La vie nocturne en EMS: «Avec la nuit, vient l`angoisse de

Transcription

La vie nocturne en EMS: «Avec la nuit, vient l`angoisse de
Le reportage
«Avec la nuit,
vient
l’angoisse
de la mort»
La vie nocturne en EMS
Après l’effervescence de la journée,
l’atmosphère de la nuit déstabilise souvent
les résidants des établissements médicosociaux.
C’est l’heure des angoisses, de la solitude.
Et c’est là où le personnel soignant déploie
tout son savoir-faire pour rassurer,
réconforter. Reportage.
Texte: Quan Ly
Photos: François Wavre/Rezo
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Perte de repères
Il est à peine 20 h 25 à la Maison
de Vessy (GE), un aide-soignant
raccompagne dans sa chambre cette
personne âgée de plus de 85 ans
qui marche pieds nus dans le couloir,
croyant que la nuit est terminée.
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Le reportage
Avoir la «tête froide»
et une patience infinie
En début de soirée, les deux infirmiers distribuent les médicaments
à ceux dont le médecin traitant en
a prescrit: antiparkinsoniens, antalgiques, anxiolytiques ou somnifères pour la plupart. Les quatre
aides-soignants, eux, inspectent les
chambres et veillent à ce que les
personnes âgées soient bien installées dans leur lit, la photo d’un
proche sur la table de chevet. Au
nom de la devise de l’EMS – «La
liberté d’être soi» –, les habitudes
de chacun sont respectées: stores
légèrement ouverts pour certains
afin de distinguer les premières
lueurs du jour, lumière de la salle
de bain allumée, pour beaucoup.
«Notre travail consiste à faire en
sorte qu’ils passent une bonne nuit,
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à leur apporter un confort physique
et psychologique», explique JeanFrançois Fargère, infirmier. Il faut
pour cela «avoir la tête froide», une
patience infinie, une disponibilité
de tous les instants, une douceur
dans les gestes face aux corps usés
et la voix rassurante pour apaiser
les peurs nocturnes.
La fermeture des portes principales (une trentaine!) vers 22 heures
n’empêche nullement des résidants
de prendre la poudre d’escampette.
Si certains y parviennent, les autres
noctambules se contentent d’errer
dans les couloirs en robe de chambre, agrippés à leur déambulateur
ou arrimés aux mains courantes:
«Ceux qui dorment entre 19 heures
et 2 heures ont pratiquement fait
leur nuit, explique Luis Dos Santos,
aide-soignant à Vessy depuis seize
ans. Ils se lèvent, persuadés qu’il est
midi. Il faut alors leur expliquer que
c’est encore la nuit et qu’il faut se
recoucher.»
Angoisse de nuit
A 1 h 20 du matin, l’infirmier,
muni d’une lampe de poche,
donne à une dame au regard
désorienté un calmant prescrit
par le médecin traitant.
Les rituels, les manies
Le comportement de chacun est
connu. Il y a ceux qui, comme
Mme Michelle*, ont leur rituel du
soir: elle sort de sa chambre, trotte
à petits pas vers le salon situé au
milieu du couloir, allume la télévision deux minutes, puis s’en
retourne au lit. «Elle peut faire ça
une vingtaine de fois, jusqu’à 3 heures du matin parfois», s’amuse
Jean-François Fargère. Il y a aussi
le numéro des chambres 330P (côté
porte) et 317F (côté fenêtre) qui
s’affichent sur les bippeurs: «Des
habituées… C’est pour dire qu’elles
sont mal installées, ou pour simplement demander l’heure.» Une personne sonnera toutes les quinze
minutes la nuit durant.
«C’est surtout pour voir quelqu’un, car les personnes âgées ont
peur d’être seules, confie Fethi. La
nuit, c’est aussi l’angoisse de la
mort.» De fait, à 2 h 27 du matin,
Luis se rend pour la deuxième fois,
en l’espace de cinq minutes, au
chevet de M. Pierre*: «Eh bien,
qu’est-ce qui ne va pas?» – «Je vais
me rendormir, mais je sais que je
ne me réveillerai pas» – «Pourquoi
vous dites ça?» – «Je vais là où on
ne revient plus…» – «On en reparle
demain?» – «Mais quelle heure
est-il?» Le bruit a réveillé la voisine
de la chambre d’à côté qu’il faut à
son tour rassurer. M. Pierre sonnera une troisième fois vers 4 h 15.
La perte de repères est totale. Une
Réveil précoce
Elle a été réveillée à 2 h 30
par les bruits de la chambre
d’à côté. L’aide-soignant lui
explique doucement qu’il fait
encore nuit et qu’il faut
retourner au lit.
«Rendormez-vous, madame, tout va bien» Paroles d’apaisement des aides-soignants
Photos: François Wavre/Rezo
I
l est souvent le dernier à aller se
coucher. Sur sa chaise roulante,
il traîne dans les couloirs, regarde
la télé dans le petit salon de
l’étage, le son poussé à fond.
Comme beaucoup de ses compagnons, Jean Vogel, 76 ans, appréhende la nuit tombante. Le silence
qui y règne contraste avec l’effervescence des activités de la journée:
la loterie, le domino, les animations, les ateliers, les sorties, le salon
de coiffure-manucure, un restaurant principal et une cafétéria par
étage… A la Maison de Vessy, structure ouverte entourée d’un grand
parc, tout est mis en œuvre pour
qu’une certaine convivialité s’instaure entre les résidants. A condition que les maladies insidieuses
comme l’alzheimer ne cantonnent
pas la personne dans son isolement.
La solitude, ce sentiment qui s’insinue inexorablement lorsqu’il faut
regagner les chambres, les rattrape
tous, le soir venu.
C’est que la nuit est anxiogène
pour la grande majorité des
200 habitants (un tiers d’hommes
et deux tiers de femmes). Age
moyen: 85 ans. «Ça commence à
cogiter dans leur tête et beaucoup
de choses de la journée ressortent»,
analyse l’aide-soignant Fethi Ben
Amor, quinze ans de maison. Il
suffit d’une visite, d’un coup de
téléphone qui s’est mal déroulé
pour que la soirée en soit perturbée.
A l’équipe de jour de signaler tout
changement physique ou comportemental aux six collègues de nuit,
qui travaillent de 19 h 45 à 7 h 15
du matin.
Mains secourables
Cette résidante a fait tomber
sa lampe de chevet au milieu
de la nuit et a réveillé sa voisine
de chambre. Tenir la main
et parler suffisent souvent
à calmer la personne agitée.
main posée sur l’épaule, des mots
et le ton justes suffisent à rassurer,
à montrer qu’ils ne sont pas seuls:
«Rendormez-vous, tout va bien.»
L’équipe de nuit se répartit entre
les étages des quatre bâtiments qui
forment la Maison de Vessy, reliés
les uns aux autres par de longs
couloirs vitrés. Ceux des étages
sont plongés dans la pénombre;
seules les extrémités sont éclairées
par une lumière tamisée. Le silence
est de plomb, à peine perturbé par
le tic-tac de l’horloge, le bruissement de l’aquarium, la fontaine à
eau qui glougloute, le miaulement
d’un chat ou les toussotements des
personnes âgées. Installés dans le
local de garde ou parcourant les
étages, les veilleurs sont à l’affût
de chaque bruit suspect, en particulier celui d’une chute.
«Maintenant, ça va;
je sais que la mort fait
partie de la vie»
Fixés en hauteur, des diffuseurs
répandent à intervalles réguliers
un parfum persistant. On s’étonne
de leur présence. La réponse nous
est donnée vers 5 h 30, au moment
où l’équipe de nuit fait sa dernière
tournée. Les portes s’ouvrent sur
des chambres où règne une température moyenne de 25° C. Et où
domine un mélange saisissant de
transpiration, de respiration et
d’urine, voire de selles. La hantise,
c’est l’épidémie de diarrhée. Munis
de gants qu’il faut constamment
changer et d’un gel main antiseptique, les aides-soignants nettoient
délicatement le bas du corps avant
de changer rapidement les protections d’incontinence, ou les poches
de ceux qui ont une sonde urinaire.
Si certains pensent que c’est l’heure
du petit-déjeuner, la plupart se
rendorment très vite.
Des jours, la mort frappe durant
le sommeil. «La première fois,
j’avais juste touché les draps de la
défunte, se rappelle Luis. Pendant
une semaine, j’allais régulièrement me laver les mains. Maintenant, ça va; je sais que la mort fait
partie de la vie.» La sentence du
résidant Jean Vogel, proférée
avant d’aller se coucher, résonne
dans la tête: «La vieillesse est
anormale! Nous sommes des
anormaux.» Juste des êtres
humains, M. Vogel. Juste des
Q. L. J
mortels.
* Nom d’emprunt
www.emsvessy.ch
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