Formation linguistique des adultes : Vers une - Projet Pluri-L
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Formation linguistique des adultes : Vers une - Projet Pluri-L
Formation linguistique des adultes : Vers une didactique des langues en relations1 Aude BRETEGNIER Université du Maine, EA 2661CREN / INEDUM Abstract This article presents and analyses a teaching methodology currently under construction for adults going through the double process of French language learning and social/professional insertion/integration (Bretegnier 2007, 2011). This approach, called ‘languages in relation’, draws from sociolinguistic research on the links between linguistic representations in situations of unequal linguistic plurality and the practices of appropriation and transmission of languages. Crossing biographical approaches developed in the field of adult training (Pineau & Legrand 2002), and pluralistic approaches to languages and cultures (Billiez 1998; Castellotti 2006; Candelier 2008), the work carried out with adults aims at helping them to become at ease with being French speakers as well as plurilingual beings. Key words : 1. Une problématique formative sociolinguistique Le terrain sur lequel nous nous situons est celui de la « formation linguistique en contextes d’insertion » (Bretegnier 2011), qui s’adresse à des apprenants adultes pour lesquels l’appropriation du français s’inscrit dans un parcours de migration-intégration dont la formation vise à favoriser la dynamique. Ici, c’est sur l’intégration en tant que parcours (et non en tant que résultat), que se porte notre attention, du point de vue de l’expérience des individus, des reconfigurations de répertoires linguistiques et identitaires (Billiez et Lambert 2005) qu’implique et symbolise l’appropriation du français dans ce contexte, qui s’inscrit dans une « histoire de langues » (Deprez 2000 ; Bretegnier 2009) amenée à se transformer en profondeur. Ce champ s’adresse à des adultes en cours d’« intégration » dans un espace national, la France, dont l’histoire socio-politique forge une conception fortement assimilationniste de ce processus et de la mobilité linguistique attenante. Cette conception, les logiques qu’elle génère, produisent une forme d’injonction à l’unification qui peut générer des sentiments contradictoires vis-à-vis du français, unique vecteur de mobilité normative, mais aussi vecteur d’assimilation, et facteur d’exclusion. Ces adultes sont aussi des plurilingues, mais dont les plurilinguismes, dans cette logique sociale, restent associés a priori à l’idée de freins, de difficultés, tant à l’apprentissage 1 Contribution au Programme Régional Pluri-L. Région Pays de la Loire. /www.projetpluri-l.org/ 1 du français qu’à l’« intégration ». Ils sont encore des « migrants », catégorisés d’un point de vue social et sociolinguistique, favorisant une situation dans laquelle l’interlangue, la compétence en construction, marquée socialement, peut se retrouver stigmatisée en « interlecte » (Prudent 1981), produisant un effet de figement entravant à la fois la construction des compétences et les sentiments de légitimité linguistique. De nombreux travaux ont montré que la hiérarchisation et la minorisation linguistique, pouvaient venir compliquer les rapports construits aux langues, favoriser la formation de représentations linguistiques conflictuelles, générer des sentiments de honte, de culpabilité aux langues (Lafont 1971), d’insécurité linguistique2 (Labov 1976 ; Francard 1993, 1994 ; Bretegnier 1999 ; Calvet 1999). Ainsi apparait une problématique formative autour de la manière de travailler avec ces dimensions de pluralités inégalitaires et d’insécurité linguistique. Cette notion d’IL, cependant, ne doit pas être réduite à un sentiment d’incompétence linguistique, une « peur de faire des fautes », qui conduit à ne la considérer qu’en rapport à une langue (en général « dominante »), mais plus globalement pensée dans une relation construite à des langues socialement inscrites dans un rapport de force inégalitaire, vécues comme bloquées dans une relation d’opposition, dans une logique de l’une ou l’autre, l’une contre l’autre. L’IL, en ce sens, apparaît l’expression d’une conflictualité aux langues d’un répertoire interprétées par le sujet comme difficiles à concilier. 2. Une ‘didactique des langues en relations’ 2.1. Articuler approches biographiques et approches plurielles pour penser les langues en relations C’est à partir de cette idée de langues peut-être difficiles à concilier qu’émerge celle d’un travail autour des relations construites ou à (re)construire aux langues, et entre les langues, dans les parcours, les répertoires, mais aussi dans les pratiques, pouvant favoriser l’évolution de logiques de clivages en logiques de pluralités. Dans une phase exploratoire de la conception de cette didactique des langues en relations, j’ai développé une démarche réflexive, « Histoires de langues en formation3 », qui, puisant dans les approches biographiques de la formation d’adultes (Pineau et Le Grand 2 Désormais notée : IL. À entendre comme en cours de formation (Étym. Changer de forme), sur le cours duquel les individus peuvent travailler à avoir prise. 3 2 2002), proposait de mettre les apprenants en position de produire un regard compréhensif sur leur parcours de et en langues, sur leurs pratiques d’appropriation et de transmission linguistique, sur le rôle et la place de leurs langues dans le parcours articulé d’apprentissage du français et d’insertion / intégration (Bretegnier 2009). Dans la démarche proposée ici, il s’agit de croiser cette approche biographiqueépilinguistique aux approches plurielles (Billiez 1998 ; Castellotti 2006 ; Candelier 2007), qui permettent de prendre explicitement en compte la problématique plurilingue, mais aussi, suivant en cela une piste ouverte par Daniel Coste (2001), de l’articuler à celle de l’IL : et si ces approches pouvaient contribuer à générer des formes de désinhibition aux langues, de sécurisation linguistique, propice au développement plurilingue ? Un point important d’accroche apparaît dans une visée liée à la reconnaissance, la légitimation. L’éducation plurilingue s’inscrit dans une perspective de générer un rapport plus favorable à la pluralité, en général, mais aussi en particulier, dans la singularité des biographies langagières des apprenants. La notion de « compétence plurilingue » (Coste, Moore, et Zarate 1997 ; Moore et Castellotti 2008), permet ainsi d’intégrer la dimension des parcours, mais aussi produit un modèle dynamique de compétence et d’appropriation qui peut permettre de s’affranchir de logiques monolingues condamnant à l’illégitimité les phénomènes de contacts et de variation (pluri-)linguistiques. Les approches plurielles apportent aussi l’activité plurilingue, qui, dans ce travail autour des langues en relations, permet d’ouvrir le dire au faire, dans une démarche autrement réflexive, à propos de langues, de phénomènes linguistiques, que l’on pourrait appeler pluri-métalinguistique. À la croisée des approches biographiques et des approches plurielles, il s’agit ainsi de proposer un travail mettant diversement à l’œuvre, et en jeu, des langues en relations, dans les pratiques, dans les répertoires, et dans les parcours, suscitant des formes de ‘réflexivité plurilingue’ permettant aux adultes en formation de mieux ‘se construire, s’assumer, à la fois comme francophones et comme plurilingues’. 2.2. « Se construire et s’assumer comme francophone et plurilingue » Pour décliner ce macro-objectif en pistes formatives, on a opéré des croisements entre des composants de la compétence plurilingue tels que décrits dans le Cadre de référence des approches plurielles (CARAP, Candelier 2007), et des questions que pose la construction des relations aux langues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires. 3 Considérons un premier groupe de « savoir-faire » présenté dans le CARAP : S1 Savoir observer / analyser… … Savoir comparer… … des sonorités, des écritures, des mots, des structures, des fonctions… S2 S3 … des similarités et des différences Savoir identifier / repérer… Les activités d’éveil aux langues (Candelier 2003) mettent les apprenants en pratique d’observations, d’analyses comparées, de conceptualisation de ressemblances et de différences entre des éléments issus de langues diversement connues, mais aussi diversement légitimées socialement (Auger 2005), qui, dans la situation didactique, peuvent se réinscrire dans une relation de parité statutaire, en tant que langues conjointement mises en travail. Ces activités, les réactions qu’elles suscitent, peuvent en ce sens s’articuler à une réflexion sur la question des statuts et de la légitimité de langues, les unes en relation aux autres, sur ce qu’est / n’est pas une langue, ou un « dialecte », sur les valeurs attenantes à ces statuts, etc. Elles peuvent permettre aux adultes en formation de prendre conscience que la minorisation sociale d’une langue ne signifie pas son infériorité en tant que système linguistique-culturel, référent d’identification ou d’appartenance. Elles peuvent aussi donner l’occasion de réfléchir à ce qui construit ces sentiments de langues plus ou moins légitimes, et à leurs répercussions, dans les représentations de soi, dans le quotidien des échanges familiaux, sociaux, dans la construction des répertoires. Un travail en ce sens peut notamment contribuer à déconstruire des formes d’insécurité « statutaire » (Calvet 1999), éventuellement associée au sentiment d’une langue menacée, ou en cours de dilution, génératrice de complexes, mais aussi de résistances vis-à-vis de la langue dominante. Un second exemple, toujours issu des « savoir-faire » du CARAP : S5 Savoir utiliser ce que l’on sait dans une langue pour comprendre une autre langue ou produire dans une autre langue L’activité plurilingue met les apprenants en position de s’appuyer sur ce qu’ils connaissent déjà, pour faire des hypothèses à propos de ce qu’ils ne connaissent pas, et en cela de développer des stratégies d’exploration de fonctionnements linguistiques pour la mise en œuvre desquelles ils doivent puiser dans leur intuition, développant ainsi leur « conscience plurilingue » (Candelier et al. 2008). L’accomplissement de l’activité contribue ainsi à 4 déconstruire l’idée de « déjà-là » (Castellotti 2006) comme entrave à l’appropriation de la nouvelle langue, permettant aux apprenants de prendre conscience que leurs expériences construisent des compétences, que leurs langues ont un rôle à jouer dans le processus d’appropriation du français. Ces questions apparaissent d’autant plus importantes concernant ces adultes en formation, diversement marqués par la minorisation sociale dont leurs langues et leurs compétences font l’objet, et qui peuvent avoir le sentiment de ne « rien savoir », ou penser que ce qu’ils savent ne sera d’aucun recours pour l’apprentissage, voire devrait disparaître, se corriger, dans la formation, dans l’intégration. L’idée de s’appuyer sur le déjà-là pour y articuler le nouveau pose de fait la question de l’histoire, ouvrant ainsi la piste d’un travail d’exploration des histoires de langues, des parcours de locuteurs, d’apprenants, de transmetteurs de langues, de la manière dont les individus vivent et gèrent « l’intégration linguistique », en cours, d’une langue amenée à prendre une place importante dans un répertoire, dans lequel d’autres langues ont aussi à retrouver une place, un rôle, une légitimité. Un travail en ce sens peut notamment favoriser la déconstruction de logiques de clivages, de sentiments de langue stigmatisante, entravant la possibilité de se légitimer comme locuteur de la langue socialement dominante. Un dernier exemple : S6 Savoir interagir en situation de contacts de langues / de cultures Ce savoir-faire met l’accent sur l’interaction plurilingue, renvoie à un savoir interagir dans l’hétérogénéité, « entre les langues », en situation d’altérité. Ici, il peut s’agir d’explorer les phénomènes de variation, de contact, d’emprunts, d’alternances codiques, de mélanges, d’interférences, pour prendre conscience que ces pratiques s’inscrivent dans la dynamique d’une compétence plurilingue en cours de construction. Ces échanges peuvent donner à réfléchir au sens que sous-tend, pour les locuteurs, l’émergence de variétés entre-deux, qui peut être source d’inquiétudes, de représentations ambivalentes. Le travail peut ainsi permettre de mieux assumer les phénomènes langagiers issus des contacts entre les langues, qui peuvent alors être conçus comme sources de créativité, supports d’inventivité plurilingue, mais aussi, de ce fait, de désinhiber les rapports à la norme, de mieux gérer ses sentiments d’insécurité linguistique « normative » (Bretegnier 1999), ou « formelle » (Calvet 1999). Ces croisements ouvrent ainsi de nombreuses pistes, explorées dans ce premier atelier. 3. « Langues, paroles, écritures » : une pratique exploratoire 5 3.1. Présentation générale L’atelier « Langues, paroles, écritures4 » a été proposé à destination d’adultes dans le cadre des activités d’un centre socio-culturel, en complément facultatif d’un atelier « savoirs de base », avec l’idée de solliciter la pluralité linguistique comme ressource pour l’apprentissage du français. Le nombre de participants, des femmes uniquement, a varié entre 2 et 6, selon les séances. Les apprenantes, toutes originaires d’anciennes colonies françaises (Mayotte, Algérie, Maroc, Sénégal), étaient diversement francophones et scolarisées antérieurement. Les principales langues indiquées comme présentes dans les répertoires étaient l’arabe, le mahorais, le wolof, et le soninké. Pratique exploratoire, l’atelier constituait un terrain de recherche-action, avec une pratique ethnographique de collecte d’observables pour l’analyse de l’expérience (posture d’observation participante, prises de notes régulières, enregistrement de séances). 3.2. Conception des séquences : trois temps d’activités articulées Chaque séance constitue une séquence composée de trois temps d’activités articulées, qui, en fonction de l’ordre de leur déroulement, occupent une place et une fonction variables : Un temps d’activité plurilingue5, de travail pluri-métalinguistique à propos de langues diverses, les langues présentes dans les répertoires des apprenants dont le français, d’autres langues, moins familières ou totalement inconnues. Un temps spécifiquement dédié à la réflexion sur le français, donnant à observer et manipuler des points de fonctionnements linguistiques, pragmatiques ou sociolinguistiques, permettant le réinvestissement, ou l’introduction, d’éléments travaillés dans l’activité plurilingue. Un temps de questionnements et d’échanges biographiques / épilinguistiques, faisant écho au travail sur la / les langue(s) mis en œuvre dans la séance, ou permettant aux apprenants de s’y préparer et de s’y ouvrir. 3.3. L’exemple de trois séquences-séances6 4 Atelier mis en place à la Maison pour Tous de Coulaines (72). Co-animation : Aude Bretegnier et Isabelle Audras, Université du Maine, EA 2661 CREN / InEdUM. 2 sessions organisées. Session1 : 8 séances de 2h, octobre 2011- mars 2012 ; Session 2 : 7 séances de 2h, novembre-décembre 2012. La présente analyse concerne la première session. 5 Dont la préparation s’inspirait, en les adaptant, d’activités d’éveil aux langues existantes (Perregaux 2003 ; Kervan 2006). 6 3.3.1. Autour des rituels interactionnels C’est l’activité plurilingue qui ouvre cette séquence construite autour de la thématique des rituels interactionnels, mettant les apprenants en travail coopératif d’écoute et de compréhension de mini-dialogues de salutations en différentes langues7 : portugais, italien, arabe, français, espagnol, et swahili. Au fil des écoutes, il s’agit de repérer des indices permettant de deviner ou reconnaître des langues, de progresser dans la compréhension des dialogues, l’analyse de leur construction. À la troisième écoute, un support comportant la transcription des dialogues est distribué, permettant un approfondissement du travail d’observation, de compréhension et de mises en regard. L’activité plurilingue prend ici une fonction de mise en situation, ouvrant sur une situation de travail en français qui permet le réinvestissement d’éléments apparus dans cette phase initiale, au service d’un travail collectif d’observation réfléchie de formules en français de présentation de soi, d’adresses à l’autre, d’ouvertures ou de clôtures interactionnelles dans différentes situations. L’attention se porte en particulier sur l’observation de fonctionnements linguistiques (pronom réfléchi à différentes personnes, verbes, agencement des phrases), que les apprenantes sont invitées à repérer, à expliciter, pour finalement s’entendre sur « les règles » de ces fonctionnements8. À ce travail collectif, fait une activité d’écriture individuelle, permettant à chacune, en fonction de ses compétences en français et à l’écrit, de produire un court texte de présentation de soi, construire une phrase, écrire et / ou recopier des mots. Dans le troisième temps de la séance, le module biographique / épilinguistique permet d’opérer, après l’activité d’écriture en français, un retour vers une situation moins formelle, et plus collective, permettant notamment aux apprenantes de revenir et d’expliciter les stratégies mises en œuvre, dans l’activité plurilingue, pour entrer dans les dialogues plurilingues, comprendre et reconnaître les langues. Au cours de cet échange, S., apprenante d’origine mahoraise, expliquant qu’elle avait reconnu le swahili parce que « ça ressemble au mahorais9 », produit un discours la conduisant à délégitimer sa langue comme vraie langue : « parce qu’en fait, le mahorais, c’est un peu mélangé », avec « des mots d’arabe », « des mots de français », avant de conclure : « c’est pas vraiment une langue ». Ainsi avait émergé l’idée de la seconde séquence présentée en exemple. 6 Dont la présentation respecte l’ordre chronologique de mise en œuvre. Adaptée de l’activité « Le Yatzi des langues de ma classe » (Perregaux 2003, EOLE, vol.2). 8 On est ici dans une démarche adaptée des activités grammaticales de conceptualisation (Besse et Porquier 1991). 9 Transcriptions de réactions collectées à partir de notes prises en cours de séances. 7 7 3.3.2. Autour des mélanges entre et dans les langues… Ici, le temps d’échanges biographiques / épilinguistiques intervient en phase initiale, la séance s’ouvrant sur un rappel de cette parole interrogeant la légitimité d’une langue comme langue, engageant un questionnement sur ce qu’est « une langue », sur les mélanges entre langues en contacts, les phénomènes d’emprunts, cherchant des exemples, sollicitant les apprenantes sur leurs propres expériences, leurs propres usages. Il s’agissait d’amener les apprenantes à prendre conscience qu’une langue vivante est une langue variante, hétérogène. Exemple à l’appui de cette idée, l’activité plurilingue, dans le second temps de la séance, invitait à la lecture d’un texte en français comportant des « mots venus d’ailleurs10 », emprunts à l’espagnol, à l’anglais, au japonais, à l’arabe, et à italien. Les apprenants devaient repérer ces mots, les identifier, les comprendre, et en identifier le genre. Il s’agissait ensuite de s’interroger sur le processus d’assimilation propre à l’intégration d’un mot étranger dans la langue, en comparant les mots originaux et tels qu’actualisés en français, et en faisant pour cela aussi appel à l’expérience et aux connaissances des apprenantes dans les langues d’emprunts. Cette réflexion collective conduisait alors à se demander comment on avait pu décider du genre à attribuer à ces ‘mots empruntés’, et, à revenir sur la distinction / nondistinction de genres dans les différentes langues connues par les apprenantes et travaillées dans l’atelier. Dans le troisième temps de la séance, l’activité de français permettait de travailler sur cette notion de genre et ses implications syntaxiques. À partir de la lecture de phrases, les apprenantes devaient repérer les marques du genre, mais aussi du nombre, dans différents éléments de la phrase, noms, déterminants (et apostrophes), adjectifs, et verbes pour les apprenantes les plus avancées, puis formuler des règles de fonctionnement. À ce travail, individuel, faisait suite une phase de mise en commun permettant d’élaborer collectivement ces règles concernant la marque du genre et du nombre, et les accords dans le groupe nominal. 3.3.3 Autour des émotions et de leur expression… Dans cette troisième séquence, c’est l’activité de français11 qui tient lieu de phase initiale, avec l’idée de rassembler et construire des ressources langagières permettant 10 Activité inspirée de l’activité « A la découverte des mots venus d’ailleurs » (Perregaux, 2003, EOLE, vol.2). 11 Inspirée du manuel : Emotions et sentiments. Nouvelle approche lexicale du FLE, C. Cavalla et E. Crozier, PUG., 2007. 8 d’échanger autour de questions liées aux émotions et à leurs expressions. À partir de la lecture et la compréhension coopérative de petites énigmes, complétées de dessins à décrypter, il s’agissait d’abord d’identifier cinq émotions : joie, colère, peur, tristesse, honte, puis de chercher collectivement des synonymes ou des contraires, des adjectifs correspondants, des verbes exprimant ces états émotionnels, pour construire une forme de répertoire de termes émotionnels. Cette activité ouvrait ensuite sur un échange concernant les émotions, courantes ou rares, faciles ou difficiles à exprimer, chacune étant alors invitée à prendre quelques minutes pour choisir une émotion à propos de laquelle elle avait envie dire quelque chose. De multiples éléments ont surgi en réponse à cette proposition, avec des choses légères, la joie de rencontrer une amie dans la rue, la colère face à une bêtise d’enfant, et d’autres plus profondes, la joie de retrouver son fils après un an de séparation, la colère d’avoir été quittée par son mari et vis-à-vis de la polygamie, la honte de Z., enfin, éprouvée par sa fille vis-à-vis de sa pratique estimée défectueuse en français, et, par ricochet, par elle-même : « elle a honte quand je parle je sais… des fois j’ai honte aussi12 ». Après ce moment biographique-épilinguistique, fort, éprouvant, l’activité plurilingue, qui donnait à observer des différences et des similarités, à l’oral et à l’écrit, entre les termes exprimant les émotions travaillées dans l’activité initiale en différentes langues (français, espagnol, anglais, italien, portugais), permettait, avant de clore la séance, un retour vers plus de légèreté, une plus grande distanciation, les émotions redevenant des objets linguistiques à observer, découvrir dans leur diversité. 4. Premières pistes Cette expérience ouvre plusieurs pistes qui encouragent à poursuivre le développement de cette démarche des langues en relations au service de l’appropriation du français, en intégration dans une histoire et dans un répertoire. L’idée de cet atelier permet de déplacer l’accent de l’apprentissage d’une « languecible », à la construction plus large de ressources plurielles. L’activité plurilingue, intégrée à la formation linguistique, replace ainsi le français avec d’autres langues, qui toutes ont une place, sont reconnues, et mises en travail. De fait, elle donne aussi aux apprenants l’occasion d’expliciter et / ou de prendre conscience de la diversité de leurs compétences, de les mobiliser dans le travail, de se positionner comme experts de leurs langues (Auger 2005)… ce 12 Transcription de réactions collectées à partir de notes prises en cours de séances. 9 qui peut les conduire à se rendre compte de la diversité des expertises possibles, l’arabe des unes, par exemple, ne correspondant pas forcément à l’arabe des autres… L’activité plurilingue ouvre aussi un travail sur les rapports à l’altérité, au différent, à l’inconnu. Il était par exemple intéressant d’observer les réactions des apprenantes au fil de ces parcours de contacts sonores ou visuels avec des langues diverses, provoquant des échos identitaires / altéritaires, avec des moments de confusion, dans le contact à l’inconnu, à l’incompréhension, qui alternent avec d’autres, où la familiarité des langues permet de retrouver ses repères, de se retrouver, restaurant une confiance, qui peut permettre, pour les langues suivantes, d’ouvrir l’idée d’une altérité relative, qui apparaissent comme moins étrangères : « je croyais pas que je comprenais l’espagnol ! C’est vrai que ça ressemble [au français] ». Au fil de ces écoutes, on pouvait ainsi constater une évolution dans le sens d’une ouverture, favorisant chez les apprenantes la possibilité d’aller au-delà d’un (global) « je ne comprends rien », pour accepter d’entrer dans le repérage d’indices de compréhension et d’analyse. Mais on pouvait aussi percevoir la construction de sentiments de familiarité à des langues initialement inconnues, comme avec cet exemple de l’espagnol, langue vis-à-vis de laquelle Z. semble avoir tissé une forme d’attachement, qu’elle aimait entendre, lire, prononcer, et aussi dont elle a découvert qu’elle fait partie de « la famille du français », « c’est la même famille », cette idée semblant avoir opéré en elle un écho émotionnel fort, comme si elle se découvrait là, à partir du français, une nouvelle famille linguistique. L’activité plurilingue donne aussi lieu à la production de multiples discours épilinguistiques, que les formateurs doivent apprendre à recevoir, mais aussi à favoriser. Ici, l’idée est d’initier un temps d’échanges biographiques-épilinguistiques qui peuvent, on l’a montré, introduire ou prolonger un travail sur les langues, mais aussi constituer le cœur d’une séance que des activités métalinguistiques aident à canaliser. 5. Poursuivre Le chantier est ouvert, doit être poursuivi. La démarche des langues en relations, donne à penser autrement le processus d’intégration linguistique (Beacco 2008), en se situant du point de vue des apprenants-acteurs sociaux qui ont à intégrer dans un répertoire une nouvelle langue, le français, dont l’appropriation sous-tend des enjeux socio-identitaires forts, en relation à d’autres langues parmi lesquelles elle doit prendre place. 10 La pertinence de la proposition d’ouvrir aux approches plurielles la formation au français de ces adultes sur ce terrain doit aussi être pensée du point de vue du projet politique qu’elle sous-tend : Comment articuler plurilinguisme et intégration ? Peut-on, sans tomber dans le piège du communautarisme, concevoir un espace social et d’appartenance identitaire à la fois unifié et hétérogène ? Peut-on concevoir l’intégration autrement que comme impliquant une assimilation linguistique ? Bibliographie AUGER N. 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