rouge et blanc, leur liquette jaune
et leur falzar gris. Bon, tout ça est
un peu terni en fin de saison mais
les gens de la Guinguette vont leur
payer un petit lifting. Sans compter que terni, on le serait à moins :
quatre hectolitres et demi déversés
dans le « trou à Charles » (lieudit
cadastral de l’endroit). « On n’a pas
le cadet
battu le record de l’an dernier à six
virgule huit, à cause de toute cette
flotte en juin. » J’ose : « Comme ça, à
l’écart, vous devez plus d’une fois
vous emmer... ? » Qu’est-ce que je
n’ai pas dit ! Les protestations fusent : « Ah ça jamais ! », « Plutôt crever ! », « Tu nous injuries ou quoi ? »
Je comprends ma méprise – un
petit écriteau précise que le mot
M.... est absolument
proscrit en ces lieux –
et m’excuse. Le petit
pâlit sous l’outrage :
« Pour ce que tu dis, il y
a nos parents » – du
menton il désigne les
deux cabines en bardeaux, à l’écart des
tables. « Eux, ils ont
tout. » L’aîné enchaîne : « Le papier, la sciure et le couvercle... Et l’eau claire à proximité. »
Je crois de mon devoir de prendre
leur défense : « C’est quand même
plus confortable pour les visiteurs. »
« Confortable, confortable ! Ils se sont
embourgeoisés, oui ! Ils se sentent plus
pisser. Avant, ils étaient au fond du
jardin, avec le papier journal accroché au clou... »
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Ah, le conflit des générations...
Je ne veux pas rester sur cette
mauvaise note : « Ici au moins vous
en voyez passer, du monde ! » Ils s’exclament : « Ah oui, et de toutes sortes ! » Le petit chantonne, façon
Perret : « Des vrais, des faux, des
laids, des beaux, des durs, des mous,
des au grand cou, des gros touffus, des
p'tits joufflus, des grands ridés, des
monts pelés, tout tout tout tout... »
On s’esclaffe de bon cœur.
Une pensée fulgurante me traverse : « Hélas tous masculins... » « Va
pas croire ça, ah non ! On a nos petites exceptions. à nous, on nous la fait
pas, on n’est pas du genre à prendre
les vessies pour des lanternes [le plus
grand]. » « Elles riaient toutes les
deux aux éclats quand elles se sont
accroupies. Moi, c’était la blondinette. Un beau spectacle vraiment ! à se
relever la nuit... [le cadet] »
C’est l’aîné qui conclut : « Nos
parents, ils ont peut-être de l’eau
pour se rincer. Nous, on préfère se
rincer l’œil. »
DES PÂTURES
guinguette ligérienne bauloise - n°18 - 10 sept. 2016
LE BEAU DÉLIRE
des Deux Moiselles de B.
les parents
à l’année prochaine !
LA CORNE
06 99 99 09 70
directrice de publication
Marie Dubernet
rédaction
Cyril Varquet, Roger Wallet
Elles sont tourangelles et toutes
deux du quartier Blanqui (le B).
Musiciennes aussi, l’une (Amandine De Doncker) a fait le Conservatoire, l’autre (Juliette Rillard) est
autodidacte. Impossible pour elles
de ne pas se rencontrer.
Elles aiment la chanson. Leur
premier spectacle, « Cabarette »,
s’inspire des cabarets des années
60. Le second s’appelle... « Guinguette » ! et comporte un concours
de danse.
Tout démarre de façon assez classique : par un petit Van Parys,
« Bonnes gens, écoutez la triste
ritournelle des amants errants en
proie à leurs tourments... » Les voix
sont puissantes, expressives, et très
joliment accordées. Amandine est
au clavier mais elle interprète aussi,
en solo parfois – « La vie s’envole »,
« Les hommes ils aiment Les femmes
à hommes Les femmes elles aiment
Les hommes à femmes... » que créa
Jeanne Moreau.
Car, passée la première chanson,
le duo se dévoile rapidement : c’est
d’abord « l’amour à la plage Et mes
yeux dans tes yeux... », gentiment
sensuel, puis « Le maître nageur » à
qui Colette Renard prêta sa
gouaille coquine. De Barbara, un
« Joyeux Noël » lestement infidèle...
Le public accroche, amusé et titillé
par ces gentilles inconvenances.
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Juliette s’était éclipsée. La revoici
en vamp, robe rouge fendue sur le
côté et boa, rieuse et provocante
dans « L’éternel féminin » de... Juliette (Noureddine).
Je n’ai pas parlé de son ukulélé
mais, quand elle s’assied à une table
au milieu des spectateurs, la fragilité qu’elle dégage est un moment
très émouvant. Parce que, bien sûr,
les deux jeunes femmes ont les
moyens vocaux et scéniques de
tout interpréter.
Une trouvaille magnifique dans
ce spectacle : les inserts publicitaires en direct qui vantent les mérites
de la marque Les Deux Moiselles
du B ». D’une belle insolence.
Je ne l’ai pas dit : elles sont jolies.
Une première à la Guinguette :
séance de signatures à l’issue du set.
UNE FACÉTIEUSE VISITE AU MUSÉE
La compagnie Ô donne vie à quatre tableaux
emblématiques de l’art contemporain
Utilisant le principe de petite
scène tournante, Nathalie Chartier
se mue en gardienne de musée.
Ton docte, recommandations d’usage, elle est parfaite dans ce rôle
un peu pincé. Derrière elle on
reconnaît La chambre de Van Gogh
(1888) avec quelques éléments
décrochés de la toile. Mais on
appelle Huguette Létoile pour
réceptionner un nouveau tableau.
Elle nous confie la garde du musée.
Nous voici donc devant le lit jaune
de Vincent, les deux chaises, la
table et la fenêtre, la serviette
accrochée, le petit cadre... Soudain
surgit, rousse, ce que l’on prend
d’abord pour une feuille. Elle
caresse le pied de lit, y aurait-il lçdessous une femme de ménage ?
Ce n’est pas une plume mais une
queue, celle d’un chat qui furète
partout. Le mutin se prénomme
Rudy. Il fait tomber la chaise.
Soudain la fenêtre s’ouvre et apparaît un gros tournesol – la fleur
emblématique
du
peintre. Ça sonne et
Rudy s’éclipse.
Le dispositif tourne
d’un quart de tour et
nous voici devant un
Matisse, Intérieur avec
phonographe (1924) :
un plat avec ananas et
poisson. Rudy va faire
rouler le premier au
sol et se régaler du
second. Quel fripon !
Quand il se glisse dans
La liseuse de Picasso
(1921, ph. ci-contre),
il va nous révéler sa
nature profonde : c’est
un câlin et les caresses
de la lectrice vont le
combler. La manipulatrice prête son bras à
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la femme du tableau et vient se perdre dans sa fourrure rousse.
Le dernier tableau, Carré blanc
sur fond blanc de Malevitch (1918)
est une œuvre abstraite de l’école
« suprématiste ». La scène démarre
en fait avec un autre tableau plus
coloré du même peintre : un rond
orange, des formes géométriques
noires et rouges. Rudy va s’en jouer
et les faire toutes disparaître.
Nathalie Chartier anime très finement les éléments, reconstituant
un personnage caractéristique du
peintre russe.
La conception est d’une merveilleuse ingéniosité et l’interprétation souriante et légère. Les
musiques sont de Guy Couralet
(ainsi que Debussy et Scott Joplin),
le texte et la mise en scène de
Sabrina Christel. Le spectacle
« Comme des images » est destiné
aux enfants de 2 à 7 ans. Une
remarquable création de la compagnie abraysienne (Saint-Jean-deBraye).
DE LA LUMIÈRE PLEIN LES TOILES
1980, elle obtient le 1er prix d’aquarelle au Salon des arts de
Odile peint. Elle s’est arrêtée à la Guinguette.
Beaugency. Une de ses chances
sera aussi, à ses
débuts, d’exposer
dans un magasin
d’ameublement orléanais.
Les voyages vont
nourrir sa peinture.
Afrique du Nord,
Scandinavie, Portugal et, récemment,
Italie. Ce sont ces
ci-dessus : un univers coloré proche
des albums jeunesse
tableaux qu’elle a
disposés sur une
à g. : aux couleurs lumineuses de l’Italie
table de la GuinGino Morello est de guette. Un éclat de soleil ! Arcette parentèle. Il va fil- bres en fleurs, petites maisons
mer les ouvriers des colorées, un peu de linge sur un
Elle a le regard aussi lumineux mines d’étain. Grâce à lui elle fil et toujours ce soleil bien
que ses peintures. Lumineux et va vivre trois semaines dans une rond dans le ciel.
Et puis une autre série que
joyeux. Elle est née balgentien- communauté indienne. Un
ne, dans une famille « à la fibre voyage initiatique dont elle rapproche la composition du
revient avec une réponse à sa fond en carrés colorés, parfois
artistique, dessin et musique ».
Les études ne sont pas son question : désormais la peinture décorés d’une dentelle. On est
là très près de l’univers de la lit« truc». Depuis toute petite elle sera sa vie !
À l’automne 78, elle s’achète térature jeunesse.
dessine, elle ne prendra jamais
Une peinture qui rend heude cours. Avec deux amis elle des gouaches et se donne un an
apprend la guitare classique, pour sa première exposition. Ce reux ceux qui la regardent.
elle a « un assez bon niveau ». sera dans un local de la
Poste à La Source. Et ce
Que va-t-elle faire de sa vie ?
Sitôt refermée la porte du coup d’essai est réussi :
lycée, elle fait toutes sortes de elle ne recueille que de
boulots pour économiser assez bons échos et elle vend.
d’argent et réaliser son rêve : Dès lors, elle ne s’arrêtevoyager. À vingt et un ans elle ra plus.
« J’ai touché à tout : paspart neuf mois en Amérique du
tel, acrylique, huile, graSud : Pérou, Bolivie, Équateur.
Ce sera l’occasion d’une ren- vure, collages... Au retour
contre inoubliable avec un prê- de mon périple sud-amétre adepte de la « théologie de la ricain, j’ai connu ce que
libération » – on est à l’époque j’appelle ma "période
de Helder Camara (surnommé bleue". J’étais incapable
l’évêque rouge par la junte brési- de mettre du rouge. » Elle
lienne au pouvoir) et le souve- aura aussi une période
nir de Camilo Torres, prêtre et épouvantails (après en
révolutionnaire colombien, est avoir fabriqué un « vrai »
avec son grand-père. En
encore très vivace.
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