Une vieille syndicaliste est morte

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Une vieille syndicaliste est morte
Une vieille syndicaliste est morte
Extrait du Hélène Lipietz
http://helene.lipietz.net/spip.php?article318
Une vieille syndicaliste est
morte
- Ma vie de sénatrice - Mes réflexions -
Date de mise en ligne : mercredi 3 avril 2013
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Une vieille syndicaliste est morte
La soeur de ma mère, Gilberte, est morte. Elle fit mon éducation syndicale.
Tata Gibo a été conçue lors d'un permission de mon grand-père, parti à la guerre un an après son mariage avec ma
grand-mère (tout juste âgée de 18 ans).
Il avait été blessé en septembre 1914, alors même qu'il écrivait sur son journal de guerre que les Allemands étaient à
portée de canon de Paris.
Gibo est née le 15 décembre 1915. Trois mois après, lors d'une tétée, ma grand-mère reçut un télégramme lui
annonçant une troisième blessure, reçue à la cote 285 dit la Haute-Chevauchée, avec perte de l'oeil droit [1].
D'angoisse elle lâcha ma tante qui roula de ses genoux vers la cheminée et fut rattrapée in extremis par la bonne.
Sa vie fut ainsi marquée par la guerre, adoptée par la Nation au titre de la première guerre, la seconde lui prit son
mari : secrétaire à proximité de l'École militaire à Paris elle rencontra en 1935 un beau sergent qu'elle épousa en
1936. Pierre fut fait prisonnier dés juin 1940, alors que leur fille Nicole avait trois ans.
<dl class='spip_document_344 spip_documents spip_documents_left' style='float:left;'> <a
href="IMG/jpg/deir_ez-zor_1935.jpg" title='Pierre en service' type="image/jpeg">
Pierre en service
Libéré en 1945, il fut envoyé en Indochine. Fait prisonnier par les Japonais, il fut torturé. Pendant 7 ans Gibo et sa
fille n'eurent aucune nouvelles. Enfin, Gibo reçut un message lui annonçant qu'il arrivait par bateau.
Arrivée sur le port de Saint-Nazaire, angoissée par cette longue absence, elle pleurait. Un vieux marin lui demanda
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depuis combien de temps elle l'attendait…
7 ans
c'est fini pour vous deux.
Cette prédiction se réalisa puisque Pierre revint accro à l'opium qui lui avait permis d'oublier. Revenu des horreurs de
la guerre, il ne put jamais reprendre vraiment la vie civile avec sa femme et sa fille. Le divorce intervint en 1956. Sur
20 ans de mariage, 9 ans de vie commune, 11 ans de séparation par les guerres… (Oh ma petite Gibo, quelles
conneries les guerres).
Mère célibataire de facto depuis toujours, divorcée alors que le divorce était encore si rare, elle avait dû travailler très
tôt comme secrétaire.
Mes premiers souvenirs d'elle sont dans la maison des ancêtres : le dimanche matin nous allions jouer au PMU, je
n'ai jamais joué sans elle et je ne me souviens pas si j'ai une seule fois gagné dans mon choix de chevaux.
Mais le plus fort souvenir, le plus poignant, fut ses leçons de droit syndical alors que nous étions couchées dans ce
que mon grand-père appelait la « chambre aux peaux-rouges ».
<dl class='spip_document_343 spip_documents spip_documents_left' style='float:left;'> <a
href="IMG/jpg/gibo1970gamex.jpg" title='Au travail...madame la déléguée syndicale' type="image/jpeg">
Au travail…madame la déléguée syndicale
Ayant dû se défendre toute seule contre des marchands de sommeil ou des petits chefs voulant abuser de son état
de mère seule, elle avait pris goût à la défense des droits, de tous les droits, les siens mais aussi ceux des autres à
travers son élection comme déléguée syndicale, et elle me parlait durant des heures des mesquineries des chefs, de
ce que j'ai compris plus tard être du harcèlement moral et sexuel, dans cette entreprise de femmes où seuls les
hommes étaient des chefs : elle travaillait à une des nombreuses caisses de sécurité sociale spécifiques.
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Elle me racontait aussi les demandes d'entente préalable qu'elle recevait comme le remplacement des dents
métalliques par des dents en céramique, le sociétaire voulant passer à la télévision…ou encore envoyait à ma
grand-mère des ordonnances recopiées (il n'y avait pas de photocopies à l'époque) d'un de ses sociétaires qui,
semble-t-il, avait les mêmes maladies qu'elle…
Mon père était patron, elle petite employée mais tous les deux m'ont forgé une éthique des rapports salariaux.
Quand je suis devenue fonctionnaire, j'ai, bien sûr, adhéré au même syndicat qu'elle : la CFDT.
En revanche devenue avocate, le droit social et le droit du travail ne m'ont pas attirée, elle m'en avait sans doute
dégoutée, mais j'ai assisté de nombreux fonctionnaires devant les commissions de discipline, puis en tant qu'élue, j'y
ai siégé. J'ai toujours pensé à elle avant la séance :-)
Habitant Grenoble, elle était de toutes les manifs… sa dernière fut pour dénoncer le second tour Chirac-Le Pen…
calculez son âge à l'époque.
La dépendance arrivant, ma soeur Catherine l'a fait venir dans une maison de retraite à deux pas de son cabinet de
médecin, ce qui a permis à ma mère de retrouver plus souvent sa soeur.
Durant les premières années de son séjour à Nice, elle se déplaçait dans les rues avec son déambulateur… et puis
elle rentrait à la maison de retraite et écrivait de longues lettres illisibles au maire (plus que droite) de Nice pour lui
dénoncer toutes les injustices de cette ville, riche devant la mer, pauvre dans les rues. Elle était la mascotte de tous
les SDF du quartier de la gare avec lesquels elle discutait toujours. Sacrée Gibo !!!
Heureusement qu'aujourd'hui l'acharnement médical, pour une veille femme de 98 ans, n'est plus de mise et que la
morphine, le doux sommeil, a pu faire son oeuvre, après une journée et une nuit de souffrances indignes de la
grande défenseure des autres qu'elle fut.
ADIEU ma petite Gibo, je ne t'enverrai plus les Anis de Flavigny, les Milords d'Avallon, les massepains de Bayonne,
toutes ces douceurs que tu aimais tant. Puisse ta mort t'être plus douce que la vie et réparer toutes les souffrances
que celle-ci t'a apportées.
<a href="IMG/jpg/a_grenoble_en_avril_2004.jpg" title='Maïeul, Gibo et moi, faisant de la généalogie'
type="image/jpeg">
Maïeul, Gibo et moi, faisant de la généalogie
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Post-scriptum :
Photo logo : Gibo en 1936.
<dl class='spip_document_386 spip_documents spip_documents_left' style='float:left;'> <a href="IMG/pdf/textes-gibo.pdf" title='PDF - 47.3 ko'
type="application/pdf">
Textes pour l'enterrement de Gibo, dessins d'Enimie
Gilberte a été enterrée dans le cimetière d'AVALLON, dans le caveau où reposent déjà ses parents et la mère adoptive de ma grand-mère.
Jusqu'au bout la poisse l'a accompagnée : les fossoyeurs avaient ouvert le caveau de mon père et des arrières-grands-parents ! il a fallu leur
laisser du temps pour qu'ils ouvrent le bon caveau …
Nous avions fait une cérémonie intime, à 98 ans, on n'a plus d'ami(e)s pour vous accompagner, où la foi chrétienne dans laquelle elle avait été
élevée et la foi juive de ses arrières petits enfants se mélangeaient, avec le kaddish lu en français par son arrière petit-fils, Charly, avec son
magnifique accent américain, le texte de Maïeul au nom de tous ses petits-neveux et nièces qui furent plusieurs à l'appeler « tata gigot » et
enfin le texte de Jules Supervielle (1884-1960), « hommage à la vie »lu par son arrière petite-fille Kimberly
[1] Il fut encore blessé une quatrième fois en 1918 et finit la guerre avec la croix de guerre avec deux palmes et médaillé militaire.
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