LES AVANT-GARDES THEATRALES ET LES TECHNOLOGIES DE

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LES AVANT-GARDES THEATRALES ET LES TECHNOLOGIES DE
CREATION NUMERIQUE,
LES NOUVELLES ECRITURES SCENIQUES
2003 | 2004
Programme international de rencontres et de recherche
« arts de la scène et nouvelles technologies »
http://www.scenes-digitales.info
Rdv01 : le théâtre dans la sphère du numérique
LES AVANT-GARDES THEATRALES ET LES TECHNOLOGIES DE LEUR TEMPS
par Béatrice Picon-Vallin, LARAS-CNRS
Je voudrais d’abord mettre en exergue à cette présentation, trop courte pour un tel sujet, cette phrasefétiche pour moi du Russe Vsevolod Meyerhold, un de plus grands metteurs en scène du XXème siècle
passé : « En art il n’y a pas de techniques interdites; il n’existe que des techniques mal utilisées. »
Une partie de l’histoire du théâtre du XXe siècle est constituée d’un côté par les avancées de la technique
sur une scène où un certain nombre de créateurs d’avant-garde tentent de hausser leur art au niveau du réel
sans l’imiter, et de l’autre par le refus et les reculs de ceux qui considèrent cette technique comme ennemie
de la tradition, destructrice en particulier du théâtre considéré comme lieu de mémoire, et en général des
« arts vivants » – signe du « désespoir historique » dont parle Bernard Stiegler, symptôme d’un tragique
refus de l’époque.
D’ailleurs à propos de cette expression « arts vivants » qui me semble inadéquate et qui sert à se protéger
de tout ce qui peut paraître trop technique ou trop « machinique, » je voudrais faire une légère digression et
citer une remarque toute récente de Robert Lepage : interviewé après la projection de son film La face
cachée de la lune au festival FNCNM de Montréal, qui a pu bénéficier d’ innovations technologiques de
pointe, Lepage dit : « le film devient ainsi un art vivant que l’on peut resculpter jusqu'à la dernière minute. »
Années vingt, années soixante, années quatre-vingt : les images — projetées, diffusées sur grand puis/et
sur petit écran, fixes ou animées, noir et blanc ou en couleurs, documents ou fictions, sales ou haute
définition, analogiques, puis numériques — se sont faufilées, puis installées sur la scène, en même temps
qu’une matière sonore qui va aller en se complexifiant. Le processus s’accélère et s’intensifie en liaison
avec le perfectionnement et la miniaturisation des appareils de prises de vue et de son, de diffusion, de
projection, complétés par les trouvailles spécifiques mises au point par des artistes ingénieurs ou bricoleurs.
Il s’agira donc ici d’évoquer en quelques flashes rapides des moments clefs de l’histoire du théâtre, art que
les discours sur l’image aujourd’hui renvoient souvent soit du côté des pratiques archaïques et dépassées,
soit du seul côté du texte avec lequel il entretient en fait des relations fort complexes, soit enfin à la bible
aristotélicienne (voir ici Brenda Laurel), comme si rien ne s’était passé depuis la Grèce et que les grandes
révolutions scéniques n’avaient jamais eu lieu…. Or le théâtre aujourd’hui me semble toujours pouvoir être
considéré, comme le disaient Meyerhold, Vitez ou Kantor, comme un laboratoire des conduites humaines.
Les trois périodes citées correspondent à des moments de crise aiguë, politiques, sociales, idéologiques,
économiques, technologiques, où les frontières entre les arts du spectacle d’une part, et entre la scène et
les autres arts de l’autre, deviennent de plus en plus poreuses. Nous parlerons des deux premières. Mais il
faudrait remonter plus haut, à Adolphe Appia, au rôle « réellement actif » qu’il accorde dès 1898 à la
projection qui sera , écrit-il, bientôt toute « puissante », à Edward Gordon Craig et à son « art du
mouvement », à ses « mille scènes en une », et ne surtout pas oublier Antonin Artaud annonçant les
environnements immersifs lorsqu’il parle dans Le deuxième manifeste du théâtre de la cruauté d’un théâtre
qui « s’étendra, par suppression de la scène, à la salle entière et [ qui ], parti du sol, gagnera les murailles
[…], enveloppera matériellement le spectateur, le maintiendra dans un bain constant de lumière, d’images,
de mouvements et de bruits ». Car ce « théâtre total » qu’on semble découvrir aujourd’hui comme si c’était
un phénomène récent — ce qui participe bien de l’amnésie générale qui caractérise un monde en train de
se « globaliser » —, a des racines, des sources et des modalités de réalisation étonnantes, que tout créateur
se devrait de connaître s’il veut justement être vraiment contemporain de son temps.
Nous parlerons
donc des années vingt en URSS et en Allemagne, des années soixante en
Tchécoslovaquie, en France et aux USA .
URSS, 1923 : le cinéma est introduit sur la scène dans Le sage, remontage total du texte du classique
Alexandre Ostrovski par Serguei Eisenstein. Ce n’est pas la première fois qu’un film est convoqué sur une
scène, mais ici, il s’agit d’un film spécialement tourné pour le spectacle : un des personnages « sort » de
l’écran pour faire irruption dans la salle en brandissant une bobine de film, celle qui vient justement d’être
projetée et qui, montrée à l’écran, relate de façon excentrique le journal intime dérobé à un des héros de la
fable ostrovkienne . Le journal intime est devenu bobine de film. Confusion ludique des espaces,
« attractions », disparitions, apparitions, transformations, métamorphoses : ce film est le premier
d’Eisenstein, il perturbe le temps et l’espace du théâtre .
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1923, encore, La Terre cabrée : sur la scène du théâtre de Meyerhold (dont Eisenstein est alors le
« laborantin »), trois écrans projettent tout un matériel documentaire de textes et d’images , mais Varvara
Stepanova , la constructrice — c’est le nouveau nom du responsable du décor, car il n’y a plus de décor,
mais un dispositif , une construction —, avait l’intention de projeter des films, intention qui n’a pu être
réalisée pour des motifs financiers. On trouvera un grand écran porteur de 33 cartons de cinéma muet dans
La forêt en 1924, et en 1927, dans Une fenêtre sur la campagne, l’ assistant de Meyerhold, Tsetnerovitch,
auteur du « dispositif cinématographique » (c’est le terme russe utilisé), a choisi pour chacune des parties de
ce spectacle d’agitation des cadres tirés des films documentaires qui sont placés au milieu, au début ou à la
fin des séquences théâtrales, et sont accompagnés d’intertitres et de dessins. Pour La lutte finale, en 1931,
ce sont des cinéastes cette fois qui ont été chargés de composer l’accompagnement visuel. Le premier
Ledachev est un assistant de Poudovkine, le second Nemoliaev est celui de Barnet. Le spectacle est ainsi
composé de textes, d’une bande son extrêmement complexe comprenant des fusillades, de cris, des
communiqués radio, une symphonie de Scriabine, une chanson de Maurice Chevalier, et de fragments de
cinéma, extraits soit de documentaires, soit de films (Arsenal de Poudovkine, Chaplin).
Dans La reconstruction du théâtre (1929-1930), le metteur en scène affirme : « Nous qui construisons le
théâtre qui doit concurrencer le cinéma, nous disons : Laissez-nous réaliser jusqu’au bout notre tâche de
cinéfication du théâtre, laissez-nous réaliser sur la scène les techniques de l’écran ( non pas seulement au
sens où nous suspendrions simplement un écran sur la scène), donnez-nous la possibilité d’investir une
scène équipée de technologies nouvelles selon les exigences que nous imposons au spectacle de théâtre
aujourd’hui, et nous créerons des spectacles qui attireront tout autant de spectateurs que le cinéma. »
En Allemagne , Erwin Piscator mène cette entreprise beaucoup plus loin encore… Dans Drapeaux d’Alfred
Paquet, en 1924 le cadre de l’action est donné par un film projeté sur le fond du théâtre. .Dans Hop’la , nous
vivons ! de Toller, en 1927, à la projection d’un plan général sur les bâtiments d’une prison succède un
« zoom scénique » sur une cellule où l’action théâtrale se passe. Piscator synchronise ailleurs dans ce
spectacle l’image radiographique d’un cœur qui bat, une annonce faite par haut-parleur et un texte dit par un
acteur. Dans Raspoutine en 1928, il multiplie les surfaces de projection — demi-sphère, tulle , écrans—, et
leurs fonctions, projetant même grâce à elles le drame dans l’avenir. Il faut relire Le théâtre politique de
Piscator, mais aussi comprendre qu’il n’est pas le seul dans ce domaine et que d’autres noms (Wilhem
Reinking, Nina Tokumbet etc) devraient être cités et étudiés.
Piscator remarque vers la fin des années 195O: « La technique au théâtre a la réputation d’être un mal
nécessaire qui entrave l’exercice d’un art plutôt qu’il ne le favorise », mais il ajoute aussitôt : « La technique
est une nécessité artistique du théâtre moderne ». Elle fait éclater l’ancienne forme de la boîte optique pour
« hausser la scène au plan de l’histoire ». Elle permet aussi au théâtre de développer ne nouveaux
contenus, de faire entrer sur le plateau les conflits contemporains, et de répondre aux modifications des
rythmes perceptifs du public, de leurs habitudes temporelles et spatiales. Une nouvelle dramaturgie doit
découler de ces dispositifs technologiques possibles.
Dès 1928 cependant , Meyerhold fait une remarque capitale : « Piscator n’a pas compris le problème qui se
posait à lui. En six mois, il a cru pouvoir créer à Berlin un théâtre révolutionnaire, il a construit une scène
moderne et a porté toute son attention sur le perfectionnement matériel de la technique théâtrale. C’est être
unilatéral. Le problème qui se pose au metteur en scène, c’est qu’il faut proportionner à cette ambiance les
gestes, la voix de l’acteur. C’est ce que Piscator n’a pas cherché. Il bâtit une nouvelle salle, mais il fait jouer
des vieux acteurs. » C’est pour ce nouvel acteur, qu’il cherche pour sa part à former, que Meyerhold
concevra les plans d’un nouveau théâtre, jamais terminé pour des raisons politiques et qui, en projet dès la
fin des années 20, prévoyait des aires de jeu transformables et de multiples surfaces de projection, aux
murs et au plafond, évoquant à la fois les plans du « Théâtre total » de Gropius et Piscator, jamais réalisé
non plus, et certains dispositifs de Jacques Polieri.
Dans les années 60, l’avant-garde américaine propose des installations, des performances « intermedias »,
où l’acteur et le danseur se mesurent à l’image ; cela prend diverses formes, projections sur un gros ballonsonde, sur le dos des artistes, expériences de « cinéma élargi », puis de « théâtre élargi », happenings
filmiques. En 1967, le cinéaste Jonas Mekas écrit dans une revue de danse : « La danse, la musique, la
poésie, le théâtre, la sculpture, l’architecture, le chant, le cinéma sont dans une période de transition,
interfèrent de telle façon qu’ils redécouvrent à neuf leur véritable et propre identité ; tous les arts sont
devenus multimédias. Nous parlons de cinéma élargi ( expanded cinema), de sculpture cinétique, de
peinture tridimensionnelle. Le cinéma a tout à faire avec la danse. La danse a tout à faire avec le cinéma ».
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C’est à Prague en 1958 que Josef Svoboda invente les techniques de la Laterna Magika présentée a
l’exposition de Bruxelles, et plus tard celles du Polyécran. Il les appliquera au théâtre. La Laterna magika
combine dans une composition synchrone, plastique et sonore, le jeu de l’acteur ou du danseur, la scène
cinétique (tapis roulant, tournettes), le son stéréophonique , les écrans mobiles, et le cinéma , avec ses
possibilités de montage et de truquage. A la Laterna Magika, scène multimédia rattachée au Théâtre
national de Prague avant de devenir autonome, Le Cirque enchanteur (1977) sera représenté plus de 2500
fois. Quant au Polyécran, c’est « un continateur audacieux » de Napoléon, triptyque de 1925 d ‘Abel Gance,
selon les mots mêmes du réalisateur qui avoue n’avoir même jamais pu rêver d’une telle postérité. Les
images y sont plus nombreuses et les surfaces de projection séparées, créant des architectures modifiables.
Laterna magika et Polyecran visaient tous deux un large public. Mais en 1965, intégrant dans Intollerenza
(opéra atonal de Luigi Nono, présenté au Group Opera à Boston) des murs de lumière, des projections
multiples et une projection télévisuelle en circuit fermé — contrepoint optique —, Svoboda fait aussi œuvre
politique, ce qui lui crée d’ailleurs des ennuis au retour dans son pays...
Il est troublant de constater qu’on se référe peu en France à l’oeuvre de deux grands précurseursvisonnaires : le Tchèque Josef Svoboda et le Français Jacques Polieri. Depuis son monde fermé
appartenant au bloc soviétique, Svoboda finira par être internationalement reconnu, mais la France, malgré
les travaux de Denis Bablet, l’accueillera fort peu . Polieri de son côté sera plus demandé à l’étranger que
dans son propre pays.
Si l’un, auteur de près de 700 scénographies et inventeur de procédés techniques comme le fameux
projecteur « svoboda » et la Laterna Magica, demeure essentiellement un artisan du théâtre, travaillant
auprès des plus grands metteurs en scène de son temps, l’autre d’emblée scénographe et metteur en scène
lui-même, devient vite architecte de salles, créateur d’événements interactifs, se tournant vers la conception
de lieux, visant ce qu’il appelle dès 1957 un « Théâtre du mouvement total », puis qu’il nomme , en
projetant sa créativité vers une scène planétaire, cyberthéâtre ou cybercinéma.
Tous deux se nourissent des avant-gardes qui les ont précédés : ils ont de la mémoire. Ainsi, en 1958,
Polieri fait paraître un numéro spécial de la revue d’art Aujourd’hui où il diffuse des informations importantes
sur les avant-gardes russes et allemandes, oubliées ou très peu connues alors. Il s’intéresse à Velemir
Khlebnikov, le prince des poètes futuristes qu’il est alors un des seuls à citer, et travaille avec le peintre
Iouri Annenkov émigré russe à Paris qui a été un des praticiens- théoriciens, au début des années vingt, de
la « cirquisation » du théâtre en URSS. Quant à Svoboda, c’est dans son propre passé tchèque, dans
l’avant-garde de l’entre-deux-guerres, qu’il trouve ses sources qu’il élargit au constructivisme russe, et à
Meyerhold, Taïrov, Vakhtangov, Okhlopkov: ses liens avec les grands noms des révolutions scéniques du
début du XXème siècle s’enracinent dans l’héritage du « théâtre de la lumière » tchèque, celui des Honzl,
Burian, et Frejka, qu’il connaît par l’intermédiaire de son professeur, le décorateur Frantisek Tröster, qui
utilisa de manière très innovante les projections sur la scène dans les années 1930. Et parce que le terrain
est ici bien préparé par le passé brillant et inventif de la scénographie des pays de l’Est dans les années
1920 et 30, Svoboda peut trouver en 1957 une écoute favorable à son désir d’engager des recherches sur
les technologies au Théâtre national de Prague. « On obtiendra les plus grands succès lorsqu’on aura
réalisé mon projet: engager des spécialistes de la plus haute qualification technique pour tous les domaines
du théâtre : technique traditionnelle, surfaces réfléchissantes, absorbantes, chimistes, ingénieurs optiques,
projectionnistes, électro-acousticiens » . Entré en 1946 au Théâtre national de Prague, Svoboda alors
directeur technique se voit offrir dix ans plus tard la possibilité de transformer l’atelier de décor en un
véritable laboratoire de recherche. Il ne cessera de considérer le théâtre comme un atelier, de la même
façon que Meyerhold qui, lorsque les gardes- chiourmes staliniens lui ordonnaient de faire son autocritique,
ne pouvait s’empêcher de se définir comme « inventeur »…
Curieux de technologies, Svoboda et Polieri défrichent chacun à leur manière les voies du théâtre du
XXIème siècle , mais empruntent deux chemins opposés, déterminés par des personnalités et des
contextes socio-politiques et culturels différents — voie centrifuge de celui qui demeure tourné vers les
secrets de l’espace théâtral, prétend réveiller la tradition et exposer autrement ses énigmes ; voie centripète
de celui qui d’emblée est davantage attiré par l’abstraction, le non-figuratif , et veut faire sortir le théâtre du
théâtre. Explorateur des pouvoirs de la lumière, adepte d’une scène cinétique où l’acteur polyvalent
conserve toute sa place à l’intérieur d’une scénographie complexe, Svoboda crée un théâtre total et
multimedia qui conserve la magie du vide mystérieux qu’évoque pour lui la scène à l’italienne qu’il continue
d’affectionner . Il utilise la photographie projetée et la vidéo ( Intolleranza de L. Nono, Venise, 1961 ;
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Boston, 1965 ), le film (Les Soldats de B.A. Zimmermann, Munich, 1969), s’empare du laser ( La flûte
enchantée, Munich, 1970) et des technologies numériques (Le piège, Laterna magica, 1999). Il fait varier à
l’infini les écrans (plats, sphériques, inclinés, opaques, transparents, mobiles), les textures, projetant les
images sur des objets, des tissus, des rideaux de corde ou de tulle métallique, fabriquant lui-même ses
diapositives colorées, les superposant.
Explorateur de nouveaux espaces-temps hybrides, Poliéri utilise le numérique dès le début des années
1980, et imaginera pour le spectacle de nouveaux modes de réalisation grandioses, via le satellite, la mise
en réseau, Internet. Il met en mouvement l’espace du spectacle, l’aire de jeu par des projections fixes ou
mobiles. Les projections, le cinéma , l’image à 360°, ouvrent la voie à une esthétique nouvelle de la
variabilité et de la complexité qui détruit la frontalité de la scène, fait éclater sa compacité, la sort de sa boîte
et la démultiplie dans la salle. Plus encore, Poliéri met en branle l’espace theâtral tout entier, de façon
concrète et non métaphorique. La scène (1968, Grenoble) comme la salle (1970, Exposition Universelle
d’Osaka) deviendront mobiles. Il décline la mise en mouvement du bâtiment lui-même en de multiples
propositions et réalisations: « scène annulaire » entourant les spectateurs à 360°, « salle gyroscopique »,
« scène triple », « salle automatique mobile », « scène et salle télécommandées, rotatives et modifiables »,
scène électronique (destinée à la Ville Nouvelle des Ulis) dont toutes les surfaces sont à la fois des écrans
et des surfaces neutres permettant aussi bien la projection d’images que les prises de vue en studio.
Dans un manifeste de 1955, Polieri « prédisait » ce qui arrive aujourd’hui quand les acteurs, équipés de
capteurs sensoriels, commencent à être capables d’ engendrer leur propre régie lumineuse ou musicale, et il
proclamait déjà ce qu’il ne cesse de dire aujourd’hui, à propos du théâtre en gestation sur le Web : « Les
formes solides elles-mêmes, sous l’œil de l’acteur, véritable magicien, pourront bouger, changer, s’animer,
vivre enfin sur tous les plans du théâtre et dans tous les sens. Mais qu’il me soit encore permis ici
d’imaginer le spectateur futur dans une cage de plexiglass avec deux abdomens et deux visages comme les
personnages des toiles cubistes de Picasso. Entouré de sons, de lumières, de couleurs, de formes,
d’ombres, il sera sensible, et de tous ses sens, à toutes les multitudes de combinaisons, d’harmonies, de
rythmes, de motifs mélodiques, sensible à tous les points, droites, courbes, angles coniques, lignes
visuelles, auditives, statiques, qui se dérouleront dans le magnifique et extraordinaire kaléidoscope théâtral.
Les rails du chemin de fer du spectacle se rapprocheront, se croiseront, puis, parallèles pendant un temps,
s’éloigneront l’un de l’autre dans un feu d’artifice perpétuellement renouvelé et une perpétuelle fête. Pour
l’instant, tranquillisons-nous, nous n’avons qu’un ventre et qu’une cervelle. Mais tout est possible. »
D’autres oeuvres sont encore à interroger, trop rapidement oubliées, ainsi celle du metteur en scène Virgilio
Puecher, qui a travaillé avec Svoboda et monté en 1969 un très remarquable spectacle à la Piccola Scala de
Milan : L’instruction de Peter Weiss — qui traite du procès de Nuremberg — avec un complexe système
intégré à une structure métallique et composé d’un eidophore, de projecteurs de diapos et de film, et de
caméras sur rails. Cette mise en scène très technologique réalise le théâtre documentaire de Peter Weiss,
avec un engagement politique sans compromission.
Encore un point : on oublie souvent le travail réalisé en ce domaine en France par Jean-Marie Serreau, avec
son directeur technique P. Pavillard (construction d ‘un scénario où se succèdent les acteurs, leurs photos
agrandies, des dessins de Siné projetés et des ombres pour Bidermann et les incendiaires de Max Frisch,
Théâtre Lutèce, 1960) et poursuivi par André-Louis Périnetti (projections de photos d’actualités violentes, de
dessins de Folon et vidéo en circuit fermé pour Api 2067 de R. Gurik, Théâtre de la Cité universitaire, 1969).
A la révolution du regard du spectateur à laquelle le cinéma, et les images analogiques de tous format,
conduisent dans les années 20 et qui amène la scène à se transformer en profondeur, succède la révolution
de la présence et de la virtualité, à laquelle mènent le numérique, et la transformation de l’ancienne et
toujours valable interaction entre salle et scène en possible interactivité. Mais déjà, Jean-Marie Serreau
considérait qu’avec les projections, le jeu se fait plus distancié que dans la théorie brechtienne, et que
surtout on n’a plus besoin de décor. Le lieu scénique devient, disait-il, « l’intelligence et les sens du
spectateur, son champ mental ». C’est ce que Meyerhold affirmait plus tôt encore, dans La Révolution du
théâtre, à propos des tâches de cinéfication du théâtre, qui induisent l’intention d’« appeler le public à
participer à la mise au point du spectacle », et qui mettent en valeur, à côté de celui de l’acteur, dont, on l’a
vu, un théâtre qui utilise les technologies doit s’occuper en premier chef, le rôle du spectateur dont l’activité
de « quatrième créateur », de « correcteur » (« l’achèvement définitif du spectacle et sa fixation dans tous
les détails, c’est le public qui l’effectue avec l’acteur ») sera d’autant plus sollicitée qu’on réclame un théâtre
mieux équipé techniquement.
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Abel Gance en 1962 écrivait « L’adjonction de l’image et de la réalité confère à l’image et à la réalité une
dimension nouvelle, une sorte de quatrième dimension qui enrichit incontestablement un spectacle. A mon
avis, les arts ne visent qu’ à cela. Il s’agit de créer une dimension nouvelle dans l’esprit des spectateurs». Ce
que John Mekas disait à sa façon, à la même époque, quand il insistait sur la manière dont les technologies
utilisées à la scène nous « ouvraient ».
Ce petit retour vers le passé n’est pas nostalgie, il veut simplement placer les recherches théâtrales qui se
font aujourd’hui avec les NTI, avec l’intelligence artificielle (voir par exemple le projet de « scène vivante »
de Jean-Marc Musial), dans le grand et magnifique élan de la quête artistique de XXeme siecle, avec lequel
celle du XXIeme se doit d’être à la fois en continuité et en rupture.
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