Textes – Inoculation variole

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Textes – Inoculation variole
L’inoculation de la variole en Angleterre : lettre adressée au docteur de la Coste (1723)
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« Monsieur,
Vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir que de m’apprendre votre agréable
situation à Paris, j’espère que la fortune y laissera connaître votre mérite, et ne s’opposera pas
aux vues que Messieurs les Premiers médecins ont formées pour vous y établir. Je m’estimerai
heureux, si j’y puis contribuer en vous faisant part de mes observations sur l’inoculation de la
petite vérole. En cela je ne fais que seconder les intentions du chevalier Slone, qui vous a déjà
écrit sur ce sujet. Vous savez par lui que le succès de cette pratique l’a établie dans presque
toutes les provinces de ce royaume. Le 30 juin je reçus une lettre du docteur Nele, médecin à
Salisbury, où depuis deux mois on a inoculé plus de cent personnes, jeunes et adultes, avec un
succès merveilleux, puisque presque tous ont eu une petite vérole régulière, distincte et très
favorable ; personne n’y est mort après l’inoculation et la petite vérole naturelle en emporte un
grand nombre. Depuis trois mois j’ai inoculé trente personnes du premier rang, depuis l’âge de
quatorze semaines jusqu’à dix sept ans : ils ont tous eu ce que tout le monde appelle petite
vérole régulière et distincte mais pour la plupart plus favorable, et les pustules en moindre
nombre que dans le cours ordinaire. Je crois pouvoir compter que pendant ces trois derniers
mois cent personnes inoculées ici ont eu le même succès que ceux qui m’ont passé par les
mains ; mais je ne saurais vous marquer le nombre exact des inoculés dans les différentes
provinces d’Angleterre. Le docteur Jurin secrétaire de la Société Royale en fait un recueil qu’il
communiquera au public dans la seconde édition qui va paraître de la comparaison de la
mortalité de la petite vérole dans le cours ordinaire et par l’inoculation. Sa première édition a
dû être insérée dans les Transactions philosophiques de la Société1, et a fait un grand nombre
de prosélytes. Il y prouve par les registres de la mortalité à Londres et à dix mille à l’entour,
que depuis quarante-deux ans il est mort communibus annis soixante-douze sur mille. Que
parmi ces mille trois cent quatre-vingt-six sont morts de différentes maladies avant l’âge de
deux ans, qu’il suppose n’avoir pas pu avoir la petite vérole, et supposant aussi que les six cent
quatorze restants ont tous eu la petite vérole, il trouve que cette maladie en a emporté deux en
dix sept et dans le registre qu’on a tenu en plusieurs endroits de ceux qui sont morts de la petite
vérole, il trouve que le calcul est de dix neuf sur mille. Il a opposé ce calcul à celui de la petite
vérole produite par inoculation, ou admettant que deux personnes, qu’on dit être mortes après
cette opération, sont mortes de cette maladie en Angleterre, sur 182 inoculés, c’est un sur
quatre-vingt onze. (…) Voilà Monsieur, les motifs qui ont encouragé cette pratique. Vous savez
d’ailleurs que les relations que la Société Royale a reçues du Levant en a donné la première
pensée. Cette opération est en usage dans ce pays-là depuis un temps immémorial, aussi bien
que dans la partie méridionale de la provinces de Galles. Dans cette province elle n’a eu lieu
que parmi les gens du commun ; mais dans le voisinage de Constantinople il y a eu des années
où jusqu’à mille de tous les rangs ont passé par cette épreuve, et à ce qu’on assure avec un
succès si constant, qu’il n’y en a eu que deux qui en soient morts encore en attribue-t-on la
cause à d’autres maladies que la petite vérole. (…) Si le théologien Massey a prêché que cette
pratique était diabolique, et tâché de prouver que le démon avait donné la petite vérole à Job
par inoculation, l’évêque de Salisbury qui a fait inoculer son fils et plusieurs autres casuistes
qui ont suivi son exemple, ont prouvé que c’était tenter Dieu, que de ne pas se servir des
moyens que la Providence fait connaître pour la conservation de la vie, et que cette pratique
n’est pas plus criminelle que la saignée et plusieurs autres remèdes que la médecine emploie
tous les jours. Si quelques médecins et politiques l’ont désapprouvée, et si d’autres encore
aujourd’hui ne sont pas convaincus de l’efficace de cette pratique, et doutent si la petite vérole
ainsi produite, assure pour toujours contre cette maladie, d’autres qui en ont suivi de près la
pratique sont convaincus du contraire, et ne croient pas qu’on doive attendre quarante ans pour
voir si les premiers auront raison. C’est ce qui a encouragé les docteurs Sloane, Fuller, Broady
et plusieurs autres médecins à inoculer leurs enfants, en quoi ils ont été suivis par plusieurs
autres de la Faculté ; si les docteurs Blackmore, Wagstaff et l’apothicaire Massey ont écrit
contre la pratique de l’inoculation, le docteur Arbuthnot ci-devant médecin de la reine sous le
Étude parue dans Transactions de la Société Royale de Londres, n°374, 1722, p. 213. Voir les tables à la page suivante.
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nom de Maitland, a répondu à leurs objections par des faits, ainsi que les docteurs Jurin,
Nettleton, Broady et le chirurgien Maitland. Voilà l’état de l’affaire (…).
Si vous pouvez m’entendre, c’est tout ce que je me propose. Je souhaite pour le bien
public, que cette pratique se répande, parce que je suis convaincu qu’il n’y a point de
découverte faite en médecine, qui tende plus à sa conservation. Je serai bien aise d’apprendre
ce que les célèbres de la Faculté de Paris en pensent, et d’apprendre que vous y prospérez. Je
suis, etc.
Claude Amyand »
M. de la Coste, Lettre sur l’inoculation de la petite vérole, Paris, 1723, p. 62-75.
L’inoculation selon Voltaire (1734)
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« On dit doucement dans l’Europe chrétienne que les Anglais sont des fous et des
enragés : des fous parce qu’ils donnent la petite-vérole à leurs enfants pour les empêcher de
l’avoir ; des enragés, parce qu’ils communiquent de gaieté de cœur à ces enfants une maladie
certaine et affreuse, dans la vue de prévenir un mal incertain. Les Anglais, de leur côté, disent :
les autres Européens sont des lâches et des dénaturés : ils sont lâches en ce qu’ils craignent de
faire un peu de mal à leurs enfants ; dénaturés, en ce qu’ils les exposent à mourir un jour de la
petite-vérole. Pour juger laquelle des deux nations a raison, voici l’histoire de cette fameuse
insertion dont on parle en France avant tant d’effroi.
Les femmes de Circassie sont, de temps immémorial, dans l’usage de donner la petitevérole à leurs enfants même à l’âge de six mois, en leur faisant une incision au bras, et en
insérant dans cette incision une pustule qu’elles ont soigneusement enlevée du corps d’un autre
enfant. Cette pustule fait, dans le bras où elle est insinuée, l’effet du levain dans un morceau de
pâte ; elle y fermente, et répand dans la masse du sang les qualités dont elle est empreinte. (…)
Les Circassiens s’aperçurent que sur mille personnes il s’en trouvait à peine une seule
qui fût attaquée deux fois d’une petite-vérole bien complète ; qu’à la vérité on essuie
quelquefois trois ou quatre petites-véroles légères, mais jamais deux qui soient décidées et
dangereuses ; qu’en un mot jamais on n’a véritablement cette maladie deux fois en sa vie. Ils
remarquèrent encore que, quand les petites-véroles sont très bénignes, et que leur éruption ne
trouve à percer qu’une peau délicate et fine, elles ne laissent aucune impression sur le visage.
De ces observations naturelles ils conclurent que, si un enfant de six mois ou d’un an avait une
petite-vérole bénigne, il n’en mourrait pas, il n’en serait pas marqué, et serait quitte de cette
maladie pour le reste de ses jours. (…)
Quelques gens prétendent que les Circassiens prirent autrefois cette coutume des
Arabes ; mais nous laissons ce point d’histoire à éclaircir par quelque bénédictin, qui ne
manquera pas de composer là-dessus plusieurs volumes in-folio avec les preuves. Tout ce que
j’ai à dire sur cette matière, c’est que dans le commencement du règne de Georges Ier, madame
de Wortley-Montague [sic], une des femmes d’Angleterre qui ont le plus d’esprit et le plus de
force dans l’esprit, étant avec son mari en ambassade à Constantinople, s’avisa de donner sans
scrupule la petite-vérole à un enfant dont elle était accouchée en ce pays. Son chapelain eut
beau lui dire que cette expérience n’était pas chrétienne, et ne pouvait réussir que chez des
infidèles, le fils de madame Wortley s’en trouva à merveille. Cette dame, de retour à Londres,
fit part de son expérience à la princesse de Galles, qui est aujourd’hui reine ; il faut avouer que,
titres et couronnes à part, cette princesse est née pour encourager tous les arts et pour faire du
bien aux hommes ; c’est un philosophe aimable sur le trône ; elle n’a jamais perdu ni une
occasion de s’instruire, ni une occasion d’exercer sa générosité. (…) Dès qu’elle eut entendu
parler de l’inoculation ou insertion de la petite-vérole, elle en fit faire l’épreuve sur quatre
criminels condamnés à mort, à qui elle sauva doublement la vie ; car non seulement elle les tira
de la potence, mais, à la faveur de cette petite-vérole artificielle, elle prévint la naturelle, qu’ils
auraient probablement eue, et dont ils seraient morts peut-être dans un âge plus avancé. La
princesse, assurée de l’utilité de cette épreuve, fit inoculer ses enfants : l’Angleterre suivit son
exemple, et, depuis ce temps, dix mille enfants de famille au moins doivent ainsi la vie à la
reine et à madame Wortley-Montague, et autant de filles leur beauté. »
Voltaire, Lettres philosophiques, « Lettre XI, Sur l’insertion de la petite-vérole », Œuvres
complètes de Voltaire, Paris, Baudouin, 1827, t. XXXV, p. 86-91.
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