La vie nocturne en EMS: «Avec la nuit, vient l`angoisse de
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La vie nocturne en EMS: «Avec la nuit, vient l`angoisse de
Le reportage «Avec la nuit, vient l’angoisse de la mort» La vie nocturne en EMS Après l’effervescence de la journée, l’atmosphère de la nuit déstabilise souvent les résidants des établissements médicosociaux. C’est l’heure des angoisses, de la solitude. Et c’est là où le personnel soignant déploie tout son savoir-faire pour rassurer, réconforter. Reportage. Texte: Quan Ly Photos: François Wavre/Rezo 40 L’ILLUSTRÉ 05/09 Perte de repères Il est à peine 20 h 25 à la Maison de Vessy (GE), un aide-soignant raccompagne dans sa chambre cette personne âgée de plus de 85 ans qui marche pieds nus dans le couloir, croyant que la nuit est terminée. L’ILLUSTRÉ 05/09 41 Le reportage Avoir la «tête froide» et une patience infinie En début de soirée, les deux infirmiers distribuent les médicaments à ceux dont le médecin traitant en a prescrit: antiparkinsoniens, antalgiques, anxiolytiques ou somnifères pour la plupart. Les quatre aides-soignants, eux, inspectent les chambres et veillent à ce que les personnes âgées soient bien installées dans leur lit, la photo d’un proche sur la table de chevet. Au nom de la devise de l’EMS – «La liberté d’être soi» –, les habitudes de chacun sont respectées: stores légèrement ouverts pour certains afin de distinguer les premières lueurs du jour, lumière de la salle de bain allumée, pour beaucoup. «Notre travail consiste à faire en sorte qu’ils passent une bonne nuit, 42 L’ILLUSTRÉ 05/09 à leur apporter un confort physique et psychologique», explique JeanFrançois Fargère, infirmier. Il faut pour cela «avoir la tête froide», une patience infinie, une disponibilité de tous les instants, une douceur dans les gestes face aux corps usés et la voix rassurante pour apaiser les peurs nocturnes. La fermeture des portes principales (une trentaine!) vers 22 heures n’empêche nullement des résidants de prendre la poudre d’escampette. Si certains y parviennent, les autres noctambules se contentent d’errer dans les couloirs en robe de chambre, agrippés à leur déambulateur ou arrimés aux mains courantes: «Ceux qui dorment entre 19 heures et 2 heures ont pratiquement fait leur nuit, explique Luis Dos Santos, aide-soignant à Vessy depuis seize ans. Ils se lèvent, persuadés qu’il est midi. Il faut alors leur expliquer que c’est encore la nuit et qu’il faut se recoucher.» Angoisse de nuit A 1 h 20 du matin, l’infirmier, muni d’une lampe de poche, donne à une dame au regard désorienté un calmant prescrit par le médecin traitant. Les rituels, les manies Le comportement de chacun est connu. Il y a ceux qui, comme Mme Michelle*, ont leur rituel du soir: elle sort de sa chambre, trotte à petits pas vers le salon situé au milieu du couloir, allume la télévision deux minutes, puis s’en retourne au lit. «Elle peut faire ça une vingtaine de fois, jusqu’à 3 heures du matin parfois», s’amuse Jean-François Fargère. Il y a aussi le numéro des chambres 330P (côté porte) et 317F (côté fenêtre) qui s’affichent sur les bippeurs: «Des habituées… C’est pour dire qu’elles sont mal installées, ou pour simplement demander l’heure.» Une personne sonnera toutes les quinze minutes la nuit durant. «C’est surtout pour voir quelqu’un, car les personnes âgées ont peur d’être seules, confie Fethi. La nuit, c’est aussi l’angoisse de la mort.» De fait, à 2 h 27 du matin, Luis se rend pour la deuxième fois, en l’espace de cinq minutes, au chevet de M. Pierre*: «Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas?» – «Je vais me rendormir, mais je sais que je ne me réveillerai pas» – «Pourquoi vous dites ça?» – «Je vais là où on ne revient plus…» – «On en reparle demain?» – «Mais quelle heure est-il?» Le bruit a réveillé la voisine de la chambre d’à côté qu’il faut à son tour rassurer. M. Pierre sonnera une troisième fois vers 4 h 15. La perte de repères est totale. Une Réveil précoce Elle a été réveillée à 2 h 30 par les bruits de la chambre d’à côté. L’aide-soignant lui explique doucement qu’il fait encore nuit et qu’il faut retourner au lit. «Rendormez-vous, madame, tout va bien» Paroles d’apaisement des aides-soignants Photos: François Wavre/Rezo I l est souvent le dernier à aller se coucher. Sur sa chaise roulante, il traîne dans les couloirs, regarde la télé dans le petit salon de l’étage, le son poussé à fond. Comme beaucoup de ses compagnons, Jean Vogel, 76 ans, appréhende la nuit tombante. Le silence qui y règne contraste avec l’effervescence des activités de la journée: la loterie, le domino, les animations, les ateliers, les sorties, le salon de coiffure-manucure, un restaurant principal et une cafétéria par étage… A la Maison de Vessy, structure ouverte entourée d’un grand parc, tout est mis en œuvre pour qu’une certaine convivialité s’instaure entre les résidants. A condition que les maladies insidieuses comme l’alzheimer ne cantonnent pas la personne dans son isolement. La solitude, ce sentiment qui s’insinue inexorablement lorsqu’il faut regagner les chambres, les rattrape tous, le soir venu. C’est que la nuit est anxiogène pour la grande majorité des 200 habitants (un tiers d’hommes et deux tiers de femmes). Age moyen: 85 ans. «Ça commence à cogiter dans leur tête et beaucoup de choses de la journée ressortent», analyse l’aide-soignant Fethi Ben Amor, quinze ans de maison. Il suffit d’une visite, d’un coup de téléphone qui s’est mal déroulé pour que la soirée en soit perturbée. A l’équipe de jour de signaler tout changement physique ou comportemental aux six collègues de nuit, qui travaillent de 19 h 45 à 7 h 15 du matin. Mains secourables Cette résidante a fait tomber sa lampe de chevet au milieu de la nuit et a réveillé sa voisine de chambre. Tenir la main et parler suffisent souvent à calmer la personne agitée. main posée sur l’épaule, des mots et le ton justes suffisent à rassurer, à montrer qu’ils ne sont pas seuls: «Rendormez-vous, tout va bien.» L’équipe de nuit se répartit entre les étages des quatre bâtiments qui forment la Maison de Vessy, reliés les uns aux autres par de longs couloirs vitrés. Ceux des étages sont plongés dans la pénombre; seules les extrémités sont éclairées par une lumière tamisée. Le silence est de plomb, à peine perturbé par le tic-tac de l’horloge, le bruissement de l’aquarium, la fontaine à eau qui glougloute, le miaulement d’un chat ou les toussotements des personnes âgées. Installés dans le local de garde ou parcourant les étages, les veilleurs sont à l’affût de chaque bruit suspect, en particulier celui d’une chute. «Maintenant, ça va; je sais que la mort fait partie de la vie» Fixés en hauteur, des diffuseurs répandent à intervalles réguliers un parfum persistant. On s’étonne de leur présence. La réponse nous est donnée vers 5 h 30, au moment où l’équipe de nuit fait sa dernière tournée. Les portes s’ouvrent sur des chambres où règne une température moyenne de 25° C. Et où domine un mélange saisissant de transpiration, de respiration et d’urine, voire de selles. La hantise, c’est l’épidémie de diarrhée. Munis de gants qu’il faut constamment changer et d’un gel main antiseptique, les aides-soignants nettoient délicatement le bas du corps avant de changer rapidement les protections d’incontinence, ou les poches de ceux qui ont une sonde urinaire. Si certains pensent que c’est l’heure du petit-déjeuner, la plupart se rendorment très vite. Des jours, la mort frappe durant le sommeil. «La première fois, j’avais juste touché les draps de la défunte, se rappelle Luis. Pendant une semaine, j’allais régulièrement me laver les mains. Maintenant, ça va; je sais que la mort fait partie de la vie.» La sentence du résidant Jean Vogel, proférée avant d’aller se coucher, résonne dans la tête: «La vieillesse est anormale! Nous sommes des anormaux.» Juste des êtres humains, M. Vogel. Juste des Q. L. J mortels. * Nom d’emprunt www.emsvessy.ch L’ILLUSTRÉ 05/09 43