les images dérobées : l`érotisme en bande dessinée

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les images dérobées : l`érotisme en bande dessinée
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images dérobées : l’érotisme en bande dessinée
genres et séries, quels renouveaux ?
les images dérobées : l’érotisme en bande
dessinée
par Laurent Gerbier
[janvier 1999]
La bande dessinée érotique constitue-t-elle un genre à part ? Y a-t-il une « bédé porno » comme il y
a un cinéma porno ou une littérature érotique ? Peut-on, et comment, distinguer la bande dessinée
érotique de la bande dessinée pornographique ?
La représentation de la sexualité (qui englobe celle du corps, celle du sexe, et celle, encore plus
complexe, du désir inspiré par ces corps et ces sexes) est naturellement un des sujets que la bande
dessinée choisit avec délectation. Depuis les eight-pagers des années 30 (ces livrets
pornographiques de qualité médiocre, vendus sous le manteau après la crise de 1929, et qui
parodiaient souvent comics ou films célèbres de l’époque), jusqu’aux créatures parfaites de Milo
Manara, la bande dessinée n’a cessé d’explorer ce sujet que Boris Vian plaçait au nombre des plus
universelles passions de l’humanité. Érotisme ou pornographie, cette source d’inspiration appelle
quelques questions.
La première singularité de la bande dessinée consiste en son pouvoir de fabriquer des images
narratives. Ce constat trivial prend en matière d’érotisme une importance capitale : d’une part, elle
ne se contente pas de donner à voir le sexe (comme le film, ou la photographie), elle en glose en
permanence la représentation, et elle démultiplie cette représentation. D’autre part, elle ne se
cantonne pas non plus au simple récit (comme la nouvelle, ou le roman), puisqu’elle traverse
toujours la médiation du langage pour présenter au lecteur l’image de ce qui est dit. Ce jeu
d’immédiateté (l’image perçue) et de médiation (le discours) inscrit la représentation de l’éros dans
un double registre du signe qui est aussi une double exigence. Cette double exigence permet peutêtre de tracer une frontière entre bande dessinée érotique et bande dessinée pornographique. En
effet, la bande dessinée pornographique se donne explicitement pour objet la représentation
immédiate du sexe en acte.
Cette mission est suprêmement difficile ; elle se réduit dramatiquement, dans neuf cas sur dix, à la
mise en images hâtives et convenues d’un scénario évanescent et hypocrite, qui tente de noyer la
crudité voulue du sexe derrière les paravents d’une « histoire » qui en justifie le surgissement. La
mauvaise conscience du porno, qui ravage également cinéma et littérature, n’épargne pas la
bande dessinée. Le véritable porno, qui refuse les précautions oratoires et s’attache à montrer le
sexe sans lui imposer le prétexte d’un récit dans lequel il apparaisse soi-disant naturellement, est rare.
Il représente une des branches les plus courageuses et les plus ardues de la bande dessinée, celle
qui chez Alex Barbier, Massimo Rotundo ou Alex Varenne montre que le sexe engendre son propre
discours, et que de la fascination des corps et des désirs peut surgir une organisation narrative qui ne
soit plus une justification maladroite mais une découverte passionnante : le désir le plus cru prend de
lui-même la forme d’une histoire.
Cette différence entre les deux visages de la bande dessinée pornographique peut-elle nous aider à
comprendre l’érotisme en bande dessinée - c’est-à-dire cette fois dans les bandes dessinées qui ne
se donnent pas le sexe pour objet explicite ? Y a-t-il un genre érotique en bande dessinée comme il
y a un genre pornographique (avec sa diversité de qualité, pour se cantonner à un euphémisme
poli) ?
Si on accepte d’appeler pornographiques les bandes dessinées qui se donnent pour objet explicite
la représentation du sexe en acte, alors on aura tendance à appeler érotiques celles dans lesquelles
le sexe ne semble faire qu’une apparition involontaire, discrète, imprévue, ou ponctuelle. La
fascination de l’érotisme, c’est peut-être alors la fascination d’une sexualité qui se voile pour mieux
séduire. L’érotisme, en bande dessinée, c’est le désir qui ne naît pas de la représentation offerte,
étalée, manifeste, mais au contraire de l’image-limite, celle qui n’est perçue que fugitivement, du
coin de l’œil, à la périphérie de la planche, du dessin, ou du récit.
Il ne s’agit bien sûr pas de dire que l’érotisme n’est qu’un condiment discret, mais qu’il se joue
toujours dans une certaine part d’inattendu : il est, au fond, très semblable au comique. L’érotisme
n’est en effet pas le résultat d’une quantité absolue (erreur monstrueuse et ridicule des rédacteurs
du code Hays [1]. : on ne peut pas dire que le dessin d’un sein est moins érotique que deux, ni
qu’une jambe nue est plus scandaleuse qu’une main posée sur une épaule), mais d’une certaine
subversion de l’horizon d’attente du lecteur. Ce qui est véritablement érotique, c’est la mise en
place d’un code représentatif avec lequel, parfois, l’auteur va jouer. L’érotisme se travaille à la
limite, dans la transgression et la déception permanente (d’où son rapprochement avec le
comique, qui naît précisément de ce jeu sur les codes et les frontières). Voilà peut-être une des
façons les plus simples de distinguer le pornographique de l’érotique : le porno focalise, l’érotique
déplace.
le scénario souterrain
Comment se sont pratiqués, dans la bande dessinée, ces déplacements érotiques des codes ? Sans
se lancer dans une typologie factice, on peut en étudier deux, parmi les plus courants.
Le premier et le plus constant de ces déplacements, passe par la représentation d’héroïne
hypersexuées servant de support à une projection fantasmée qui n’est pas l’objet principal du récit.
Les pin-up américaines, élèves de Betty Page et aïeules de la Poison Ivy de Yann et Berthet (Pin-Up,
Dargaud, 4 volumes parus, dernier volume 1998), annoncent l’érotisme faussement ingénu des
bobby-soxers : la femme parfaite y est représentée avec complaisance et générosité, dans une
ligne qui de Milton Caniff à Berthet est toujours très claire.
Dans le même temps, dans les strips de la seconde guerre mondiale, la fille conçue pour égayer les
soldats du Pacifique se trouve en permanence projetée dans des situations dangereuses, celles de
la mort et de la violence, qui par contraste font ressortir sa propre douceur câline, et par analogie
annoncent la violence de son propre désir (ou de celui qu’elle suscite). C’est le caractère sulfureux
de son personnage qui déjoue l’apparente santé innocente du trait : derrière un dessin lisse, clair,
sans aspérités, les formes de la pin-up promettent les pires turpitudes. Le jeu consiste à maîtriser ces
promesses et à ne les raviver qu’en un clin d’œil, au détour d’une case, en flirtant avec la censure :
ce que Yann et Berthet rendent parfaitement dans la série Pin-up, conçue en hommage à Milton
Caniff, où les « images volées » ne cessent de jouer, en marge de l’intrigue, avec la charge érotique
de l’héroïne.
Encore Poison lvy est-elle une héroïne dont la plastique et les aventures sont explicitement conçues
pour en faire une figure érotique. L’érotisme peut être encore plus ténu (et, peut-être, plus abouti)
quand il n’est absolument pas le thème explicite d’une intrigue : Laureline (chez Christin et Mézières,
dans la série Valérian, agent spatiotemporel, Dargaud, dernier album 1998), Natacha (chez
Walthéry, dans la série Natacha, Dupuis), Hypocrite (chez Forest, dans la série éponyme parue à la
SERG et chez Dargaud) retrouvent les caractères de ces pin-ups sans en jouer le rôle. Le jeu avec les
codes est alors encore plus fin, parce qu’il finit par laisser croire au lecteur que c’est lui qui investit
l’œuvre d’une puissance érotique qui serait, du point de vue de sa conception, involontaire. Ainsi,
chez Christin et Mézières, le jeu complexe des rapports entre les deux personnages principaux
permet de lire dans chaque album une sorte d’« histoire parallèle », celle de la séduction discrète et
jamais aboutie qui attache Laureline à Valérian.
Le maintien de cet équilibre entre l’intrigue elle-même et son scénario érotique souterrain est un
exercice de style délicat : il suffit pour s’en convaincre de relire les albums de Spirou et Fantasio
depuis que Tome et Janry ont repris la série. Le nouveau Spirou s’est lentement dégagé de l’ancien,
en une série d’étapes prudentes : le dessin des membres s’arrondit, les muscles s’enrobent et
donnent progressivement une silhouette plus réaliste et plus sexuée aux deux héros, et peu à peu
apparaissent de nouvelles comparses qui remplacent avantageusement le charme très discret de
Seccotine. Cyanure (Qui arrêtera cyanure ?, Dupuis, 1985) est le premier essai d’introduction d’une
pin-up authentique, quoiqu’électronique, dans l’univers asexué de Spirou.
L’effort se poursuit avec Luna fatale (Dupuis, 1993), où l’on voit Fantasio organiser le vernissage
d’une exposition de ses photos de nu - c’est aussi le premier album où l’on voit dans la même
planche un Spirou teint en brun embrasser une très jolie fille, et cette accession brutale à la majorité
sexuelle est un résultat direct de l’arrondissement de ses bras, de la nervosité de sa silhouette, de la
masculinité de ses expressions travaillées par Janry depuis Virus (Dupuis, 1984). Il n’est pas anodin que
ce soit dans la même planche du même album, et pour défendre la fille, que l’on voit pour la
première fois Spirou faire usage d’une arme à feu contre un être humain. Tome et Janry renouant
ainsi avec le couple érotisme-violence. L’introduction de cette composante érotique dans un
univers qui en était dépourvu marque de façon très intéressante l’accession du héros sans âge à
une sorte d’« âge adulte » symbolisé par la maturité sexuelle, sensuelle et militaire. Cet effort,
parfaitement conscient de la part des auteurs, se poursuit avec encore plus de netteté dans
Machine qui rêve, le dernier album de la série (automne 1998).
le corps soustrait
Mais l’érotisme ne se niche pas seulement dans le saupoudrage d’intentions secondes dans une
intrigue première. Un des mécanismes les plus souvent utilisés pour suggérer la sensualité - c’est-àdire conduire le lecteur à projeter sa propre lecture érotique sur une œuvre qui n’en fait jamais
l’objet central de son récit - est l’absence même de représentation. Paradigme du procédé, l’album
Jamais deux sans trois, de Floc’h et Fromental (Albin Michel, 1991) : le triangle maudit (le mari, la
femme, l’amant) s’y complique affreusement, et entraîne tous les personnages dans une valse
affective et sensuelle orchestrée de main de maître. Qu’on en juge : acte 1, le mari et l’amant
abandonnent la femme pour une soirée de gala dont l’amant s’éclipse aussitôt pour rejoindre la
femme. Acte 2 : le mari trompé jette l’amant dans les bras d’une courtisane sous les yeux de sa
femme, afin de la guérir de sa passion. Acte 3 : l’amant récupère la femme avec la complicité
d’une fort jolie domestique. Acte 4 : la femme, qui a fini par abandonner mari et amant, les fait
convoquer tous deux par une comparse dans un cabaret de Pigalle, où elle exécute sous leurs yeux
un charmant strip-tease masqué avant de s’éclipser par les coulisses. Acte 5 : la femme et sa
meilleure amie préparent le réveillon dans un chalet du Vermont, où elles ont invité le mari et
l’amant pour que la décision se fasse enfin. Incapable de choisir, la femme tergiverse, tandis que
son amie cherche successivement à séduire les deux hommes. Comprenant qu’elle ne peut
trancher, la femme décide de se donner aux deux hommes tandis que son amie, compréhensive,
leur abandonne discrètement son chalet pour aller passer Noël avec les amis célibataires de son
garagiste (sic).
Le marivaudage, comme on le voit, finit par frôler le scabreux. Pourtant, dans tout l’album, la femme
n’apparaît nue que dans deux cases, l’amant dans une seule, les autres personnages jamais. La
ligne claire très pure, les lèvres parfaitement dessinées, les yeux innocents et les sourires indulgents
sont tout le peuple de cette comédie sensuelle dans laquelle le téléphone vient interrompre la seule
scène où l’amant, nu, allait faire l’amour à la femme. Ainsi le strip-tease, muet, dessiné en un plan
fixe de quatorze cases rouges et noires, est-il la seule scène de nu de l’album, sans même être la plus
salée : tout aussi suggestif est le sourire de l’amie qui s’éclipse à la fin pour monter dans le pick-up du
garagiste. Floc’h dessine toujours des personnages très sages, et des femmes impassibles dont les
corsages ligne claire masquent toujours des trésors de sensualité : ici le sexe se glisse entre les cases,
et l’on n’en devine que les prémisses ou les effets ; le festin lui-même n’est jamais montré.
On pourrait mener la même analyse avec certains albums de Cabanes (Colin¬Maillard, Casterman,
1989, mais surtout Bouquet de flirts, avec Sylvie Brasquet, L’Écho des Savanes-Albin Michel, 1996) :
racontée du point de vue des adolescents qui la découvrent, la sensualité s’y présente toujours à la
dérobée, dans l’entrebâillement d’une porte ou d’une robe, au détour d’une image que l’on
attendait pas. La force de Cabanes est de profiter de cet effet de surprise et de rareté pour oser
distiller des dessins très crus, dont la puissance pourtant ne vient pas du tout de la verdeur, mais de la
transgression : l’érotisme réside bien, comme dans le strip-tease de Jamais deux sans trois, dans la
rupture d’un code de représentation et d’un registre de narration. L’érotisme est, toujours, dans un
moment volé ou caché, dans une découverte qui recrée autour du lecteur une bulle d’intimité
inattendue et saisissante.
La question qui demeure, au terme de ce rapide parcours, est simple : est-ce que cet érotisme en
bande dessinée suffit à constituer un genre ? Non : le genre érotique n’existe pas. Il y a un genre
pornographique, différent (il s’agit comme on l’a dit de représenter le sexe en acte, et c’est souvent
mauvais, mais de toutes façons différent, depuis les eigtht-pagers des années 30 aux Von Gotha ou
Ferocius des revues « sexy » actuelles). Le porno est un genre, un genre très difficile ; l’érotique ne
l’est pas, précisément parce que s’ériger en genre l’empêcherait d’être érotique. Le genre érotique
ne peut pas exister parce que l’érotisme ne peut pas fonctionner sans sa part d’inattendu :
l’érotisme véritable est celui que constitue l’œil du lecteur comme si ce n’était pas prévu. Le
dessinateur cherche à convertir le plaisir sensuel du dessin en plaisir sensuel du lecteur, mais sans que
ce plaisir ne soit le thème explicite. Les images sont dérobées. On sort alors des BD qui veulent être
érotiques (au sens où elles choissent de parler de l’éros et de le dessiner, en s’installant d’emblée
dans une relation de cause à effet avec le lecteur en représentant, je vais modifier ton état
physique, tes affections). Quelle est la différence avec le porno ? La virtuosité : l’auteur ne veut plus
modifier les affections du lecteur par le visible mais par la puissance de suggestion de l’invisible,
attente toujours trompeuse d’un ultime dévoilement qui ne viendra pas. Ainsi les lignes simplissimes
des héroïnes de Pratt (Bouche Dorée...), lourdes de promesses d’épanouissement jamais tenues.
Que conclure ? Qu’au fond l’érotisme ne peut pas être à lui seul un genre, tout simplement parce
qu’il y a de l’érotisme en puissance dans toute bande dessinée : toute ligne est virtuellement
sensuelle, parce qu’elle en appelle à l’épaisseur physique du geste qui la trace, et qu’elle offre à
l’œil le résultat de ce geste. Tout lecteur peut choisir de voir une puissance sensuelle dans toute
courbe, de la ligne d’encre qui s’épaissit pour souligner un sein chez Baudoin (Le Portrait, Futuropolis,
1990) aux turgescences végétales de Cadelo (La fleur amoureuse, Albin Michel, 1990). C’est l’acte
même de dessiner qui produit la fascination propice à l’érotisme, justement parce que l’image n’est
pas concentrée dans un cadre, mais développée au long d’une séquence discrète qui laisse
toujours place, au fil de son déroulement, au surgissement de la pleine sensualité du trait. Cette
sensualité fugitive et souterraine qui anime toute représentation est soigneusement ignorée du
lecteur comme de l’auteur, qui savent tous deux que leur indifférence feinte est la condition de leur
plaisir.
Cet article est paru dans le numéro 4 de 9e Art en janvier 1999.
Notes
[1] Le Code Hays, édicté aux États-Unis en 1930 par la Motion Picture Association of America, est
le code de moralité professionnelle définissant de façon très précise ce qu’il est licite ou non de
représenter dans un filin. La précision maniaque de ces réglementations se retrouvera en 1954
dans le Comics Code.

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