Septembre `09 - Mathieu Laflamme

Transcription

Septembre `09 - Mathieu Laflamme
Vous avez les id
ées,
nous avons l’o
util!
Septembre ‘09
Vol. 7 no 1
e
i
e
d
L P
Le journal
du département des littératures de langue française
Table des matières
Éditorial
De la justesse de se remettre en question ou un exercice
de masturbation intellectuelle Marie-Hélène Constant
p. 1
Critique
À la rentrée on me sert du yoddle, une pipe sur un pré-ado, un juge saoul,
un viol insurmontable et l’amour atemporel. Jean-Michel Philippon
p. 1
Actualités
Sans titre, parce qu’il n’y a rien à dire François Jardon-Gomez
p. 4
Création littéraire
Cuir rose Jessica Morissette
p. 5
Création littéraire
Couleur papier Marc Babin
p. 5
Création littéraire
Du bout des doigts Anne-Marie Benoît
p. 6
Création littéraire
L’ignorance de l’esthétisme Charles Dionne
p. 7
Création littéraire
Manouche Caroline Therrien
p. 8
Critique
Un exotisme en location Alice Michaud
p. 10
Création littéraire
Vœux. Chloé Savoie-Bernard
p. 12
Critique
Le clown incorrigible Alix Dufresne
p. 12
Chronique
Au-delà de l’assiette Croquembouche
p. 13
ou un exercice de masturbation intellectuelle
M arie -H élène
Constant
Aujourd’hui, je n’ai pas publié un
texte.
Rien à voir avec la gravité des actualités : dans l’histoire de cet accrochage, il n’y a pas de décès, pas l’ombre
de l’autofiction ou de reliquats du
« Salut pourriture », pas de scandale
financier à l’UdeM, ni même d’élections et d’aqueducs.
Au terme — je dois le dire — d’un
exercice de masturbation intellectuelle, durant lequel les explications
du comité de lecture se sont multipliées et où des réponses pas toujours chics nous ont été envoyées,
la décision a été prise. Pas que le
texte était mauvais, au contraire,
mais simplement parce que l’On a
refusé de participer au processus de
révision, parce que nous avions tord
(sic). Nous avons reçu à la figure cette manifestation d’indépendance
lancée sans argumentation, comme ça, appuyée peut-être par le
poids des années universitaires ou
des diplômes. Je ne crois pas aux
représailles publiques; ce n’est pas
ma visée éditoriale. Je n’en ai rien
à faire. Cependant, cette mise au
point s’impose. Le mécanisme
d’édition du Pied se veut d’abord et
avant tout collaboratif, ce qui implique un travail avec l’auteur quand
nécessaire. Notre comité de lecture assure un épluchage des écrits
reçus, une réelle communication
avec les collaborateurs, une approche formatrice et ce, toujours dans
l’optique du maintien d’une qualité
optimale. Nous n’imposons aucune
contrainte de rédaction préétablie;
nous menons un processus vers
l’intelligible.
modifications mises en commun,
décide de la pertinence d’une rencontre plus approfondie avec ledit
auteur afin d’effectuer un travail qui
respecte maximalement le sens, le
ton, le propos et l’intention. Je ne
crois pas que nous démontrions
un excès de sérieux — sans doute
un peu de zèle, mais c’est un autre
débat — dans notre travail et nos
prises de décision. Mais suite à ce
premier accroc, le seul sur trois parutions depuis l’instauration du présent système, nous avons remis en
question tout le fonctionnement de
la machine. Au final, il me semble
en bonne santé, fonctionnel, clair,
aidant, participatif, juste. Et nous ne
sommes pas méchants, alors imaginez... bienvenue dans le monde de
l’édition!
Vous saurez donc à quoi vous en tenir : vous envoyez un texte, nous le
soumettons anonymement à notre
équipe compétente de correcteurs
qui, une fois les suggestions de
Aujourd’hui, je n’ai pas publié un
texte. Et nous ne sommes pas
coupables.
Point barre.
Critique
Le Pied
De la justesse de se remettre en question
septembre2009
Éditorial
À la rentrée on me sert du yoddle,
une pipe sur un pré-ado, un juge saoul, un viol insurmontable et l’amour atemporel.
J ean -M ichel
P hilippon
L’association entre la mort de la
belle saison et la renaissance du
théâtre m’arrache chaque année
un sourire. Comme si la Bouche
ne s’exprimait que face à la chute.
Qu’en réponse à l’amorce de cette
chute. La morsure du froid est encore faible, l’hiver n’a pas fait ses
dents mais on sait déjà, dans ce
frisson qui nous parcourt lors du
retour à pied vers le domicile, que
c’est inéluctable, qu’il faudra se réfugier dans le pétillement de l’art
et l’onctuosité du chocolat chaud
pour garder le moral.
Les vêtements coupent du froid
mais aussi du monde : il faudra parler plus fort, — sur la scène surélevée — pour arriver à se toucher un
peu, à poursuivre l’étreinte vitale
que l’été facilitait. Pour ma part, j’ai
répondu à l’appel, aux dépens de
mon petit budget. J’ai traîné mon
oreille chaque semaine dans un
cube noir, cinq semaines de rentrée pour cinq pièces de théâtre.
Pour cinq pièces, cinq salles; pièce
après tout c’est aussi un lieu.
Sainte Gloria de la Main
Au Monument national d’abord, fin
août, le jeune et endiablé Simon
Boulerice se collait à un morceau
fort dit de notre jeune dramaturgie : Sainte Carmen de la Main (1976).
Pourquoi pas? Il faut bien se mesurer aux déjà-écrits, savoir si notre
urgence de l’art sait se canaliser en
un redire, et Michel Tremblay est
une bonne façon de commencer.
Son théâtre est chaleureux, exalté
et lyrique, il s’ouvre tout grand, il se
laisse habiter. La Main de Tremblay
comme on l’aime, pleine de putes
et de durs, qui s’excite et se pâme
lorsque son enfant chéri, sa chanteuse-soleil Carmen (Elizabeth
Anne) revient des States où elle est
1
allée se perfectionner le yoddle. La
salle était transformée en cabaret,
des écrans disposés dans les coins
nous permettaient de participer
au chœur de façon dynamique,
style karaoké. Le tout était bien intentionné; le résultat, assez tiède.
Heureusement, une scène magistrale de Sophie Vajda en Gloria a
fait toute ma soirée : elle a transformé l’interminable monologue de
la chanteuse déchue en pur délice
de comique, faisant oublier pour
un instant la triste performance,
menue et décalée, de l’interprète
de Carmen. Le « Soleil! » n’était pas
là où on l’attendait. Pour le reste,
la mise en scène s’enfargeait trop
souvent dans ses propres idées
pour vraiment convaincre. J’en
suis de plus en plus sûr : pour bien
monter Tremblay, il faut couper. J’ai
parlé d’espace il y a un instant, eh
bien qu’on en profite, qu’on emménage, qu’on perce des murs,
qu’on pose des fenêtres, voyons : il
faut justifier la relecture!
Donne-moi ta bouche…
2
Qu’à cela ne tienne, j’ai trimbalé
yeux et oreilles dans la pièce – ici au
sens de salle — suivante : La Petite
Licorne. Toute petite, celle-là, mais,
surprise, encore habitée par Simon
Boulerice, au texte et à la mise en
scène! Très actif, cet auteur de la
relève sera également au Théâtre
d’Aujourd’hui plus tard dans l’année, pour présenter à nouveau son
monologue Simon a toujours aimé
danser, en plus de faire paraître
un roman. Pour ma part, j’ai eu la
chance de me percher sur une des
chaises hautes du comptoir de la
plus petite salle d’un des plus petits théâtres montréalais, début
septembre, pour vivre les mots de
Qu’est-ce qui reste de Marie-Stella?
(2008) Cour d’école, vers la fin des
années d’école primaire. La pièce
débute dans une présentation de
trois personnages des plus stéréotypés, qui seront fort heureusement tirés de leurs niches par un
texte habile et une interprétation à
la hauteur : la jeune fille très sexuée,
snobinarde, maquillée jusqu’au
clownesque, le jeune garçon sportif, peu dégourdi face à son corps et
ses sentiments, et la marginale du
titre, un peu artiste et très décalée.
Le tout parle d’hypersexualisation,
recycle l’imagerie des vidéoclips,
secoue l’image des jeunes et progresse, avec beaucoup d’humour,
jusqu’à la tragédie. Je le dis d’emblée : ici aussi c’est trop long, ça
perd son souffle; dans une si petite
salle, il n’y a pourtant pas la place
pour un marathon. Tout un pan
de la structure narrative, empruntant au docu, se trouve à être plus
encombrant que solide. Malgré ce
handicap, la Bouche y dit bien le
mal d’une génération d’apprentis sorciers, encombrés d’images
sexuelles dont ils ne comprennent
pas les codes : on en ressort avec
des sujets de discussion pour la soirée, sinon la semaine. Bravo pour
l’utilisation judicieuse du grand
mur fenestré qui fait la personnalité de cette salle : l’évolution que
lui imprime la mise en scène au fil
des scènes dynamise l’espace minuscule. Coup de chapeau — pas
encore une tuque heureusement
— aux interprètes, tout particulièrement à Sophie Desmarais en
Marie-Clown, que j’ai déjà hâte de
revoir au TNM dans le Shakespeare
du mois prochain.
Un Brecht rythmé?
Changement dramatique d’espace, descente du Plateau vers
Hochelaga pour aller s’installer
au Prospero, qui ne présente rien
moins qu’un Bertold Brecht pour
ouvrir la saison. Brecht! La Bouche
hésite, elle pince les lèvres. Dur, dur
de se mettre en état, d’accepter
que ce sera bien du théâtre mais
qu’il faudra combattre l’identification, ou qu’on nous l’interdira
d’emblée. Qu’il faudra élargir nos
horizons, plutôt que d’accepter
celui en papier peint, derrière les
protagonistes. Heureusement, la
troupe des finissants 2008 de l’école de théâtre du cégep de SaintHyacinthe, baptisée Sortie 123, y a
mis beaucoup de cœur, et finalement assez peu de distanciation —
je veux dire mise à part celle qui est
déjà dans le texte. Dans Le Cercle
de Craie Caucasien (1945), la servante Groucha (digne et touchante
Émilie Lévesque) se sauve du château où ses maîtres ont été victime
d’un putsch, emmenant avec elle
le bébé au sang royal qui avait été
abandonné par sa mère. La pièce
en cinq chapitres mouvementés
suit les péripéties qui résulteront
en une victoire du courage et du
don de soi contre la puissance de la
naissance et l’avarice. Quelle facilité, bonté divine! direz-vous tout en
rayant Brecht de votre liste de priorités. C’est qu’il faut prendre le tout
sous un autre angle, il faut s’imaginer qu’il s’agit d’une langue étrangère. Se laisser porter par les excellents chœurs mis en musique par
Louis-Charles Sylvestre et MarcAndré Poliquin. Il faut apprécier
le rythme, le Théâtre mobile et vif
qui marche, court, grimpe, saute,
crie, et rit jusqu’à se permettre un
chapitre complet de digression
grotesque et rigolote. Dommage
qu’elle survienne si tard : c’est cette
quatrième partie qui permet enfin au public de saisir cet étrange
rapport brechtien entre légèreté
du fil et capacité de survoler de
vastes contrées. Mention pour
Jean-François Guilbeault dont
le jeu habile dessine clairement les
contradictions de cet épatant juge
Azdak. Côté coupures, presque
essentielles lors de la production
d’un Brecht, le travail a été fait avec
un bon flair. La mise en scène de
Luce Pelletier, face à ce grand défi
de monter puis défaire les mille et
un lieux de l’action, ne s’est pas encombrée d’effets techniques inutiles. Ses clins d’œil à la troupe nomade, vestiaires sur scène et côté
prêt-à-emporter du décor, sont
charmants. Au point de nous faire
regretter qu’elle ne soit pas allée
plus loin dans le dépouillement.
Le juste jeu
Quatrième mouvement : Blackbird
(2005). Ouverture de saison au
TNM. Parcours du spectacle : reprise du Prospero qui l’an dernier reprenait lui-même la pièce
d’outre-mer, de France. Un texte
de l’Écossais David Harrower, déjà
récompensé, que j’abordais toutefois avec le doute que m’inspiraient
le thème et ma complète méconnaissance de sa metteure en scène,
Claudia Staviski. Facile de tomber
Qui sont ces gais gars?
On change de côté de rue.
Cinquième et ultime épisode de ce
qui aura été comme une progression dans la grandeur des salles :
Fragments de mensonges inutiles
(2009) chez Duceppe. Le nouveau
texte de Tremblay. Critiques et
spectateurs s’emballent mutuellement dans une nouvelle adoration de notre vieil enfant prodige,
défend l’orientation sexuelle avec
une telle pléthore de bons sentiments et d’attaques contre les ratés
de la société qu’il ne reste plus d’espace pour découvrir leur intériorité
et leur spécificité : ils sont, comme
le Psy et l’Aumônier, simplifiés – et
sacrifiés — à n’exister qu’en réaction à leur contexte. Il y a eu pour
moi court-circuit entre le langage
résolument réaliste des personnages et le didactisme de leurs révélations systématiques. Les grands
gagnants de ce texte qui continue
à faire beaucoup parler, ce sont
probablement les parents de 1959.
Ils ont droit à l’amour, la finesse et la
connaissance de cause de l’auteur,
et, belle coïncidence, auront de la
résonnance chez le public type
de Duceppe. Mais ce n’est pas, ce
n’est plus cette Bouche-là qui actualisera l’homosexualité au théâtre : j’ose prédire qu’au contraire
de Sainte Carmen de la Main, cette
pièce n’aura pas une grande valeur
de relecture dans trente ans.
Fascinant comme le théâtre me fait
parler, moi que le soleil d’été avait
tenu coi dans les derniers mois.
« … mais un roman n’exige pas une
réponse comme une pièce. » écrivait
Brandès au début du siècle dernier.
Je le crois, et je remercie cette piqûre du dit sur l’épiderme, cette force
du théâtre de survenir sans cesse et
de ne pas nous laisser en paix. Osez
réagir à cette combustion du sens,
parce que la scène vivra à nouveau
demain, parce qu’elle trouvera toujours la force de vous répondre. Et,
je vous en fais la demande, osez
me répondre aussi, que je sache
si je dois remettre mon oreille en
boîte, si vous trouvez un intérêt à
me voir titiller la Bouche. Si vous
me faites confiance, j’embrasserai
quand vous voudrez.
Le Pied
portés à la fois par le plaisir de
saluer le théâtre dechénous et la
satisfaction morale de supporter
un texte qui met à l’avant-plan
la question homosexuelle. J’ose
croire qu’une partie de cette troublante excitation vienne de la délicieuse mise en scène de Serge
Denoncourt, simple et d’une grande intelligence. Qu’on salue une
utilisation judicieuse et féconde de
procédés dangereux ou archétypaux comme le nu, l’opposition du
noir et du blanc et le symbole du
crucifix, je le conçois. Que l’impeccable interprétation de la pièce en
ait soufflé plus d’un — Denoncourt
avoue avoir voulu faire une pièce
d’acteurs —, là aussi je ne suis pas
surpris. Maude Guérin y brille tout
particulièrement, dans ce qui est
probablement le passage le mieux
écrit du texte. Vous me voyez venir… Le bémol, en fait la mesure
complète de silence que je pose,
c’est au niveau du texte. Deux adolescents de quinze ans partagent
un grand amour passionné jusqu’à
la souffrance, malgré les cinquante
ans qui séparent leurs vies respectives, l’un dans le Québec silencieux
de 1959 et l’autre dans son pendant déphasé de 2009. Tremblay
nous sert à nouveau tout ce qu’on
attend de lui, et il fait très bien :
l’utilisation du télescopage temporel facilitant à la fois le propos
social par la comparaison et l’effet
musical par l’enchevêtrement, le
dévoilement des personnages par
une alternance de monologues et
de dialogues témoignant des difficultés de traduire sa propre pensée
et de la faire comprendre à l’autre.
Mais le problème réside justement
dans cette question de la structure
si figée, si préoccupée de sa musicalité et de son parallélisme qu’elle
semble avoir imposé l’évolution de
l’histoire et le dévoilement des personnages à leur détriment. Certains
d’entre eux, inutiles et sans valeur
dramatique, ont droit à leur (long)
tour à l’avant-scène, et ceux qui ont
à en pâtir sont justement les deux
jeunes premiers (je parle évidemment des personnages et non des
acteurs Olivier Morin et Gabriel
Lessard qui offrent de sensuelles et
dynamiques incarnations), dont on
septembre2009
dans l’anecdotique en côtoyant les
histoires de viol, facile de s’imbiber
de drame huileux. Or Léa Druher
et Maurice Bénichou nous donnent à savourer des performances
si précises que l’acte terrible à la
lumière duquel nous venions juger
leur cas retrouve son état de simple (!) pierre sur le chemin d’une
relation fascinante, hors-norme.
Et terrible, tant l’alchimie du texte
et du jeu nous la rend plausible.
Quinze ans après la condamnation,
Una retourne voir son aîné pour
la première fois depuis le fameux
jour, sur son lieu de travail, sans
l’avoir prévenu. S’ensuit un huis
clos dans un décor à la limite du
cinématographique (des ombres
de passants traversent la fenêtre,
la lumière évolue à travers la nuit),
où les mouvements assez limités émeuvent d’autant plus qu’ils
bousculent comme une tension
dans l’air de cette salle grise. Encore
ici le texte est trop long et certaines des dénivellations menant au
cœur de la discussion sont superflues : comme si l’auteur n’avait pas
pu prévoir que les acteurs nous
feraient comprendre si vite l’hésitation, la retenue de ces retrouvailles. À la fin, également, l’apparition vaine et mal assortie d’une
enfant témoigne à nouveau d’un
manque de confiance de l’auteur :
il aura voulu jusqu’au bout, parfois
trop, que son spectateur ne départage pas victime et coupable. Mais
là réside quand même la force de
ce texte. J’ajouterais, parce qu’une
écriture si agile me fascine, qu’il
faut entendre ce passage à propos
du short de Ray, dans lequel tient
tout entier le ridicule des rapports
humains, même au cœur du drame. Une scène qui rappelle et accote le meilleur de Kundera.
Palmarès, première
mouture :
Lèvres d’or à Sophie
Vajda, pour sa Gloria dans
Sainte Carmen de la Main.
Coup de langue à David
Harrower et Claudia
Stavisky, pour Blackbird.
3
Actualités
Sans titre, parce qu’il n’y a rien à dire
François
Jardon -G omez
Ophélie ne pourra plus être séduite par un recueil de poétrie, elle
ne sera pas mère porteuse, ne fera jamais de muffins aux bleuets et
ne rencontrera jamais Martine à la plage.
Vers la fin du mois d’août, un poète est mort. Quelques jours avant
le début de la session collégiale, à
Longueuil – morne ville en cette
grise journée de fin d’été – le corps
(mou) de Réjean Thomas (pas celui-ci, mais l’autre) a été retrouvé
sans vie dans son appartement.
La poésie québécoise venait de
s’éteindre; l’œuvre (molle) de
Réjean Thomas (pas celui-ci, mais
l’autre), auteur prolifique de deux
ouvrages, dernier — et premier
— héraut d’une véritable manifestation poétique québécoise
(pourvu que ceci puisse exister)
est un électrochoc brut dans nos
petites vies moribondes de pauvres salopards institutionnalisés;
elle nous enfonce le visage dans
notre quotidienneté — dans ce
qu’elle a de plus insidieux et pernicieux. Pour tout dire, cette œuvre
est, pour reprendre les mots d’un
autre illustre poète longueuillois,
la dernière littérature que le Québec
produira.
dernier métro
(correspondance)1
...
métropolitaine!
si je prends le métro sans toi:
écartement
une rame plantée
dans la poitrine!
un compas lancé vers le ciel!
4
Arlequin débraillé, dernier reste
d’une idée évanescente de ce
que pouvait être un « poète maudit », Baudelaire en veste de cuir,
dandy d’une autre époque, animateur de soirées de poésie, professeur atypique de cégep — ne
demandant à ses élèves que de
lire, rien d’autre, c’pas comme si
c’était compliqué — jouisseur de
tout et de rien, déstabilisateur en
chef, Réjean Thomas (pas celuici, mais l’autre) n’ira plus à SaintHyacinthe (surtout quand on sait
que Saint-Hyacinthe c’est loin très
loin) ou sur le bord de la Yamaska,
emportant avec lui toute l’œuvre
de Bécassine.
Le toujours éloquent Jean-Marc
Desgents, dans la préface — écrite en août et septembre 2011 —
d’Œuvre complète (déjanté et halluciné pastiche des éditions NRF
de Gallimard) n’aura jamais aussi
bien dit : « Lisez, vous verrez, il ne
vous en restera rien, sauf l’essentiel
sur nos dérisoires passages sur terre,
comme l’écrivait en son temps le
grand saint Augustin. »
à celle qui a une petite
robe verte (tu es tout de
même plus grande que le
nain de ton jardin)2
il y a plus petit que toi:
la tête de l’épingle
la mousse de nombril
le spermatozoïde (le mien)
le pingle de l’épingle
le brin de la brindille
le dille de la brindille
le petit marseillais
le froissement d’un
effleurement
et
le grain de ris de veau
il y a plus petit que toi
enfin... je crois
1 THOMAS, Réjean. Œuvre complète, Montréal, Éditions Poètes de brousse, 2008.
2 Ibid.
Le site web du Pied vous ouvre ses portes!
Faites-en votre espace interactif : des textes inédits y seront
publiés chaque mois.
lepied.wordpress.com
Visitez aussi la face du Pied sur Facebook.
Cuir rose
J essica
M orisset te
Lentement, elle enfile ses chaussons de ballet comme s’il s’agissait
de la toute première fois. Ses pieds
appréhendent la douleur restée
gravée en eux au fil de ces longues
années de répétitions. Ils hésitent, ils
se tendent, s’agitent, se contractent,
se détraquent. Ses orteils s’écartent,
ils s’allongent. Ils s’étirent pour profiter de cet instant de liberté qui les
sépare encore de leur mince prison
de cuir rose. Malgré cette résistance, déjà un pied est mis à l’étroit.
Il n’a ni les épines d’une rose ni le
piquant du hérisson pour détruire
son ennemi, alors il capitule. Quant
à l’autre pied, il tente en vain de
combattre son adversaire. Il se fait
l’allier de la cheville, du genou et
de la hanche qui se tortillent dans
toutes les directions en espérant retarder le supplice, mais les mains redoublent d’ardeur, elles s’acharnent
et réussissent.
Une fois chaussée, la ballerine doit
se relever. Elle regarde le sol, pensive. Elle craint une nouvelle tragédie car, ayant survécu une fois,
elle s’inquiète de ne pas passer au
travers d’un nouvel incident. Elle
ose quand même. Elle rassemble
son courage et se demande à quoi
il peut bien lui être utile. Le doute
l’envahit, la passion la conduit. Son
corps se lève. Ses vertèbres se déroulent une à une, mais sa tête demeure pendante et ses yeux fixent
encore les lames du plancher. Elle
ne peut toutefois refuser la main
que lui tend son partenaire. Elle respire donc profondément et tente
tant bien que mal de chasser les
souvenirs récurrents de cette pénible chute. Il lui soulève le visage, et
elle lui répond par un sourire docile.
Toute la magie qu’avait dissipée l’incident est délicieusement retrouvée et la ballerine danse comme jamais. Son corps n’est pas tout à fait
remis, mais son âme flotte, telle une
brise légère. La plus infime trace de
peur s’évapore sous le charme de la
musique et du doux parfum de son
partenaire. Confiante, elle se laisse
transporter par ces bras solides. Elle
tourne et saute au rythme de la mélodie, puis une image lui revient, la
transcende, la terrorise et l’anéantit.
Elle s’écroule sur le sol.
Sa fine jambe plâtrée allongée sur
le canapé, elle se répète ces mots
cent fois dits et redits : plus jamais.
Ce n’est pas la première fois qu’elle
tente de s’en convaincre mais à présent, ni elle ni ses pieds ne veulent
de cette mince prison de cuir rose.
Elle s’arme de ses béquilles pour aligner quelques pas et, sur le clou inutilisé au centre du vaste mur de sa
chambre, accroche ses chaussons.
Elle cligne des yeux pour mieux
regarder ce souvenir précieux; elle
ne peut subitement s’empêcher de
l’arracher. Elle lance ses chaussons
le plus loin qu’elle peut, va les chercher, puis les serre contre son cœur.
Le renoncement lui paraît insupportable. Elle sait bien qu’elle les
portera à nouveau.
Création littéraire
Couleur papier
M arc
Babin
Quelqu’un distribue le texte à ceux
qui ne l’ont pas. Les rideaux se lèvent. À droite, côté cour, un lit. Tu
est assis à gauche, côté jardin. Tu a la
tête entre les mains. Les coudes sur
le bureau. Au centre, une feuille. Tu
se gratte la tête. Tu se masse le front.
Et Tu sourit parce qu’il sait qu’On a
pensé : « Il ne sait pas écrire. » Et On
aura même rougi de joie en croyant
trouver une faute d’orthographe.
On, c’est le spectateur. Côté cour, Il
entre sur scène. Pas le spectateur
– lui, il est assis –, mais Il. Il est vêtu
d’un costard noir couleur crayon
mine. Il est marié à Elle. Elle entre
aussi, en robe blanche couleur papier, se place près d’Il. Tu se lève
d’un bond, par politesse. La chaise
tombe derrière lui. Tu crie qu’Il a
une idée. D’un mouvement de tête,
Il fait signe à Elle de ramasser la
chaise. Elle la ramasse. Tu se rassoit
et Elle s’avance vers lui, l’embrasse,
mais Tu s’étouffe. Alors On prend la
feuille, sur le bureau, et la déchire.
Tu crie. Blasphème. Tape du poing.
On entend, en boucle, un enregistrement disant « pour le meilleur
et pour le pire », tandis que Tu tape
encore du poing, répète qu’Il a une
idée. L’enregistrement est remplacé
par celui d’une chasse d’eau qu’On
tire. Tu crie « Merde! Merde! » et le
silence revient.
Un temps. Tout le monde est en
position.
Il et Elle se mettent à rire. Elle se ravise, rougit, comme Emma Bovary
après l’amour. Il se rapproche d’Elle,
la courtise à nouveau, chuchote
des mots à son oreille. On n’entend
pas ce que le couple se dit. Tandis
qu’Il et Elle se séduisent, Tu écrit
sur sa feuille, réfléchit parfois d’un
air serein. Tout d’un coup, Tu s’arrête et prend sa feuille, la lit. Tu tape
du poing et crie qu’Il s’est trompé!
Trompé! Trompé! et au même moment, Elle gifle Il, trois fois. Tu fait
une boule de papier avec sa feuille
et la lance vers le public; en même
temps, Il pousse Elle méchamment.
Le synchronisme est très, très important pour qu’On comprenne
et qu’On réagisse (des « Oh! » et
des « Ah! » dans la salle). Si l’effet
est raté, tant pis, On entend l’enregistrement, en boucle, « pour le
meilleur et pour le pire ». Mais On
tire la chasse d’eau. Tu crie « Merde!
Merde!» et le silence revient.
septembre2009
Création littéraire
Quelques notes de piano suffisent
pour l’enchanter à nouveau.
5
Un temps. Tout le monde est en
position.
Il et Elle sont immobiles. Tu sort
une flasque de son veston, boit une
grosse lampée d’un alcool quelconque. Tu sourit, lève la tête, expire
bruyamment. Tu répète la manœuvre quelques fois, puis saisit son
crayon et se met à écrire; aussitôt
Il et Elle recommencent à se courtiser. Le synchronisme est très, très
important pour qu’On comprenne.
Tu scande parfois qu’Il a une idée,
alors Il embrasse Elle et Elle se laisse
prendre au jeu. Tu écrit de plus en
plus vite. Plus Tu boit, plus Tu écrit.
Alors Il déshabille Elle. Leurs mouvements s’accélèrent. Il et Elle s’enlacent, se lèchent le visage. Il jette
Elle sur le lit et se jette sur Elle, tous
deux nus. Tu lance sa flasque sur la
scène et sort une bouteille d’alcool
du bureau, boit à grosses lampées,
à même le goulot, et écrit en se
pinçant la poitrine, tandis que les
fantasmes d’Il et Elle se multiplient.
Soudain, Tu a un haut-le-cœur, dépose son crayon. En même temps, Il
et Elle s’immobilisent sur le lit, dans
une position très, très inconfortable.
Tu prend quelques feuilles au hasard, les lit. Un temps. Son visage se
durcit. Tu tape du poing, plusieurs
fois. Au même moment, Il et Elle se
lèvent d’un bond, saisissent leurs
vêtements et courent sur la scène
en cherchant à s’enfuir. Mais Tu les
tient en laisse. Tu se lève tandis qu’Il
et Elle s’immobilisent soudain, les
vêtements collés contre leur corps.
Tu s’avance jusqu’au bord de la scène, au centre. Certainement, On tire
la chasse d’eau. Alors Tu lance son
crayon dans la salle; Il tombe. Puis
Tu lève ses feuilles, le public aussi, et
tout le monde les déchire; Elle tombe. On entend, en boucle, l’enregistrement « pour le meilleur et pour le
pire » tandis que Tu quitte la scène,
en prenant la bouteille d’alcool sur
le bureau.
6
Un temps. Les rideaux se baissent.
Plus de position.
FIN.
Création littéraire
Du bout des doigts
A nne -M arie
B enoît
Je serre sa main contre mon cœur.
Elle est douce et chaude, les ongles bien soignés. Elles sont tout
le contraire des miennes, calleuses et grossières, usées par le travail, les ongles et la peau rongés
au sang. Elle sent sûrement mon
pouls battre contre sa paume et
les frissons que son contact a provoqués sur ma peau, mes tétons
durcis. Son souffle chatouille ma
nuque, son corps nu collé contre
mon dos provoque une douleur
lancinante dans mon bas-ventre.
Je rêve de la posséder tout entière, encore une fois. Elle s’étire avec
langueur et s’éloigne de moi, s’assoit. Elle cherche ses cigarettes du
regard. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour le voir; l’amour lui
donne le besoin de mourir à petit
feu. J’entends le bruissement des
couvertures, le lit qui craque, délivré de son poids. Je me retourne
vers elle. Ses fesses rondes et son
petit sexe me regardent; elle est
penchée et fouille dans le tas de
vêtements. Le crac d’une allumette, le soupir de la première bouffée. Un nuage de fumée s’élève
en même temps qu’elle se relève,
que les lignes de son dos se dessinent à la verticale. Sa nuque s’allonge et une légère inclinaison
de la tête vers l’arrière m’indique
qu’elle est satisfaite. Sexe et cigarette. Les choses sont si simples
pour elle. Elle me regarde enfin,
elle me sourit. Ses seins lourds,
ses larges auréoles. J’ai le cœur
qui crève. Je ne peux m’empêcher
de murmurer : « Ne pars pas ». Elle
me sourit tendrement, s’assoit à
peine sur le lit, une jambe en dehors de notre nid, elle est prête à
partir. Je ne la reverrai plus. Elle
sait que mes paroles sont inutiles,
que je le sais également. Elle ne dit
rien, souffle des ronds de fumée
qui s’élèvent au plafond. Au moment où je m’étonne qu’elle n’ait
pas encore fait de geste pour se
rhabiller, elle s’étire pour attraper
sa camisole. Je peste contre mes
pensées, comme si elles avaient
précipité ses mouvements. Mais
elle est tout de même belle. Ses
seins moulés dans le blanc du
tissu. J’imprègne mon esprit de ce
moment, de tous ces détails. Ce
sont les derniers.
Elle a une morsure à l’épaule, mes
dents ont marqué sa peau. Je ne
dis rien. Son mari sait de toute façon. Toutes ces années à l’attendre pour ce moment. Il l’emmène
loin de moi, prend le prétexte
d’un nouveau départ. Il ne veut
plus me la partager, il ne veut plus
sentir mon odeur sur sa peau, ne
plus savoir qu’il y a une autre femme, qu’il n’arrive pas à la satisfaire
complètement. Au moins, sans
moi, il aura l’illusion. Pauvre homme, qui ne vit que de mes restes.
Je condamne ma pensée à peine
formulée. Sophie est trop belle,
trop douce.
Elle a déjà remis ses pantalons et
son pull. Je lui demande à quelle
heure son avion décolle, elle ne
répond pas. Je lui demande si elle
va m’écrire; elle me le promet. Sa
réponse est trop rapide. Elle ment.
De toute façon, elle a froncé le nez.
Je n’ajoute rien. Je la regarde rassembler ses effets. Je ne l’aide pas,
je reste au milieu de nos odeurs,
dans mon lit. Je sais que les draps
ne garderont pas son souvenir
éternellement et ça m’attriste.
Je voudrais lui courir après dans
les couloirs du bâtiment, nue s’il
le faut. Lui crier qu’elle est bête,
qu’elle ne peut pas fuir ce qui
est à l’intérieur d’elle. Mais je sais
qu’elle aurait ricané, reproduit le
même discours lassant.
« Ma belle, cesse de chercher en moi
un reflet de toi. Tu le sais bien que
ce n’est rien tout ça. Toi et moi, ça
n’existe pas. La vie n’est pas comme
ça. Je ne peux pas vivre comme
toi. Tu choisis mal ta vie, tu t’attires du mauvais. Moi, je veux être
heureuse. »
Ses paroles font écho dans ma
tête, encore et encore. Elles emplissent la pièce, saturent mon
corps. Je sens encore ses doigts
Création littéraire
L’ignorance de l’esthétisme
C harles
D ionne
Comme pour amender l’avantgardisme, pour s’affliger d’une
l’aversion pour la liberté, mes
pensées n’avancent qu’en attendrissant le mur. Pourtant l’azur
semble affranchi et l’avenue interminable, infinie.
Depuis quel défi échoué mes
pensées sont-elles dépravées à
ce point? Le délai est pourtant
délébile et l’action, sans doléance
divergente. L’inaction est sans
dot et la déprime ne doit être
qu’éphémère.
Bravant la mer par de brefs bavardages, mon esprit n’est que
burlesque et sans bonne parade.
Ses bornes sont si proches qu’on
s’y croit au balcon, ou emprisonné
dans un boqueteau. Il se blottit en
bouquet et attend l’inattendu.
Encensé par quelques soudaines
évasions cérébrales, quelquefois
mon esprit fait un exploit de son
exil et s’expatrie hors de son évangile habituel. Étourdi par cette étiquette étrangère, il s’éteint lentement par cet émerveillement.
Car mes songes caressent le calme d’un été croupissant sous les
heures! La culture de la cupidité
lui semble inefficace face aux carnages de la paresse et au carnaval
du désenchantement.
Le festin fugace de fantaisies qui
habite mon esprit ainsi fragile
semble rendre fertile un quelconque fantasme, passionnel et passionné. Le flegme de ma folie détruit cependant la fortune de la
en moi, j’entends encore ses soupirs. Je me fonds dans les couvertures, me cale dans son odeur.
Ma tête cherche les plis que son
visage a formés sur mes coussins.
Je consume tout ce qui me reste
d’elle. Mais sa présence s’effrite,
s’évapore. Demain, il n’y aura plus
rien. Je pourrais crier… Je ne la
sens déjà plus, j’ai son odeur partout sur moi.
J’étire la main pour ouvrir la lampe,
la brunante a envahi la pièce. Mes
yeux s’ajustent péniblement. Puis,
je la vois. Son alliance est là, sur
ma table de chevet, brillante sous
la lumière. Mon cœur fait un bond,
je la fixe quelques instants. Mais je
n’hésite pas plus longtemps et la
glisse à mon annuaire. Sophie ne
reviendra pas la chercher.
foudre qui l’avait sauvé de cette
fourberie.
Glacé par la grâce qui me glisse de
la tête, je gâche le moment pour
galvauder mon avenir sans cesse
garant de son vide grandissant,
gisant dans ma gloire de goulet, redevenant la gangrène du
monde.
Le Pied
rapidement, je n’ai pas le temps
de saisir une dernière image. Elle
s’est sauvée. Elle m’a glissé entre
les mains.
septembre2009
La facilité de son départ m’étonne.
Elle ne montre aucune émotion.
Elle doit être soulagée, elle ne
s’est jamais acceptée, n’a jamais
assumé. Ne plus m’avoir dans sa
vie, c’est faire un trait sur les femmes; enfin, c’est ce qu’elle croit.
Mais je sais qu’elle y retournera,
là-bas, dans sa nouvelle ville, avec
une femme autre que moi. Elle est
ainsi. Elle n’en veut pas, mais elle
est incapable de s’en passer. Elle
boutonne son manteau, me regarde. Ses yeux se voilent l’espace d’un moment. J’ai raison. Je la
connais trop, peut-être plus qu’elle-même. Enfin… j’aime le croire.
Elle attrape sa valise, se penche
au-dessus du lit pour me donner
un dernier baiser. Je l’enveloppe
de mon mieux, tente de lui faire
regretter une dernière fois tous
nos moments. Ça ne semble pas
fonctionner. Elle s’éloigne déjà.
La porte se referme sur elle trop
Hanté par ma vie insignifiante,
j’hâble ma hiérarchie dans l’histoire, j’homélise sur les vilains,
hormis moi-même. Mais ma vie
est hagarde et sans intérêt, mes
discours hypothèquent mon avenir déjà humilié.
Inconditionnellement, je poursuis mes inventions impossibles.
L’imprévu est ignoble tant qu’il
n’est pas l’icône de mon image
idéaliste, l’idylle de mes rêves. Mon
ignorance se cache derrière mon
infaillible inoculation de mensonges dans une vie imaginaire.
Jusqu’où irai-je dans ce jeu, dans
ces jacassements jaloux de la juste vie des autres, plus jolie que la
7
mienne? Jouerai-je encore longtemps dans cette jungle juvénile?
Écrirai-je encore mes journées
oniriques dans ce journal?
Kidnappant les pages de l’existence d’un autre, je suis la tumeur
kystique, le kleptomane d’une
vie inexistante. Quand viendra
le jour où mon kiosque sera pris
de kérosène pour brûler mes
mensonges?
La logique limpide qui pousse ma
langueur devient le labyrinthe
dans lequel je me perds. Si toutefois je lésinais, j’aurais là quelque
chose à tirer de ma lâcheté. Ma liturgie sera mon linceul, elle luxera
mon livre sans lustre.
Mais marauder en ma mansarde
ne me met que dans une plus
grande méconnaissance de moimême. Macérer mes fautes est
inutile car je mutile déjà ma misanthropie, mon minable mythe.
Il est minuit, mais il semble que je
viens tout juste de m’éveiller.
Naguère je voulais étouffer ma
nostalgie, naviguer ailleurs et
m’inventer novembre. J’aurais
voulu nuancer ma nature avec un
peu de ma véritable naissance.
Néanmoins, ma nymphe m’a semblé néfaste, brûlant certains espoirs de novation.
Ô illusions, quand êtes-vous devenues mon ombre? Mon obédience est odieuse, mon œuvre me
rend orphelin. Mais aujourd’hui,
l’otage deviendra l’outil, l’ouvrier
de son orgueil. Mon oreille effrayera les ordres, l’offense sera
derrière; je serai sur la rive d’un
océan nouveau.
Pourtant, les pierres qui pèsent
sur mes épaules sont toujours profondément à leur place. Perfide
prompteur, qui me fait perdre un
peu de ma passion virulente. Pâle,
je suis pourtant vivant. Ma paille
ne prendra feu, je suis le prélude
de ma providence.
8
Quitter devant la question de
l’abandon serait bien facile
quoiqu’inacceptable. Devenant
le quiproquo de mon quotidien,
je saurai être moi-même d’une
quelconque manière. Le quorum
accostera à un quai unique.
Rien ne servira à la ruse, la guerre
est en ma rhétorique seule. Je sens
que revivre de cette révolte me
revigore soudain, ressuscite des
émotions disparues. Religieuse
rééducation, le risque de m’y perdre ne m’effraie plus. Les ravages
deviendront réversibles.
Saboterai-je ma propre sauvagerie? Oui, je n’y sais aucune autre
sortie. Sans y sentir de quelconque
syllogisme, je me lance pourtant,
oubliant le spectre de mes jours
anciens, me proclamant souverain de mes gestes et pensées.
Tant bien que mal, mon tableau
s’illumine. Le temps est ma truelle, dispersant maintenant mes
tumultes de naguère. Ma torture
fléchie, je n’y sens plus tentation
ni tourments. Les tenaillements
me prennent. Seulement, toutes
les ténèbres finissent à l’aube.
Uniformisant la plaie, j’ai enfin détruit mon ubiquité pour me conformer au caractère unique que je
dois apprendre à respecter.
Le vaste vestibule de mes pensées
vacille, il vient trouver sa couleur
vermeille, vociférant la douleur
vagabonde d’un vague souvenir trop peu amarré à l’avenir. Le
vilain s’en émiette, la violence
s’émousse enfin.
Je suis le wharf qui s’avance.
Le xénophobe qui s’oublie.
Yeux ouverts. L’ypérite disparaît.
Zélateur, maintenant. Le zénith ne
me semble plus si loin.
Création littéraire
Manouche
C aroline
Therrien
I’ll tell you all my secrets, but
I lie about my past.
— Tom Waits
J’avais rencontré Manouche il y a
longtemps déjà. C’était un coup
du destin des plus anonymes, telle
une jolie fille ignorée au coin d’une
rue. Le vendeur m’avait souri, me
disant qu’elle incarnait sans doute
tout ce dont je rêvais. Il l’avait dénichée un soir sans lune, derrière un
restaurant chinois où elle dormait
parmi les gros rats gris. « Elle vaut
sans doute très cher », m’avait-il
avoué, « Mais qu’est-ce que j’en
sais? Pour trente dollars, on n’en
parle plus. »
Il devait y avoir du soleil ce jour-là,
car je me souviens de Manouche
dont la peinture rouge scintillait au
soleil, son siège luisant offert aux
garçons de passage. Le vendeur
dut sentir mon hésitation, car il tira
sur sa cigarette : « Bon d’accord...
Vingt dollars. » C’est ainsi que je
ramenai mon premier amour chez
moi.
À l’époque, je partageais un appartement sur la septième avec
trois arsouilles. Ils se moquèrent
de Manouche, si frêle, si timide; un
vélo contre trois motos, un chat
de ruelle face à trois panthères.
Avec le temps, ils finirent par cesser leurs moqueries, la baptisèrent
d’un coup de bouteille de vodka
vide et lui firent une place au fond
de la cuisine, à l’abri de la pluie et
des voleurs de ferraille.
Manouche avait la fâcheuse habitude de dérailler lorsqu’elle traversait la rue. Trop de fois, nous avions
failli nous retrouver écrasés sous
les roues d’un taxi. Néanmoins, elle
J’étais encore jeune à l’époque,
toujours un peu convaincu que le
monde pouvait être bien. Les filles?
J’avais essayé. Elles me faisaient encore peur. Manouche était mieux
que tout le reste. Les soirs où la ville semblait tranquille, Vladimir et
moi enfourchions nos vélos pour
aller fumer, bien au chaud, sur les
bancs d’une église vide. Sous le
regard moribond de Jésus, nous
nous racontions tout ce que les
garçons peuvent se raconter, violant le silence sacré de l’endroit de
nos jurons. Nous prenions le pouls
d’une cité qui tardait à vieillir. Nous
savions que nous étions ses pionniers. La ville n’était qu’un grand
terrain vierge s’offrant à nous, chevaliers des temps modernes, gamins ignorés du monde.
Les matins de septembre, je
m’amusais à conduire Manouche
devant ceux dont la vie rangée
prenait le chemin de l’école. On
me jetait des regards un peu jaloux, leurs rêveries matinales évoquant des images de randonnée à
travers des forêts couleur de feu.
Au fond, moi aussi j’étais jaloux
d’eux, de leurs vestons en tweed et
de leurs foulards tout frais sortis de
la naphtaline. Frissonnant dans ma
veste du surplus de l’armée, j’avais
parfois envie de troquer ma liberté
contre quelques stylos et une pile
de volumes neufs; un petit bonheur au parfum de pommes trop
mûres. Les étudiants adoraient
Manouche. Son charme rétro et sa
gueule de naufragée avaient tout
pour plaire. Une fille, étudiante en
littérature, éprise d’elle, avait gravé
un vers de Baudelaire sur son flanc.
Malgré les moqueries de mes camarades de misère, je commençai
à fréquenter les cafés du campus.
Je revis un peu l’étudiante en littérature, je bus du café plus noir que
le fond d’un œil, j’attrapai quelques vers au passage et réchauffai
un peu mon cœur. Pendant quelques heures, je m’imaginais être
quelqu’un d’autre. Les étudiants,
eux, me voyaient comme un drôle
de petit voyou, un marginal sans
importance, de ceux qu’on croise à
tous les coins de rue, les yeux rouges, les poumons noircis. Au fond,
je crois qu’ils m’aimaient bien.
Parfois, la vie peut paraître belle.
Puis, ce qui devait arriver arriva.
Manouche fut volée. C’était l’hiver. Vladimir accepta de m’aider à
la retrouver. Nous passâmes toute
une nuit, les pieds dans la neige
fondante, à la chercher. Nous fîmes
toutes les ruelles, tous les magasins chinois et toutes les cours où
de gros cerbères noirs ronflaient.
Rien.
Bredouille, j’allai rejoindre mon ami
à l’église où il m’attendait déjà avec
des cigarettes et deux bouteilles de
bière. C’était le matin et le regard
de Jésus paraissait morne. Vladimir
tenta de me remonter le moral en
me racontant ses histoires de peines d’amour. Comment comparer
une fille à un vélo? Sans roues, un
cœur ne dérive plus assez loin.
Manouche disparue, je fus contraint
à traîner mes semelles à travers les
rues. Plus jamais je n’allai voir les
étudiants. Je restai les deux pieds
dans mon petit monde de misère, à racler les fentes des trottoirs
pour quelques sous, histoire de me
payer un café. Les jours passaient,
je vieillis, le ronron des moteurs
tournant dans ma tête.
Mes colocataires acceptèrent de
m’aider à voler une voiture. Fidèles
à leur poésie de rue, ils choisirent
une vieille Hyundai. Ce fut ma
nouvelle amie. Le soir venu, nous
roulions loin de la ville, au creux de
la campagne, pour aller regarder
les étoiles. Le monde était différent, Manouche était morte.
Un jour, je devins un homme et
commençai à faire ma vie avec un
Smith & Wesson dans les poches.
Je troquai mes vieux idéaux contre
une cravate noire et ma Hyundai
pour une Buick neuve. Mes amis
avaient tous grandi, et, comme
nous l’avions prophétisé, nous
étions devenus les rois de la ville.
Nous avions peint ses murs en gris
en guise de vengeance, comme
nous l’avions juré depuis l’enfance. Nous étions adultes, les poumons cancéreux et le cœur enfoui
sous des cendres froides. Plus de
place pour les vélos et les matins
d’automne. Nous avions sculpté
la ville comme un rêve d’acier et la
ville était moche.
Un matin, je retrouvai Manouche.
Sur son flanc se voyait encore le
fantôme de quelques vers que
j’avais depuis longtemps oubliés.
Son corps gisait sur l’herbe morte.
Elle avait été jetée au milieu d’un
parc, parmi les feuilles jaunes et
le chiendent. Ce n’était même pas
un beau parc; rien qu’un fade morceau de verdure coincé entre un
dépanneur indien et une librairie
pornographique. Le cœur serré,
je la portai jusqu’au fleuve; elle le
méritait bien. L’eau d’octobre était
noire et glacée. Manouche est
morte rouillée.
Lorsque, certains soirs comme celui-ci, on me demande de raconter
l’histoire de Manouche en échange
d’un verre, d’accord, je veux bien.
Mais lorsqu’on me dit que c’est
une histoire triste, je fais toujours
la même chose : je souris, j’allume
une cigarette et je dis : « Vous savez, c’est juste l’histoire d’un vélo
volé. »
Le Pied
Ainsi, Manouche portait en elle la
fierté des grands albatros.
septembre2009
m’était fidèle. À cheval sur sa selle,
je volais des fruits aux devantures
des épiceries et m’enfuyais, plus vif
qu’un vent de novembre. Ni chien
ni vendeur n’étaient assez rapides.
Nous nous échappions toujours,
riant bien fort, des pommes dégringolant du panier pour aller
s’écraser sur le trottoir.
9
Critique
Un exotisme en location
A lice
M ichaud
Les cahiers Hilroy, les recueils de
textes tout nouvellement jaunes,
les muscles de la main que l’été a
engourdis. Les files d’attente interminables à la librairie, les commandes chez Olivieri, les piles de
nouveaux livres, usagés ou neufs,
dont on attend impatiemment la
lecture. Le café universitaire retrouvé, les trouvailles littéraires
estivales qui nous ont changés et
cette saison déjà lointaine dont
nous sommes nostalgiques.
Le début du mois de septembre,
relié depuis la tendre enfance au
retour en classe, est un paradoxe
de sensations :
•
•
10
Le 31 août : moment un petit
peu dramatique. C’est la fin
bien palpable d’une saison
d’abus, de sensations et d’expériences… mais trop, c’est
comme pas assez.
Le 1er septembre : c’est l’excitation malgré nous, les nouvelles résolutions, la curiosité
de tout reconnaître ou de savoir qu’on a encore tout à découvrir, c’est selon.
Mais, sans que nous nous en rendions compte, le tic tac universitaire fait son chemin en nous
telle la tortue de la Fontaine. Et
nous, pauvres lièvres, nous nous
laissons dépasser. L’agenda nous
donne sa petite gifle au visage
dès les premières semaines d’octobre, nous rappelant péniblement l’arrivée imminente des
premiers examens. Alors, avant ce
moment fatidique, pourquoi ne
pas adhérer à la théorie de la plupart des étudiants, à savoir que la
procrastination est un art? Si, tout
comme moi, vous avez besoin de
votre dose régulière de cinéma,
succomber à tentation sera facile,
car de nombreux films étrangers,
arrivés fin août/début septembre
sur un rayon de vidéoclub près de
chez vous, peuvent aisément donner l’envie de repousser Balzac ou
Pascal au lendemain.
Voici quelques suggestions :
Kirschblüten - Hanami [Cherry
Blossoms : Un rêve japonais] :
(Allemagne, 127 min.)
réalisé par Dorris Dörrie.
comédie dramatique.
Lorsque Trudi apprend que
son époux Rudi est atteint
d’une maladie incurable, elle
lui propose d’entamer un
voyage à Berlin pour aller visiter leurs enfants, avec qui
ils ont perdu contact. Ceux-ci
n’étant visiblement pas très
enclins à les recevoir, Rudi
et Trudi partent rapidement
de Berlin et poursuivent leur
voyage avec un séjour au bord
de la mer baltique. Il se produit
alors un incident tragique qui
amènera Rudi jusqu’au Japon,
d’où il verra la vie sous un œil
différent.
Cherry Blossoms est un film
empreint d’une sagesse et
d’une poésie comme on en
voit rarement au cinéma de
nos jours. Le ton est donné
dès le générique appuyé d’esquisses d’Hiroshige. La mort
est souvent considérée au
Japon comme le commencement d’une nouvelle vie, et
c’est dans cette perspective
que Dörrie aborde ce sujet,
notamment grâce au personnage de Rudi, qui apprivoise
ce nouveau pays par amour
pour sa femme. Certaines métaphores, dont celle du « rouleau » et celle de la jeune fille
dansant le bûto avec son téléphone, sont particulièrement
touchantes. Les dialogues se
font rares, mais sont très justes, surtout lorsqu’ils témoignent de l’incompréhension
et de l’impossibilité de communication régnant entre le
père (Elmar Wepper, dont le
jeu est presque irréprochable)
et ses enfants. Le film met un
peu trop de temps à entrer
en matière, mais tout cela
s’oublie dès que l’on arrive à
Tokyo.
Pour ceux qui ont aimé Lost in
Translation de Sofia Coppola,
qui rêvent de visiter le mont
Fugi ou qui voient toute la
simple poésie résidant dans
un cerisier japonais en fleurs.
Aanrijding in Moscou [Moscow,
Belgium] : (Belgique, 102 min.)
réalisé par Christophe Van
Rompaey, comédie romantique.
Une mère de famille, Matty,
41 ans, en procédure de divorce, rencontre Johnny, 29 ans,
camionneur et romantique.
Au supermarché, leurs deux
voitures entrent en collision.
De là s’ensuit une relation
amour/haine qui les mènera,
dans leur vie respective, à un
tournant.
Les clichés se font rares, et les
dialogues sont souvent cyniques. Notons particulièrement
ceux de la dispute au supermarché, première scène du
film, où les insultes fusent :
« Madame a ses ragnagnas? »
demande Johnny, et Matty qui
répond plus tard : « Gros camion! Petite bougie! ». Grâce
à ce franc-parler très amusant,
les personnages sont tout à fait
crédibles et attachants. Johnny
« Camione l’amoroso » est un
personnage à la fois pathétique
et sympathique, et la chimie
avec l’actrice incarnant Matty,
sa « Mona Lisa », se voit à l’écran
dès les premières minutes. La
fin est un peu convenue et le
film ne renouvelle rien en tant
que tel, mais on passe un moment très agréable. Christophe
Van Rompaey remodèle avec
brio l’image préconstruite des
tristes paysages de Gand pour
nous montrer un aspect beaucoup plus chaleureux de la ville
où il a grandi.
Vals Im Bashir [Valse avec
Bachir] : (Israël, France,
Allemagne, 90 min.)
réalisé par Ari Folman, drame
d’animation autobiographique,
guerre, documentaire.
Mêlant plusieurs genres, Valse
avec Bachir est le récit autobiographique d’Ari Folman,
centré particulièrement sur
l’intervention militaire libanaise, survenue en 1982, durant
Valse avec Bachir surprend par
son originalité : il a été présenté par plusieurs comme le premier long-métrage documentaire d’animation. La qualité
étonnante des dessins (faits
un par un) suit, à sa façon, la
vague lancée par Marjane
Satrapi avec Persépolis. La
bande sonore, diversifiée et
percutante, va de Public Image
Limited à Franz Schubert. Ce
film d’Ari Folman remet courageusement en question un
moment d’histoire troublant,
la responsabilité du massacre n’étant pas clairement
déterminée. En effet, Valse
avec Bachir en a scandalisé
plus d’un : interdit dans les
cinémas libanais à sa sortie,
il a aussi choqué bon nombre
de Palestiniens qui ne souhaitaient pas revoir des images
leur rappelant une page aussi
noire de leur histoire. Mais
Ari Folman, tout en abordant
un sujet très difficile, réussit grâce à certains passages
oniriques à créer une atmosphère empreinte de poésie,
d’où l’étrange beauté de ce
titre qui emmêle l’horreur à la
danse.
Tokyo! : (France, Japon,
Allemangne, 112 min.)
réalisé par Joon-ho Bong,
Leos Carax et Michel Gondry,
triptyque sur Tokyo, drame.
Tokyo!, c’est trois moyens-métrages à propos de cette même
ville : d’abord, une femme qui
se transforme en chaise. Puis
un être vivant dans les souterrains de Tokyo, qu’on appelle
MERDE et qui mange de la
chlorophylle en claudiquant.
Également, un hikikomori qui
vit depuis plus de dix ans enfermé dans son appartement,
sans presque aucun contact
avec le monde extérieur. Voilà
quelques rapides exemples de
ce qu’on retrouve dans Tokyo!
Reprenant le concept de New
York Stories (triptyque de
Scorsese, de Ford Coppola
et d’Allen) et de Tickets (Ken
Loach, Abbas Kiarostami et
Ermano Olmi), Bong, Carax et
Gondry donnent une image
de Tokyo des plus éclatées,
chacun à leur façon. Leur imagination débridée ne souffre
d’aucune retenue et le résultat est toujours surprenant.
Étrange et déjanté, certes,
mais très original. Gondry,
Carax et Bong examinent
chacun à leur façon cette métropole si dense, moderne,
vertigineuse, où l’évolution
semble ne jamais arrêter. Les
récits sont quelque peu inégaux (celui de Bong diffère
de ton d’avec les deux autres),
mais cela est attendu lorsqu’il
y a collaboration entre plusieurs réalisateurs sur un
même film.
Tokyo! est à conseiller à ceux
qui n’ont pas peur de repousser les limites de la fiction et
de se laisser transporter par
des imaginaires curieux.
Le Pied
laquelle des soldats israéliens
furent confrontés au massacre
de Sabra et Chatila (des milices
chrétiennes libanaises y ont
massacré des Palestiniens). Ari
Folman était de ces soldats,
mais il ne se souvient plus de
rien. Il se met alors à enquêter
et à récolter des témoignages
afin de démystifier ce qui s’est
réellement passé en 1982. Les
thèmes de l’oubli, de la culpabilité, du questionnement et
de la mémoire sont présents
tout au long du film.
septembre2009
Une comédie romantique
intelligente et drôle, particulièrement grâce à Barbara
Sarafian, l’interprète principale. Bien que le titre puisse nous
induire en erreur, il n’y a rien
de russe dans ce film : Moscou
est une banlieue ouvrière de
la ville flamande de Gand.
11
Création littéraire
kitsch de Kundera, c’est un peu similaire; j’aurais voulu lui expliquer
cela et la manière dont je ressentais
les choses.
C hloé
Savoie -B ernard
Ce qui est malheureux, c’est que
j’avais dépensé tant d’argent en
alcool sans pourtant être assez
saoule pour avoir l’énergie qu’il faut
pour ces discussions-là et, surtout,
que parmi tous ces gens autour de
nous, j’ignorais lesquels étaient des
petits garçons semblables à celui
de Salinger et lesquels n’étaient que
des vieillardes insensibles.
Vœux.
Hier, c’était le Nouvel An, mais le
Nouvel An c’est comme Noël, j’espère une magie qui ne vient pas.
Je n’arrive pas à me dire que c’est
une date comme les autres, je n’arrive pas à m’en foutre, alors j’ai accepté l’invitation de A. d’aller dans
une fête quelconque où je l’ai perdue de vue dès que nous sommes
entrées. Je me suis dit que peutêtre j’allais tomber amoureuse de
quelqu’un là-bas, que peut-être ce
Nouvel An serait décisif dans ma vie.
Un point tournant. J’ai fait comme si
ma vie se trouvait à la page soixante-dix-huit d’un magazine féminin
quelconque, à la ligne quarante du
deuxième paragraphe, vous voyez
celle qui dit : « Aujourd’hui, prenez
des risques, aujourd’hui est le prochain jour du reste de votre vie. »
12
J’ai parlé toute la soirée avec un
Turc, en anglais. Quand tous les
gens se sont pris dans leurs bras,
après le décompte, se souhaitant
tour à tour la même litanie de voeux
identiques, amour, bonheur, prospérité, je me suis tournée vers lui et
je lui ai dit : « I really don’t like emotions ». Il m’a dit que finalement, je
n’aimais pas grand-chose, puisque
je lui avais déjà dit plus tôt que je
n’aimais pas Jeunet, ni Burton, que
je n’aimais pas non plus no really
not, décidément vraiment pas, les
Nouvels Ans. Que je n’aimais pas les
gens, you know, que je les trouvais
phony. J’aurais voulu lui dire phony
comme dans The Catcher in the rye,
tu sais, quand le narrateur est dans
un cinéma et qu’il voit cette vieille
pleurer à côté de lui alors que l’enfant qui est avec elle la supplie, au
bord des larmes, de l’accompagner
aux toilettes, et qu’elle s’en fout
parce qu’elle est trop prise avec les
émotions que le film guimauve lui
fait vivre pour s’occuper un instant
de lui. Le phony de Salinger et le
J’aurais pu lui expliquer qu’en fait
j’aimais plein de choses dépendamment des moments et que celui-ci
en était un creux, de ceux qui balancent les autres, comme pour assurer
un certain équilibre entre un bonheur absolu et une détresse plus
ou moins totale, mais je me sentais
lasse alors je suis restée silencieuse.
Je sentais qu’il me trouvait jolie,
j’étais désolée pour lui parce qu’il
ne me faisait pas grand-chose à
l’intérieur, malgré ses beaux grands
yeux aux cils très longs. Si j’avais
été dans un meilleur état peut-être
que je me serais laissée avoir, il me
donnait des Winston en me parlant d’art visuel. Il aurait fallu qu’on
s’embrasse, j’imagine, ou quelque
chose du genre, ç’aurait été tout à
fait de mise pour le Nouvel An et
aurait répondu aux scénarios universels, mais nous n’avons, la soirée
durant, parlé qu’à bâtons rompus
dans cette langue empruntée. À un
moment, je me suis levée, je lui ai
souhaité une really good night et je
suis partie sans chercher mon amie
pour lui dire au revoir.
La fête était à St-Henri et j’ai été
dormir dans l’appartement de ma
soeur, à Pointe-St-Charles, pour
économiser le montant d’une course de taxi. Le matin, j’ai paressé tard
dans un lit sans drap. Le grand appartement était vide; ma soeur dormait chez son copain et ses colocataires devaient avoir fêté ailleurs. Je
me suis levée vers midi, et je me suis
rappelé que je m’étais couchée sans
me déshabiller. Mes vêtements de
la veille sentaient fort les cigarettes
que j’avais fumées coup sur coup et
dans la vitre sale du miroir de la salle
de bain, mon t-shirt blanc portait
deux petites taches de vin rouge.
Je me suis aperçue que sur mes
paupières, la ligne de mon eye-liner
était toujours aussi intacte que la
veille, et je me suis dit qu’il fallait
que j’arrête d’être aussi pessimiste.
Si Lancôme tenait ses promesses
probablement que la vie le pouvait
aussi; si Lancôme ne me décevait
pas, peut-être que rien ne devrait
me décevoir. Pas même – surtout
pas — moi.
Je me suis souri dans le miroir, et j’ai
goûté mon haleine de bière et de
cigarette. J’ai cherché le dentifrice
sur le lavabo encombré, j’en ai déposé un peu sur mon doigt et je me
suis regardée me laver les dents, en
me souhaitant vraiment tout un tas
de choses, pour l’année à venir.
Tout un tas de choses.
Critique
Le clown
incorrigible
A lix
D ufresne
C’est dans un costume de cowgirl
délavé, avec perruque et chapeau,
que Stéphane Crête amorce ce
qui sera une heure de spectacle
délirant où s’entremêlent danse,
mime, clowneries, chansons et
théâtre. On entre dans l’univers
déjanté d’Esteban, qui a plus
d’un tour dans son chapeau (et
plus d’un costume dans son sac).
Le spectacle se divise en effet en
plusieurs parties, plus ou moins
reliées entre elles où l’on voit tour
à tour Esteban se transformer
tour à tour en mime pornographe
(un de ses meilleurs sketches), en
chanteur sanglotant, en amoureux de quatorze ans, en chanteur
gore en string à paillettes, etc. On
Esteban
Texte, mise en scène et interprétation Stéphane Crête
Musique Stéfan Boucher,
Stéphane Lafontaine
Lumière et homme de
main David Poulin
En spectacle à La Chapelle
les 15 et 19 septembre 2009.
Au-delà de l’assiette
C roquembouche
Le Pied
Chronique
Première chronique de l’année, mais également première expérience d’écrits mensuels dans un journal. Un défi? Certainement.
J’adorais l’émission de Grégory
Charles sur Radio-Canada, le samedi soir (oui, j’adorais, car vous
savez… chuchotement, les coupures). J’ai toujours admiré son
travail radiophonique, ce monologue extrêmement chaleureux
qu’il nous servait, accompagné
de son piano. Quant j’écris monologue je pense à un discours qui,
au premier abord, semble sans
interlocuteur, mais qui engendre discussions, réflexions, rires.
Pourquoi je vous parle de lui?
Eh bien, je me suis souvent demandé si j’étais dingue de parler
seule, d’étudier en discourant, de
me raconter ma propre journée.
Depuis que j’ai découvert ce que
se permettait Grégory, je me sens
nettement mieux : il s’ensuit donc
cette chronique. J’espère susciter
chez vous quelque chose, peu en
importe la nature.
Mon crayon se nommera
Croquembouche. Cherchez dans
le dictionnaire si l’envie vous en
prend, sinon laissez aller votre
imagination.
Croquembouche
parce que manger, c’est être, au
sens le plus essentiel. (Ma vérité
est noir sur blanc, gardez toutefois la vôtre en tête.) Vous définissez-vous à travers vos aliments?
Regardez votre lunch et voyez ce
qu’il en ressort. Moi? Potage aux
carottes, fougasse aux olives et
jambon fumé. Alors, brune, blonde ou rousse?
Je suis fada d’alimentation. Toute
petite je cuisinais déjà des huîtres
au champagne avec mon grandpère en regardant de travers mon
frère qui optait pour des pâtes
nature. Manger est au cœur de
notre quotidien : « Tu viens souper
ce soir? », « On brunche ensemble
dimanche? ». Ce qui me braque,
ce qui soulève chez moi maintes
questions, ce qui avive mon intérêt, c’est le bombardement publicitaire, les discours alimentaires
changeant chaque semaine, la
surabondance de variété dans les
épiceries. En gros, ce qu’on nomme la modernité alimentaire. Je
reviendrai là-dessus en une autre
occasion. Aujourd’hui, quand
vient le moment des courses, deux
choix s’offrent à nous : opter pour
le rapide, ou décortiquer, choisir,
lire. Que faites-vous? Aimez-vous
manger? Je sais, je pose beaucoup
de questions. Vous posez-vous
des questions?
Pour structurer cette publication,
je vais suivre la tradition universitaire. Je vous fournis une sorte de
syllabus; la prochaine fois, on entre dans la matière.
septembre2009
note d’ailleurs une franche inégalité entre les parties; certains
numéros manquent de punch
et d’intérêt (autre que l’effet comique du costume) et dissonent
avec les scènes plus travaillées,
comme la lecture du poème final. Les transitions sont assurées
par les créations musicales très
réussies de Stéphane Boucher et
de Stéphane Lafontaine (on peut
d’ailleurs se demander si s’appeler
Stéphane était un pré requis pour
travailler sur le spectacle). Bien
que les liaisons entre les scènes
soient définies clairement, il aurait
été intéressant de les solidifier,
peut-être en définissant mieux
le personnage d’Esteban. Après
tout, nous sommes dans son univers, mais nous ne connaissons
rien de lui, mise à part sa solitude :
il aurait été intéressant de connaître les raisons qui l’ont poussé à se
travestir et à exprimer certaines
obsessions. On dirait que Crête
s’est servi du personnage principal comme prétexte pour faire
des sketches, sans toutefois en
approfondir le caractère. Il faut
toutefois souligner le travail et
l’engagement du comédien sur le
plan de l’interprétation. Pas une
seule seconde nous n’avons senti
d’essoufflement dans la passion
qu’il mettait à mimer, à raconter,
à chanter et à danser. Le spectacle
aurait cependant gagné à avoir un
fil conducteur plus fort, ce qui le
place au rang d’exercice de laboratoire et de recherche libre plutôt
qu’au rang de spectacle abouti.
Bon début de session!
13
LL’équipe
ePied
Marie-Hélène Constant
(Rédac’ chef)
Mathieu Laflamme
Prochaine date de tombée
Le Lundi 26
OCTOBRE
21 H
(Bas droit et table à dessin électronique)
Jean-Michel Théroux
(Ministre du comité de lecture)
Émile Dupré
(Charmant bédéiste)
Comité de lecture
Anne-Marie Benoît
Soumettez vos textes à l’adresse suivante :
Marie-Eve Dionne
lepied @ littfra . com
Maude Larente
Jessica Morisette
[email protected]

Documents pareils