Le socialisme libéral

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Le socialisme libéral
Introduction / Le socialisme libéral,
une voie d’avenir
pour la gauche ?
Q
uand les historiens analyseront les expressions surgies dans le
champ politique depuis la fin du XXe siècle, peut-être noteront-ils celles de « social libéralisme » et de « socialisme libéral ».
En France notamment, elles sont devenues banales sans que leur
sens soit bien défini. Péjoratives ou non, elles semblent désigner
la mutation en cours des social-démocraties depuis les années
1990, suite à la fin du communisme et aux changements économiques liés à la mondialisation libérale. En gros, partisans et
adversaires de cette mutation entendent par « socialisme libéral »
une redéfinition sans précédent du socialisme qui aurait renoncé,
ouvertement ou non, à ses thèmes classiques : non seulement
la lutte des classes et la défense du monde ouvrier, mais aussi
l’intervention de l’État dans l’économie et la protection sociale,
une politique de solidarité visant à protéger les individus, une
large redistribution des richesses, l’impératif sinon d’un dépassement, du moins d’une domestication forte du capitalisme, etc.
Le socialisme libéral désignerait donc l’avenir, souhaitable ou
redouté, d’une social-démocratie ayant plus ou moins rejeté ces
formes d’intervention et convertie aux vertus du capitalisme,
moyennant quelques encadrements et correctifs. La distinction
entre gauche et droite ne serait plus dès lors de nature mais de
degré : on a pu voir ainsi dans le socialisme libéral une voie
centriste recevable tant par la droite que par un « libéralisme de
gauche » très modéré. Aussi l’idée de socialisme libéral fut-elle
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SOCIALISME
LIBÉRAL
applaudie, en France, dans les cercles de la droite libérale. Pourtant, tout indique que cette issue idéologique aurait stupéfait les
créateurs du socialisme libéral et qu’ils y auraient vu une trahison
de leurs idéaux.
L’objectif de ce livre est précisément de sortir le socialisme
libéral de ces confusions en montrant qu’il ne correspond pas à
la vulgate dominante. Car il faut se méfier des erreurs de filiation faisant du centre-gauche du début du XXIe siècle, voire du
Parti démocrate américain, des exemples de socialisme libéral.
Certes, le sens des mots est conventionnel, mais si l’on entend
par socialisme libéral une tendance politique et intellectuelle qui
a réellement existé et s’est ainsi désignée, alors celle-ci n’a pas
grand-chose à voir avec l’acception commune. Pour le prouver,
une généalogie s’impose afin d’exhumer cette tradition oubliée.
Si l’idée de socialisme libéral a été défendue dans bien des
contextes, c’est surtout en Italie qu’elle s’est imposée, quoique
très minoritairement. Le livre le plus connu de ce courant, Socialisme libéral (1930), est l’œuvre du socialiste et antifasciste Carlo
Rosselli. Contre le libéralisme « bourgeois » et le totalitarisme
communiste, il prônait une refondation du socialisme évitant
une double impasse : celle d’un libéralisme économique trop
confiant dans les vertus du marché et indifférent aux injustices, et celle d’un socialisme menacé de dérives autoritaires pour
n’avoir pas intégré les acquis du libéralisme politique : défense
des droits de l’individu, distinction entre « société civile » et État,
rôle du pluralisme, place du marché, etc. Les penseurs du socialisme libéral et du « libéralsocialisme », tel Guido Calogero,
savaient que cette doctrine était déconcertante pour les libéraux : ainsi, Benedetto Croce, bien qu’inspirateur indirect de ce
courant, jugeait l’idée de libéralsocialisme incohérente — sorte de
« licorne », de « bouc-cerf » ou de « poisson mammifère », selon
les mots de Calogero.
De fait, l’histoire moderne a été le théâtre d’un conflit entre
« libéralisme » et « socialisme ». Le premier désigne un courant
complexe qui s’affirme aux XVIIe et XVIIIe siècles contre l’absolutisme monarchique, autour d’événements décisifs — la Glorious
Revolution de 1688 — et d’œuvres fondatrices — de Locke à
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LIBÉRAL,
UNE
VOIE
D’AVENIR
POUR
LA
GAUCHE
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Montesquieu et Smith — en défendant certains thèmes clés : la
tolérance religieuse, la protection des droits individuels, le
constitutionnalisme, la distinction entre société civile et État, le
rôle bénéfique du libre-échange, etc. Dans sa version vulgarisée,
que résume souvent la formule « Laissez faire, laissez passer », le
libéralisme économique pose que l’État, quoique indispensable,
doit en principe limiter son intervention à la protection des
personnes et des biens, voire à certains services d’intérêt public :
pour le reste, le marché assurera l’harmonie générale dans
l’intérêt du plus grand nombre. Ce discours libre-échangiste, qui
s’épanouira au XIXe siècle, se heurtera cependant, avec la révolution industrielle, à la critique « socialiste ». Courant multiforme,
porté dans les années 1810 en Angleterre par Robert Owen et son
mouvement coopératif, le socialisme se définit lui aussi diversement. On peut, avec Élie Halévy dans son cours posthume sur
l’Histoire du socialisme européen, le résumer grossièrement en ces
termes : « Il est possible de remplacer la libre initiative des individus par l’action concertée de la collectivité dans la production et la répartition des richesses. » Aussi le socialisme a-t-il fait
l’objet de critiques virulentes des économistes libéraux. L’antisocialisme a même été une tendance lourde de la pensée économique, qui englobait aussi dans son refus les projets de solidarité
portés par les « républicains ». Or il est significatif que la quasitotalité des théoriciens du « socialisme libéral » se soient définis
ou comme « socialistes » ou comme « républicains », mais très
rarement comme « libéraux ».
Ce n’est qu’à la lumière de cette hostilité jamais éteinte des
économistes libéraux pour les socialistes, mais aussi pour les
républicains, que l’on peut saisir le sens du socialisme libéral.
Car, loin d’être le fruit naturel de la doctrine libérale, celui-ci
s’est imposé contre le libéralisme économique et son antisocialisme
doctrinal. Le seul grand courant dit « libéral » qui se soit ouvert
au socialisme a été le « nouveau libéralisme » anglais, esquissé
par John Stuart Mill puis théorisé par Thomas Hill Green et
Leonard T. Hobhouse : encore doit-on rappeler qu’il visait à
dépasser les limites du libéralisme classique jugé incapable de
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résoudre la question sociale et de légitimer un rôle accru de l’État.
Aussi a-t-il exercé une influence sur le socialisme libéral.
Pour prouver l’irréductibilité du socialisme libéral au libéralisme classique, on examinera la rupture historique que marque
le « nouveau libéralisme » (chapitre I), avant d’exhumer l’originalité de la voie française, portée surtout par les républicains
(chapitre II ), et d’analyser la complexité du courant italien
(chapitre III). Notre hypothèse sera que le socialisme libéral, loin
d’être une simple version ou interprétation du libéralisme classique, ouvre, au-delà de sa diversité, une voie originale. Car le
libéralisme, par son évolution interne, ne pouvait muter spontanément en socialisme libéral. Celui-ci n’a pu naître que par l’intégration d’un triple héritage : celui du libéralisme politique
— protection de la liberté individuelle, tolérance, distinction
entre société civile et État, place du marché, etc. ; celui du républicanisme — recherche du « bien commun », rôle clé du civisme,
complémentarité entre liberté et égalité ; et enfin, indissociable
du mouvement ouvrier, celui du socialisme — exigence de
dépasser ou du moins de réguler collectivement le capitalisme
selon un idéal de justice. Cette généalogie d’un domaine très peu
exploré soulignera le caractère créateur de cette synthèse, et invitera à réfléchir sur son actualité : que pourrait être une position
socialiste libérale au XXI e siècle ? L’examen des perspectives
contemporaines (chapitre IV) confirmera que ce courant n’est pas
une simple adaptation de la social-démocratie au capitalisme :
renouant avec la tradition socialiste et républicaine, il vise à
rendre effectives la citoyenneté et la solidarité, dans une relation
critique aux principes du libéralisme économique.

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