Entretien à propos de Grey`s Anatomy
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Entretien à propos de Grey`s Anatomy
Entretien à propos de Grey’s Anatomy Rebecca Benhamou pour L’Express Styles (1) - Pourquoi le care s'immisce-t-il dans la culture populaire américaine ? D’une part, le care est une tradition dans les arts américains en général, depuis longtemps. Il serait difficile de trouver, au XIXe siècle, un écrivain américain qui porte sur la société qui l’entoure le genre de regard navré, assorti d’une sorte de mépris fataliste, que Flaubert, par exemple, porte sur les bêtises de son temps. Il y a toujours chez eux cette idée de l’amélioration possible de soi et d’autrui. Les artistes américains donnent toujours une chance à leur personnage, même aux méchants – c’est pourquoi d’ailleurs le cinéma américain a eu tant d’ennuis avec les “ligues de vertu” : il trouvait même des excuses aux méchants… En France, on n’a pas cette tradition. Les super-héros des comics font attention à toute une ville, comme Batman, ou aux citoyens du monde entier, comme Superman. Tandis que Jean Valjean, lui, et même si Hugo a plus de compassion que Flaubert pour ses personnages, sauve d’abord son futur gendre quand celui-ci a besoin d’aide. D’autre part, la culture populaire a toujours valorisé, contrairement à la “culture d’élite”, une certaine forme d’attachement aux personnages. Cervantes s’en moque déjà dans Don Quichotte ! Mais le cinéma américain l’a très tôt soutenue. Quand Marilyn Monroe sort du cinéma, dans Sept ans de réflexion – elle vient de voir un film d’horreur intitulé La créature du Lagon Noir – elle dit d’un ton mélancolique, quand on lui demande si le film lui a plu : “Je suis triste pour le monstre. Il avait juste besoin de quelqu’un qui l’aime”… C’est typiquement le genre de care que valorise la culture populaire et que méprise la cinéphilie “haut de gamme”. - A-t-il plus de chance de sensibiliser son public à la télévision plutôt qu'en politique ? Le care est présenté comme un préoccupation féminine, or le monde de la politique est un monde où la domination masculine – dans le domaine des idées plus que dans celui des personnes, d’ailleurs – est grande. Les politiciens ont vite fait de le confondre avec la charité, et notamment avec la charité chrétienne, pour mieux s’en moquer ou pour le rejeter. Or c’est doublement faux. Premièrement il n’y a pas de prédisposition féminine au care, tout le monde peut y être sensible. Simplement, la société encourage les fillettes à manifester un souci de leurs proches et elle pousse les jeunes femmes à se diriger vers les professions du care, professions mal payées et mal considérées. Deuxièmement, le care n’a rien à voir avec la charité chrétienne. Donner une pièce à un mendiant dans la rue ce n’est pas faire preuve de care. Lui parler, se laisser toucher par ce qui lui arrive, serait un meilleur début sur le chemin d’un care authentique. Le monde des fictions télévisées, en revanche, est plus “féminin”. Bien entendu c’est là aussi un motif de se moquer : les critiques et les medias “branchés” parlent volontiers de la fameuse “ménagère de moins de cinquante ans”, censée consommer sans réfléchir des telenovelas brésiliennes idiotes… Mais ceux qui tiennent ce discours sont très très loin de la réalité, et ne comprennent pas la façon dont les spectateurs (du moins ceux qui n’appartiennent pas à leur monde) filtrent et investissent les fictions. Donc oui, le care est un discours qui passera mieux sur le petit écran que dans l’hémicycle. - Shonda Rhimes se réclame-t-elle explicitement de l'éthique du care ou fait-elle du "care" sans le savoir en écrivant le scénario de Grey's Anatomy ? Elle le fait en le sachant fort bien, sans forcément utiliser les termes et l’attirail philosophico-politique complexe qui entoure le care. De plus le verbe “to care for” est d’emploi tout à fait courant en anglais. Alors qu’on n’arrive pas à le traduire en français sans recourir à des périphrases… Le care, chez S. Rhimes et les personnes qui travaillent avec elle, se manifeste à la fois par l’attention aux personnages et l’attention aux téléspectateurs. Si vous voulez inspirer l’altruisme il faut commencer par montrer l’exemple. C’est parfois très simple : si vous avez envie d’inclure un personnage d’homosexuelle dans votre scénario alors que vous-même ne l’êtes pas, ne vaut-il pas mieux commencer par discuter avec de nombreuses personnes qui ont cette préférence sexuelle, au lieu de faire confiance à votre imagination et risquer de véhiculer des clichés ? Comme de nombreux scénaristes américains, S. Rhimes et son équipe enquêtent et discutent beaucoup. - Le care est-il présent également dans la culture populaire française, ou n'est-ce qu'un phénomène américano-centré ? Le care est présent dans toutes les cultures populaires. Mais en France il existe une tradition cinéphilique du “grand auteur” et du “septième art” qui conduit à fermer les yeux sur certains “produits” de l’industrie culturelle, à commencer par les téléfilms et les sitcoms. Or c’est là le lieu d’épanouissement du care. Joséphine ange gardien et Sœur Thérèse.com en relèvent typiquement. Mais il suffit d’évoquer ces titres, à l’Université et dans quantité d’endroits, pour entendre s’élever les ricanements : sous prétexte que le style de ces téléfilms est plat et banal, ou que leurs happy ends sont trop systématiques, ils sont méprisés par les intellectuels et par beaucoup de commentateurs médiatiques. Or une fois de plus il ne faut pas s’arrêter à leur contenu : si jamais vous voulez étudier un épisode de Sœur Thérèse.com, il vaut mieux aller observer comment, le lendemain matin, dans les cafés, les épiceries, les transports en commun et les cantines, comment celles et ceux qui l’ont vu parlent ensemble du thème qu’il abordait – en général un thème pratique, lié à des dilemmes qui peuvent surgir dans la vie de tous les jours… Tandis que le “cinéma d’auteur” français, lui, préfère les dilemmes existentiels, les questionnements métaphysiques, les héros solitaires qui n’ont jamais besoin des autres. - Dans votre livre, vous dites que Grey's Anatomy appartient à la famille des fictions d'apprentissage, comme les romans allemands du Bildungsroman avant elles. Alors en quoi le "care" est-il novateur? Ne fait-il que reprendre à l'écran des concepts déjà utilisés auparavant en littérature ? Le care doit obligatoirement innover, parce qu’on ne peut plus faire “comme avant” – pour aller vite, comme avant le génocide du peuple juif. Les grands décideurs du régime nazi ont en effet été exposés, étant jeunes, aux romans d’apprentissage. Ils ont baigné dans l’idée de Bildung. Or cela ne les a nullement empêchés de commettre l’irréparable. On ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé et continuer à écrire et à tourner des Robin des Bois, en promettant que tout va aller comme sur des roulettes… Surtout dans des sociétés comme la nôtre, qui ne sont absolument pas tournées vers le care, et valorisent le “lonesome cowboy” et la réussite individuelle (même dans les sports collectifs !). On le voit aussi dans la place importante, à la télévision et dans les medias, qu’ont pris la moquerie et le ricanement, ainsi que la sensation d’être supérieur aux gens que l’on regarde. Tout cela est incompatible avec le care. Sans parler de la façon dont ces sociétés traitent la vieillesse, en la niant ou en la cachant, comme ces stars qui subissent des opérations chirurgicales pour avoir moins de rides à 70 ans qu’à 30… Promouvoir le care c’est d’abord repartir à zéro en laissant tout au vestiaire – la domination masculine, le poids de la religion, le qu’en dira-t-on, l’esprit cool, etc. Donc, bien sûr, les candidats ne se bousculent pas… - En dehors de Grey's Anatomy, avez-vous d'autres exemples de fictions votives qui transmettent les valeurs clé du care (en France, aux Etats-Unis, ou ailleurs)? Le cinéma américain de l’Age d’or possède une grande tradition de valorisation du care. Il suffit de regarder les changements que fait subir Vincente Minnelli à Madame Bovary quand il l’adapte en 1950 : finie la supériorité hautaine de Flaubert… Billy Wilder a aussi souvent travaillé dans ce sens : Le Gouffre aux chimères ou La Garçonnière sont des films qui montrent ce qui arrive de tragique quand on décide de considérer les autres gens comme des moyens et non comme des fins… Un esprit que l’on retrouve dans Into the wild (Sean Penn 2007), dont le héros découvre (certes trop tard) qu’une vie réussie ne peut pas exclure autrui. Mais le care c’est parfois seulement un petit geste qui en dit long, dans un film. C’est par exemple le dernier plan du Voleur de bicyclette, quand le petit garçon prend son père par la main pour lui signifier qu’il ne lui en veut pas trop de s’être montré aussi inconséquent, et qu’après tout il reste son papa et qu’il y a encore de l’espoir. Ça ce n’est pas de la charité, c’est vraiment faire attention à la personne qui se trouve à côté de vous. Ou encore, pour citer un exemple moins culturellement légitime, c’est le policier qui pose simplement un manteau sur les épaules du petit Bruce Wayne quand il vient de perdre ses parents, dans le premier volet de la trilogie Batman de Christopher Nolan. Dans le dernier volet, devenu adulte sous le masque de Batman, Bruce suggère d’ailleurs au policier en question que ce petit geste de rien du tout a décidé de sa vocation… (1) Il s’agit ici du texte de départ. Le rendu final de l’article le tronque ou en déforme le sens. Pour citer ce texte : L. Jullier, « Entretien à propos de Grey’s Anatomy », oct. 2012, mis en ligne le 26/4/2013, URL : www.ljullier.net