La question du corps chez Amélie Nothomb Mauricette Bersac « Au

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La question du corps chez Amélie Nothomb Mauricette Bersac « Au
La question du corps chez Amélie Nothomb
Mauricette Bersac
« Au commencement, il n’y avait rien1 » ! C’est ainsi que commence le
neuvième livre d’Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes. Elle précise
que, dans ses livres dits « autobiographiques », tout ce qu’elle écrit est « vrai », même si « elle ne
dit pas toute la vérité », c’est donc sa vérité subjective qu’elle énonce. C’est ce que nous
pouvons considérer comme un matériel clinique.
Une vie végétative, autistique
Rien, sinon Dieu. Quelle idée s’en fait-elle ? Il n’appelait « rien d’autre que lui-même, plein et
dense comme un œuf dur ». Il était dans une jouissance toute, autistique, hors du temps, sans
langage ni pensée. « Dieu n’avait pas de regard », bien qu’ayant des yeux. « La vie commence là
où commence le regard » : premier objet pulsionnel de ce bébé-Dieu. Dieu se laisse nourrir
passivement. Alors, « nous appellerons Dieu le tube2 », « mélange de plein et de vide ». C’est là
sa première idée du corps : un tube faisant membrane protectrice. A deux ans, cet enfant est un
« gisant », sans espace ni temps, les parents renoncent alors à en faire un être humain.
Un premier « accident » : ça hurle.
« Vivre, c’est refuser », et cela à partir du regard, qui est un choix, de ne plus « mettre sur le
même plan la maman et le plafond ». Mais parfois, il y a des « accidents ». Alors qu’en est-il de
cette « insondable décision de l’être.3 » ? « Un jour ordinaire […] une colère fabuleuse l’avait
tiré de sa torpeur […] après deux ans de grossesse extra utérine ».Une colère liée à une perte de
jouissance et une limite à son pouvoir ! Ce corps va-t-il se laisser attraper par la morsure du
symbolique pour rendre compte du réel ?
Et le « miracle » : l’arrivée de l’autre.
Un « nouveau visage laisse tomber des mots avec sa bouche ». Mais – stupeur ! – un bras, et il
y a quelque chose entre ses doigts, ça se mange, et « le miracle arrive ». « La volupté lui monte à
la tête : « c’est moi ! ». « Sans moi, ce bloc de chocolat est un bloc de rien […] Il a besoin de
moi.4 » Après le refus radical surgit une certaine acceptation, à partir de sensations, associées à
des signifiants nouveaux. Elle parle depuis longtemps dans sa tête, mais « dire les choses à haute
voix est différent […] on sent que le mot est ému 5 ». Elle rencontre alors un objet qui « remplace
quelque chose par le rien : c’est l’ASPIRATEUR, un frère.6» Sa nourrice japonaise lui raconte de
« belles histoires », « les corps y finissent toujours en morceaux7 ». C’est à elle qu’elle posera la
question de la mort, et en japonais.
Deux noyades, deux positions.
Une première fois, elle perd pied dans la mer : alors, elle appelle au secours, cette parole, c’était
« l’aveu que l’eau voulait obtenir de moi8. » La seconde fois, elle nourrit les carpes que ses
parents lui ont offerts pour ses trois ans : « leurs lèvres poissonneuses qui me regardaient de leur
regard de lèvres ». « Ces Bouches en forme de Bouées qui Bouffaient ma Bouffe avant de me
ECf-Cartello n°12 – Juillet 2016
Bouffer moi. », superbe allitération, à lire à voix haute. Face à ce « miroir ignoble […] tu es
tube, et tube tu redeviendras », elle est face à sa propre pulsion. Elle se laisse tomber dans le
bassin, se blesse à la tête, reste entre deux eaux, sans révolte. Ultérieurement, seule la vue d’une
cicatrice lui assure la réalité de cet événement.
Une autre manière d’éprouver son corps
Dans Biographie de la faim : « la faim, c’est moi9 », « être affamé, c’est quelqu’un qui
cherche ». Et ceci entre un « père martyr alimentaire10 », et une mère qui a le « pouvoir
nutritionnel ». À partir d’une rencontre traumatisante, elle « perd l’usage d’une partie de son
cerveau », à la place subsistent des « pans de néant ». À l’adolescence, surgit ce qu’elle appelle
« la Loi » : « cesser de manger et n’oublier aucune émotion ». En fait : « j’avais tué mon corps,
je n’éprouvais plus rien11 ». Il lui reste à « manger les mots12 », et elle lit le dictionnaire, avec
l’idée qu’il « faut tout devenir, sauf une femme13 ».
Dans Antechrista : « J’avais seize ans […] Mon corps, c’est tout ce que j’avais14 ». Un corps qui
l’insulte, elle ne se voit, haïssable, qu’au travers des yeux de l’amie.
Les murs de sa chambre « étaient nus comme l’intérieur de mon être, des livres s’amoncelaient
ça et là : ils me tenaient lieu d’identité15 ». Elle lit, alors « je devenais le texte », comme plus
jeune, elle devenait l’eau. Elle aspire à trouver un mode d’emploi, mais pour cela il lui faut un
regard. Et puis, le « bécotage permettait de ne pas se parler et cependant d’avoir de l’autre une
connaissance singulière16 ». Elle arrive ensuite dans cette Belgique qu’elle ne comprend pas :
elle avait « décomposé son corps par l’anorexie, elle le recompose par l’écriture », qui est « un
désir toujours renouvelé17».
Elle en était à sa « 81e grossesse » lorsque Philippe Bouret l’a interviewée à la 33e foire du livre
de Brive18, « je porte physiquement mes créatures », ceux qu’elle publie comme ceux qui restent
dans une boîte à chaussures.
Lacan parle du « défaut au joint intime du sentiment de la vie19 » chez certains sujets, et il nous
semble qu’Amélie Nothomb en témoigne.
1
Nothomb A., Métaphysique des tubes, Paris, éd. de poche, 2000, p. 5.
Ibid., p. 7.
3
Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 177.
4
Nothomb A., Métaphysique des tubes, op. cit., p. 31.
5
Ibid., p. 38.
6
Ibid., p. 40.
7
Ibid., p. 52.
8
Ibid., p. 70.
9
Nothomb A., Biographie de la faim, Paris, éd. de poche, 2004, p. 19.
10
Ibid., p. 28.
11
Ibid., p. 166.
12
Ibid., p. 168.
13
Ibid., p 177, après la lecture de Jeunes filles, d’Henri de Montherlant.
14
Nothomb A., Antechrista, Paris, Albin Michel, 2003, p. 20.
15
Ibid., p. 58.
16
Ibid.
17
Nothomb A., Biographie de la faim, op. cit., p. 166.
18
Cf. Nothomb A., Bourret Ph., entretien, « Je suis enceinte pour la 81e fois », Lacan Quotidien, no 439, 13
novembre 2014.
19
Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
558.
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