Autofiction(s) - Presses universitaires de Lyon

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Autofiction(s) - Presses universitaires de Lyon
Autofiction(s)
colloque de Cerisy
2008
sous la direction de Claude Burgelin, Isabelle Grell
et Roger-Yves Roche
Presses universitaires de Lyon
Herta-Luise Ott
Ingeborg Bachmann : l’inscription de
l’histoire du soi dans la fiction
On ne considère guère Ingeborg Bachmann comme une
auteure « autofictionnelle ». Pourtant, interrogée sur le seul
roman publié de son vivant, Malina (1971), elle l’a présenté
comme une autobiographie « imaginaire1 ». Ses romans inachevés, publiés plusieurs années après sa mort accidentelle
en 1973, rendent encore plus évident le caractère autobiographique de son écriture2.
S’agirait-il ici d’un « effet » de réception ? Bachmann
tenait à la discrétion, n’aimait pas qu’on parle de sa vie privée. C’est après sa mort que des informations sur sa vie ont
été divulguées. Une frange de la critique universitaire et
journalistique s’est alors appuyée sur cet aspect de son écriture, mobilisant une énergie considérable pour découvrir
dans ses textes des indices renvoyant à sa vie, son enfance,
ses rencontres amoureuses et littéraires, sans jamais évoquer le terme « autofiction ».
1. I. Bachmann, Wir müssen wahre Sätze finden. Gespräche und Interviews,
Munich et Zurich, Piper, 1983. Abrégé en GuI, suivi de l’indication de la
page. Ici : p. 73.
2. Une première publication des fragments Franza (Der Fall Franza) et
Requiem pour Fanny Goldmann (Requiem für Fanny Goldmann) eut lieu
en 1978 : I. Bachmann, Werke, 4 volumes, édités par C. Koschel, I. Von
Weidenbaum et C. Müster, Munich et Zurich, Piper 1978, abrégé en
BW. Ici : t. 3. Elle fut complétée par la volumineuse édition critique du
« Projet genres de mort/façons de mourir » dont Malina fit partie : Ingeborg
Bachmann, Todesarten-Projekt. Kritische Ausgabe, 4 t./5 vol., édités par M.
Albrecht et D. Göttsche sous la direction de R. Pichl, Munich et Zurich,
Piper 1995. Abrégé en TP.
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Autofiction(s)
En France, le mot lancé par Doubrovsky a aiguillonné
des discussions sur les autobiographies et « stimulé la lecture des textes situés aux frontières de l’autobiographie3 ».
Genette a même proposé de considérer la Recherche du temps
perdu comme une autofiction4. Comment alors envisager
que Bachmann n’ait pas été lue sous cet angle ? S’agirait-il
d’une vision lacunaire de son écriture dans un champ littéraire structuré selon d’autres règles qu’en France ? Y auraitil, malgré le caractère autobiographique de son écriture
expressément fictionnelle, incompatibilité des concepts ?
Pour élucider ces questions, il semble nécessaire de faire une sorte de ménage autour de Bachmann avant de se
demander si le terme d’« autofiction » la concerne.
L’autofiction parent pauvre de l’autobiographie dans la
littérature germanophone ?
Le concept d’autofiction a conquis sa place dans la critique germanophone : on l’utilise de plus en plus souvent et
on se penchera sur lui dans l’une des sections du congrès
de la Internationale Vereinigung für Germanistik, l’association internationale des germanistes, à Varsovie en 2010.
L’appel à communication oppose cependant expressis verbis
le concept de Doubrovsky au verdict de Paul de Man, pour
qui tout texte littéraire serait autobiographique ou ne serait
pas5. Martina Wagner-Egelhaaf a préféré parler, dans son
étude sur l’autobiographie6, d’écriture autobiographique
pour éviter un cloisonnement formel trop rapide. Elle ne
3. Ph. Gasparini, Autofiction. Une aventure du langage, Le Seuil, 2008, p.
295.
4. G. Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982, rééd. « Points Essais », 1992, p.
358.
5. Voir www.ivg.uw.edu.pl/Sektionen%20Publik%20m%20KB.doc
6. M. Wagner-Egelhaaf, Autobiographie, Stuttgart, Metzler, 2000.
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refuse pourtant pas le terme, au contraire, elle essaie de le
rendre opératoire pour la littérature de langue allemande7 :
comme le mot permet de renoncer à une distinction nette
entre autobiographie et fiction, Wagner-Egelhaaf considère
que, sous cet angle, la fiction ne se présenterait plus comme
pis-aller face à une impossibilité de dire la vérité autobiographique, mais comme instrument spécifique de réflexion
autobiographique, qu’elle définit comme « spectre » qui
hanterait certains livres. Un des livres qu’elle présente est
Montauk de Max Frisch, qu’il appelle pour sa part « récit » : il
y parle, entre autres, de sa relation avec Ingeborg Bachmann
tout en essayant de créer un présent dénué de culpabilité
face à une femme qu’il vient de rencontrer. Wagner-Egelhaaf
n’éprouve pas le besoin de valoriser son objet de recherche comme parfois dans les ouvrages français. Au contraire,
elle le voit ainsi libéré d’une impossible exigence de dire la
vérité à tout prix. Une telle attitude s’explique peut-être par
le fait que l’approche post-structuraliste du champ littéraire
n’a jamais été une doxa aussi exclusive dans les pays de langue allemande. La Mort de l’auteur de Barthes n’a été traduit
en allemand qu’en 20008.
En outre, l’approche historique de la littérature n’y a
jamais été abandonnée aussi radicalement qu’en France.
L’auteur et avec lui l’autobiographe n’ont donc pas été
dépossédés de leurs textes comme ce fut le cas pendant une
7. Notamment dans son article ‘Autofiktion & Gespenster’, paru dans le
n° 7 de la revue Kultur & Gespenster, consacré à l’autofiction, Hambourg,
automne 2008, p. 134-149.
8. Pour un aperçu de la conception de l’auteur au sein des études littéraires en Allemagne voir F. Genton, « Le problème de l’auteur et les études
littéraires en Allemagne », dans L. Garino-Abel, F. Genton et F. Gramusset
(dir.), L’Auteur : Théories et pratiques, Les Cahiers de l’ILCEA, n° 5, ELLUG,
2003, p. 175-190.
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Autofiction(s)
période dans la théorie littéraire française. Hans Magnus
Enzensberger, qui fut proche de Bachmann, n’a pas proclamé la mort de l’auteur, mais plutôt la mort de la littérature
dans la revue Kursbuch en novembre 1968 : il visait la littérature « conforme au système » qu’il voulait voir remplacée par
une littérature « engagée ». Ce même numéro contenait par
ailleurs des poèmes d’Ingeborg Bachmann, dont « Pas de
mets délicats »(Keine Delikatessen), parfois lu (à tort) comme
une déclaration d’adieu à la poésie.
Peter Handke, représentant d’une position opposée à
celle d’Enzensberger, s’était déclaré en 1966 « habitant de la
tour d’ivoire ». La position de Handke et des défenseurs de
l’autonomie de la littérature n’a jamais été majoritaire dans
les discussions théoriques, ni en 1968, ni dans les années 70.
La plupart des « nouveaux germanistes » pratiquaient plutôt
un changement de canon littéraire et une relecture « politique » des textes dans leur contexte historique, à l’instar des
metteurs en scène du Regietheater.
À l’intérieur du genre, Goethe, avec Dichtung und Wahrheit
(traduit par Poésie et vérité, qu’il vaudrait mieux traduire par
« Littérature et vérité », voire « Écriture et vérité »), demeure
une référence, et Walter Benjamin dans son Enfance berlinoise a pu livrer la matrice de réflexions sortant des sentiers battus d’une germanistique disqualifiée par l’histoire.
En sorte que le genre autobiographique a été peu exposé à
l’ostracisme dont l’a frappé une partie des théoriciens de la
littérature en France pendant un temps.
Avec cet arrière-plan théorique différent, la notion
d’autofiction a jusqu’à aujourd’hui soulevé peu d’intérêt
dans l’espace germanophone, même si les choses évoluent
actuellement. Jusqu’à présent on a évoqué le terme à propos
de Doubrovsky, de la littérature française contemporaine
(Barthes est parfois nommé) ou d’écrivains aussi divers
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Herta-Luise Ott
que Paul Nizon et Monika Maron9, enfin à propos des arts
visuels, notamment la photographie. Mais Bachmann n’est
jamais citée.
La « fiction » Ingeborg Bachmann
Ingeborg Bachmann est maintenant abondamment traduite. Bien accueillie dans d’autres pays, elle n’est pas très
connue en France, à l’exception des milieux de la germanistique et d’une critique installée aux marges du main
stream, incarnée, entre autres, par Hélène Cixous, Henri
Meschonnic, Jean-Luc Nancy10.
Dans l’espace germanophone, on la voit comme un des
grands écrivains-poètes d’après 1945. Par-delà ce jugement,
elle est devenue un personnage emblématique pour
beaucoup de femmes, notamment des artistes. Cette image
d’une Ingeborg Bachmann figure de proue du féminisme
est pourtant éloignée de celle qu’on lui connaissait de son
vivant : certes, elle a manifesté son engagement politique dès
les années 50, mais n’a pas participé à mai 68. À l’époque
elle vivait dans une sorte de retraite à Rome, occupée par
son projet Todesarten qu’elle concevait comme un cycle de
romans et dont Malina devait servir d’« ouverture » au sens
musical. Après la parution de Malina, elle déclara même dans
une revue féminine que l’émancipation des femmes était
9. M. Wagner-Egelhaaf évoque, outre Max Frisch, W. G. Sebald et Emine
Sevgi Özdamar, écrivaine allemande d’origine turque. Voir aussi son article ‘Autofiktion oder : Autobiographie nach der Autobiographie. Goethe
Barthes Özdamar’, dans U. Breuer et B. Sandberg (dir.), Autobiographisches
Schreiben in der deutschsprachigen Gegenwartsliteratur, t. 1, Grenzen der
Identität und der Fiktionalität, Munich, Iudicium, 2006, p. 353-368.
10. Pour la réception de Bachmann en France, voir A. Babka, Ingeborg
Bachmann in Frankreich. Zur Rezeption von Werk und Person, Vienne,
Hora, 1996. Et aussi le n° Ingeborg Bachmann de la revue Europe, aoûtseptembre 2003.
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Autofiction(s)
sans intérêt pour elle (GuI, p. 109). Elle s’opposa aussi à la
mise à nu de l’intime que revendiquaient pour des raisons
politiques les milieux féministes dès 1968 : le roman Que
mon nom soit Gantenbein de son ex-compagnon Max Frisch,
paru en 1964, environ un an après leur séparation, avait
représenté pour elle une trahison de leur vie intime et l’avait
profondément blessée. Le lien entre vie publique/politique
et vie privée était pourtant une évidence pour Bachmann :
elle considérait dès les années 60 que le fascisme avait son
origine dans les relations entre les êtres, dans la relation
entre un homme et une femme (GuI, p. 144).
Bachmann faisait partie de l’establishment littéraire,
avec un statut singulier, dû à ses origines autrichiennes,
sa condition de femme, le ton de sa poésie et son aura
mystérieuse. Ce statut lui échut dès sa première apparition,
à 25 ans, sur la scène littéraire à l’occasion de la réunion
du Groupe 47 à Niendorf, en mai 1952, où elle chuchota
timidement ses poèmes devant un public majoritairement
masculin11. Elle devint ensuite une icône de la littérature de
langue allemande d’après-guerre, vénérée pour sa dimension
sensuelle et intellectuelle à la fois, considérée comme « la
plus sauvage et la plus farouche de toutes les poétesses12… ».
Plus tard on a souvent dit qu’elle se mettait en scène, jouant
à merveille sa carte de femme, voire de fille fragile cherchant
11. K. Briegleb analyse son accueil par le groupe dans son article ‘Ingeborg
Bachmann. Paul Celan. Ihr (Nicht-)Ort in der Gruppe 47 (1952-1964/65).
Eine Skizze’, dans B. Böschenstein et S. Weigeli (dir.), Ingeborg Bachmann
und Paul Celan. Poetische Korrespondenzen. Vierzehn Beiträge, Francfort-surle-Main, Suhrkamp, 1997, p. 29-81.
12. Critique du 21/10/1953, dans Die Welt, citée d’après C. Hotz, ‘Die
Bachmann’, dans Das Image der Dichterin : Ingeborg Bachmann im journalistischen Diskurs, Constance, Faude, 1990, p. 38. C. Hotz a esquissé les multiples facettes de l’« image » d’Ingeborg Bachmann telle que la voyaient
nombre de journalistes jusqu’à sa mort.
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Herta-Luise Ott
la protection des cavaliers. Les crises qu’elle a traversées
après sa séparation d’avec Max Frisch, de quinze ans son
aîné, lui appartenaient à elle seule et à quelques proches.
Comme elle était définitivement retournée en Italie après
plusieurs années passées à naviguer entre Zurich, Rome
et Berlin, son image est restée jusqu’à sa mort celle d’une
femme difficile et mystérieuse, y compris dans sa mort due
à un accident causé par une cigarette non éteinte.
De son vivant, des critiques ont reproché à Bachmann
son abandon de la poésie à partir de la fin des années 5013.
Marcel Reich-Ranicki l’a déclarée « poète déchue », comme
on dit « fille déchue », considérant ses derniers textes en
prose publiés de son vivant (Trois sentiers vers le lac) comme
des récits pour dames feuilletant les revues dans la salle
d’attente du dentiste14. L’accueil par la critique de Malina
(après Trois sentiers vers le lac), événement médiatique, très
attendu après dix ans sans publication vraiment nouvelle
de Bachmann, fut mitigé : un roman qui en apparence
rapportait les peines d’amour d’une femme entre deux
hommes ne devait pas s’attendre à avoir la cote, ni à gauche,
ni à droite, à une époque où on postulait la « mort de la
littérature ». Le roman se vendit pourtant bien : 3 éditions
à 10 000 exemplaires chacune entre janvier et juillet 1971
(plus de 250 000 exemplaires vendus en 2006).
13. En fait, elle avait publié des nouvelles dès 1946. Son premier roman,
Ville sans nom (Stadt ohne Namen), probablement rédigé entre 1947 et
1951/1952, n’avait pas trouvé d’éditeur. Aujourd’hui, seuls deux fragments
de ce roman sont préservés. Elle continuait à écrire des poèmes, notamment après la séparation d’avec Frisch. Mais elle en acheva et en publia
très peu.
14. Voir sa critique de Simultan (Trois sentiers vers le lac) dans Die Zeit du
29/09/1972, reprise dans Hotz, op. cit., p. 227-231.
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Autofiction(s)
La parution posthume de ses Oeuvres en quatre volumes,
en 1978, qui contenaient notamment les deux romans inachevés Der Fall Franza (appelé Das Buch Franza dans l’édition critique) et Requiem für Fanny Goldmann15 a changé le
regard porté sur son écriture. Franza surtout est devenu un
texte de référence pour nombre de féministes et pour la
critique « antifasciste » au sens large. Bachmann y met en
parallèle les « expériences » médicales sur les victimes du
nazisme et le « traitement » que fait subir un psychiatre viennois à son épouse Franza.
Commence alors aussi une lecture nouvelle de sa poésie :
on se rend compte que ses poèmes n’étaient pas seulement
beaux, mais exprimaient déjà une critique explicite du passé
nazi. Depuis les années 80, la lecture « personnelle » de ses
textes amène les lecteurs à s’intéresser à sa vie « personnelle »
cachée. Les photos d’une Ingeborg Bachmann marquée par
ses expériences mortifères ont eu tout un temps un impact
sur le public. Cela faisait partie du mythe, créé par son
public posthume, cette fois.
La frange de la critique qui persistait à défendre le statut
autonome de la littérature (Bachmann fut considérée dès
ses débuts comme relevant de l’avant-garde) revendiqua
une lecture non-biographisante voire auto-référentielle de
ses textes. L’intertextualité étant devenue entre-temps une
notion importante, on a mis au jour le tissu intertextuel
complexe sur lequel reposent notamment Malina et Franza,
avec leurs nombreuses références à des créations littéraires,
musicales, philosophiques.
Au-delà de ces aspects « politiques » qui avaient transformé son image, Bachmann continua à fasciner les lecteurs
15. Traductions françaises : Franza, traduit par M. Couffon, Actes Sud,
1985, Requiem pour Fanny Goldmann, traduit par M. Couffon, Actes Sud,
1987.
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Herta-Luise Ott
par son aura, à l’image de l’auteur romantique qui cherche à
faire se fondre l’une dans l’autre l’œuvre et la vie. Une telle
perspective rappelle l’idée d’un auteur qui cherche à emboîter fiction et vie à la manière de Doubrovsky. Simplement,
l’auteur romantique espère accéder à une vérité poétique
universelle au-delà de la vie individuelle, et non à exploiter
sa vie individuelle sur un mode poétique pour connaître sa
vérité, même si celle-ci renvoie à des expériences historiques partagées par nombre d’individus voire une communauté entière16.
Le roman Malina
Malina est le seul roman du Todesarten-Projekt à avoir
passé l’autocensure de Bachmann en vue d’une publication
(même si elle a lu en public des extraits de Franza au milieu
des années 60) – ce qui n’est pas anodin, lorsqu’il est question de faits autobiographiques. Je limiterai mon argumentation à ce roman et à sa genèse, qui reflète les difficultés et
les réflexions de Bachmann face au genre romanesque au
long de deux décennies, et qui nous renseigne sur le statut
de la fiction au sein de son projet.
Une histoire d’histoires imaginaires
Le roman se présente à première vue comme l’histoire
d’un sujet, d’un Je, d’une femme-écrivain très émotive, née
à Klagenfurt, à l’instar de Bachmann. Bachmann partage
avec elle la couleur des yeux et des cheveux, mais aussi des
16. Doubrovsky a considéré son écriture comme une « revanche », une
« réponse à ces quatre années d’Occupation » entre 1940 et 1944 : « je veux
que le lecteur, si j’ai réussi mon livre, puisse partager avec moi ce que j’ai
pu vivre... j’écris pour moins mourir ». Voir S. Doubrovsky, « Les points sur
les I », dans J.-L. Jeannelle et C. Viollet (dir.), Genèse et autofiction, Louvainla-Neuve, Bruylant Academia, 2007, p. 54.
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Autofiction(s)
expériences d’ordre biographique. Elle vit (contrairement
à Bachmann dès 1953) à Vienne, Ungargasse n° 6, avec un
homme raisonnable et rationaliste au nom sexuellement
équivoque, Malina. Mais elle aime Ivan, un Hongrois qui
habite en face, au n° 9, qui ne répond que de manière
lacunaire à son désir intempestif d’amour absolu. Dans le
premier chapitre, « Heureuse avec Ivan », le récit de sa vie
à Vienne est interrompu plusieurs fois par une sorte de
conte de fées intercalé, en italique17. C’est l’histoire de la
princesse de Kagran18, qui, dans un temps avant le temps,
fut sauvée de deux attaques mortelles par un bel étranger : une première fois les agresseurs étaient des hussards
hongrois, la deuxième fois elle avait été livrée à la nature
sauvage d’un paysage fluvial inondé par les innombrables
branches du Danube. Les deux fois le bel étranger la quitte
après l’avoir sauvée. Ivan, peut-être une (ré-)incarnation de
ce bel étranger, laisse Je de plus en plus souvent seule. Elle
retombe dans de graves crises psychiques, comme elle en
aurait connues avant de le rencontrer. Le récit de la princesse de Kagran est complété par l’évocation d’une utopie
où règnent l’amour et la poésie, avant de s’interrompre vers
la fin du chapitre. Il sera repris en filigrane aux chapitres
deux et trois, en caractères normaux, intégré dans le récit.
Malina, peu présent quand elle est encore « heureuse
avec Ivan », s’occupe d’elle lorsque commence une série de
cauchemars, au deuxième chapitre, « Le troisième homme »,
qui met en scène la destruction psychique subie par Je
17. Les autres insertions (dialogues, lettres, entretiens, extraits d’une partition musicale) ne se démarquent du récit que par la forme qui leur est
propre : indication du nom de celui/celle qui parle, formule d’appel, etc.
18. Kagran, ancien village du Marchfeld devenu un arrondissement
de Vienne, est (ou plutôt fut) une banlieue ouvrière située au-delà du
Danube.
10
Herta-Luise Ott
dans un passé horrible dominé par son père tout-puissant.
Malina la calme et lui pose des questions lors de ses périodes
d’éveil. Mais il n’entre presque jamais dans ses rêves. Le
seul espoir de Je dans cet univers de cauchemar est lié à un
homme, un juif, qui a été détruit comme elle, mais qui lui
donne les moyens de résister, du moins un temps. Lui, qui
nous rappelle le bel étranger, meurt noyé dans un fleuve. Je
continue seule son combat imaginaire contre le père qui
finit par prendre aussi l’apparence de sa mère. Elle parvient
à le faire taire en découvrant qu’il est une « représentation »
dont il faut empêcher l’« alimentation » au sens littéral du
mot : à la fin du chapitre, elle fait éclater les récipients
du repas – par conséquent le repas lui-même – qu’il est
en train de consommer, à l’aide de cendriers qu’elle lance
« avec précision ». Ce combat contre la « représentation »
paternelle par l’intermédiaire d’un acte théâtral fait fuir le
public (imaginaire) tandis que le rituel théâtral « paternel » va
vers son paroxysme dans un élargissement du champ de la
perception de Je : le « père » devient une figure de l’histoire,
qui change sans cesse ses vêtements ou plutôt ses costumes
de bourreau jusqu’à ce que Je le voie en uniforme SS (« il
porte du noir et de l’argent avec des bottes noires » – BW 3,
p. 23519) dans un camp de concentration, armé de fouets, de
fusils et de pistolets « pour tirer dans la nuque ». Il ressort
de cette expérience une redéfinition de la figure du père :
il devient le « meurtrier ». Malgré cet élargissement de sa
connaissance, Je ne parvient pas cependant à se remémorer
avec précision l’expérience qui l’a détruite : il y a toujours
quelque chose qui la « gêne » dans sa mémoire et dans son
récit.
19. Pour la traduction française, en partie incomplète, voir Malina, traduit
par Philippe Jaccottet, Le Seuil, 1973, abrégé en J. Ici, p. 192.
11
Autofiction(s)
Lorsqu’il est question « des fins dernières », dans le chapitre III, Malina devient plutôt un obstacle qu’une aide
dans le projet de remémorisation et de récit du passé de
Je. Dès qu’elle parle de phénomènes dépassant sa sphère
personnelle (ce qui paraîtrait logique après l’élargissement
des perceptions de Je vers une sorte d’abstraction à la fin
du chapitre II), il ne veut plus l’écouter : il ne s’intéresse ni
à ses expériences professionnelles de secrétaire dans une
station de radio à Vienne (Bachmann avait travaillé pour la
station américaine Rot-Weiss-Rot au début des années 50),
ni à ses réflexions sur le grand marché noir qu’aurait été
Vienne après la Seconde Guerre, ni à sa critique du comportement sexuel des hommes. Il exige finalement qu’elle
tue Ivan et les enfants de celui-ci au même titre que le père
destructeur. Je refuse, mais doit accepter sa défaite face à un
Malina de plus en plus incommode dans leur vie commune
(à un moment donné, lorsqu’il est question des origines de
Malina, des dangers auxquels il aurait été exposé lui aussi, il
va jusqu’à la battre). Après lui avoir légué les « histoires qui
composent la grande histoire » (BW 3, p. 332 ; J, p. 275) et
après avoir caché les « seules lettres... les lettres qui m’aient
atteinte... Mes seules lettres ! » – les lettres d’Ivan – dans un
tiroir de son secrétaire (BW 3, p. 333 ; J, p. 276), Je disparaît
à jamais dans un mur. C’est ce que suggèrent les dernières pages. Elle laisserait derrière elle un Malina imperturbable – et ce constat, dernière phrase du roman : « C’était
un meurtre ». Face à l’incompréhension et à l’irritabilité
de l’instance rationnelle de la narration que Je croyait son
alliée, peut-être aussi face à sa propre incapacité à négocier
avec cette instance, la voix « autre », qui ne parle pas sous le
signe de la raison, se résignerait au silence20. On pourrait
20. Ce conflit semble renvoyer chez Bachmann à un dilemme inhérent à la
raison même. Parmi les nombreuses citations, une seule garde son statut
12
Herta-Luise Ott
penser aussi que là où Malina ne dit pas assez, probablement par souci d’objectivité, elle aurait besoin qu’il en dise
davantage, peut-être trop, pour qu’elle puisse maintenir son
existence ravagée faite d’émotions subjectives. Par conséquent elle préfère se taire21. De ce fait, le projet initial de
retrouver une unité brisée dans la narration aurait échoué.
Bien qu’il s’agisse d’un roman, le texte est introduit à la
manière d’une pièce de théâtre : la narratrice annonce les
noms des personnages, l’unité de temps (aujourd’hui) et de
lieu (Vienne). Au cœur de ce dispositif théâtral se trouve une
« représentation » – celle du « père ». L’épluchage de cette
« représentation » ne perturbe point l’univers théâtral de Je
où « personne n’est jamais mort et rares sont les vivants,
hormis sur [s] a scène imaginaire22 ».
Si on s’en tient à ces quelques indices, exemples parmi
d’autres, Bachmann ne chercherait pas à créer un univers
« réaliste », mais à transformer des réflexions parfois absde citation entre guillemets : « Il est vain de vouloir feindre l’indifférence
à l’égard de recherches dont l’objet ne peut être indifférent à la nature
humaine. » (Kant, préface à la première édition de la Critique de la raison
pure). Je lit cette phrase dans un livre et suppose que Malina la lit après
elle. L’énoncé se réfère à l’histoire de la connaissance de soi-même de la
raison, notamment à la déchéance de la métaphysique. Chez Kant, il s’agit
d’une conclusion transitoire (« En effet, il est vain... »), Bachmann supprime cet aspect de l’énoncé tout en reliant la question de la connaissance
aux deux modes de connaissance opposés qu’incarnent Je et Malina.
21. Ph. Jaccottet a éliminé dans sa traduction les passages renvoyant à
l‘enfance de Je en Carinthie, et par là même des renvois à la question
d’une identité multiple, convoquée à travers les interrogations sur une
identité nationale dans un cadre plurilingue.
22. ‘Für mich ist nie jemand gestorben und selten lebt jemand, außer auf
meiner Gedankenbühne.’ Dans la traduction française on lit : « Pour moi
personne n’est jamais mort que sur la scène de mes pensées, où rares sont
les vivants. » (J, p. 235). Je tient ce propos devant Malina pour justifier son
absence à un enterrement.
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Autofiction(s)
traites en représentations plus ou moins théâtrales. Pour y
parvenir, elle renvoie les lecteurs à son propre état civil et
s’appuie sur des faits de sa biographie tout en ayant recours
à des références historiques, philosophiques, littéraires et
musicales. Un seul exemple : une phrase de Hölderlin, prononcée par Hypérion dans le Fragment d’Hypérion : « Il faut
que je raconte. Je raconterai. Il n’y a plus rien qui me gêne
dans ma mémoire ». Je s’approprie cette phrase surtout dans
la négation, en parlant d’une « gêne » dans la mémoire et en
fait un des leitmotiv du roman.
Lu ainsi, sans informations sur la vie de Bachmann, le
livre se présente comme un roman. La quatrième de couverture n’indique pas d’autre piste de lecture. Bachmann
avait d’ailleurs souligné que Malina était une « autobiographie uniquement si on y reconnaît le processus spirituel
d’un Je, et non un protocole de curriculum vitae, ou des
récits d’histoires privées, et autres révélations gênantes »
(GuI, p. 88).
Genèse du personnage Malina
En 1995 a été réalisée la volumineuse édition critique du
Todesarten-Projekt, qui intègre une vaste partie des proses
laissées à l’état d’ébauche. Si on se fie aux recherches
entreprises sur ces ébauches non datées, Malina est le
résultat d’un long travail commencé avant 1950, avec le
roman La Ville sans nom (Stadt ohne Namen – achevé vers
1951/1952), qui, malgré le soutien de Heimito von Doderer
et d’autres, n’a jamais été publié et dont seules quelques
pages ont été conservées dans le fonds Bachmann de la
Bibliothèque nationale de Vienne. Ces pages feraient partie
de la « préhistoire » du projet Todesarten. Le noyau du conflit
identitaire mis en scène dans Malina y est déjà repérable,
notamment d’un point de vue structurel : un premier récit
14
Herta-Luise Ott
intitulé Le Nouveau Commandant a pour héros un jeune
homme qui souffre d’une amnésie partielle. Il se retrouve
commandant d’un endroit sans l’avoir cherché, à cause
d’un indice trompeur : il a réussi à passer une barrière de
contrôle (le n° XIII), sans papiers, et s’est retrouvé avec
un groupe de soldats qui par hasard chantaient la même
chanson que lui, en marchant derrière lui sur une route
inconnue. Arrivés dans un bâtiment impressionnant, on
l’a pris pour le nouveau commandant. Son premier acte
administratif consiste à veiller sur une enquête relative aux
manquements repérés dans la surveillance de la barrière
n° XIII, grâce à des caméras. Il veut à tout prix retrouver
celui qui a franchi la barrière (c’est-à-dire lui-même), mais
ses recherches ont pour seul résultat une répétition de ses
actes, apparemment toujours accompagnée d’amnésie.
Un deuxième fragment, nommé Fragment d’Anna (AnnaFragment) raconte la pérégrination d’une jeune fille, Anna,
qui veut se défaire de l’influence d’un homme, le commandant de sa ville située près d’un fleuve, dont elle nie qu’il
soit son père. Elle tente de se libérer avec l’aide du vent,
de la fumée, de la pierre et de l’eau, et en annonçant aux
habitants de la ville, à la suite d’une expérience mystique, la
venue d’un père nouveau et juste.
Les deux trames du récit demeurent repérables dans
Malina : l’amnésie du jeune homme devenu commandant fait
écho à celle de Malina, en passe de devenir maître du récit
de Je, qui la frappe dans le troisième chapitre, lorsqu’elle lui
raconte des histoires anciennes où il était soi-disant en danger de mort. La révolte d’Anna contre le père guerrier rappelle celle de Je contre le père fasciste (elle dit comme Je :
« ce n’est pas mon père »). Le récit de sa double traversée du
fleuve à l’aide d’éléments naturels et surnaturels fait écho à
l’histoire de la princesse de Kagran qui avance seule dans
15
Autofiction(s)
les ramifications du Danube. Autre élément qui renvoie à
l’histoire de la princesse : lors de la deuxième traversée du
fleuve (miraculeuse celle-ci, les eaux se partageant comme
dans le récit biblique du retour d’Égypte), Anna prononce
une phrase qui est comme l’écho d’un vers de Celan : « pas le
temps car il est temps... » (‘Keine Zeit, denn es ist Zeit...’ (TP
1, p. 23)23 – la légende de la princesse est émaillée de vers
de Celan). Même le nom de Malina y est déjà présent : l’une
des significations du mot, dans plusieurs langues slaves, est
« framboise » ; quand Anna entend des sonneries alarmantes autour d’elle, ce son strident vient aussi de sarments de
framboise desséchés. La forme de la narration est simple
– grosso modo un récit à focalisation interne.
Les jalons du projet Todesarten sont posés : un personnage masculin qui avance seul et de manière pragmatique
et un personnage féminin emporté par ses sentiments évoluent en parallèle dans un univers pesant24.
Au-delà de la publication de poèmes, d’essais et de pièces radiophoniques dès 1952 et d’un volume de nouvelles
en 1961, Bachmann semble poursuivre son travail d’élaboration d’un roman dès 1954, de manière de plus en plus
acharnée ; les ébauches25 font état d’un travail qui reflète
23. Voir le poème « Corona » de Pavot et mémoire : « il est temps que l’on
sache ! / Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir. » (P. Celan, Choix
de poèmes réunis par l’auteur, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag 1968,
traduit par J.-P. Lefebvre, édition bilingue, Gallimard, 1998, p. 49).
24. Françoise Rétif voit dans le fragment une tentative de traduire « le
bouleversement intellectuel et affectif que fut pour elle la rencontre de
Celan » (« Bachmann, Celan et le mythe d’Orphée », Europe, op. cit., p. 108).
La publication de la correspondance entre Bachmann et Celan confirme
ce « bouleversement ». Voir I. Bachmann, P. Celan, Herzzeit. Briefwechsel,
édité et commenté par B. Badiou, H. Höller, A. Stoll et B. Wiedemann
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2008.
25. Nous ne savons pas dans quelle mesure Bachmann a détruit ses
16
Herta-Luise Ott
dans un premier temps les étapes de la vie de Bachmann :
installation en Italie entre 1953 et 1957, allers-retours entre
le Nord germano-suisse et l’Italie de 1957 à 1962/1963. Ces
nouvelles scènes ne font pas disparaître le lieu d’ancrage
principal de son écriture, l’Autriche. En 1963, elle déménage à Berlin, en 1964, elle voyage en Égypte ; elle rédige des
textes volumineux dont l’action se situe à ces endroits. S’y
ajoutent Zurich et Francfort comme lieux secondaires. En
revanche, après sa réinstallation à Rome dès la fin 1965, elle
adapte son lieu d’habitation à la scène imaginaire de son
écriture : elle se crée un appartement « viennois » en plein
Rome, le meublant d’objets viennois, notamment de style
Biedermeier (GuI, p. 65)26.
Les ébauches de la période d’avant 1962/63 cristallisent
un personnage masculin, Eugen Franz Josef Tobai (TP 1,
p. 35-46), qui se transforme en Eugen S. (Florizel pour les
amis) vers 1962/1963 (TP 1, p. 89-116) et en Eugen vers
1964 : dans les années 50, c’est un jeune homme revenu
profondément blessé de la guerre, avec le sentiment d’être
dépossédé de son chez soi. Au début des années 60, il se
transforme en historien autrichien célibataire qui se trouve
dans la situation paradoxale d’être confronté à un pays qui
a « démissionné de l’Histoire » (TP 1, p.199) – après la rédaction d’une thèse sur un certain Landauer, sans doute l’anarchiste Gustav Landauer, abattu par l’armée allemande en
mai 1919, lors de la reprise de Munich. Dans sa vie privée,
Eugen a des maîtresses mariées ou fiancées. Il ne semble
pas les considérer comme indispensables à sa vie. Parfois
il vit des états d’angoisse profonde. Vers 1964 il devient
manuscrits et tapuscrits.
26. Voir Inge, Von Weidenbaum, ‘Tage und Nächte’, Du. Die Zeitschrift der
Kultur (n° ‘Ingeborg Bachmann. Das Lächeln der Sphinx’), n° 9, septembre 1994, p. 67.
17
Autofiction(s)
quelqu’un qui croit devoir gérer une histoire qui n’apparaît pas, hormis de manière abstraite, sous forme de temps
historique (Geschichtszeit) accompagné du temps naturel
(Naturzeit) (TP 1, p. 162 et sq). Et il pense appartenir à une
lignée qui a démissionné de l’Histoire. L’un de ses interlocuteurs autrichiens considère que l’Autriche, toujours
démissionnaire de l’Histoire, est un cadavre sur lequel on
pourrait étudier ce qu’on ne pourra jamais étudier sur le
corps vivant d’un pays (TP 1, p. 163).
Les ébauches de ces différentes périodes sont ponctuées
par les réflexions d’une voix narrative anonyme qui s’interroge sur les caractéristiques d’un héros de roman. Au début,
dans les années 50, elle se demande encore si un seul être,
c’est-à-dire un seul héros, avec son bonheur et son malheur
« modestes », peut faire le poids contre le grand malheur
« de la multitude » : la mort soudaine de centaines de milliers de gens, la pauvreté d’un homme poussée à l’extrême.
Plus tard, vers 1962/1963, dans une période difficile pour
Bachmann, cette voix semble opter pour un héros « moyen »
aristotélicien, si l’on veut, quelqu’un qui n’aurait pas été
« désavantagé » (‘einer, der nicht zu kurz gekommen ist’ – TP 1,
p. 83) et qui pleure de « grosses larmes lentes ». C’est à cette
époque qu’elle commence à évoquer le projet d’un roman
nommé Todesarten. Plus tard, dès 1964, son héros, de plus en
plus angoissé, de moins en moins disponible, est remplacé
par des femmes psychiquement assassinées par l’homme
avec lequel elles partageaient leur vie : Fanny Goldmann
et ensuite Franza (Franziska Ranner). Ces ébauches ne
contiennent aucun questionnement sur la légitimité d’une
héroïne qui semble s’imposer avec son histoire.
Avant de commencer Franza en 1965, Bachmann rédige,
en 1964, son discours Berlin, un lieu de hasards (Ein Ort
18
Herta-Luise Ott
für Zufälle)27 dont la voix (narrative) tient lieu d’un collectif de patients dans une clinique psychiatrique. Certaines
ébauches non intégrées dans le discours devaient constituer la base d’un Livre sur le désert, un Wüstenbuch (TP 1,
p. 239-283). Le je narrateur y est identique au personnage
principal dont les expériences extrêmes reflètent celles de
Bachmann, si on s’en tient au témoignage indiscret d’Adolf
Opel, son compagnon de voyage en Égypte28. Bachmann
attribue ensuite bon nombre de ses expériences égyptiennes à Franza, personnage fictif29 qui, après sa fuite d’une
clinique, entreprend un voyage en Égypte avec son frère.
Le nom de Malina apparaît vers 1966, dans une ébauche
autour de l’histoire de Fanny Goldmann. Une actrice originaire de Klagenfurt, concurrente de Fanny sur la scène
viennoise, a pour nom Maria Malina (TP 1, p. 294 et sq). Plus
tard nous apprenons qu’elle a été dévorée par un requin sur
la côte grecque et qu’elle avait un frère (TP 1, p. 332 et sq).
Ce frère entre en concurrence structurelle dans le récit
avec Martin Ranner (Vulgo Tobai), frère de la protagoniste
blessée à mort de Franza, laissé à l’état d’ébauche après
plusieurs lectures publiques en 1966. Martin, qui ressemble
27. Berlin, un lieu de hasards, Actes Sud, 1987.
28. A. Opel, Ingeborg Bachmann in Ägypten. ‘Landschaft, für die Augen
gemacht sind’, Vienne, Deuticke, 1996.
29. Les noms de jeune fille de Franza (‘Ranner Vulgo Tobai’) ne renvoient
pas seulement à celui que porte Eugen pendant un certain temps (Tobai),
mais aussi à ceux de la famille paternelle de Bachmann telle qu’elle la
présente dans une esquisse autobiographique : « Mon père est le cadet
de nombreux enfants, d’une vieille famille de paysans, notre maison
s’appelle “Tobai” et jadis le “Rannerhof”, situé en haut du village et maintenant brûlé, nous appartenait.» [BN de Vienne, Fonds Bachmann, Beilage
195, Bl. 849 (K 7996)]. Eugen, Franza et Martin feraient ainsi partie de sa
famille...
19
Autofiction(s)
beaucoup à Eugen, y occupe la place de l’interlocuteur de
Franza avant qu’elle ne meure en Égypte.
Malina s’empare de Martin pour faire de lui un personnage du roman qu’il est en train d’écrire (TP 1, p. 337). Lui,
qui a perdu sa sœur, en prévoit une pour Martin. Malina
est un homme sans passions, hormis une, son indifférence
« passionnée ». Écrivain, il ne s’intéresse pas aux femmes
et porte en lui le souvenir douloureux de la mort de sa
sœur, souvenir qui semble le rendre sensible à des récits de
destruction et de meurtre de femmes par des hommes. Il se
distingue d’Eugen, qui, lui, entretenait des relations avec
des femmes, éprouvait de plus en plus souvent des angoisses et n’était pas écrivain30. Son indifférence semble faire de
lui un personnage imperméable à toute attaque à l’opposé
des femmes-victimes dont il est question dans les ébauches
de cette époque.
D’après les éditeurs, Bachmann aurait prévu pour Malina
le rôle d’un narrateur métadiégétique dans un roman
Todesarten, qui relaterait les histoires parallèles de Fanny
Goldmann, actrice viennoise célèbre, et d’Eka Kottwitz/
Aga Rottwitz, journaliste connue, issue de la noblesse allemande31. Leur dénominateur commun : elles ont été déshonorées par des hommes qui avaient étalé leur vie privée
dans un livre.
Dans cette vision de l’écriture, Malina aurait pris la fonction d’un conteur proche d’un narrateur auctorial ou omniscient – ce qui aurait donné un récit à focalisation zéro à la
30. Dans le roman qui porte son nom, le métier de Malina est d’ailleurs
présenté de manière plus ambiguë : officiellement, il est historien.
Officieusement, il semble être un scripteur non reconnu car il a rédigé un
livre «apocryphe» peu lu dans les années 50 (BW 3, 11).
31. voir Goldmann/Rottwitz-Roman, TP 1, 335 452.
20
Herta-Luise Ott
manière « réaliste ». De nombreux chercheurs ont contesté
ce dispositif narratif supposé, considéré comme plus faible
que celui de Malina, centré sur la question de savoir comment raconter une expérience, pas une histoire : Bachmann
aurait probablement abandonné ce projet sous la forme
que nous connaissons32, malgré sa déclaration de 1973 (GuI,
p. 127) où elle postulait que la « suite » de l’« ouverture »
Malina existait déjà sous forme de deux volumes rédigés.
Le fonds Bachmann ne contient pas assez d’éléments pour
confirmer cette hypothèse : nous ignorons tout, ou presque,
sur la « suite » de Malina.
Le roman et le personnage Malina – somme « autofictionnelle » de
la vie de Bachmann ?
Malina porte les traces de presque deux décennies d’écriture et de vie. Limitons-nous à quelques exemples :
L’élaboration du roman
Je fait état, dans la « préface », des différents stades de
son élaboration en parlant de nombreux malentendus entre
elle et Malina au début de leur relation : « Car en ces années
perdues où nous ne pouvions même pas nous demander
notre nom, moins encore nous questionner sur notre vie,
32. Gudrun Kohn-Waechter, qui a étudié le fonds Bachmann avant la
publication de l’édition critique, considère que son problème n’était
pas de trouver une position « masculine » souveraine (elle la possédait
déjà, dans ses poèmes et récits antérieurs), mais de la surmonter. Elle
allait jusqu’à affirmer un abandon définitif de l’écriture fictionnelle par
Bachmann après Malina. Voir G. Kohn-Waechter, Das Verschwinden in der
Wand, Destruktive Moderne und Widerspruch eines weiblichen Ich in Ingeborg
Bachmanns Roman Malina, Stuttgart, Metzler, 1992. On estime aujourd’hui
que la nouvelle Trois sentiers vers le lac a été rédigée après la publication de
Malina. Elle se distingue de ce que Bachmann avait écrit jusqu’alors : son
héroïne est une femme émancipée qui a survécu à maintes épreuves.
21
Autofiction(s)
je l’avais nommé à part moi Eugenius ; parce que le « Prince
Eugène, le preux cavalier » était la première chanson et le
premier prénom masculin que j’eusse appris » (BW 3, p. 21 ;
J, p. 14), ensuite (pendant une période où elle lui en voulait)
Florizel, roi Drosselbart et ainsi de suite. Elle rectifie des
informations relatives aux liaisons amoureuses de Malina
et de Martin Ranner, évoquées dans certaines ébauches et
en annonce d’autres : « Les choses se sont passées différemment, ce n’est pas cette histoire-là, et la vérité sera rétablie
un jour ou l’autre » (BW 3, p. 21).
Je regarde aussi « ses » textes avec Malina, en l’occurrence
ceux que Bachmann a écrits vers 1962/1963. Il en résulte un
conflit sérieux entre eux, car Malina, qui ne supporte pas
les récits des angoisses d’Eugen, que Je lui attribue, finit
par la battre (BW 3, p. 288 et sq). C’est la fin de leur relation
« rationnelle ». Je prendra ensuite ces récits sur elle pour
préserver l’image d’un Malina intact, calme et indifférent
(BW 3, p. 295 et sq), avec sa clavicule en platine, trace d’une
blessure (TP 3.1, p. 99). Bachmann elle-même s’est blessée
à l’épaule en automne 1970, en pleine période de rédaction
du manuscrit définitif33.
L’histoire personnelle de Bachmann
* Le désastre de la relation avec Max Frisch.
Il n’est jamais question de Frisch, ni dans Malina, ni dans
les ébauches. Bachmann ne parle de lui que de manière
allusive. Les fragments Requiem für Fanny Goldmann et Eka
Kottwitz/Aga Rottwitz (non publiés de son vivant) peuvent
être lus comme des tentatives de donner forme à ce que
Bachmann semble avoir considéré comme sa « plus grande
33. La clavicule artificielle de Malina est mentionnée bien avant, dans une
ébauche qui porte sur Paul Celan à qui il arrivait de jouer sur les homophonies françaises de son prénom.
22
Herta-Luise Ott
défaite » : la fin douloureuse de leur relation, suivie de la
publication, en 1964, de Que mon nom soit Gantenbein. Dans
Malina, l’indication d’une date fatale, un 3 juillet, peut renvoyer à cette histoire. Bachmann et Frisch se sont rencontrés
pour la première fois les 2/3 juillet 1958 à Paris. Je considère
ce 3 juillet comme
peut-être un jour sans énigme, sûrement sans maux de tête
encore, sans angoisses, sans souvenirs intolérables, ou rares
seulement, remontés d’époques diverses... un jour vide, un
jour volé où j’ai vieilli, où je ne me suis pas défendue, où j’ai
laissé faire je ne sais quoi. (BW 3, p. 254 ; J, p. 209).
* La relation avec Hans Weigel.
Le début de Malina, avec sa forme empruntée aux didascalies d’une pièce de théâtre, tient lieu de réponse allusive
au roman Symphonie inachevée (1951) de l’écrivain juif autrichien Hans Weigel. Weigel l’a « dévoilé » en 1992 comme
« roman à clés » dont la narratrice fictive « très subjective »,
une jeune peintre en herbe venue de sa province à Vienne
après la guerre, n’aurait été personne d’autre que « la jeune
Ingeborg Bachmann », son amante de l’époque (vers 1948). Il
était revenu à Vienne après guerre, y occupant vite une position importante dans la littérature et le théâtre, en renonçant à demander des comptes à une société autrichienne
encore imprégnée du nazisme. On peut considérer qu’une
partie de la réponse de Bachmann à Weigel se cache dans la
structure de Malina : le concept développé par Weigel dans
le roman est celui d’un sujet parlant et écrivant sauvé par
la mémoire (« C’est dans nos tombes que nous vivons34 »).
Bachmann oppose à cet optimisme un peu macabre son Je
34. H. Weigel, Unvollendete Symphonie. Roman, Graz et Vienne, Styria, 1992,
p. 195.
23
Autofiction(s)
brisé qui ne parvient pas à se souvenir, et elle équilibre la
voix subjective de la narratrice, qui permet à Weigel d’ignorer beaucoup de problèmes autrichiens dans son roman, à
l’aide de la voix de Malina et des formes littéraires variées
que contient le roman.
* Le dialogue amoureux et littéraire avec Paul Celan.
Pour ce qui est de la prose fictionnelle de Bachmann, on
repère les premières traces dans le Fragment d’Anna, à
travers la minuscule allusion au poème « Corona ». Les
citations intégrées dans Malina renvoient essentiellement
aux poèmes dédicacés à Bachmann dans un exemplaire de
Pavot et mémoire à l’époque où ils avaient – dix ans après –
renoué leur relation amoureuse, en 1957/1958. Elles se
multiplient dans l’histoire de la princesse de Kagran et vers
la fin du premier chapitre, à la suite d’une rencontre de
Je avec les enfants d’Ivan. Le début du premier chapitre
renvoie à des textes de Celan des années 60 (Dialogue
dans la montagne/Gespräch im Gebirg et Renverse du souffle/
Atemwende) ; le chapitre de rêves contient des allusions
d’ordre biographique. Ce « dialogue » consiste à accueillir
la parole poétique de Celan et à inscrire dans le deuxième
chapitre la mémoire et la cause de sa mort. Bachmann fait
ce travail essentiellement après la mort de Celan en avril
1970. Pourtant une ébauche du deuxième chapitre, rédigée
entre fin 1966 et fin 1968, évoque déjà la femme et l’enfant
du bien-aimé35 et une expérience commune d’angoisse et de
destruction, avec pour conséquence des séjours en clinique
psychiatrique. Le premier séjour de Bachmann dans une
clinique après une tentative de suicide intervient presque
en même temps que le premier séjour de Celan dans un
35. Bachmann l’appelle Cz., évoquant peut-être Czernowitz, la ville natale
de Celan-Antschel.
24
Herta-Luise Ott
hôpital psychiatrique : fin 1962/début 1963. Dans Malina,
Bachmann ajouta à ces éléments le souvenir d’un arbre
qu’il aimait – le paulownia – et la cause de sa mort : « il s’est
noyé dans le fleuve au cours du transport » (BW 3, p. 194 ;
J, p. 160). Celan s’était tué dans la Seine en sautant du pont
Mirabeau. Elle compléta ces références biographiques par
les références intertextuelles. Dans la suite du récit, Malina,
avec sa clavicule en platine, prend la place du bien-aimé
pour calmer Je – dès cette ébauche.
Peut-on appeler tout cela un texte, des textes
« autofictionnel(s) » ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une tentative ininterrompue de représenter dans la fiction les conflits
et expériences d’une écrivaine des années 50-60 qui transgresse un paradigme de la culture occidentale encore ancré
à l’époque, selon lequel la femme, gardienne du foyer, gère
les émotions et les rêves (peut-être la poésie) tandis que
l’homme s’occupe des aspects rationnels de la vie ? Le fictionnel devient ici biographique face à une lacune, à un
manque biographique si l’on veut : le sexe biologique et le
sexe imaginaire sont longtemps scindés dans l’écriture de
Bachmann – et peut-être dans sa vie. Pour cette raison peutêtre, la vie réelle est saisie chez elle dans une suite de fictions par lesquelles sont pensées les expériences. L’écriture
se fait écriture en abîme d’un écrivain écrivant sur un écrivain écrivant sur un écrivain. La femme y apparaît dans
sa non-reconnaissance et sa destruction par les instances
masculines réelles et imaginaires. Cette mise en scène de la
disparition du soi féminin ferait alors apparaître une autre
case vide sur l’échiquier de l’écriture fictionnelle puisant
dans l’autobiographie : celle de la femme-sujet de son écriture, capable de se créer un je féminin « autofictionnel », qui
ne serait pas voué à la disparition. Marguerite Duras a réussi
25
Autofiction(s)
à l’occuper vers la fin des années 70, avec ses Aurélia Steiner,
des survivantes qui s’obstinent à écrire.
Situer Ingeborg Bachmann sur le terrain de l’autofiction
poserait également un problème d’ordre méthodologique :
si on renonce chez elle à distinguer entre auteur et narrateur, on se prive d’un instrument d’analyse consistant à
exploiter la tension entre les différents pôles de la narration. Nathalie Mauriac Dyer a souligné que Marcel est en
partie plus conservateur que Proust, aussi bien sur un plan
idéologique que sur celui de la narration et que Proust
tenait à la distinction entre le « je » du héros et le « je » du
narrateur qui, lui, peut devenir le « je » de Proust « en tant que
critique, philosophe, et bien sûr écrivain36 ». Bachmann, elle
aussi, a agi sur les deux registres, en se construisant pendant des années un narrateur inapte à rendre compte d’une
expérience qu’elle considérait comme essentielle, non seulement pour elle, mais pour toute la société occidentale.
36. N. Mauriac Dyer, « À la recherche du temps perdu, une autofiction ? », dans
J.-L. Jeannelle et C. Viollet (dir.), op. cit., p. 85.

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