Le monolinguisme est une maladie par Bruna Franchetto
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Le monolinguisme est une maladie par Bruna Franchetto
Texte téléchargé de www.wcaanet.org/events/webinar dans le cadre du séminaire virtuel EASA/ ABA / AAA / CASCA 2013 Le monolinguisme est une maladie par Bruna Franchetto J’ai écrit un petit texte hoquetant et essentiellement provocateur, aux antipodes de ce que prétendent les promoteurs de ce séminaire. Je parle/écris depuis les frontières du monde que nous, les universitaires, habitons et que quelques-uns d’entre nous, les intellectuels, se sentent de temps à autre dans l’obligation de visiter, de traverser. La phrase « le monolinguisme est une maladie » est apparue il y déjà longtemps en Australie sur des autocollants placés sur des voitures et autres moyens de transport. Il s’agissait d’une provocation issue des mouvements de mobilisation des populations aborigènes et de leurs sympathisants, à une époque où s’amplifiaient, à l’échelle internationale, les préoccupations relatives à la disparition ou à l’obsolescence croissante et rapide de milliers de langues minoritaires. À la fin du siècle (tout juste) passé, la prévision était que des cinq à six mille langues existantes dans le monde, 90% d’entre elles couraient le risque d’une extinction au cours de ce siècle. La documentation des langues considérées comme menacées est devenue un considérable marché de financements, par des programmes internationaux, de projets destinés à la constitution de corpus numériques multimédias, moyennant l’inventaire in loco (de terrain) de toutes les données passibles de référencement. Une langue meurt, mais elle est pour le moins documentée, à la grande satisfaction des chercheurs en typologie linguistique. Dans certains cas, l'on parle de documentation collaborative ou participative, d'autonomisation grâce à la formation de chercheurs locaux (indigènes) qui puissent réaliser de manière autonome des activités de documentation. Il s'agit sans aucun doute d'un couteau à double tranchant qui affaiblit et renforce en même temps l'usage des langues et les tentatives de mise en valeur, en mobilisant parfois, de manière intermittente et fragile, certains jeunes et/ou secteurs d'une communauté. Mais, dans les faits, qu'est-ce qu’une langue minoritaire ? Le portugais est considéré comme une « langue internationale », dominée à l'échelle globale et dominante à l'échelle régionale, simultanément locale et supra- locale. Il existe des langues natives régionales qui ont étouffé des dizaines de langues natives subjuguées. D'un côté d'une hiérarchie complexe, l'on trouve par exemple les 160 langues indigènes qui survivent encore sur le territoire brésilien, dont certaines ont vu leur extinction décrétée lors des deux dernières années ; à titre d'exemple, le dernier (semi)locuteurs d’apiaká est décédé début 2012. D'autres langues n'ont qu'une dizaine de locuteurs, d'autres encore sont plus vivantes, mais montrent toutefois divers signes de déclin, comme l'abandon des arts verbaux et de parties du lexique culturellement cruciales, l'usage du portugais comme linguafranca et le bilinguisme croissant langue(s) indigène(s)/portugais. Les langues natives sont majoritairement « menacées », et certainement en plus grand nombre que celles officiellement déclarées comme telles si nous adoptons le critère international qui définit comme « langues en danger » celles qui ont moins de 1000 locuteurs. Si l'on se base sur le dernier recensement (2010) réalisé par l'Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE), seuls 37,4% des 896 917 brésiliens qui se déclarent indigènes parlent leur langue native, celle de leurs parents ou de leurs grands-parents, et seuls 17,5% ne connaissent pas le portugais. Le recensement a également révélé que 42,3% des Indiens du Brésil ne vivent plus dans leurs réserves et que ©2013 Franchetto 1 Texte téléchargé de www.wcaanet.org/events/webinar dans le cadre du séminaire virtuel EASA/ ABA / AAA / CASCA 2013 36% se sont établis dans des villes, preuve de leur urbanisation croissante (dans les banlieues). Parmi ceux qui n'habitent plus sur des terres indigènes, seuls 12,7% parlent leur langue native. Le portugais est parlé par 605 200 individus (76,9%) et par pratiquement tous ceux qui vivent hors de leur terre d'origine (96,5%). La proportion d’Indiens entre 5 et 14 ans qui parlent une langue indigène est de 45,9%, 59,1% en terres indigènes et 16,2 % en dehors. Pour ceux qui ont entre 15 et 49 ans et pour ceux qui ont plus de 50 ans, le pourcentage de locuteurs décline avec l'augmentation de l'âge (35,8% et 28,5%, respectivement.). Dans ces trois tranches d'âge, sur les terres indigènes, presque tous les locuteurs de langues indigènes ne parlent pas le portugais, le plus grand pourcentage revenant au plus de 50 ans (97,3%), tandis qu’en dehors des terres indigènes, pour la même tranche d'âge, le recensement 2010 a révélé un pourcentage plus faible, 40,7 % de locuteurs exclusifs de langues indigènes. Le tableau est on ne peut plus clair : la transmission naturelle entre générations est interrompue et même les professeurs indigènes revendiquant la rhétorique officielle d'une éducation scolaire « bilingue, interculturelle, différenciée et spécifique », adoptent le portugais chez eux et pour la socialisation de leurs enfants, semant en eux ce qu'ils ont déjà incorporé, c'est-à-dire la honte de parler une langue qu'ils définissent comme « dure » (dont les sons sont ressentis comme étranges et laids en comparaison avec la langue dominante) et difficile à écrire (pour être « né » avec une écriture, ça veut dire pour avoir une écriture comme partie inhérente de sa raison d´être). Il y a bien sûr un autre côté. La langue officielle nationale (dans notre cas le portugais) domine toutes ces langues indigènes à travers l'écriture, la scolarisation, les médias et s'insinue dans chacune d'entre elles avec des mots, des morphèmes grammaticaux, des marqueurs discursifs et des expressions entières, donnant naissance à des langues « mélangées » parlées par les plus jeunes. Des langues meurent et de nouvelles surgissent dans les interstices, aux frontières, dans un processus constant de créativité expressive, selon de nouvelles variétés aussi bien orales et écrites (citons par exemple le mélange portugais/langue indigène utilisé dans les communications numériques, comme les courriels, facebook, twitter, etc.). Des langues meurent et sont enterrées lors de funérailles expéditives (Quel dommage ! Nous n'avons pas pu les sauver…) ; des langues survivent selon des variétés inattendues, un phénomène encore ignoré, tout au moins Brésil. D'un autre côté, les jeunes indigènes brûlent des étapes entières de l'histoire de l'écriture alphabétique occidentale, passant d'une forme d'oralité (traditionnelle) à une autre (vidéo, télévision, films, musique, dessins animés, etc.), en inventant sans cesse de nouvelles poétiques, de nouveaux objets, de nouvelles ironies, de nouvelles métaphores, de nouvelles insultes au sein de leurs langues « mélangées »… Nous sommes en plein « glocal », c'est-à-dire l'explosion du local au cœur du global. Les Indiens ont toujours été bilingues et multilingues, même avant l'arrivée des Blancs. Tout à l’extrémité de cet obscur tableau « glocal » se trouvent des individus comme l’auteure de ce texte, naviguant le long d’une autre frontière, celle qui sépare la linguistique de l’anthropologie, multilingue au gré des circonstances, en tant que chercheuse qui doit parler et publier en anglais (ce qui n’est ici ni le problème principal ni le plus intéressant). En tant que productrice de connaissances et de documentation relatives aux langues indigènes, je vis cette lutte en rien victorieuse de la revitalisation de ces langues radicalement minoritaires. Au niveau politique, je suis militante du multilinguisme et de la diversité. Je vis dans les paradoxes et les contradictions. J’écris sur l’impact de l’écriture, les politiques linguistiques, les arts verbaux, les défis/plaisirs/pièges de la traduction pour soulager un peu ces douleurs. Dans cette position et ce contexte de création, il existe deux aspects que je souhaiterais verser au débat. En premier lieu, je me réfère au fait de vivre continuellement des impasses, des chocs, des malentendus et leurs conséquences au sein de la genèse, de la mise en tension et de la consolidation des rapports d’inégalité et de pouvoir, lors des « rencontres ethnographiques » et dans la pratique de la recherche ©2013 Franchetto 2 Texte téléchargé de www.wcaanet.org/events/webinar dans le cadre du séminaire virtuel EASA/ ABA / AAA / CASCA 2013 de terrain, entre un chercheur porteur de signes de pouvoir – parmi lesquels se trouve une langue dominante, ou une variante dominante d’une langue – et un groupe humain/social porteur d’une langue ou d’une variante radicalement dominée et absolument minoritaire. Je me souviens d’une annotation dans l’un de mes premiers cahiers de terrain, de 1977, lors de ma première véritable recherche de terrain parmi les Kuikuro du Haut Xingu : « Je les observe et j’écris, ils m’observent écrire et parlent, je ne les comprends pas ». Dans un second temps, je me souviens de la fausse liberté de choix linguistique au sein de l’académie. Celle-ci a intronisé l’héritage colonial : une lingua franca, indiscutable, l’anglais, quelques langues majoritaires sur la scène internationale, baptisées « langues internationales » et formellement admises au niveau mondial, mais demeurant toutefois au second plan. Il me semble qu’il existe un accord tacite, mais également très strict, auquel l’on n’échappe pas dans l’endo-hiérarchie linguistique. Pour revenir où nous avions commencé, les langues radicalement minoritaires, parlées par les objets d’étude préférés de la recherche anthropologique, sont définitivement exclues, elles sont à l’agonie. Quelles sont les raisons qui font qu’aucun anthropologue brésilien ne souhaite par exemple entamer ouvertement le débat sur l’inexistence d’une politique linguistique au Brésil, un pays pourtant encore multilingue, avec l’une des plus grandes diversités linguistiques au monde ? Et les linguistes ?Peu nombreux sont ceux qui sont engagés dans cette discussion, une lutte politique qui vaut pourtant la peine d’être menée, même si l’on en connaît d’avance le sombre dénouement. Qu’est-ce qui pousse les anthropologues et les linguistes qui « travaillent avec » des populations natives à être de moins en moins intéressés et disposés à apprendre et à parler leurs langues ? La résistance des parlers minoritaires coïncide avec d’autres résistances, surtout par la bouche de ceux qui prétendent leur donner la parole. Que se passerait-il si les langues indigènes envahissaient les écoles non indigènes des villes, les universités, les médias, les congrès, les séminaires, la littérature, le cinéma, avec de bonnes traductions (dans les deux sens) ? Les chants chamaniques ou d’amour deviendraient poèmes… L’Odyssée en kuikuro ou en guarani... Les récits sur la rencontre avec les Blancs raconteraient de nouvelles histoires… Les audiences sur le barrage de Belo Monte ne seraient pas ces pantomimes de façade destinées à « écouter les Indiens », mais sans entendre ce qu’ils ont à dire… ©2013 Franchetto 3