Les conséquences du narcotrafic sur un État fragile : le cas de

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Les conséquences du narcotrafic sur un État fragile : le cas de
alternatives sud, vol.
20-2013 / 145
Les conséquences du narcotrafic sur un État
fragile : le cas de la Guinée-Bissau
Miguel de Barros, Patrícia Godinho Gomes,
Domingo Correia1
La faiblesse de ses institutions, son instabilité
politique chronique et la pauvreté galopante ont
fait de la Guinée-Bissau un terrain favorable au
développement du narcotrafic. Ce dernier gangrène désormais l’armée et l’État. Ce phénomène,
que les programmes internationaux ne sont pas
parvenus à contrer, est activement dénoncé par
de jeunes rappeurs, qui relaient le vécu des secteurs populaires et revendiquent un autre système politique.
Depuis la proclamation unilatérale de l’indépendance
en 1973, après onze ans de lutte armée, l’histoire politique de la
Guinée-Bissau a été marquée par de profonds bouleversements.
Le processus de libéralisation de l’économie, amorcé avec l’application des programmes d’ajustement structurel dans la seconde
moitié des années 1980, a presque automatiquement débouché sur
l’« imposition », au début des années 1990, de réformes politiques,
dont le point d’orgue sera la tenue des premières élections multipartites en 1994.
Cette phase de démocratisation s'est cependant caractérisée
par la persistance de forts contrastes et de discontinuités dans le
1. Respectivement sociologue, chercheur associé à l’Institut national d’études et de recherches de Guinée-Bissau (INEP) et membre du CODESRIA ; docteure en histoire à
l’Université de Cagliari (Italie) et chercheuse à l’INEP (Guinée-Bissau) ; juriste, chargé de
l’inspection et de la coordination du Système intégré d’information criminelle de la police
judiciaire de Guinée-Bissau.
146 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
système démocratique national. Refusant de tenir compte de la diversité et de critères aussi fondamentaux que l'inclusion et l'équité,
la classe dirigeante a contribué à l'apparition de profondes fractures
internes qui ont plongé la Guinée-Bissau dans une précarité institutionnelle chronique. Cette évolution débouchera sur le premier
conflit politico-militaire de son histoire en tant que pays indépendant : la « guerre du 7 juin » (1998-1999).
Depuis lors, le pays vit une instabilité politique et gouvernementale permanente qui fragilise les institutions publiques et l’économie,
augmente la pauvreté et l’insécurité. Dans ce contexte, le système
judiciaire se montre incapable de faire face à la menace du narcotrafic, un phénomène qui s’est accru de façon exponentielle au
cours des dernières années et qui a fait de la Guinée-Bissau une
nouvelle « route » du trafic de cocaïne entre l’Amérique du Sud et
l’Europe (ONUDC, 2007 et 2008 ; ICG, 2008, 2009 et 2012).
Le trafic illégal de cocaïne s’est mondialisé dans les années 1980
et 1990, infiltrant dans un premier temps les marchés traditionnels
que sont les États-Unis, l’Amérique latine, l’Europe et la Russie,
avant de toucher les pays d’Afrique de l’Ouest, lesquels ont alors
commencé à être utilisés par les cartels de la drogue comme pays
de « transit ». C’est-à-dire un de ces pays « via lesquels transitent
les produits et les services illégaux destinés à l’approvisionnement
des principaux marchés mondiaux. Les réseaux criminels choisissent ces pays selon des critères spécifiques : marché de destination, liberté de circulation et faible degré de contrôle de la part
des autorités locales. Dans ce dernier cas, la corruption joue un rôle
fondamental. Habituellement, les catégories les plus touchées par
ce phénomène sont les agents des douanes et les agents affectés
à la garde des frontières et au contrôle des migrations » (Williams,
2000).
Mais ce n’est qu’au début du millénaire que la région ouest-africaine s’est trouvée véritablement plongée dans le trafic international de cocaïne vers l’Europe occidentale. En tant qu’un des pays
les plus pauvres du monde – elle n’occupe que la 176e place (sur
186) sur l’échelle du développement humain (PNUD, 2012) –, la
Guinée-Bissau n’a pas les moyens de contrôler son propre territoire. C’est pourquoi le phénomène du trafic de drogues doit ici être
abordé comme un problème de mal-développement, tout autant que
comme un problème de sécurité nationale et régionale (ONUDC,
2007 ; CES, 2008).
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Nous analyserons d’abord la situation de ce petit pays, à la fois
marqué par l’instabilité politique et touché de plein fouet par le phénomène de globalisation du crime organisé, pour ensuite nous pencher sur l’(in)efficacité de ses stratégies de lutte contre les réseaux
internationaux liés au trafic de drogues. Enfin, nous aborderons la
question des résistances locales, lesquelles ont pris il y a peu des
formes novatrices, avec notamment l’émergence dans la ville de
Bissau d’un mouvement protestataire impliquant musiciens de rap
et radios locales, qui tentent de donner une visibilité aux plaintes
de la société civile concernant les effets des trafics de drogues en
Guinée-Bissau. D’un point de vue méthodologique, cette réflexion a
bénéficié de l’expérience technique d’un des membres de l’équipe
de recherche chargé de la structuration de la législation nationale
sur la prévention et la lutte contre le phénomène des trafics.
(In)efficacité des stratégies de lutte contre le narcotrafic en
Guinée-Bissau
Selon l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le
crime), près de vingt et une tonnes de cocaïne transitent annuellement par l’Afrique de l’Ouest, un chiffre qui ne rend pas compte de
l’importante consommation locale (2011). Le profit qui en résulte,
une fois la drogue vendue dans les pays consommateurs, s’élève
à plus d’un milliard de dollars et dépasse donc le PIB de la GuinéeBissau, estimé par le FMI à 825 millions de dollars en 2010 (2010).
Entre 2003 et 2007, près de trente-trois tonnes de cocaïne destinées au marché européen ont été saisies dans plusieurs pays de
la région (parmi lesquels le Cap-Vert et la Guinée-Bissau). Mais
cette quantité n’est qu’une infime partie de la drogue qui transite
par la sous-région dans son ensemble2. C’est à partir de ce constat
qu’a été élaboré en 2007, avec l’appui de l’ONUDC, le « plan opérationnel pour prévenir et combattre le trafic de drogue vers et de
la Guinée-Bissau : promouvoir l’État de droit et une administration
judiciaire efficace, 2007-20103 », prolongé ensuite jusqu’en 2014.
2. En avril 2007, la police judiciaire de Guinée-Bissau intercepta non loin de la capitale,
Bissau, un avion soupçonné d’avoir transporté près de 2,5 tonnes de cocaïne. Mais la
quantité saisie n’a finalement été que de 635 kg, le reste ayant disparu avec l’équipage.
Le manque de moyens humains, matériels et technologiques a alors été évoqué par les
autorités comme cause principale de l’« échec » de l’opération (Andrés, 2008).
3. Ce plan a été au centre d’une conférence de donateurs organisée par le gouvernement
portugais à Lisbonne le 19 décembre 2007. Un montant total de 19 millions de dollars a
148 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
En matière de prévention, le décret-loi 2-B/1993 a été particulièrement novateur. Il stipule en effet qu’en cas de poursuite judiciaire
pour trafic illégal de stupéfiants, les biens déclarés « perdus » reviennent automatiquement à l’État et doivent être affectés sans réserve à l’action et aux mesures de prévention de la consommation,
au traitement et à la réinsertion des toxico-dépendants, ainsi qu’au
combat contre le trafic de drogues. Parallèlement, le cadre normatif et légal dans lequel cette loi relative aux stupéfiants s’insère a
lui aussi été renforcé, avec l’entrée en vigueur de deux mesures
capitales : la loi uniforme relative à la lutte contre le blanchiment de
capitaux et plus récemment, la loi sur l’organisation des enquêtes
criminelles, qui donne à la police judiciaire un droit exclusif sur les
enquêtes.
Déjà entrée en vigueur, cette deuxième loi vise à renforcer et
clarifier les compétences des différentes agences policières et à
identifier et définir le rôle des autorités judiciaires à chaque étape
du processus. Il nous faut rappeler ici que, dans le passé récent,
l’absence de mécanisme normatif de ce type générait de graves
conflits de compétences opposant institutions policières et judiciaires, une situation dont seules les organisations liées au trafic
de drogues tiraient profit4. Dans le cadre de cette réorganisation du
système judiciaire pour lutter plus efficacement contre le trafic, les
résultats les plus prometteurs jusqu’à présent sont ceux engendrés
par le projet GNBU44-GIB AT. Celui-ci a en effet permis à plus d’une
centaine de jeunes cadres de suivre une formation de base en
enquête criminelle à l’Académie nationale de la police fédérale au
Brésil et à l’Institut supérieur de police et des sciences criminelles
de Lisbonne, ce qui a contribué à la restructuration du personnel du
système judiciaire.
En dépit des avancées réalisées par les autorités bissau-guinéennes, comme la création d’un service de renseignement financier
été prévu pour sa mise en œuvre. Ce montant était très modeste, équivalant seulement à
un pour cent de la valeur totale du trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest en 2011.
4. La proposition visait notamment à surmonter la crise entre la police judiciaire et le
ministère et entre ces derniers et la magistrature, provoquée par le fameux cas « N315 » :
cet avion qui a atterri sur une base militaire jouxtant l’aéroport international Osvaldo Vieira
avec une importante cargaison de cocaïne à son bord. Dans cette affaire, deux citoyens
colombiens (le pilote et le copilote) avaient été appréhendés par la police judiciaire, dont
un qui était activement recherché par Interpol. Le manque de coordination entre les acteurs judiciaires déboucha sur la libération des suspects et leur fuite, ainsi que sur la
suspension d’un juge par le Conseil supérieur de la magistrature.
les conséquences du narcotrafic sur un état fragile
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et d’une agence de lutte contre la corruption, la construction d’une
prison moderne, la formation et le financement des agents et la
mise en place d’un système intégré d’échange d’informations entre
les différents organes de la police criminelle, il faut admettre que le
système se heurte à de graves problèmes qui affectent son fonctionnement et compromettent son efficacité. L’International crisis
group (2009) pointe notamment la démoralisation des membres des
différents services face aux liens existants entre certains éléments
des forces armées et les réseaux de trafic de drogues, ces relations
étant utilisées par les premiers pour consolider leur pouvoir.
En 2006, une affaire a défrayé la chronique politique en GuinéeBissau. Pour la première fois, la police judiciaire est parvenue à
mettre la main sur d’importantes quantités de drogues, suite à une
opération à haut risque qui lui a permis d’intercepter un 4x4 avec à
son bord près de 600 kg de cocaïne pure et d’arrêter plusieurs civils
et militaires impliqués dans ce trafic. Mais la manière dont les autorités gouvernementales et judiciaires ont géré le dossier de cette
importante prise a clairement démontré que l’État était incapable
de combattre efficacement et sérieusement le trafic de drogues en
Guinée-Bissau. Ainsi la drogue saisie a mystérieusement disparu
du coffre-fort du Trésor public où les autorités avaient ordonné son
transfert, après l’avoir retirée des mains de la sécurité et de la police
judiciaire pour des raisons de « sécurité ». Et les hauts fonctionnaires
poursuivis dans cette affaire n’ont toujours pas été jugés à ce jour.
Les dysfonctionnements de ce système politique et judiciaire
« noyauté », la peur généralisée de la population suite aux menaces
de représailles et aux actes d’intimidation, dont jusqu’à l’ex-ministre
de la justice et l’ancien directeur de la police judiciaire ont été l’objet,
ont finalement décidé les États-Unis à passer à l’action. La Drug
Enforcement Administration a donc monté des opérations d’arrestation de Guinéens fortement impliqués dans le trafic, dont celle du
contre-amiral Bubo Na Tchuto, ancien chef d’état-major des forces
armées, capturé dans les eaux internationales et ensuite transféré
aux États-Unis (BBCParaAfrica, 31 juillet 2008 ; Público 14 avril
2013). Un fait inédit à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest.
Un pays ingouvernable ?
Malgré sa fragilité « intrinsèque » et le climat d’impunité qui prévaut, Ashley Neese Bybee (2009) estime que la Guinée-Bissau
n’entre pas dans la catégorie des pays « ingouvernables » ou des
150 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
États « absents », caractérisés par l’absence de gouvernance à tous
les niveaux. En théorie, l’État qui ne parvient pas à faire respecter
ses propres règles et lois ne parvient pas non plus à restreindre
les activités illégales sur son territoire. Dans le cas de la GuinéeBissau, le problème se situe au niveau des institutions publiques,
qui n’arrivent ni à assurer un niveau minimum de sécurité aux citoyens ni à quadriller et contrôler le territoire national. Toujours selon
Bybee, la vulnérabilité de la Guinée-Bissau au narcotrafic s’explique
par trois grands facteurs :
1. La géographie. La Guinée-Bissau possède 350 kilomètres de
côtes, dont la plus grande partie échappe au contrôle des autorités5,
ainsi que de nombreuses pistes d'atterrissage. Construites par l'administration coloniale entre les années 1960 et 1970, la plupart de
ces pistes ne sont plus guère utilisées, si ce n'est par les cartels de
la drogue pour transporter et distribuer la cocaïne en toute impunité,
à l'abri du regard des autorités6.
2. L’institutionnel (Denarp, 2011). Le climat de « permissivité »
qui règne en Guinée et rend possible le développement des activités
illégales sur son territoire a pour principale cause la fragilité des institutions nationales. La plupart de celles-ci (politiques, économiques
ou administratives), créées après l’indépendance, sont concentrées
dans la capitale du pays et n’ont pas vraiment de légitimé populaire.
Le pouvoir politique a le plus souvent été imposé, la gestion de l’État
obéit à une logique verticale et les biens publics sont administrés en
fonction d’intérêts personnels, au mépris de ceux de la collectivité.
Cette situation explique en grande partie l’implication présumée
d’hommes politiques et de militaires de haut rang dans les réseaux
transnationaux du narcotrafic, en quête d’avantages personnels ou
de ressources pour leurs clientèles.
3. Le politique. La crise politique qu’a connue le pays en
2009 suite à l’assassinat de deux figures importantes de l’État
5. Le « plan opérationnel national » identifie le problème fondamental posé par les
« agences de sécurité » et leur difficulté à contrôler un territoire présentant les caractéristiques géographiques de la Guinée-Bissau : côte étendue, un grand archipel (les îles
Bijagos) et de nombreux passages frontaliers vers les pays voisins que sont la République
de Guinée Conakry et le Sénégal (Governo de Guiné-Bissau, 2011).
6. Selon les témoignages de certains membres de la police judiciaire guinéenne, le
manque de moyens matériels pour combattre le narcotrafic constitue le principal obstacle
à la résolution du problème : « Nous n’avons pas de véhicule, pas de carburant, pas de
radio et pas de bateau non plus pour suivre les criminels… et que devons-nous faire ? Les
battre dans ces domaines ! » (Horta, 2007).
les conséquences du narcotrafic sur un état fragile
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(le président lui-même et le chef d’état-major des forces armées)
trouve son origine dans les luttes de pouvoir et/ou pour le contrôle
des ressources de l’État qui ont installé un climat de méfiance généralisée (Fustein, 2011). Dans ce contexte, le crime organisé a
évidemment trouvé un terrain favorable pour se développer et prospérer. Il est d’ailleurs très probable que les meurtres de 2009 soient
liés à l’intensification du narcotrafic (The Christian Science Monitor,
3  mars 2009 ; OpenDemocracy, 23 octobre 2008 ; International crisis group, 2009). Le coup d’État du 12 avril 2012 a rouvert le débat
sur la gouvernabilité de la Guinée-Bissau, sur la participation de la
société civile dans les processus et les décisions politiques et sur
l’équilibre des pouvoirs entre civils et militaires.
Un dernier aspect à considérer ici concerne le soutien de la
communauté internationale à l’État guinéen. À cet égard, l’ONUDC,
comme pour le projet GNBU44-GIB AT, demeure chargée de l’assistance, de la coordination technique et de la gestion financière de
l’Unité de lutte contre le trafic. Pour ce faire, quatre phases principales ont été prévues : a) la préparation ; b) la capacité opérationnelle initiale ; c) la pleine capacité opérationnelle ; et d) l’évaluation
et le recyclage. Aujourd’hui, alors que le projet est pratiquement arrivé à son terme, l’Unité n’a toujours pas dépassé la première phase,
alors que sur le plan du renforcement des capacités opérationnelles
le projet n’a abouti à aucun résultat probant. En outre, deux structures de police distinctes continuent à coexister, avec chevauchement de compétences.
Perceptions et défis : une analyse des récits sur le trafic de drogue dans la musique rap
Les Nations unies présentent la Guinée-Bissau comme « l’un
des pays les plus durement touchés, courant le risque de devenir
un “narco-État” […] les trafiquants de drogues sont en train d’infiltrer
les structures de l’État tout en agissant en toute impunité. Cette
situation exacerbe la peur et la méfiance dans les rangs des représentants de l’État, ainsi qu’entre eux et le public. Il existe de plus
des indices d’une augmentation de la toxicomanie, en particulier
parmi les jeunes, qui souvent travaillent aussi avec les trafiquants
[…] les trafiquants de drogue peuvent se permettre d’acheter et
d’utiliser des téléphones satellites, de se déplacer dans des bateaux
rapides et des voitures de luxe, de transférer discrètement argent et
informations, et d’acheter des protections » (ONUDC, 2008).
152 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
En dehors des interventions ponctuelles, spectaculaires et médiatisées des États-Unis contre le phénomène du trafic de drogues
en Guinée-Bissau et dans la sous-région ouest-africaine, il importe
de mettre en évidence les dynamiques internes de résistance et
leurs effets sur l’espace national. Les jeunes issus des classes populaires jouent un rôle important à ce niveau. En dehors de tout
cadre formel, ils entendent dénoncer le phénomène à travers la
musique rap jouée en direct et diffusée dans les programmes radiophoniques. Par le biais de cet instrument artistique, les rappeurs dévoilent, critiquent et mettent en cause l’implication d’acteurs ayant
des responsabilités publiques dans le narcotrafic. Ils contestent le
(dés)ordre social qui règne dans le pays, alliant ainsi l’émancipation
culturelle à l’exercice de la participation politique et démocratique
(Barros, 2013).
Les récits mis en musique couvrent plusieurs thématiques :
Les récits de dénonciation
« Droga tchiga Guiné djumblintinu i senariu / Nhu alferis ku nhu
kabu / Tudu pasa sedu bida empresariu […] [La drogue est arrivée
en Guinée. Elle brouille le scénario / Monsieur Alferes et Monsieur
Cabo / Tous sont devenus des hommes d’affaires]. […] Amadu ki
chefi di izersitu / Iooode / I ka fasi nin 2 dia ki tchiga la / Iooode / I
mata Djokin i subi la [Amadu, chef de l’armée / Iooode / Il n’y a pas
deux jours qu’il est arrivé / Iooode / Il a tué Joaquim pour monter
jusque-là] Ku asasinatu ku aumenta/korupson ganha forsa [Avec
l’augmentation des assassinats / la corruption a gagné du terrain]
I ta troka mindjer suma ropa / I tene kumbu té na Eropa [Il change
de femme comme il change de chemise / Il possède de l’argent
jusqu’en Europe] Nunde ki sai ku es manga di kusas ? / no ka sibi !
[D’où lui viennent toutes ces choses / nul ne le sait !] » (Twin Towers,
Culpadus, enregistrement sonore, Bissau, 2008).
Les récits sur les circuits de la drogue
« Guinée-Bissau nason di trafic ? Tráfico [Guinée-Bissau, nation
du trafic ? Trafic] / kil ku na bin bai pa Spanha ? [tous ceux qui se
rendent en Espagne ? Trafic] / ki ku ta bin di Colómbia ? Tráfico [ceux
qui ont l’habitude de revenir de Colombie ? Trafic] / Mira ermanos, la
fuerza armada transportando la cocaína en quantidad [voyez mes
frères, ces forces armées qui transportent quantité de cocaïne] /
haciendo negócios com nuestros ermanos de Colómbia [faire des
les conséquences du narcotrafic sur un état fragile
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affaires avec nos frères de Colombie] […] bo obi este sistema di
pesa coca [écoutez-les peser la coca] : kilograma, decagramme,
hectograma, graaama » (Baloberos, Bo obi mas, enregistrement
sonore, Bissau, 2008).
Les récits de protestation
« Marca di Avion 515 tisi medicamentu pa tudu duentis [un avion
515 amène des médicaments pour les malades] / i guineensis ka na
duensi mas [alors que les Guinéens ne sont jamais malades] […]
bardadi n`fia, Guiné i tera nunde ku pekadur ta garandi ora ki misti,
di manera ki misti, tudu ta dipindi [en fait, je crois que la Guinée est
un pays où les gens sont matures quand ils le veulent et comme ils
le veulent, mais tout est relatif] / bardi n `fia, Guine i tera nunde ku
po ta sibi riba di santchu mbes di santchu sibi na po [en fait, je crois
que la Guinée est un pays où les arbres montent sur les singes, et
non pas un pays où les singes grimpent aux arbres !] Ma i ka sigridu
ku nha kabesa na ramasa i ni i ka kudadi [Ce n’est un secret pour
personne que ça me fait vomir, mais personne ne s’en préoccupe] /
i sibidu kuma i ten djintis na Guine ora ku e misti pa tchuba tchubi,
tchuba ta tchubi [on sait qu’il y a des gens en Guinée qui font la pluie
et le beau temps] / ora ku é mista pa sol iardi, sol ta ratcha [quand ils
veulent que le soleil brille, et bien cela se produit] » (FBMJ, Kaminhu
sukuru, enregistrement sonore, Bissau, 2008).
Les récits sur la dégénérescence d’un narco-État
« Notícia di tera obidu ate na rádios internacionais [les radios
internationales donnent des nouvelles de ma terre] / fidjus di Guine
ta ianda npinadu é ka ta ossa ianda nin alsa rostu [les fils de Guinée
marchent tête baissée, manquant de courage pour se lever et faire
face] / tera i ka purmeru, ma anos pekaduris i restu [le pays n’est
pas une priorité, les gens sont la dernière des priorités] / na diaspora no ta sta tristi suma kil ku tene disgostu [dans la diaspora,
nous avons l’habitude d’être tristes comme ceux qui ont du chagrin]
/ pais sta desorganizadu, corupson sta generalizadu, aparelho di
no stadu aos torna un sistema di corupson [le pays est désorganisé, la corruption généralisée, l’appareil d’État est devenu un système corrumpu] / dinheru ku no djunta na sbanjadu a toa i grande
orgulho, fama ! [notre argent est gaspillé pour rien, grande fierté,
gloire !], Guine-Bissau i narcotráfico [la Guinée-Bissau est narcotrafic], djintis di stadu na prática di negócios ilegais [les représentants
154 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
de l’État pratiquent le commerce illégal] / e na fasi crimes organizadu mas faladu na nomi di stadu [ils pratiquent le crime organisé,
mais parlent au nom de l’État] / es tudu anos i contra [Nous tous
nous nous y opposons], narcostadu puera lanta [le narco-État mène
à la ruine] / tudu mundu misti sai nês coba [tout le monde cherche à
sortir de ce trou] / kampu kinti emprego ka tem [c’est difficile, il n’y a
pas de travail] / jovens resta na roba [les jeunes volent] / consumo
di alcol aumenta utrus refugia na droga [la consommation d’alcool augmente et certains se réfugient dans la drogue] / migrason i
soluson [la migration est la solution] / i ka ten mas utru manera [il
n’y pas d’autre option] / djintis tene mau manera, jovens na kuri di
tera [pour les jeunes que de fuir ce pays] / pa sai nes miseria [pour
sortir de cette misère] i pirsis bai te Canarias [aller aux Canaries
est une nécessité] / povo inosenti ku fomi na paga culpa di dirigentes [peuple innocent et affamé, qui paie pour les erreurs de ses
dirigeants] » (Cientistas Realistas, Contra, enregistrement sonore,
Bissau, 2007).
Des récits d’appel à l’action
« No leis apedrejado [nos lois ont été lapidées] / cheio de lacunas [elles sont pleines de lacunes] / li ki Guine-Bissau pa kin ku
ka sibi [C’est ça la Guinée, pour ceux qui l’ignorent encore] / li ku
traficantes ta dadu privilegio mas di ki pursoris di universidada [Ici
les trafiquants reçoivent plus de privilèges que les professeurs
d’université] / juro li te purcu ta pudú gravata i bistidu fatu [Je peux
t’assurer qu’ici les porcs portent cravates et costumes] / katchuris
si é mata ta dadu caru tipo icentivo [Ici, lorsqu’un chien tue, il reçoit
une voiture] / tipo se presente pa é continua mata [comme récompense pour continuer à tuer] / guineensis i sta na hora di no kunsa
nota [Guinéens, il est l’heure d’en prendre conscience] /no disa pa
tras tudu ke ku na tudjinu avança [laissons derrière nous tout ce qui
nous empêche d’avancer] » (The One, Kaminhus, enregistrement
sonore, Lisbonne, 2012).
Dans ce processus, les radios ont joué (et jouent toujours) un
rôle essentiel dans la vie quotidienne des Guinéens, en diffusant
une parole qui se veut, comme le souligne très justement MoulardKouka (2008), aussi libre que possible. Les rappeurs en ont pris
toute la mesure. La radio leur donne l’occasion, par la musique et
par le biais de paroles créatives, de dénoncer les multiples facettes
du trafic de drogues dans le pays. Ce faisant, ils donnent aussi
les conséquences du narcotrafic sur un état fragile
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l’impulsion nécessaire pour contester cette étiquette de « narcoÉtat » dont la Guinée est souvent affublée, montrant que les stratégies de survie de la grande majorité de la population guinéenne ne
reposent pas sur le commerce de la drogue.
Dans un contexte dominé par la pratique traditionnelle du culte
de la garandessa (adulte avec des responsabilités liées à l’ancienneté), la parole est distribuée selon des principes hiérarchiques et
générationnels. Or, comme le fait remarqué Mbembe (1985), cette
tendance a été renforcée par l’habitude des États africains à instrumentaliser cette forme de paternalisme exigeant la soumission et
la fidélité des jeunes. Dans le cas spécifique de la Guinée-Bissau,
culturellement marquée par ce qu’on appelle dans l’argot populaire
n’ghuni-n’ghuni [murmurer ou censurer discrètement] et où les mobilisations sont généralement contrôlées et/ou de faible intensité,
les rappeurs essaient tant bien que mal de montrer la voie à suivre
en proposant des pistes de réflexion novatrices sur la situation des
jeunes, la gestion des affaires publiques et la possible émergence
de nouveaux acteurs politiques dans l’espace public d’un État en
construction.
Conclusion
Si l’on présente souvent l’Afrique de l’Ouest comme une région
« harcelée », les principaux facteurs qui facilitent la pénétration des
réseaux du crime organisé n’en demeurent pas moins l’instabilité
politique, la pauvreté chronique et la fragilité économique et institutionnelle. Les pays qui, comme la Guinée-Bissau, ont des Indices
de développement humain (IDH) parmi les moins élevés au monde
et ne parviennent pas à contrôler leur propre territoire (terre, mer
et air) sont particulièrement vulnérables aux pressions et menaces
exercées par les réseaux criminels transnationaux.
L’exemple de la Guinée-Bissau est parfaitement illustratif de la
fragilité de certains États postcoloniaux et/ou en construction, et de
leur difficulté à bâtir des institutions solides. L’ingérence constante
des militaires dans la gestion politique, la perte de légitimité des
institutions publiques, le contexte de pauvreté, la répartition inégale
des ressources, l’absence de structures étatiques fonctionnelles et
la perméabilité des frontières ont ainsi créé un terrain favorable au
développement du narcotrafic, qui bénéficie par ailleurs souvent de
la complicité de hauts fonctionnaires de l’État, en particulier de celle
156 / narcotrafic : « la guerre aux drogues » en question
des officiers supérieurs des forces armées et des représentants de
la classe politique ou des affaires.
La Guinée-Bissau n’est pas encore un grand producteur et
consommateur de cocaïne, du fait d’un pouvoir d’achat bas et de
capacités techniques limitées. Mais cette présence relativement
faible de la drogue n’en a pas moins déjà une influence négative
sur la société guinéenne dans son ensemble. En provoquant des
changements rapides du train de vie, en produisant de nouveaux
statuts, elle perturbe les rapports sociaux et économiques, et remet
en cause le système productif, politique et culturel du pays. Plus
que jamais, les jeunes générations voient leur avenir hypothéqué en
l’absence de réponses immédiates de l’État en matière d’éducation
et d’emploi.
Dans cette situation désespérante pour les jeunes, émerge
pourtant une revendication sociale et politique pour la mise en place
d’une nouvelle forme de gouvernance, fondée sur un nouveau
contrat social (Santos, 1998 ; Manji, 2000). Acteurs gênants, les
rappeurs portent activement cette revendication, en contribuant à
(in-)former une nouvelle conscience et une nouvelle attitude civique
et publique, tout en incitant les jeunes à sortir de leur position de
« junior social » dans laquelle ils sont le plus souvent placés (Bayart,
1981).
Étant donné l’incapacité de l’État guinéen à lutter efficacement
contre le trafic de drogue, cette lutte serait évidemment bien plus
efficace si la communauté internationale coordonnait mieux ses efforts avec les organismes nationaux et régionaux. Cela permettrait
non seulement de gérer de manière plus rationnelle les ressources
(humaines, financières et matérielles), mais aussi d’améliorer l’efficacité des stratégies de lutte contre le narcotrafic, lesquelles ne
doivent pas se limiter à leurs composantes militarisées. Sans cette
synchronisation, toute forme de lutte contre le trafic sera vouée à
l’échec.
Encore faut-il que les pays africains s’impliquent davantage dans
la construction d’un nouveau modèle et/ou d’une nouvelle vision de
la sécurité, basée avant tout sur l’être humain, qui doit être l’élément
central de la sécurité d’un État. Ce changement de paradigme et
la mise en œuvre d’une alternative sur le long terme exigent un
consensus large, un leadership efficace, une réelle volonté politique, ainsi que davantage de co-responsabilisation et d’implication
des acteurs nationaux et internationaux dans la gestion de l’espace
les conséquences du narcotrafic sur un état fragile
/ 157
et des ressources stratégiques, afin de maintenir une cohésion harmonieuse entre les communautés et les États.
Traduction du portugais : Laurent Delcourt
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