insituable spirit

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insituable spirit
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will eisner
insituable spirit
par Jean-Claude Glasser
[Janvier 2002]
Lorsque, le 2 juin 1940, paraît, distribué par le Register & Tribune Syndicate, le premier numéro d’un
supplément dominical de 16 pages intitulé The Weekly Comic Book, c’est à plus d’un titre un
moment significatif dans l’histoire de la bande dessinée américaine.
Les responsables des syndicates avaient pris conscience de l’impact produit par les comic books et
l’idée d’adapter les suppléments dominicaux à la nouvelle formule fit son chemin non sans quelques
errances. Ainsi le Chicago Tribune Syndicate lança son Comic Book Magazine, une reprise de
quelques-unes de ses séries bien vite agrémentée de créations originales, dont seule la Brenda Starr
de Dale Messiek connut un certain succès. En fait, le Comic Book Magazine ne faisait que reprendre
sous un format différent le bon vieux principe des planches dominicales. Le Weekly Comic Book, en
revanche, se voulait un authentique comic book offert comme supplément dominical.
Trois récits se partageaient les pages du fascicule. Lady Luck, dessiné par Chuck Mazoujian, et M.
Mystic, réalisé par Bob Powell, complétaient le plat principal, The Spirit, conçu, écrit et dessiné par le
principal artisan de l’affaire, Will Eisner. Ce dernier n’était pas pour autant à l’origine de l’entreprise.
L’idée d’un supplément comic book avait été proposée aux responsables du Register & Tribune par
Everett "Busy" Arnold. Pionnier dans l’industrie des comic books, Arnold avait lancé en 1937 Feature
Funnies, un titre qui publia rapidement des bandes de Will Eisner. Feature Funnies était en partie
possédé par le Register & Tribune Syndicate. Il n’est pas inintéressant de noter qu’Everett Arnold
avait été conseillé, lors de la création de son comic book, par le dessinateur et humoriste Rube
Goldberg, qui en dessina la couverture du No.2 (de 1939 à 1941, Goldberg publia d’ailleurs des séries
distribuées par le Register & Tribune). Il est vraisemblable que l’esprit volontiers non-sensique et
parodique de Goldberg (qui, une dizaine d’années auparavant, avait influencé le débutant Al
Capp) aura laissé quelque trace dans la façon de concevoir les aventures du nouveau héros
justicier au masque noir, le Spirit.
À partir de son No.3, Feature Funnies publia les aventures de The Clock. Ce fut le premier détective
masqué dans l’histoire des comics (il avait été créé en 1936 dans un autre comic book, Funny Pages,
auquel Eisner collabora également). Masqué, The Clock portait un chapeau bleu et était vêtu d’un
costume bleu. Il s’appelait en réalité Brian O’Brien, était en principe district attorney, mais préférait
poursuivre les criminels de façon plus mystérieusement anonyme. Le dessinateur en était George
Brenner. Quand Arnold entreprit de convaincre des responsables de journaux de l’intérêt d’un
supplément sous forme de comic book, il se servit de planches de The Clock pour donner une idée
des thèmes envisagés. Le principe en fut accepté, mais le graphisme fort conventionnel de Brenner
ne suscita pas l’enthousiasme. La collaboration de Lou Fine fut envisagée, mais Arnold le jugeait trop
lent pour respecter les délais. Un homme pouvait relever le défi, Will Eisner. C’est ainsi que The Clock
se transmuta en Spirit.
Le changement fut sensible, à défaut d’être brutal. La série imaginée par Eisner n’était pas une
reprise de celle de Brenner. Dans le premier épisode, le héros n’était pas encore masqué. Denny
Colt, détective privé de son état, poursuivait le docteur Cobra qui envisageait de verser un poison
mortel dans les réservoirs d’eau de New York. Au terme d’un implacable combat, le détective était
laissé pour mort dans une des cuves avant d’être enterré au cimetière de Wildwood en présence de
ses proches éplorés. Deux jours plus tard, un étrange quidam se présentant comme le Spirit
contactait le commissaire Dolan et lui faisait part de son projet de capturer le docteur Cobra. Au
commissaire soupçonneux, le Spirit révélait sa véritable identité, Denny Colt. Son apparente mort
n’avait été qu’un coma profond. Il avait repris conscience dans sa tombe, dont il allait faire
désormais son domicile. Officiellement décédé, il était décidé à traquer les criminels de sa propre
initiative et en dehors de toute procédure légale.
Le Spirit avait repris le feutre et le costume bleus du héros de Brenner. Il y ajouta une paire de gants
de la même couleur. Les responsables du Register & Tribune furent déçus. La mode était aux
superhéros et le Spirit avait surtout l’air d’un jeune cadre élégant fort éloigné du modèle
qu’incarnaient les justiciers costumés qui, depuis quelque temps déjà, s’étaient mis à proliférer. Eisner
fit une concession. Dès le second épisode, il gratifia son héros d’un loup bleu qui masquait en partie
son visage et différait sensiblement de la pièce d’étoffe noire qui dissimulait la face entière de The
Clock. À cette concession près, le Spirit n’avait rien d’un superhéros. Il ne se signalait par aucun
super-pouvoir et ne possédait pas de double identité. Denny Colt était tenu pour mort. Seul,
maintenant, vivrait le Spirit. La bande ne ressemblerait à rien de connu. Même si les premiers
épisodes restaient imprégnés de thèmes venus des pulps, il était évident que le désir d’Eisner était de
faire tout autre chose. Au demeurant le support, ce supplément dominical d’un type nouveau,
symbolisait cet entre-deux qui serait caractéristique de la série. À mi-chemin des comic books
patentés et vendus directement comme tels à de jeunes lecteurs et des comics paraissant dans la
grande presse, bénéficiant par là même d’un public plus diversifié, l’œuvre de Will Eisner se situait
dans un ailleurs et son héros, le Spirit, deviendrait un personnage tout à fait à part dans l’histoire de la
bande dessinée.
S’il fallait une preuve de l’embarras que suscite le Spirit dès lors qu’il s’agit de le ranger dans une
catégorie, on la trouverait par exemple dans le livre de Mike Benton, The Illustrated History of Crime
Comics (Taylor Publishing, 1993). Cet ouvrage qui recense l’ensemble des bandes à caractère
policier et criminel ignore, en effet, superbement, The Spirit (mais n’oublie pas de citer à juste titre
The Clock), que le même Mike Benton fera figurer dès l’année suivante dans un autre recueil,
Masters of Imagination (id., 1994), comme si le genre policier ne pouvait être qu’une fausse piste
pour quiconque veut aborder cette bande qui n’en finit pas de surprendre. Les premières histoires
pourtant pourraient s’apparenter au genre si ce n’était la dose d’humour que Will Eisner y instille. La
création, le 13 octobre 1941, d’une bande quotidienne (également distribuée par le Register &
Tribune Syndicate) accentuera d’ailleurs, provisoirement (la bande ne durera que jusqu’en février
1944), cette possible impression en raison d’intrigues plus élaborées, mais que viennent souvent et
délibérément parasiter des éléments comico-parodiques qui replacent la série dans sa vraie
dimension, celle de la pure fantaisie.
La série, d’ailleurs, traversa une période de crise lorsque Will Eisner fut mobilisé en mai 1942 et laissa à
ses collaborateurs le soin de poursuivre les aventures, tant quotidiennes que dominicales, du Spirit.
Dès lors, l’imagination et l’humour ne furent pas toujours au rendez-vous et les scénarios se
conformèrent volontiers aux stéréotypes des strictes enquêtes policières. Will Eisner était
irremplaçable. Concevant les histoires, les dessinant ou supervisant le travail de ses collaborateurs, il
était le maître d’œuvre des aventures du Spirit, même s’il avait su s’entourer d’une équipe dans
laquelle se succédèrent ou cohabitèrent au fil des ans de nombreux dessinateurs et scénaristes de
grand talent. Tex Blaisdell, Bob Powell, Alex Kotzky, Lou Fine, Ruben King, Jerry Grandenetti, Jim
Dixon, Marilyn Mercer, Wallace Wood, Jules Feiffer, Gill Fox, Klaus Nordling, John Spranger, Jack Cole
furent du nombre, mais ne purent donner le meilleur d’eux-mêmes que sous la direction d’Eisner, à
l’exception peut-être de Jack Cole qui poursuivit seul et de manière remarquable le strip quotidien
du Spirit après le départ d’Eisner à l’Armée.
Démobilisé en 1945, ce dernier fut de nouveau pleinement responsable du Spirit à partir du 23
décembre 1945 et le demeura jusqu’au 12 août 1951. À cette date, il le confia principalement à
Wallace Wood, qui le poursuivit jusqu’au 28 septembre 1952, Eisner étant l’auteur du dernier récit,
publié le 5 octobre 1952 avant la suppression du supplément dominical consacré au justicier
masqué.
Si la période 1940-1942 du Spirit reste encore indécise, elle témoigne déjà de deux grandes qualités
qui marqueront la série tout au long de son histoire : l’humour et l’innovation graphique. L’humour
tient aux relations qui ne tardent pas à s’établir entre les personnages. Le commissaire Dolan,
sympathique mais bougon, peut entrer en conflit avec le Spirit, taudis que sa fille Ellen ne manque
pas de tomber amoureuse du héros masqué. Comme le voulait la tradition des comics, le Spirit eut
bien vite un jeune auxiliaire en la personne du petit Noir Ebony White, qui sut souvent s’affirmer
comme principal protagoniste de certaines intrigues. À l’origine conducteur de taxi, il fut tout aussi
rapidement qu’implicitement rajeuni. En 1946, il fut remplacé momentanément par un esquimau,
Blubber, puis disparut fin 1949 au profit d’un nouveau venu, Sammy, qui était son parfait sosie, mais
de race blanche.
Décor d’origine, la ville de New York cessa par la suite d’être désignée comme telle pour laisser
place à l’identique quoique plus anonyme localité de Central City. De toute façon, le Spirit connut
des aventures beaucoup plus exotiques au gré des circonstances et des inspirations. Très vite
également, Will Eisner comprit qu’une telle série offrait un merveilleux prétexte à l’expérimentation
graphique. Jeu sur les perspectives et effets d’éclairage, montage complexe des séquences,
combinatoire étrange de rigueur géométrique et d’évanescence, de sécheresse et de pourriture,
d’abstraction et d’organique, de solide et de fluide, tout dans le Spirit déconcerte et séduit. Les
épisodes d’après-guerre accentueront ce parti pris esthétique, d’autant que les scénarios, de plus
en plus indifférents aux prétextes d’enquêtes policières, permettent d’imaginer mille situations dans
lesquelles le personnage du Spirit devient plus une marque de reconnaissance qu’un véritable
acteur au centre d’une intrigue soucieuse de vraisemblance.
Eisner renoue avec des expériences plus anciennes qu’il systématise et synthétise. Dès 1913, Harry
Hershfield, dans son quotidien Dauntless Durham of the U.S.A., mettait en question la véracité du
récit et le statut des personnages tout comme, par la suite, George Herriman, dans les planches
dominicales de son Krazy Kat, s’interrogerait sur le support et jouerait avec les effets de surface. Will
Eisner récapitule et prolonge ces diverses possibilités offertes par le principe même d’une suite
d’images sur du papier, ce qu’est la bande dessinée. C’est d’ailleurs cela qu’une série comme The
Spirit ne manque pas de rappeler : il s’agit d’une bande dessinée. Eisner peut s’y mettre lui même en
scène en tant qu’auteur et le Spirit se présenter explicitement en sa qualité de héros de papier. Cela
surprend d’autant moins que la bande utilise et mêle tous les registres, violence, humour, érotisme,
satire sociale, parodie, flirtant avec le fantastique et le pur imaginaire (notamment lors des fêtes de
Halloween ou de Noël), sans que lecteur se sente égaré. Eisner, grand lecteur de nouvelles
(particulièrement celles de D’Henry et d’Ambrose Bierce), peut donc varier son inspiration, la
présence de personnages récurrents (le Spirit et ses comparses, proches ou adversaires) n’étant
qu’une contrainte qui ajoute au piquant de l’affaire et permet une infinité de variations, voire de
mises en abyme (histoire dans l’histoire, compliquant encore un peu plus l’identité des héros et leur
fonction), source de rebondissements imprévisibles.
Mais ce qui fascine dans The Spirit plus que tout encore, c’est qu’il s’agit d’une bande des années
quarante. On voit bien ce qu’elle emprunte à l’esthétique du film noir, à ce qu’il est convenu
d’appeler son expressionnisme. On peut y ajouter la présence superbe de femmes fatales dans
nombre d’épisodes (Sylvia Satin, P’Gell, Saree Raymond, Sand Saref, Darling O’Shea, etc.), qui ne
sont pas sans faire penser aux actrices de l’époque (Lauren Bacall, Veronica Lake, Audrey Totter,
Gloria Grahame...). Assurément, il y a dans The Spirit une atmosphère qui témoigne d’une époque.
Cette atmosphère n’est pas étrangère à d’autres séries. Bon nombre de comic books de ces
années-là (notamment ceux consacrés aux aventures criminelles) en sont imprégnés et certains
comic strips (Miss Fury de Tarpe Mills, Vic Flint de Ralph Lane, Miss Cairo Jones de Bob Oksner ou
Judge Wright aux auteurs multiples) participent eux aussi pleinement, et non sans talent, d’une telle
esthétique.
Mais l’originalité de Will Eisner le situe à part (seul Jack Cole avec son Plastic Man offre un cas
proche). Eisner ne se contente pas de s’inspirer d’une esthétique et de capter, à travers elle,
quelque chose de l’atmosphère d’une époque. Ce qui frappe bien plutôt chez lui, c’est sa capacité
à s’en abstraire, à prendre du recul vis-à-vis d’elle et à la reconstruire, comme si, bien qu’il en soit le
contemporain, il en était déjà un nostalgique. Eisner, dessinateur du Spirit, donc cartoonist des
années quarante, est dès ce moment ce que seront plus tard, et chacun à sa façon, un Joost
Swarte, un Ever Meulen, un Yves Chaland ou plus récemment un Chris Ware, c’est-à-dire quelqu’un
qui recrée quelque chose qui n’est plus (et qui réinvente plus qu’il ne reproduit), mais avec cette
différence qu’Eisner, lui, est le parfait contemporain de ce qu’il réinvente. The Spirit est donc une
bande que caractériseraient de multiples télescopages, entre comic strip et comic book, entre
genres et sources d’inspiration, entre présence et absence de héros, entre effet de réel et mise en
question des codes, entre contemporanéité et nostalgie. Autant dire une bande insituable dans
l’histoire de la bande dessinée, peut-être parce qu’à la fois elle en récapitule tout et elle en
annonce tout.
Jean-Claude Glasser
(Cet article est paru dans le numéro 7 de 9e Art en janvier 2002, p. 95-99.)
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