Articles héroïne

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Articles héroïne
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Le trafic de l'héroïne
Olivier Guéniat, Chef de la police de sûreté du canton de Neuchâtel;
Pierre Esseiva, professeur-assistant à l'Ecole des Sciences Criminelles, Institut de Police Scientifique
et de Criminologie, àl'Université de Lausanne
1.
Définitions
L’opium est le suc récolté des capsules d’un pavot (Papaver somniferum) incisé avant sa maturation ; il
s’agit d’un latex riche en alcaloïdes dont le plus actif et le plus connu est la morphine.
L’alcaloïde est une substance azotée d’origine végétale dont la molécule comporte au moins un atome
d’azote salifiable.
Le Papaver somniferum est une plante herbacée dicotylédone dont la fleur présente deux sépales
caducs, quatre pétales chiffonnés dans le bouton, de nombreuses étamines, un pistil en forme de
capsule et dont l’espèce la plus commune est le coquelicot. Le latex du pavot blanc, extrait de la
capsule, fournit l’opium.
L'héroïne, ou diacétylmorphine, est un dérivé de la morphine et n'existe pas à l'état naturel. Cette
molécule résulte d'une transformation chimique de la morphine, la diacétylation, traditionnellement au
moyen d'anhydride acétique.
2.
Historique
Contrairement à ce que l’on pourrait penser et comme cela figure dans de nombreux textes, l’origine de
l’opium ne se trouve pas en Chine, mais dans les plaines de l’ancienne Mésopotamie, située
aujourd’hui en Irak. La plus ancienne référence écrite qui mentionne l’usage du latex du pavot figure
sur une petite tablette d’argile, rédigée en écriture cunéiforme aux environs de 3'000 av. J.-C. et
découverte à Niffer, l’ancienne Nipour, capitale spirituelle des Sumériens. Elle relate la cueillette
matinale du suc du pavot que les Sumériens appellent « gil », c’est-à-dire « joie ». Selon certaines
sources, la découverte de la récolte de l’opium et de ses vertus est bien antérieure à celle de l’écriture
cunéiforme qui date de 3100 avant l’ère chrétienne.
Ce sont probablement les Babyloniens qui, succédant à la civilisation des Sumériens, répandirent les
vertus du pavot jusqu’en Perse. Ils nommaient le pavot « hul gil », c’est-à-dire « plante de joie ». Une
de leurs déesses, Nibassa, également adorée par les Assyriens, est d’ailleurs représentée avec les
épaules hérissées de tiges de pavot.
L’étude des textes persans, qui ne mentionnent le pavot que vers la fin du IXe siècle av. J.-C., corrobore
le fait que les Perses n’étaient pas de grands consommateurs d’opium. Ce dernier n’a pas pu
véritablement concurrencer le cannabis, plante qui jouait un rôle prépondérant dans la culture persane.
Tel ne fut pas le cas de la civilisation grecque, où la présence de l’opium peut être observée aussi bien
dans la littérature et la sculpture que dans la médecine.
Selon certaines sources, il est possible que le mot « opium » tire son étymologie du mot grec « opos »,
qui signifie « suc ». La littérature grecque mentionne l’usage de l’opium dans la Théogonie d’Hésiode
au VIIIe siècle av. J.-C., dans les œuvres d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée, au VIIe siècle av. J.-C.
L’usage de l’opium dans le champ médical semble bien répandu. Hippocrate (460-377 av. J.-C.),
médecin des médecins, a recours au pavot dans bon nombre de préparations médicinales. Et Aristote
(384-322 av. J.-C.), médecin et précepteur, prescrit l’opium comme un calmant, un antidiarrhéique et
un somnifère. Jusqu’au VIIe siècle av. J.-C., l’influence du pavot s’exprime plutôt à travers la
pharmacopée, pour soulager les malades. C’est au cours de la période classique que le lien avec l’âme
et avec la spiritualité de l’homme s’opère : il est devenu une drogue. Il est alors consommé après avoir
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Les données de cet article sont tirées en grande partie de : 1. Atlas mondial des drogues, Observatoire
géopolitique des drogues, Paris, PUF, 1996 ; 2. La Dépêche internationale des drogues, Observatoire
géopolitique des drogues ; 3. La mafia albanaise, Lausanne, Ed. Favre, X. Raufer, 2000 ; 4. Drogue et
reproduction sociale dans le tiers monde, Ed. de l’Aube, ORSTOM, 1998.
été dilué dans du vin et mélangé à diverses plantes. Plus de 2'000 ans plus tard, au début du XXe siècle,
on le retrouve en Perse consommé de manière similaire, l’opium étant malaxé avec du miel et du sirop
de raisin.
Puis, pour résumer, l'opium suit l'histoire à travers toutes ses épopées. Elle est introduite en Asie
centrale et en Inde par Alexandre le Grand, elle séduit Rome qui l'avait rencontrée en Grèce, Les
Croisés la diffusent en Europe où le succès fut tel que la panacée subsistera dans la pharmacopée
française jusqu’en 1908.
Ensuite, elle viendra jouer un rôle central dans le commerce qui résulta de la colonisation, d'abord par
les grandes voies ouvertes par les marins espagnols et portugais, mais surtout lors des colonies
anglaises, hollandaises et françaises, en Inde et en Asie. L'Angleterre bâtira son empire colonial en
grande partie sur l'opium et livra même deux guerres à la Chine sur la base de cet enjeu. De manière
illustrative, les importations d'opium par les Anglais en Chine représentaient 240 tonnes en 1792, 2735
tonnes en 1838, 6500 tonnes en 1880. Conséquemment, entre 1870 et 1900, 5 à 10% de la population
chinoise, soit entre 15 et 40 millions de personnes, sont opiomanes. Pour certains, cela représente sans
aucun doute « la plus grande intoxication collective de l’Histoire ».
La conquête de l’Orient par l’opium et son implantation en Extrême-Orient sont remarquables et
originales à plus d’un titre. Dans un premier temps, cette substance a été imposée à une population pour
des raisons essentiellement économiques et politiques. Puis, sous prétexte de morale et de santé, elle lui
a été interdite par les mêmes instigateurs lorsque leurs revenus ont diminué. Mais l’élan initié à cette
époque est devenu indomptable lorsque, petit à petit, les chercheurs ont réussi à tirer de l’opium des
molécules chimiquement plus performantes (dont l’effet était supérieur). Si l’Europe s’est enivrée des
« délices » de l’opium à la fin du XVIIIe siècle, si Richelieu, Baudelaire, Apollinaire et Cocteau en ont
fait chacun à leur manière l’apologie, son alcaloïde principal – la morphine – est isolé en 1804 par le
Français Armand Seguin et l’Allemand Friedrich Sertürmer. Fruit de la science, la morphine substitue
largement la mode opiomane pour donner naissance à plus mauvais encore : la morphinomanie. En
1827, un pharmacien de Darmstadt, Emanuel Merck, entreprend de produire de la morphine, d’abord
de façon artisanale, puis industriellement. Il se trouve vite à la tête d’une entreprise florissante qui
deviendra plus tard un géant mondial de la chimie. L’usage médical de la morphine connaît dès lors
une expansion remarquable, favorisée par différents événements : découverte de la seringue
hypodermique par l’Italien Charles-Gabriel Pravaz en 1830, guerre de Crimée en 1854, guerre de
Sécession américaine en 1861 et guerre franco-allemande de 1870. Les Etats-Unis deviennent, après
1861, un très grand importateur d’opium et la morphine y est prescrite contre tous les maux : la
douleur, la folie, la mélancolie et l’hystérie ; elle figure sur toutes les ordonnances.
La fin du XIXe siècle voit fleurir l’industrie pharmaceutique avec les naissances, en Suisse, de CIBA et
Sandoz en 1886 et, en Allemagne, de Hoffman-La-Roche en 1896 dans la Ruhr, de Hoechst à Hoechstsur-le-Main, de BASF à Ludwigshafen, de Bayer à Wuppertal. C’est d’ailleurs au sein de cette dernière
entreprise qu’en 1890, l’Allemand Dreser synthétise, à partir de la morphine, une autre molécule tout
aussi terrible : l’héroïne. Censée délivrer les morphinomanes de leur dépendance et apaiser les
souffrances des tuberculeux, l’héroïne est commercialisée dès 1898. Prescrite comme sédatif de la
toux, sa consommation se répand sur les 5 continents. Nul n’en avait pressenti les effets dévastateurs.
Le premier principe de droit visant au contrôle du commerce de l'opium émane de la Conférence
internationale sur l’opium en 1909 à Shanghaï, réunissant les Etats-Unis, la Chine, la Grande-Bretagne,
la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, l’Autriche-Hongrie, la Russie, le Japon, le
Siam et la Perse. Américains et Chinois s’opposent aux Européens qui, au nom de leurs intérêts
coloniaux, refusent la prohibition de l’opium. La Conférence pose cependant un principe fondamental :
le commerce des drogues doit être contrôlé par les Etats et limité aux besoins de la médecine et de la
science.
Au vu de l’émergence d’autres drogues, la Conférence de La Haie de 1912 vient compléter ce premier
principe en limitant la fabrication et la vente de la morphine, de la cocaïne ainsi que leurs préparations.
Une fois encore, les intérêts américains s’opposent à ceux de l’Europe, soucieuse de protéger son
industrie pharmaceutique. Le texte final mentionne bon nombre de restrictions qui restreignent la
portée des décisions prises par la Conférence.
La Société des Nations s’empare du dossier et, lors de la Conférence de Genève en 1925, de nouvelles
Conventions sont édictées. L’une d’elles établit des restrictions sur la production, la distribution et la
vente d’opium reposant sur le système des monopoles d’Etat, avec l’intention de supprimer, à terme, la
consommation d’opium. Une Commission, créée par la Société des Nations, a pour tâche de contrôler
l’application de ces dispositions. Seuls les pays ou puissances coloniales où l’usage de l’opium est
considéré comme traditionnel sont concernés : la Grande-Bretagne et l’Inde, la France et l’Indochine,
le Japon, la Chine, les Pays-Bas, le Portugal et le Siam. Une autre Convention, signée par quarante
pays, s’applique non seulement à l’opium, mais aussi à la feuille de coca et, sur la demande pressante
de l’Egypte et de l’Afrique du Sud, au cannabis. Les signataires s’engagent à réserver ces drogues à un
usage médical et à soumettre leur production comme leur commerce à des procédures d’autorisation
contrôlées par un Comité central permanent (CCS).
Entre 1931 et 1953, six nouvelles Conventions viennent renforcer le contrôle du marché licite des
stupéfiants et les sanctions du commerce illicite. En 1961, la Convention unique sur les stupéfiants,
adoptée dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, établit le cadre juridique actuellement en
vigueur. Elle règle l’interdiction mondiale de plus de 100 plantes et substances naturelles ou
synthétiques.
La culture licite des plantes à drogue est rigoureusement réglementée. En 1971, la Convention de
Vienne sur les psychotropes étend ce contrôle aux drogues industrielles : hallucinogènes, dérivés
amphétaminiques, barbituriques et tranquillisants.
Les années 1980 sont marquées par le triomphe de la doctrine américaine de « guerre à la drogue ». En
1988, la Convention de Vienne contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes
définit les principes de la coopération internationale en matière de répression, d’extradition,
d’intervention des services répressifs dans les eaux internationales, de livraison surveillée des drogues
par les services répressifs, de lutte contre le blanchiment des revenus tirés du commerce illicite. La
Convention de 1988 pose également les bases du contrôle des précurseurs et des produits chimiques
nécessaires à la fabrication des drogues illicites. Le pivot du système est l’Organe international du
contrôle des stupéfiants, l’OICS, dont le siège est à Vienne et qui dépend des Nations Unies, successeur
du CCS. Il dispose d’importants pouvoirs économiques et commerciaux pour veiller à l’application des
Conventions.
3.
La production mondiale
La culture du pavot, en tonnes, est la deuxième plus importante après celle du cannabis. Elle est
essentiellement concentrée en Asie, mais a également été introduite au Mexique dès le début du XXe
siècle ; elle est aussi cultivée au Pérou, en Colombie et au Venezuela depuis les années 1990. Des
cultures de pavot à opium ont également été répertoriées au Nigeria, au Bénin et au Togo, ce qui
témoigne de la progression du phénomène et de sa mondialisation.
Les cultures de Papaver somniferum sont nettement moins répandues à la surface de la planète que
celles du cannabis, mais elles donnent accès à des dérivés plus nombreux que ceux du cannabis. Le
pavot à opium est cultivé, comme son nom l’indique, pour l’opium, son dérivé naturel, et dans le but de
produire de l’héroïne, de la morphine, de la codéine et quelques autres alcaloïdes (la thébaïne, la
noscapine et la papavérine étant des dérivés moins recherchés). Il existe 58 pays producteurs et 23 pays
exportateurs d’opium dans le monde. L’Asie compte 16 des 23 pays exportateurs d’opium.
Les principales régions productrices-exportatrices mondiales d’opium sont le Triangle d’Or, composé
du Myanmar, du Laos et de la Thaïlande, et le Croissant d’Or, composé de l’Afghanistan, de l’Iran et
du Pakistan.
Longtemps la production du Triangle d’Or a été supérieure à celle du Croissant d’Or, mais depuis le
retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, les différences se sont atténuées.
Le Triangle d’Or est en 1995, selon l’INCSR2, la première région productrice-exportatrice d’opium,
avec un total de 2'545 tonnes dans lesquelles sont comprises les cultures chinoises, nord-coréennes et
2
International Narcotics Control Strategy Report, http://www.usis,usemb.se/drugs/, 1999
vietnamiennes. Selon Marie-Christine Dupuis3, la production potentielle de l’Asie du Sud-Est en 1995
peut être estimée à 2'980 tonnes, et selon l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD), elle est
comprise entre 3'000 et 3'500 tonnes en 1994 et 1995.
Il est plus difficile d’évaluer la production du Croissant d’Or que celle du Triangle d’Or et les
estimations sont beaucoup plus controversées.
L’INCSR annonce 950 tonnes d’opium pour l’Afghanistan en 1994, alors que l’OGD et les NationsUnies estiment la production afghane entre 3'200 et 3'300 tonnes, ce qui placerait la production du
Croissant d’Or devant celle du Myanmar et du Triangle d’Or.
L’INCSR estime la production du Croissant d’Or en 1995 entre 1'440 et 1'445 tonnes, Iran compris,
donc loin en dessous des estimations de l’OGD et des Nations-Unies pour 1994. Marie-Christine
Dupuis, qui se base sur les données américaines, relève que l’état de la situation d’Asie centrale est
complètement inconnu, mais relève que les productions doivent y être importantes. Il est cependant
certain, si l’on se réfère aux estimations de l’INCSR pour l’année 1988, qui étaient de 700 à 800 tonnes
et de l’OGD à environ 1'000 à 1'500 tonnes pour la même année, que la production afghane a plus que
doublé en 7 ans.
La culture du pavot existe également, dans une moindre mesure et sans données quantitatives précises,
en Inde, au Népal, au Liban, en Turquie, en Ukraine et en Russie. De même, il n’existe pas de données
concernant les productions africaines du Nigeria, du Togo, du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Tchad.
En Amérique latine, le DEA4 annonce une production de 53 tonnes pour le Mexique, 60 tonnes pour la
Colombie, et moins de 5 tonnes pour le Guatemala.
4.
Données économiques
Le commerce des drogues illicites ne répond pas aux mêmes lois économiques que celui des produits
licites, vraisemblablement à cause du caractère illégal du marché. La marge de bénéfice réalisée entre
la production et la vente au détail est gigantesque et sans commune mesure avec ce que connaissent
tous les autres biens de consommation. Le facteur multiplicateur entre les coûts de production et les
prix du marché de la vente au détail constitue en quelque sorte le « prix de l’illégalité ». De plus, le
marché n’est pas aussi structuré et rigide que l’est l’organisation d’une entreprise multinationale, même
si les acteurs qui en détiennent les clefs sont eux bel et bien organisés. Les intermédiaires sont
nombreux, la chaîne entre la production, la transformation et la vente contient plusieurs maillons de
forces inégales, et jouissent souvent d’une grande autonomie les uns par rapport aux autres. La
concurrence existe sur ce marché, mais elle est inattendue, brutale, multiple et mouvante.
Le marché de la drogue est caractérisé par son dynamisme, sa souplesse et sa capacité à s’adapter à des
contraintes changeantes. En effet, le réseau allant de la production à la distribution est largement
parcellisé en entités autonomes dont la position au sein de l’organisation est évolutive et provisoire. A
l’exception du producteur chacun peut, dans le réseau, créer de nouveaux marchés, substituer son
activité, ou la diversifier, ou encore se retirer, indépendamment de la place particulière qu’il occupe. Il
se dégage de cette structure de marché un caractère hautement imprévisible et une répartition des
risques par entité indépendante. Toute action répressive ou prohibitive ne peut donc être que ponctuelle
et temporaire, du moins tant qu’elle ne touche pas directement le producteur.
La demande dans ce type de marché est inélastique, alors que l’offre est élastique. Il s’agit d’un cas
particulier de l’économie de produits illicites, pour lequel la consommation et la production peuvent
être ajustées selon des modalités particulières et conjoncturelles. La demande est caractérisée par
l’accoutumance et la dépendance aux produits de la part des consommateurs. Une baisse volontaire des
prix augmente le nombre d’adeptes, mais une hausse consécutive ne fera pas baisser, ou du moins que
très faiblement, le nombre de consommateurs. Le facteur retardateur sur la loi de l’offre et de la
demande est directement lié à la nature du produit qui implique une dépendance chez le consommateur,
et donc la nécessité absolue de se procurer le produit. Mais des nuances doivent être faites sur la
3
Dupuis M.-C., 1996, « Stupéfiants, prix, profits. L’économie politique du marché des stupéfiants
industriels », collection Criminalité internationale, Paris, P.U.F., 235 p
4
Drug Enforcement Administration, http://www.usdoj.gov/dea/
logique de l’offre et de la demande, car l’histoire montre de multiples contre-exemples, des baisses de
prix de l’héroïne n’ayant pas toujours provoqué une hausse de la demande.
D’autres facteurs entrent en ligne de compte pour fixer le prix du produit, telles sa qualité et sa pureté
(coupage). Il n’existe aucun contrôle de la qualité de l’héroïne propre à réguler le marché. Les
variations sur la pureté du produit peuvent plus que doubler la quantité vendue au détail par rapport à la
quantité produite.
Ainsi en Europe, dans les années 1980, l’héroïne était d’une grande pureté et d’une très bonne qualité.
Originaire d'Asie du Sud-Est, elle quittait les laboratoires de la Pizza Connection à plus de 98% et était
d’une blancheur étincelante. Dans le pire des cas, elle arrivait sur le marché suisse avec un degré de
pureté diminué de 30%. En Suisse, elle se négociait entre CHF 300.00 et 600.00 le gramme.
Dans les années 1990, le marché a été bouleversé et l’héroïne a changé dramatiquement de qualité. Elle
provient essentiellement d'Asie du Sud-Ouest et elle n’est plus vendue sous la même forme (basique et
non plus avec du sel hydrochloré); elle est d’une pureté maximale de 70% lorsqu’elle n’est pas
adultérée. Quel que soit son degré de coupage, les prix ont chuté depuis 1995 à CHF 50.00 le gramme,
alors même que le degré de pureté du produit varie entre moins de 10% et 70%. La logique de l’offre et
de la demande a été respectée lors du changement de qualité du produit, une chute de la qualité ayant
engendré une chute des prix. Durant les dix années suivantes, les prix sont restés fixes, quelle que soit
la qualité du produit vendu. Ainsi, le kilo d’héroïne se négocie entre CHF 25'000.-- et 80'000.-- alors
que le prix du gramme est inflexible et est négocié invariablement à CHF 50.--. Sur les marchés
français, à quelques dizaines de minutes de la Suisse, la même drogue est vendue trois à quatre fois
plus chère.
Le contexte politique, social et géographique ainsi que la communauté qui détient le trafic, induisent
des variations dans les prix du produit qui ne répondent à aucune logique d’économie de marché. Ainsi,
avec 1kg d’héroïne d’Asie du Sud-Ouest arrivé en Suisse non adultérée et donc à un degré de pureté
d’environ 70%, un trafiquant peut soit vendre 200 sachets de 5g, à CHF 250.00 le sachet, ou le
négocier pour une somme d’environ CHF 50'000.00. Mais il peut aussi couper la drogue pour arriver à
un degré de pureté d’environ 10% d’héroïne, en ajoutant 6kg de caféine et de paracétamol (1:2), pour
confectionner 1'400 sachets de 5g qui seront vendus à CHF 250.00 l’unité, générant un chiffre d’affaire
de CHF 350'000.00.
A défaut d’en extraire des règles fiables à long terme, l’étude économique de ce type de marché ne peut
aboutir qu’au constat suivant : l’économie de la drogue est un marché illégal de produits illicites
constituant une source de revenus exceptionnels. Les profits sont basés sur une très importante
différence de prix entre l’amont et l’aval des filières, distorsion elle-même définie par le caractère
illicite du marché et du produit.
L’évaluation des profits tirés du trafic des opiacés, comme des autres drogues, est rendue difficile et
aléatoire du fait de l’illégalité du marché et de la manipulation des chiffres publiés par les Etats
producteurs et consommateurs, à la baisse ou à la hausse selon les objectifs politiques visés.
Les estimations quant à l’importance du marché mondial des stupéfiants au détail montrent bien à quel
point l’exercice est délicat ; les avis divergent. Les estimations relatives à la consommation varient
selon les sources de 150 à 800 milliards de dollars par an. Les Nations Unies et leur fonds de lutte
contre l’abus des drogues (FUNLAD) estiment que le commerce des drogues dégageait, en 1989, un
chiffre d’affaire de 192 milliards de dollars dépensés par les consommateurs de drogues naturelles,
alors que le Groupe d’action financière internationale (GAFI), créé et composé par les membres du G7,
estimait les achats entre 600 et 800 milliards de dollars pour 1989, dont 122 uniquement pour les EtatsUnis et l’Europe en drogues naturelles (cannabis, cocaïne et héroïne). La sous-commission des
narcotiques du Sénat américain mentionne quant à lui 300 milliards de dollars dont un tiers pour les
Etats-Unis.
S’il existe une grande disparité entre les estimations des bénéfices tirés du marché illicite des drogues,
il n’en va pas de même en ce qui concerne l’analyse de la répartition de ces revenus. Il paraît clair que
la quasi-totalité des productions et exportations de drogues à l’échelle mondiale se fait dans et à partir
des pays du Sud (en voie de développement) et que plus de 90% des profits sont distribués dans les
pays riches industrialisés du Nord.
Les données avancées par le GAFI accordent environ 61% du produit de la vente au cannabis (75
milliards de dollars), 29% à la cocaïne (35 milliards) et 10% à l’héroïne (12 milliards). Pour
comparaison, les 122 milliards estimés par le GAFI équivalent à 110% des exportations de l’Amérique
latine et à 30% de sa dette, à 230% des exportations de l’Afrique, à 80% de celles du Royaume-Uni et à
70% de celles de la France. Si les pays pauvres du Sud, qui détiennent la production des drogues
naturelles, retirent une partie du profit illégal du trafic de stupéfiants, plus de 90% des bénéfices sont
tout de même redistribués dans les pays consommateurs.
Pour estimer les marges de bénéfice réalisées sur l’héroïne d’un bout à l’autre de la chaîne, soit de la
production à la vente au détail, il est nécessaire de connaître l’importance de la production, le
rendement à l’hectare et les prix de vente aux différentes étapes de la filière.
Ainsi, les rendements moyens des cultures de pavot par région productrice en 1995 peuvent être
estimés à :
- pour le Triangle d’Or :
13.9 kg par hectare et par an ;
- pour le Croissant d’Or :
36.4 kg par hectare et par an ;
- pour l’Amérique latine :
6.3 kg par hectare et par an.
et la production à :
- pour le Triangle d’Or :
- pour le Croissant d’Or :
- pour l’Amérique latine :
3'000 tonnes par an ;
2'500 tonnes par an ;
110 tonnes par an.
Le prix moyen du kilo d’opium dans les régions de production vaut entre 70 et 100 dollars. Ces prix
sont à peu près identiques en Asie du Sud-Est et en Asie du Sud-Ouest, étant entendu que de fortes
variations peuvent intervenir au gré des conjonctures, de la qualité des récoltes et de la répression
policière. Ainsi, le kilo d’opium oscille entre 50 et 250 dollars : il était négocié, par exemple, à 70
dollars au Nord du Laos en 1991-1992 et il aurait dépassé les 250 dollars près de la frontière
vietnamienne en 1995.
La valeur de l’héroïne est plus ou moins proportionnelle au degré d’éloignement du site de
consommation. Le kilo de morphine-base était négocié entre 1'100 et 1'300 dollars à la frontière
birmano-thaïlandaise en 1993 et y était revendu entre 2'400 et 3'200 dollars après avoir été transformé
en héroïne, puis valait entre 7'000 et 11'000 dollars à l’exportation à Bangkok.
L’écart de prix d’un même kilo d’héroïne entre la région source et le lieu de l’exportation est ainsi
compris entre 4'600 et 7'800 dollars. Le prix est multiplié par trois entre la région source et le lieu
d’exportation.
Durant la même période, l’héroïne très pure du Triangle d’Or (sel d’héroïne à plus de 98% et blanche)
se négociait entre 150'000 et 250'000 dollars par kilo sur le marché de gros des Etats-Unis, selon le lieu
de l’achat et la qualité de la drogue.
A titre de comparaison, l’héroïne d’Asie du Sud-Ouest, de moindre qualité (héroïne-base d’un
maximum de pureté non adultéré aux environs de 60 à 80%) se négociait entre 70'000 et 200'000
dollars, et l’héroïne d’Amérique latine (Black-tar de moindre qualité avec un maximum non adultéré
entre 40 et 60%) entre 50'000 et 150'000 dollars.
En 1993 toujours, l’héroïne d’Asie du Sud-Est vendue sur le marché américain présentait un degré de
pureté moyen de 32% alors que celui de l’héroïne d’Asie du Sud-Ouest avoisinait 47%. L’héroïne sudaméricaine était alors la moins diluée du marché avec une pureté de 59%. Mais en 1994, la tendance
était inversée et l’héroïne du Sud-Est remontait à 39%, alors que celle d’Amérique du Sud chutait à
28%. Les profits, pour un même kilo d’héroïne pure, peuvent varier de manière très importante et
souvent incompréhensible.
Le prix de la vente en gros de l’héroïne d’Asie du Sud-Est entre 1993 et 1994 était donc de 150'000 à
250'000 dollars le kilo. A la vente au détail, le même kilo écoulé au gramme était vendu entre 300'000
et 400'000 dollars. Le degré de pureté moyen étant d’environ 40%, l’achat en gros d’un kilo d’héroïne
permettait idéalement de revendre, sans intermédiaire, 2.5kg au détail, soit un chiffre d’affaire de
750'000 à 1'000'000 de dollars, pour une marge par kilo vendu de 450'000 à 600'000 dollars.
Ainsi, un hectare de pavot à opium du Myanmar qui produit en moyenne 14kg d’opium permet
l’élaboration de 1.4kg d’héroïne pure qui, au détail, pourra donner 2kg d’héroïne coupée. La valeur
initiale des 14kg d’opium, environ 1'000 dollars, sera, après transformation en morphine-base et en
héroïne, de 9'800 à 15'400 dollars à Bangkok, de 210'000 à 350'000 dollars à la vente à New-York, et
de 1'050'000 à 1'400'000 dollars à la vente au détail, compte tenu d’une pureté moyenne de 40%.
Les facteurs multiplicatifs par rapport au prix de l’opium sont donc de 2'000 à 3'500 pour l’héroïne
vendue en gros et de 7'500 à 10'000 pour celle vendue au détail.
Produit
opium
morphine-base
héroïne exportation
héroïne importation
héroïne au détail
US$/kg
100
1'100 - 1'300
7'000 - 11'000
150'000 - 250'000
750'000 - 1'000'000
Facteur multiplicatif
x 10
x 10
x 20
x5
Pour l’ensemble de la chaîne, le facteur multiplicatif est d'environ 10'000.
Les 3'000 tonnes d’opium du Triangle d’Or devraient donc rapporter plus de 3 milliards de dollars. Sur
cette base, la production mondiale peut être estimée, à la vente, entre 5.6 et 8 milliards de dollars par
année.
5.
Le trafic international
Le marché mondial du trafic illicite de stupéfiants est détenu selon les régions du monde, les
spécificités des produits, par le crime organisé, car une structure organisée est naturellement une
condition essentielle pour assurer la production, la transformation et la diffusion des produits
stupéfiants à l'échelle mondiale, de même que le recyclage des bénéfices de ce commerce. Chaque
organisation mafieuse, qu’elle soit italienne, colombienne, chinoise, turque, japonaise ou russe, est
caractérisée par une histoire, un fonctionnement, des activités illicites, un territoire, une communauté,
un enracinement propres. Aujourd’hui, le trafic illicite des stupéfiants (production, transformation,
diffusion) n’est qu’une activité parmi d’autres pour le crime organisé. Celui-ci est par ailleurs un
ensemble abstrait, sorte d’Etat sans frontière, dont l’activité diversifiée et multinationale contribue
souvent au bon fonctionnement de certaines économies nationales et participe à la vie politique et
sociale.
Il existe quatre grandes organisations criminelles d’envergure mondiale liées au trafic international de
l’héroïne :
- les mafias italiennes comprenant la Cosa Nostra sicilienne, mais aussi la Camorra
napolitaine, la N’drangheta calabraise, la Sacra Corona Unita des Pouilles ;
- les triades chinoises ;
- les mafias russes et de la CEI ;
- les mafias turques
Plus spécifiquement et en ce qui concerne particulièrement le marché européen, on estime aujourd’hui
que près de 70% de l’héroïne destinée à la consommation en Europe transite par la Turquie en utilisant
les 4 grandes routes suivantes :
1.
2.
3.
La route directe : de la Turquie à l’Europe occidentale, via la Bulgarie ou la Grèce du Nord,
la Serbie, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche ou l’Italie et la Suisse, la plupart du temps dans
des camions de transporteurs routiers, mais aussi dans des voitures.
La route du sud : de la Turquie à l’Italie, via la Grèce, l’Albanie, puis par ferry ; ou via la
Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie.
La route du nord : de la Turquie à l’Allemagne, via la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la
Pologne.
4.
La route « kosovare » : de la Turquie ou du Caucase à l’Europe de l’Ouest, par voie
maritime, via la Turquie, l’Albanie, l’Italie et la Slovénie ; par voie terrestre, via la Bulgarie,
la Macédoine, l’Albanie (puis l’Italie par bateau), la Slovénie et la Suisse.
Dans les Balkans, l’Albanie représente l’un des principaux centres du trafic d’héroïne. L’Albanie était
voisine durant plusieurs années de deux pays sous embargo, la Serbie de la part de la communauté
internationale et la Macédoine de la part de la Grèce. Elle a des frontières maritimes avec l’Italie, pays
où les activités illicites sont intenses. Son système politique, extrêmement instable, est souvent
supplanté par les « fares », les familles traditionnelles qui exercent leur pouvoir depuis le VIIe siècle.
Profitant de l’environnement géopolitique de leur pays, les mafieux albanais se sont liés avec la mafia
italienne. Ils ont été volontairement ignorés dans leur entreprise, par la volonté des Etats-Unis de faire
de l’Albanie l’obstacle suprême à la constitution de la Grande Serbie. Au nord-est de l’Albanie, le
Kosovo, province serbe peuplée en majorité de gens de souche albanaise, est également le théâtre
d’activités illicites importantes.
Les familles kosovares implantées en Europe germanophone ont été obligées de subvenir aux besoins
de leurs familles du Kosovo, malmenées par les Serbes, et ont disputé le marché de l’héroïne à la mafia
turque à travers les guerres qui ont déchiré l'Ex-yougoslavie. Depuis 1993, on observe de plus en plus
d’exemples de trafic faisant intervenir des Kosovars en Suisse, en France et en Italie. Dès 1998, pour
financer la guerre contre les Serbes au Kosovo, Albanais et Kosovars détiennent l’essentiel du marché
de l’héroïne en Europe.
En Macédoine, où environ 30% de la population est de souche albanaise, la situation est rendue
instable par des différends avec la Grèce à propos du nom de la Macédoine, et avec la Bulgarie qui met
en cause l’existence même de l’Etat macédonien. La guerre de Bosnie a transformé le pays en un lieu
de transit de trafic d’héroïne, variante de la route traditionnelle des Balkans. La situation géopolitique
de la Macédoine, ainsi que la volonté des autorités de ne pas alimenter les conflits ethniques, sont à
l’origine d’une certaine permissivité à l’égard des activités liées à la culture et à la transformation des
opiacés. « L’Epire du Nord », région située au sud de l’Albanie, est peuplé d’une minorité grecque.
Longtemps brimée par le régime stalinien, cette région continue de se considérer comme brimée par les
autorités de Tirana. La Grèce fait du problème épirote la clef de voûte de ses relations avec l’Albanie.
En outre, plus de 300'000 clandestins albanais vivent en Grèce et soutiennent financièrement leurs
familles. Des estimations laissent penser qu’ils envoient en Albanie près d’un million de dollars par
jour. La frontière gréco-albanaise, la plus perméable des Balkans, a vu transiter une grande partie du
pétrole destiné au Monténégro et à la Macédoine lorsqu’ils étaient sous embargo, ainsi que
d’importantes quantités de cannabis, dans l’autre sens, à destination de la Grèce.
La société bulgare est le théâtre d’une criminalisation croissante dont certains acteurs principaux sont
des policiers et dignitaires de l’ancien régime. Ils contrôlent plus de la moitié des boîtes de nuit, plus
des deux tiers des casinos et la quasi-totalité du trafic des cigarettes. La culture du tabac, durement
affectée par la fermeture du marché russe, et par l’introduction des quotas européens, est remplacée par
la culture du cannabis et du pavot : certains réseaux criminels bulgares, qui sont l’un des chaînons de la
route des Balkans, ont incité les paysans à reprendre la culture du pavot, qui était légale au début des
années 1980.
Chypre, banquier supercorrompu pour le compte des mafias de tous les profits pour des raisons
géopolitiques et historiques, est le siège de plusieurs milliers de compagnies « off shore » appartenant à
des citoyens des pays de l’Est, et plus particulièrement à des Serbes et à des Russes. Par ailleurs, la
flotte sous pavillons chypriote et grec couvre plus du tiers du trafic de transport de la mer Noire.
Depuis les années 1950, Chypre joue l’intermédiaire dans le commerce des armes en relation avec les
pays de l’Est. Ce rôle s’est amplifié lors de la guerre du Liban. L’ex-nomenklatura soviétique, recyclée
dans les affaires, emploie et multiplie désormais les compagnies off shore dans cette île pour recycler
l’argent de ses activités, qu’elles soient licites ou illicites.
Historiquement, au Liban, la drogue a été la principale source de financement de la guerre et des
différentes phases de lutte contre Israël et la Syrie, ainsi qu’entre les clans musulmans et chrétiens. Le
trafic porte avant tout sur le cannabis et l’opium. En 1980 les cultures de cannabis, implantées par les
Ottomans au XVIe siècle dans la plaine de la Bekaa, représentent plus de 28% du revenu agricole du
pays. L’opium, quant à lui, était déjà cultivé dans la plaine de la Bekaa par les Romains il y a plus de
2'000 ans. Le pavot n’a pris un essor fantastique qu’après 1975, date à laquelle il est réintroduit en
force pour alimenter le trafic de l’héroïne. En 1981, la culture de l’opium est encore encouragée par la
répression de la consommation du haschisch en Egypte, principal consommateur du cannabis libanais.
Le Liban compte à ce moment-là plusieurs laboratoires d’héroïne implantés par d’anciens chimistes de
la French Connection. Dès 1982, l’invasion israélienne du Liban fait éclater la violence et toutes les
milices impliquées (phalangistes, pro-Hezbollah, pro-syriennes et palestiniennes) s’adonnent au trafic
de l’héroïne et du cannabis pour financer leur lutte. Les puissances internationales (France, Etats-Unis,
Russie) et régionales (Israël, Iran, Syrie) ne se préoccupent pas vraiment de cette situation,
vraisemblablement satisfaites de l’autofinancement du conflit que permet le trafic d’héroïne et qui leur
évite ainsi une participation au renouvellement de l’armement. La guerre a fait du Liban un pays
producteur d’opium et une plaque tournante entre le Croissant d’Or et l’Europe. Dès le début des
années 1990, sous la pression des Nations Unies, la Syrie engage des campagnes d’éradication des
plantations de l’opium ; mais les résultats sont bien maigres, et surtout il ne semble exister aucune
culture de substitution crédible au Liban. Les laboratoires de transformation en héroïne continuent de
fonctionner et d’alimenter la distribution en France, en Allemagne, en Suisse et en Russie. De plus, ne
se contentant pas de détenir une part du marché de l’héroïne, la mafia libanaise s’est emparée d’une des
voies d’accès à l’Europe de la cocaïne provenant d’Amérique du Sud.
6.
Les saisies d'héroïne dans le monde
Selon les données publiées par l'ONU, les saisies mondiales d'opiacés illicites (héroïne et morphine)
ont fortement progressé entre 1999 et 2000, passant de 61 tonnes à 75 tonnes. Celles de l'opium ont
légèrement diminué pendant la même période.
Les saisies opérées sur l'itinéraire conduisant d'Asie du Sud-Ouest à l'Europe continuent d'être
supérieures à celles qui sont effectuées sur la route d'Asie du Sud-Est vers l'Amérique du Nord et
l'Australie. Plus d'un tiers des saisies d'héroïne dans le monde sont effectuées en République islamique
d'Iran et plus d'un dixième au Pakistan et en Turquie respectivement. Les saisies réalisées en Europe
occidentale sont stables tandis que celles d'Europe orientale augmentent constamment.
En ce qui concerne l'opium, plus de 80% des saisies mondiales ont encore lieu en République
islamique d'Iran, suivi du Pakistan (4%) et du Tadjikistan (2%). La situation de l'Asie du Sud-Est est
par contre préoccupante puisqu'on y enregistre une diminution des saisies, mis à part l'augmentation
constatée en Chine, signe à la foi de la croissance du marché, mais aussi d'un renforcement de la
répression.
Le taux mondial d'interception pour les opiacés a augmenté, passant de 15% en 1999 à 21% en 2000.
Cette évolution est certainement due à la fantastique récolte de 1999 en Afghanistan et à la
décroissance extraordinaire de cette production en 2000. Certaines saisies effectuées en 2000 peuvent
très bien provenir de la récolte 1999.
L'ONU avait estimé en 1999 une production potentielle mondiale d'héroïne de 577 tonnes, dont 85
tonnes auraient été interceptées par les forces répressives, laissant au marché une disponibilité
d'environ 492 tonnes. Pour l'année 2000, la production potentielle mondiale d'héroïne a été estimée à
470 tonnes, dont 97 tonnes interceptées et 373 tonnes disponibles sur le marché de la consommation.
En 2000, environ 70 tonnes ont été saisies en Asie, 3.5 tonnes en Amérique du Nord et du Sud, 22
tonnes en Europe, 0.2 tonnes en Afrique et 0.9 tonnes en Océanie.
7.
L'évolution de la situation en Suisse
Etonnamment, c'est en grande partie la chimie de l'héroïne vendue en Suisse qui a certainement le plus
influencé la configuration du trafic illicite et la consommation. Bien entendu, les changements
intervenus dans la chimie de l'héroïne coïncident avec les grands bouleversements géopolitiques que le
monde a connus durant ces vingt dernières années.
Durant la guerre de 1939-1945, le trafic de l'héroïne a pratiquement disparu entre l'Europe et les EtatsUnis, alors qu'il était assuré par la première des mafias mondiales de l'époque, la mafia italienne. La
répression de la dictature mussolinienne pousse la mafia italienne sous d'autres cieux et l'oblige à se
retirer du marché pourtant lucratif des stupéfiants. C'est entre autres l'époque de Lucky Luciano arrêté
peu avant le deuxième guerre mondiale. Ce dernier, dès 1946, ayant bénéficié de la guerre pour
collaborer avec les autorités américaines et se voir libérer et extrader vers l’Italie, reconstitue un réseau
international de trafic d’héroïne entre l’Italie, Cuba et la Floride. Les Corses, après avoir rejoint le
camp de la résistance française contre l’Allemagne hitlérienne, se réorganisent également durant les
années d’après-guerre, profitant notamment de la présence militaire française en Indochine où ils
s’approprient le marché de la production de l’opium.
La peur du communisme chinois et le soutien de la CIA américaine à la Thaïlande, au Laos et à la
Birmanie peuvent être considérés comme les principales causes de la création du Triangle d’Or. Dès
1958, le contrôle de la chaîne verticale de production d’opiacés est total et l’héroïne peut être exportée
en masse vers le reste du monde. Comme les Etats-Unis en Thaïlande ou en Birmanie, la France est très
active en Indochine, où Saïgon devient vite une des capitales de la production d’héroïne. Les stocks de
morphine et d’héroïne indochinoises alimenteront ce qui deviendra la French Connection.
Il apparaît que le trafic des stupéfiants a été subventionné par les gouvernements français et américains
pour financer les guerres coloniales qu’ils ont fini par perdre, au bénéfice de la « pieuvre ». Des
schémas identiques, mêlant hypocritement raison d’Etat et grand banditisme, seront également
appliqués par les Etats-Unis lors de la guerre du Liban et en Afghanistan. Après avoir créé le Triangle
d’Or dans le Sud-Est asiatique, la politique américaine est aussi à l’origine du Croissant d’Or moyenoriental issu de la lutte contre le communisme soviétique, soutenue par les Etats-Unis.
Les laboratoires de transformation de morphine en héroïne d'avant les années 1980 sont installés
proches des sites de consommation. C'est le cas pour la mafia italienne responsable des laboratoires en
Scissile, pour la mafia franco-corse des laboratoires de Marseille, et plus proche de la Suisse, du
laboratoire des Paccots dans le canton de Fribourg.
L'héroïne qui sort de ces laboratoires est d'une grande pureté, pratiquement de qualité pharmaceutique:
il s'agit du sel hydrochloré d'héroïne, une poudre blanche et fine (il existe aussi un sel hydrochloré
d'héroïne sous la forme d'une poudre beige claire). Elle est produite par de véritables chimistes
bénéficiant d'une bonne infrastructure. C'est le maillon faible par rapport aux forces de répression qui
ne tardent pas à axer les recherches contre ces laboratoires et à les démanteler les uns après les autres,
avant de remonter les filières. Les laboratoires ne sont en effet pas discrets, puisqu'ils nécessitent
passablement de produits chimiques de synthèse, dont l'anhydride acétique et son odeur de vinaigre
caractéristique.
Les mafias responsables de l'alimentation de l'Europe se lassent des actions répressives et délocalisent
la production de l'héroïne sur les sites de production, soit dans des pays où la corruption est une
garantie de répression "contrôlée". Cette fois, il n'est pas question d'engager des frais fixes élevés pour
assurer un produit de qualité: c'est l'avènement de l'héroïne-base, soit une poudre brune ou beige
d'environ 70-80% lorsqu'elle n'est pas encore coupée. Grosso modo, la mafia italienne ne contrôle plus
la production d'héroïne et se spécialise dans le transport et le transit vers les sites de consommation,
puis abandonne partiellement cette activité avant de se spécialiser dans le blanchiment de l'argent de la
drogue. Un redimensionnement des rôles s'est alors opéré au gré des conflits mondiaux dans lesquels
l'argent de la drogue trouve une place importante: le conflit turco-kurde, la guerre du Liban, les guerres
d'Afghanistan, les guerres de Ex-Yougoslavie, du Kosovo, etc. Autant de conflits qui ont engendré des
migrations importantes en Europe occidentale et par-là une succession d'ethnies intéressées par les
profits de la vente de l'héroïne.
Le marché suisse a donc été alimenté avant et durant les années 1980 par une héroïne de grande qualité
dont la pureté dépassait souvent les 98% avant d'être coupée. Cette héroïne était faite pour l'injection
dans la mesure où le sel hydrochloré d'héroïne est soluble dans l'eau. L'injection était d'ailleurs le mode
de consommation prépondérant et quasi généralisé. Cette héroïne n'était pas ou peu "fumable", car le
point de fusion du sel hydrochloré d'héroïne est assez élevé laissant un rendement poudre-fumée très
faible. Il existait cependant une technique pour augmenter ce rendement qui consistait à ajouter la
caféine en tant que produit de coupage de l'héroïne. Ce mélange abaissait passablement le point de
fusion et permettait la fumigation de l'héroïne. On parlait alors de "fumer à la chinoise" ou "chasing the
dragon", faisant référence à la forme caractéristique de la fumée d'héroïne s'élevant dans l'air en
prenant la forme d'une queue de dragon. Cependant, cette technique n'était que peu répandue en
Europe.
Ainsi, les toxicomanes des années 1980 s'injectaient donc l'héroïne. Devenir adepte de l'héroïne
nécessitait l'acceptation de cette pratique et le fait d'en porter les stigmates. L'injection était en fait une
grande force dissuasive auprès des jeunes, limitant ainsi de manière naturelle le nombre de
consommateurs. Parallèlement, le sel hydrochloré d'héroïne était vendu très cher, entre CHF 300.00 et
600.00. Ces prix prohibitifs découlaient des frais fixes élevés nécessaires à la production d'un produit
d'une aussi bonne qualité. L'accessibilité au produit était donc restreinte.
La première guerre d'Afghanistan, opposant ce pays à l'URSS, coïncide avec un changement de produit
sur le marché suisse et européen, à savoir l'apparition de l'héroïne-base. Elle est produite directement et
à moindre frais dans les bergeries afghanes, au moyen de produits chimiques accessibles et primaires
(engrais). L'héroïne-base n'est pas soluble dans l'eau (elle nécessite la présence d'un acide, comme
l'acide citrique ou ascorbique), mais est fumable du fait de son point de fusion assez bas. Ces propriétés
physico-chimiques ont inévitablement catalysé la consommation d'héroïne par les jeunes, pour ne pas
dire fait exploser le nombre de consommateurs. En effet, la fumigation est totalement acceptée en
Europe, elle figure sur un grand nombre de publicités ventant les cigarettes, elle est le mode de
consommation habituel des consommateurs de marijuana et de haschisch. De plus, le prix devient de
plus en plus abordable, passant successivement de CHF 200.00 le gramme à CHF 100.00 et, depuis
plus de 4 ans, à CHF 50.00.
L'héroïne d'Asie du Sud-Ouest passe alors naturellement sur son chemin vers l'Europe occidentale par
la Turquie, pays devenu incontournable dans le schéma de distribution et de transit de l'héroïne en
Suisse et en Europe. De plus, le conflit turco-kurde, sa frontière avec l'Iran, sa communauté très bien
implantée en Allemagne et en Suisse, le placent dans le rôle de leader du trafic de l'héroïne en Europe.
Nous avons d'ailleurs assisté en Suisse, dans les années 80-90, à une passation des pouvoirs entre Turcs
et Libanais (par exemple) relative à la vente sur rue. Il y eu même quelques règlements de compte
aboutissant à plusieurs morts à Zurich entre ces communautés.
Le début des années 1990 fait apparaître une nouvelle passation de pouvoir quant à la détention de la
vente sur rue. Le conflit de l'Ex-Yougoslavie confère aux Serbes, Bosniaques, Croates, etc, le pouvoir
de la distribution de l'héroïne en Suisse. Les Turcs se retirent et se spécialisent dans la transformation
de la morphine en héroïne et la logistique du transit. De nouvelles voies d'acheminement apparaissent
alors au gré des flux migratoires.
Enfin, la complexité, la particularité et la durée de la guerre du Kosovo place les albanophones dans
une situation de domination quasi totale de la vente d'héroïne en Suisse. Là encore, c'est le flux
migratoire qui catalyse l'émergence d'une nouvelle domination de ce trafic. L'argent de la drogue sert à
financer la résistance et la guerre, permet la création d'automatismes et d'efforts de structuration du
trafic: une nouvelle mafia émerge, née vraisemblablement d'une volonté de la politique américaine
visant à l'auto financement de ce conflit, garant de l 'opposition à la formation d'une "Grande Serbie".
Dès lors, l'enjeu des profits issus du trafic de l'héroïne en Suisse est colossal. On pouvait estimer à un
strict minimum de 25'000 toxicomanes achetant chaque jour 1 gramme d'héroïne, soit 25 kilo vendus
chaque jour. La consommation annuelle suisse était donc d'environ 9 tonnes d'héroïne, pour un chiffre
d'affaire (CHF 50.00 le gramme) de 450 millions de francs.
La mafia albanophone détenait donc ce formidable marché illicite en Suisse. Elle était basée dans les
grandes villes de Suisse, principalement à Zurich, Berne et Bâle où elle cachait ses stocks parfois très
important (plus de 200 kilos). Pour acheminer la drogue en Suisse, la mafia albanophone utilisait
prioritairement les importants flux migratoires entre le Kosovo, l'Albanie et la Suisse, notamment par
trafic routier, quelques dizaines de kilos dans les voitures, quelques centaines de kilos dans les
camions. La principale voie pénétrante de la Suisse passe par la douane de Chiasso, mais aussi par les
postes frontières entre l'Allemagne et la Suisse, dont le plus important à Bâle. La communauté
albanophone étant relativement restreinte en France, il n'y a eu que peu de transit franco-suisse.
En ce qui concerne la diffusion de l'héroïne dans les différents cantons, la mafia albanophone est très
structurée et très disciplinée puisqu'elle fonctionne de manière clanique. Elle utilise à outrance la
répartition cantonale des requérants d'asile (hommes célibataires de moins de trente ans) et ainsi elle a
su tisser un réseau national couvrant les besoins de consommation dans pratiquement tous les cantons
suisses. De plus et avec le temps, elle se repose sur l'esprit d'entreprise des albanophones qui ont su
s'intégrer en Suisse. Ce sont eux qui organisent principalement le rapatriement des bénéfices de la
vente de l'héroïne (agences de voyage, versements aux noms de ressortissants suisses par la Western
Union, etc).
L'émergence de la mafia albanophone a aussi coïncidé avec une diminution de la qualité de l'héroïnebase, notamment par son coupage. Au début des années 1990, l'héroïne-base originaire d'Asie du SudOuest était de qualité diverse: on trouvait sur le marché un produit oscillant entre 70% et 30%. Depuis
1997 environ, l'héroïne-base a passé à des seuils de coupages successifs l'amenant systématiquement à
moins de 30%, puis depuis deux ans, à moins de 10%.
Durant la période de la guerre d'Afghanistan, il était très fréquent de saisir de l'héroïne-base à moins de
3%. Il semble qu'il y ait eu une forme de pénurie sur le marché et que l'on écoulait les derniers stocks
d'Afghanistan. Ces changements a coïncidé d'ailleurs de manière très marquée et compréhensible à la
chute du nombre d'overdoses mortelles ces cinq dernières années.
Depuis dix ans, l'héroïne-base est systématiquement coupée avec de la caféine (stimulant) et du
paracétamol (analgésique). Entre 1990 et 1997, l'héroïne-base saisie aux douanes était presque toujours
exempte de produits de coupage; les passeurs avaient en effet intérêt à faire entrer le plus de drogue
possible dans le plus petit volume. Depuis 1998, ces scrupules ont pratiquement disparu et l'héroïnebase est déjà diluée au moyen de caféine et de paracétamol avant son introduction dans le pays
consommateur. Elle est évidemment rediluée dans le pays consommateur lors des différents niveaux de
distribution, expliquant ainsi la chute de la qualité de l'héroïne-base. Il est d'ailleurs fréquent que la
police et les douanes saisissent en Suisse des stocks importants du mélange de caféine et de
paracétamol. A ce sujet, il faut savoir que le paracétamol est un produit qui nécessite dans sa
production l'anhydride acétique, comme c'est le cas de l'héroïne. Il s'agit très vraisemblablement d'un
moyen de justifier les importations importantes d'anhydride acétique dans les pays producteurs
d'opium. L'ONU avait calculé que les importations d'anhydride acétique par le Pakistan, justifiées par
la production de paracétamol, ne permettraient pas à l'ensemble de sa population d'en consommer le
dixième...
Les statistiques de l'Office fédéral de la police montrent d'ailleurs très bien les communautés actives
dans le trafic de l'héroïne:
-
en 1999, plus de 820 ressortissants d'Albanais étaient dénoncés pour trafic, 507 Suisses, 387 d'ExYougoslavie, 121 du Kosovo, 62 d'Italie, 32 de Macédoine, 30 de Turquie, etc.
Il semble que ce paysage ait été quelque peu modifié depuis la fin du conflit kosovar:
-
en 2000, ce sont 666 Suisses, 316 ressortissants d'Albanie, 269 d'Ex-Yougoslavie, 7 du Kosovo, 54
d'Italie, 22 de Croatie, 19 de Macédoine, 27 de Turquie, etc.
En effet, depuis 2001, on observe une très nette diminution du marché de l'héroïne en Suisse au profit
du marché de la cocaïne, détenu traditionnellement par les Espagnols, Portugais et Américains du Sud,
et plus récemment par les ressortissants d'Afrique de l'Ouest (mafia nigériane). Les toxicomanes de
l'héroïne en pénurie à la fin du conflit du Kosovo l'ont largement substituée par la cocaïne, dont il
n'existe aucun substitut thérapeutique. Ce changement a coïncidé avec une toxicomanie compulsive,
une très nette détérioration sanitaire des toxicomanes et une augmentation des maladies transmissibles.