La saveur du savoir

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La saveur du savoir
La saveur du savoir, Jean-Pierre Astolfi, préface1du
cédérom « Autour du mot », 2000
La saveur
du savoir
L’
école, instituée à cet effet par la société, est aujourd’hui reconnue
comme le lieu privilégié de l’accès aux savoirs,. Si l’on parle, à juste titre,
de « mettre les élève au centre des apprentissages », on devrait en dire
autant des savoirs. Mais sait-on assez que ce mot savoir est, dans la
langue française, un doublet du mot saveur, tous deux dérivant du latin sapere.
Certes, la métaphore digestive est fréquente dans l’enseignement puisqu’on parle
volontiers de l’ingurgitation des connaissances, de leur assimilation... et aussi de
l’indigestion qu’elles peuvent provoquer ! Mais entre la digestion et la saveur, il y a
tout ce qui sépare le biologique de l’esthétique.
Le glouton et le gourmet
Chaque savoir – avec son lexique spécifique et le sens particulier qu’il confère à des
termes courants – est d’abord ce qui donne au réel son goût spécifique (on pourrait
aussi bien dire sa coloration ou sa musicalité particulière). Il rend saillantes certaines
caractéristiques du réel qui échappent au sens commun. L’expert est celui qui, dans
une situation donnée, « voit » ce qui échappe aux autres, grâce aux ressources de
ses concepts bien davantage qu’à celles de ses sens. C’est que les savoirs, lorsqu’ils sont authentiques et vivants, sont des « bottes de sept lieues », selon la formule évocatrice d’Yves CHEVALLARD. À côté de la connaissance ordinaire, utile et
suffisante dans l’action, l’école propose ainsi des savoirs proprement « extraordinaires ».
Or, pour les élèves, ils ne sont trop souvent que des choses, des « objets » disciplinaires à avaler comme une mauvaise potion, avec un grand verre d’eau par-dessus.
Comme le dit très bien Philippe PERRENOUD, le système classique favorise un « rapport utilitariste », voire « cynique » au savoir : il n’a de valeur que par la perspective
d’obtenir des notes correctes, sans chercher plus loin. Seulement voilà : « après plusieurs années d’un tel régime, il devient très difficile d’intéresser les élèves au savoir
pour le savoir, pour le sens qu’il donne à la réalité, pour l’enrichissement personnel
qu’il apporte, pour la mise en mouvement ou la satisfaction de l’esprit qu’il favorise ».
Seul leur importe de s’en sortir au mieux chaque jour, si possible en passant entre
les gouttes. « Va savoir », dit pourtant à sa classe « l’instit », Gérard KLEIN.
Quelle expérience scolaire les élèves vivent-ils de la puissance conférée par les savoirs ? Les exercices succèdent aux leçons, et les évaluations aux exercices, telle
une noria didactique sans fin. Ne sont-ils pas lassés par l’absence d’enjeu théorique
au quotidien de l’école, se plaignant chaque fois qu’on leur donne la parole,
« d’heures de cours interminables et vides » ? Même les faibles (qui n’y réussiraient
d’ailleurs peut-être pas), souffrent à la vérité d’un tel déficit de sens, et font souvent
montre au dehors de potentialités intellectuelles qu’ils ne mobilisent pas au dedans
de la classe.
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cédérom « Autour du mot », 2000
Didactiser, dé-didactiser
Les savoirs, ils les ont alors « sur l’estomac » quand il leur faudrait les garder « en
bouche ». Sortir de ces pratiques mortifères est l’enjeu de ce cédérom. Il faut pour
cela que chaque enseignant ait de sa discipline une perception beaucoup plus dynamique et, n’ayons pas peur des mots, plus « décoiffante ». Qu’il soit au clair avec
la brise légère qu’elle fait lever quand on en devient expert.
Qu’est-ce qui rend si difficile la conservation d’une telle fraîcheur professionnelle ?
Paradoxalement, c’est la maîtrise même de la discipline ! Pour l’expert, son champ
de compétence fonctionne à la façon d’une « toile », dont tous les éléments forment
un réseau interactif simultané. Mais celui-ci est tellement intériorisé et automatisé
que cela lui paraît aller de soi, dès lors qu’un effort suffisant est consenti par
l’apprenant. L’expert « naturalise » sa grille de lecture en pensant que chacun peut
faire comme lui, puisque cela ne lui coûte plus guère. Les savoirs extra-ordinaires
qu’il maîtrise font tellement partie de lui-même qu’il perd la conscience de leur caractère hautement construit, et du prix qu’il a payé pour leur conquête. « C’est facile »,
répète-t-il même à l’envi, quand à l’évidence c’est difficile. Du coup, il peine à interpréter les erreurs, à comprendre les lenteurs et rechutes ; il s’imagine pouvoir compter sur un acquis dès lors que la chose a été « faite » et s’emporte après ceux qui
répètent les mêmes erreurs maintes fois expliquées.
La question première qui occupe l’enseignant, c’est alors celle de sa progression,
dont il espère (ou rêve) qu’elle devrait ancrer les connaissances en mémoire,
comme par décalque de la programmation didactique. Or, qu’est-ce qu’une progression d’enseignement ? C’est une « linéarisation » du réseau interactif simultané, disponible en bloc dans son esprit expert. Le processus de didactisation rompt ce réseau compact, pour le transformer en une sorte d’« avenue », circulant du simple au
complexe, alternant notions et exemples, laquelle devrait conduire « naturellement »
à l’assimilation des savoirs. C’est là chose bien légitime et compréhensible, dès lors
qu’il est impossible d’expliquer tous les éléments à la fois. La parole comme l’écriture
sont d’ailleurs des flux, temporels ou spatiaux, qui contraignent à l’ordonnancement
des savoirs en contenus d’enseignement. Mais il faut prendre conscience que, dans
ce processus, le « réseau conceptuel » de l’expert, logique et abstrait, mute pour
l’apprenant en un « texte du savoir », temporalisé et concrétisé.
Le problème, c’est que pour l’élève, comprendre, au sens fort du terme, ce n’est pas
suivre pas à pas la progression proposée, mais bien plutôt la défaire pour reconstruire personnellement son propre réseau. L’élève qui réussit n’est pas celui qui se
contente de se laisser guider par la main à travers les étapes successives, au risque
d’oublier à mesure les précédentes. C’est celui, explique Michel BROSSARD, qui anticipe sur la progression ; c’est celui qui cherche le pourquoi de ce qu’on fait maintenant, même si la raison n’en apparaîtra que plus tard ; c’est celui qui se projette en
avant, à la recherche d’un sens à venir. Anticipation mais aussi rétrospection : car de
l’autre côté, c’est aussi celui qui, périodiquement, marque mentalement l’arrêt tout en
continuant d’écouter et d’agir ; c’est celui qui dégage les notions essentielles de la
gangue des exemples et des activités ; c’est celui qui extrait les informations centrales de la leçon, en se disant : « Ah voilà, j’ai compris, c’était donc pour en arriver
là ». Tout ça pour ça... ! Ces éclairages rétrospectifs délient la chronologie didac Escholia 2000
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cédérom « Autour du mot », 2000
tique, permettent de faire des ponts et de faire le point en permanence. Comprendre
vraiment, exige donc un esprit mobile, non assigné à la chronologie des actions didactiques, des questions et des exercices.
L’élève qui réussit fait cela de son propre chef, se dégage des activités scolaires autant qu’il s’y engage. Parce qu’il a pu développer une forme de rapport au savoir,
dont les recherches de l’équipe de Bernard CHARLOT et d’Élisabeth BAUTIER, ont
montré qu’elle n’était pas si fréquente (collège et même lycée inclus), il est en mesure de « dé-didactiser » ce qui a été didactisé pour lui. Et c’est la condition d’une
appropriation en première personne, puisque « comprendre » c’est étymologiquement « prendre avec soi ».
Un nouveau rapport au savoir
Oui, mais les autres ? Ils ont besoin qu’on les aide dans ce processus difficile,
moyennant diverses médiations. Le cédérom ici présenté fournit des outils professionnels pour assister les enseignants dans cette tâche délicate autant
qu’essentielle. Il rend possible une circulation dans les savoirs, beaucoup plus riche
et complexe que la linéarisation classique évoquée plus haut. Il permet surtout
d’articuler :
 le local et le global. Grâce aux ressources de l’hypertexte et aux organigrammes
présentés, chaque notion particulière peut être, à tout moment, restituée dans
son contexte, dans son réseau. À partir du « zoom », on peut élargir le cadre, repérer les notions voisines, mettre en perspective le contenu de chaque séance.
Et réciproquement.
 la voie royale et les chemins de traverse. Cet instrument permet de hiérarchiser
les éléments enseignés, que les élèves (mais parfois aussi les professeurs) tendent à présenter tous sur le même plan. Dans l’arbre de la connaissance, les
exemples sont de petites feuilles qui risquent constamment de cacher les
branches maîtresses du concept. L’exemple est toujours, en pédagogie, la meilleure des choses (Donne-moi un exemple) autant que la pire (Un exemple, mais
de quoi ?). Le risque constant est celui d’une substitution d’objet : l’élève reste rivé
sur l’exemple quand, pour l’enseignant, il n’était qu’un moyen d’accès. L’enjeu est
de pouvoir multiplier les exemples, autant que nécessaire, mais sans oublier de
les ressaisir dans leur totalité conceptuelle.
 les activités et les apprentissages. Il y a souvent confusion entre le texte assez
succinct des programmes et leurs traductions sous forme de manuels et de leçons. Il importe d’identifier chaque fois les quelques notions-clés essentielles et
de pouvoir les partager avec les élèves. De même, il y a souvent une marge non
négligeable entre une séquence-type et sa réalisation concrète dans la séquence
réelle. L’outil aide à préciser ces écarts et à identifier, au sein d’une trame notionnelle, ce qui a été réellement appris à chaque fois. Il le faut, sous peine d’être
consterné en entendant ce que se disent les élèves quand ils reparlent du contenu de la dernière leçon à la récréation...
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cédérom « Autour du mot », 2000
 le prévu et l’imprévu. La didactique est un effort pour « calculer » au mieux les
situations d’apprentissage, mais il lui faut toujours prendre en compte la « résistance » des apprenants. Ceux-ci sont souvent prisonniers de représentations
personnelles, conduisant à des erreurs systématiques, dont les plus fréquentes
sont aujourd’hui connues. À côté des séances consacrées à la présentation d’une
notion, d’autres gagnent à se centrer sur le travail de certains obstacles répertoriés, en vue de les dépasser (notion d’objectif-obstacle). Une adaptation plus fine
à la réalité cognitive des élèves est alors possible.
 l’année et le cycle. À l’école primaire, les trois années de chaque cycle correspondent à un programme unique. La logique n’est pas celle d’un partage des contenus par année, mais d’une reprise « multi-épisodique » des mêmes notions. On
peut déterminer des activités différentes sans déflorer les sujets, et des niveaux
de formulation successifs pour une même notion.
Le cédérom ne donne certes pas toutes les clés didactiques, au regard des points
précédents. Mais – et c’est déjà beaucoup – il fournit des bases solides pour la discussion et les échanges au sein d’une équipe pédagogique. Il rend possible un
questionnement ouvert, il encourage à sortir des habitudes ritualisées pour
s’autoriser à des pratiques renouvelées. Un sentiment de prise de risque peut
poindre, mais il sera modulé par la réflexion collective et largement récompensé par
l’adhésion de la classe, sensible à l’effort consenti. Mais au total, les usages optimaux de cet outil seront bien ceux qu’en décideront et inventeront les utilisateurs...
Jean-Pierre ASTOLFI
Professeur de Sciences de l’éducation
Université de Rouen
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