Le Serment dans la Critique de la raison dialectique de Sartre

Transcription

Le Serment dans la Critique de la raison dialectique de Sartre
Le Serment dans
la Critique de la raison dialectique
de Sartre
Le Serment chez Sartre, dans la Critique de la raison
dialectique 1, ne peut être compris qu’en recourant au concept
de Tiers. Or, celui-ci trouve son lieu d’émergence dans L’Être
et le Néant 2, bien qu’il subisse ensuite un certain nombre de
modifications sans que les fondements ontologiques établis
en 1943 s’opposent à l’anthropologie structurelle de 1960. Le
point de départ demeure la conscience, comme libre praxis
individuelle. C’est elle qui doit permettre de rendre compte
des ensembles pratiques, tels les collectifs, sans passer par
une conscience collective, et, il faut parvenir à expliquer
l’inscription dans la durée de ces ensembles à l’aide de la
seule praxis individuelle. C’est là que la notion de Serment
trouve sa nécessité et, avec elle, le tiers régulateur. Reprenons
donc, pour commencer, et très schématiquement, l’analyse du
Tiers dans L’Être et le Néant, avant de passer à l’analyse du
texte de la Critique de la raison dialectique.
1.Gallimard, 1960.
2.Gallimard, 1970, p. 276.
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Le Tiers dans L’Être et Le Néant
La notion de Tiers surgit dans la troisième partie de l’ouvrage :
« Le Pour-Autrui ». Autrui « m’a constitué sur un type d’être
nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles »
(p. 276) : mon Moi-objet. Et ces qualifications nouvelles sont
la peur, l’orgueil, la honte, l’aliénation des possibilités, que
le regard d’Autrui-sujet met en jeu. En ce sens « Autrui est le
médiateur indispensable entre moi et moi-même » (ibid.), puis,
par lui je puis « porter un jugement sur moi-même comme
objet » (ibid.). Toutefois, le regard de l’Autre n’en fait pas
définitivement un sujet. La relation est réciproque. Il y a une
dualité de consciences qui vont à tour de rôle s’« objectiver »,
en se posant comme négation interne de l’autre. C’est-à-dire
que, en faisant l’expérience de moi-même comme objet aux
yeux d’Autrui, j’expérimente indirectement Autrui-sujet.
Mais je ne puis le connaître directement que comme objet. Le
conflit des consciences est originaire et radical. C’est pourquoi
les projets fondamentaux du pour-moi à l’égard des Autres
sont des attitudes antisociales : sadisme, masochisme, haine,
langage. Mais Sartre, en ce point, va essayer de sauver une
possibilité ontologique des formes sociales et, à cet effet,
introduit le concept de Tiers, avec le « Nous » 3 ; c’est à propos
du Nous-objet qu’il produit l’idée du Tiers (p. 487 sq.). Soit
deux amoureux sur un banc. Surgit un Tiers. Il est une présence
aliénante qui les unifie, il fige leurs relations mutuelles en
un ensemble de possibilités mortes. Quoi qu’ils fassent, le
Tiers est toujours là pour qualifier leurs projets, leur donner
un sens qu’ils ne peuvent maîtriser : il vole leur liberté. Le
Tiers aliénant, qui unifie de l’extérieur les deux amoureux
pour en faire un Nous-objet, n’est qu’une « modalité plus
complexe » (p. 493) de l’être pour Autrui. Cette similarité qui
existe entre l’Autre et le Tiers est la cause de la pauvreté de la
3.Cf. également Préface de Sartre à A. Gorz, Le Traître, Seuil, 1958.
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théorie sociale de Sartre à ce moment. Le Serment, qui suppose,
comme on le verra, une réciprocité médiée et une identité
des praxis concernées, est ici impossible, puisque « l’essence
des rapports entre consciences, c’est le conflit » (p. 502),
faute de pouvoir articuler un Moi-sujet et un Autrui-sujet,
l’identité leur est interdite. De plus, le Serment implique
que l’on s’engage pour l’avenir, ce qui est impossible sans
mauvaise foi. À quoi bon jurer aujourd’hui, puisque si je ne
veux plus demain rien ne pourra vraiment me lier : en effet,
la conscience étant conscience de quelque chose, c’est-à-dire
transcendance d’un donné vers l’avenir, et ceci à l’infini,
je ne suis que ce que je fais et je ne sais pas aujourd’hui ce
que sera mon projet demain sous peine d’enchaîner ma liberté
et de nier l’essence de la conscience.
Reprenons les caractères communs à Autrui et au Tiers, afin
de marquer les insuffisances qui nécessiteront la production
d’une nouvelle conception du Tiers où s’inscrira le Serment,
soit : celle d’une socialité qui conserve la liberté de chacun, tout
en s’inscrivant dans la durée.
D’abord, Autrui et le Tiers sont extrinsèques à la relation
qui les relie au sujet. Ainsi le Tiers transcende et totalise le
couple d’amoureux en Unité-objet ou Nous-objet. Il s’agit
d’une unité d’équivalences, dans laquelle chacun perd son
identité, son individualité dans une équation commune avec
Autrui (cf. p. 489 sur la communauté d’équivalence entre moi
et Autrui). Cela ressemble à l’unité sérielle de la Critique :
l’analyse du Nous-objet trouve son équivalent dans l’analyse
de la série.
D’autre part, le Tiers aliène le couple, la dyade : tout d’abord
en le constituant en transcendance-transcendée, tout comme
Autrui aliène le pour-soi. Ensuite, en établissant une équivalence entre le pour-soi et Autrui, le Tiers force le premier
à être responsable d’une « totalité qu’il n’est pas, quoi qu’il
en fasse partie intégrante » (p. 490).
Toutefois, le Tiers n’est présent qu’en creux dans l’analyse
du Nous-sujet, alors qu’il forme le centre même de l’analyse du
Nous dans la Critique. Le Nous-sujet permettrait d’échapper
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à l’aliénation, mais il n’est qu’une Erlebnis subjective, un
phénomène simplement pathologique, et donc sans fondement
ontologique. De plus, la même relation regarder / être regardé,
qui rend compte de la réalité du Tiers et du Nous-objet,
empêche tout échange non aliénant qu’une unité intrinsèque de
subjectivité exige. Si le Regard permet à Sartre d’éviter l’écueil
du solipsisme, peut-être le gain est-il très faible en ce qui concerne
la théorie sociale. Puisque le conflit est l’essence des relations
entre consciences, l’idéal social de Sartre dans L’Être et le
Néant n’est qu’une extrapolation de l’opposition regarder / être
regardé au concept limite d’une humanité considérée comme
totalité du « Nous-objet » devant Dieu « l’être regardant qui
ne peut jamais être regardé » (p. 495), le Tiers qui ne connaît
pas d’autres Tiers. Dieu est le Tiers impossible, et le Nous
n’est que le « simple symbole de l’unité souhaitable des
transcendances… les subjectivités demeurant hors d’atteinte et
radicalement séparées » (p. 498). Ou encore, « nous poursuivons
l’idéal impossible de l’appréhension simultanée de la liberté
et de l’objectivité (d’Autrui)… nous ne pouvons jamais nous
placer correctement sur un plan d’égalité, c’est-à-dire sur le
plan où la reconnaissance de la liberté d’Autrui entraînerait
la reconnaissance par Autrui de notre liberté » (p. 479).
Ce texte est démenti par l’introduction du Tiers régulateur
dans la Critique, dans l’analyse du Serment, rendant possible
un « commencement de l’humanité » (Critique, p. 453) dans
une théorie sociale.
Le Tiers et le Serment
dans la Critique de la raison dialectique
Disons tout d’abord que le conflit, la lutte entre les praxis
individuelles (les consciences ou Pour-soi de L’Être et le
Néant), n’a plus un fondement ontologique, mais un fondement
anthropologique. Il s’agit de la rareté. Désormais, chaque
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conscience, en elle-même, ne poursuit plus la mort de l’autre
(Critique, p. 192). Pourtant, c’est bien le conflit qui règne, mais
son origine est concrète et non métaphysique. Ce qui permet
au passage à Sartre de répondre à l’objection que lui faisait
Merleau-Ponty, juste avant l’introduction par celui-ci du monde
social : le conflit n’est qu’une communication suspendue,
mais non rompue, il n’est pas originel 4. Le conflit n’est plus
ontologiquement originel, mais il est anthropologiquement
nécessaire dès que règne la rareté. Dès lors le problème
ressurgit : comment retrouver, sur la base de la libre praxis
individuelle, une communauté humaine non conflictuelle ? Par
le Serment et le concept de Tiers régulateur, une inscription
non institutionnelle du groupe, à partir d’une multiplicité
d’individus séparés, devient possible.
D’autre part, Sartre va poser qu’il y a quatre conditions de
la réciprocité, telles que le conflit inhérent à L’Être et le Néant
est surmonté. Il ajoutera même que la relation fondamentale
entre les hommes est la réciprocité dans L’Idiot de la famille 5.
Ces conditions sont exposées page 192. On en conclura que
la réciprocité non médiatisée n’est qu’une abstraction. Certes,
le conflit tout comme l’échange demeurent des qualités de la
réciprocité, mais elles dépendent de facteurs médiatisants, à
savoir le pratico-inerte et le Tiers (ou les Tiers).
On peut résumer schématiquement le mouvement qui
aboutit au Serment comme suit :
Le règne de la rareté, ouvrant la relation humaine au conflit,
permet du point de vue social de déduire le premier ensemble
collectif : la série, simple rassemblement inerte : chacun y est
seul et interchangeable ; seul parce qu’identique à tout autre
en extériorité. Chacun y est donc aliéné, autre que soi parce
qu’identique extérieurement à tout autre. L’unité sociale est donc
une unité d’inertie, de passivité ou de séparation d’avec soi et
d’avec les autres. C’est ce que Sartre appelle une synthèse passive.
4.Cf. Phénomène de la perception, Gallimard, 1945, p. 408-415,
surtout p. 414.
5.Gallimard, 1971, t. I, p. 816.
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Mais le retour au vécu va permettre la déduction d’une
nouvelle catégorie et la dissolution de la série dans le groupe en
fusion. Bien entendu, la médiation qui permettra la dialectique
de la série au groupe devra être elle-même en partie extérieure
et venir de la rareté. L’exemple de la série pris par Sartre, c’est
la queue devant l’autobus. Si l’autobus est en retard, s’il y a
un manque, la situation va devenir insupportable, les gens
jusque-là isolés vont se parler, se regrouper pour protester contre
la situation insupportable. L’inertie va baisser d’un degré, et
l’unité n’est plus unité passive dans l’objet. Désormais, dans
le groupe, l’unité est une unité pratique : chacun indique à
chacun son unité pratique aux autres, à tous les autres. Chacun
est Tiers régulateur permettant une synthèse pratique de chacun
avec les autres. Chacun, comme Tiers régulateur, rend possible
l’émergence du groupe qui va dissoudre l’unité sérielle passive.
Chacun peut lancer des directives, personne n’est chef.
Toutefois, chacun est à la fois dans le groupe et, comme Tiers,
en dehors : d’où un risque de solitude, donc de dispersion du
groupe. Lorsque chacun intériorise ce risque de dispersion
du groupe, alors la réciprocité immédiate précédente ne suffit
plus. Il faut introduire une médiation, déduire une réciprocité
médiée qui va tenter de stabiliser le groupe : dégager par conséquent une inertie intériorisée, capable de mettre en échec le
risque de dispersion, une conception par laquelle chacun et
tous s’engagent à rester les mêmes : alors chacun pourra avoir
la garantie que chacun (aussi bien les autres que lui-même)
ne deviendra pas l’Autre, ne trahira pas. Le Serment est la
réintroduction d’un degré d’inertie qui va contrer le risque
de dispersion du groupe : degré d’inertie intérieure minimum
pour éviter le retour du règne de l’inertie, et permettre à la
dialectique de se poursuivre.
Il convient maintenant de développer, en reprenant à partir
de la notion du Tiers, comment la médiation va permettre de
comprendre davantage ce qu’est le Serment…
Comme l’écrit Sartre, « le Tiers, structurellement, est la
médiation humaine par laquelle directement la multiplicité des
épicentres et des fins (identiques et séparées) se fait organiser
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comme déterminée par un objectif synthétique » (p. 398).
C’est par le Tiers, comme agent organique, que la multiplicité
est intériorisée, et que l’altérité est rendue inoffensive par un
objectif commun. C’est là que prendra place le Serment.
Retenons quelques éléments utiles empruntés à la description
de la prise de la Bastille. Au départ, le Tiers demeure dans
l’altérité sérielle, chacun saisissant la situation comme un tout
sans s’y intégrer lui-même. Mais survient un danger commun,
un risque de mort : les forces de l’ordre risquent de charger
la foule à travers les rues étroites. Alors chacun se place du
point de vue d’un Tiers qui voit la réciprocité de deux autres
membres du collectif, et comprend la menace à laquelle ils
sont exposés ensemble, par-delà leur opposition sérielle. De
plus, il se rend compte qu’il ne lui est pas possible d’échapper
au danger, de se tirer d’affaire individuellement par la fuite. À
ce moment, il cherche à lutter, à résister à la panique sérielle,
à la dispersion qui va l’exposer à la mort. Il y a regroupement,
formation d’une praxis commune de riposte ; chacun devient
souverain, organisateur d’une praxis commune, sa souveraineté
n’étant limitée que par celle de l’autre Tiers.
La relation entre les membres du groupe en fusion est à la fois
transcendante et immanente. Transcendante, parce que chacun
comme souverain unifie synthétiquement le groupe, immanente,
parce que la sérialité n’est dissoute que dans la mesure où l’unité
d’objectivité est intériorisée par la compréhension pratique
de chacun. L’acte même de totaliser ne peut s’inclure lui-même
comme élément totalisé : chez Sartre, les totalisations sont
tou­­jours en cours, et jamais achevées, parce que la libre praxis
individuelle est au fondement de l’analyse, de tous les ensembles
pratiques (collectif, groupe, classe, etc.). Il reste donc une limite
à l’intégration de l’individu dans le groupe, sinon le groupe serait
du mécanique, c’est cette tension qui amène au problème de
l’inscription du groupe dans la durée, de la possession réflexive
de soi du groupe par l’auto-production d’inertie du Serment. En
d’autres termes, dans le Serment, la libre praxis individuelle doit
fonder elle-même sa propre inertie aux limites des possibilités,
cette inertie n’étant que le nom pour désigner la durée assurée
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du groupe en fusion. Cela n’est possible que grâce à l’acquis
précédent, la nouvelle conception du Tiers, faisant du Serment
un projet de permanence du groupe qui revient comme inertie.
Disons, pour être bref, que l’analyse du Serment (p. 439-445)
présente deux grands moments. Tout d’abord, le Serment sera
défini comme « réciprocité médiée » et invention pratique ; puis
l’analyse portera sur l’intelligibilité du Serment : là, le Serment
sera lié à la Terreur, ou plutôt à la Fraternité-Terreur.
Le Serment qui permet au groupe de durer sans être institutionnalisé, sur le fondement de la libre praxis individuelle,
est donc une « réciprocité médiée » (p. 439). C’est-à-dire que
chacun demande à chacun de s’engager, comme lui-même, à
ne pas trahir le groupe. Il vise à assurer la sécurité du groupe,
selon deux moments : 1) tout d’abord, on jure pour faire jurer les
autres, par réciprocité médiée ; 2) ensuite, on jure pour se protéger
contre soi-même dans les Autres, puisque, en effet, seul rien
ne me lie à moi-même, ma praxis me projettera l’instant d’après
comme elle l’a fait à l’instant présent : elle va être prisonnière
de sa décision présente. Comme le dit Sartre : « Le Serment est
une conduite qui vise la praxis libre en tant que telle et cherche
à limiter librement cette liberté du dedans. Il serait absurde de
supposer qu’une liberté individuelle puisse être limitée par
elle-même sauf sous forme d’imprévisible… puisque la praxis
est dépassement des conditions, adaptation aux transformations
du champ pratique » (cf. p. 443).
Voyons comment est déduit le Serment, selon la méthode de la
Critique : il ne s’agit pas d’une simple déduction transcendantale
de catégories sous un angle strictement logique, il faut également
opérer à chaque fois un retour au vécu, puisque l’Histoire et
la connaissance de l’Histoire sont dialectiques, c’est-à-dire, pour
Sartre, l’œuvre de la conscience libre. C’est pourquoi chaque
catégorie est déduite par le recours à de véritables descriptions
phénoménologiques d’essence : la prise de la Bastille pour le
groupe en fusion, par exemple. C’est, en tout cas, selon cet
angle qu’il nous semble nécessaire de comprendre la méthode
progressive-régressive de Sartre.
Nous avons vu qu’il y a, dans mon être dans le groupe, une
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tension entre ma praxis individuelle et son « intégration dans
l’ensemble en acte qu’est le groupe ». Bref, une tension existe
entre transcendance et immanence.
Si on supprime l’individu, dès lors le groupe ne contient
plus d’action régulatrice faute d’initiative motrice de la praxis.
Mais si l’on supprime les liens mutuels, les réciprocités, parce
que l’on privilégie la transcendance de la libre praxis des
membres, alors on n’a plus qu’un ensemble atomisé, dispersé,
sériel : le groupe n’existe plus. Cela signifie que lorsque la
praxis commune, telle que nous l’avions laissée au moment du
surgissement du groupe, a atteint ses objectifs, lorsque le danger
extérieur s’efface, c’est alors qu’il y a risque de dispersion,
de retombée dans la sérialité. L’absence de danger extérieur
fait surgir le danger intérieur de la dispersion : le groupe n’étant
plus menacé de l’extérieur serait menacé de l’intérieur. C’est pour
conjurer ce danger qu’il va falloir prêter Serment. J’ai intégré
librement le groupe, j’ai agi librement avec lui et en lui. Mais
ma liberté demeure entière. Dès lors, « en dépit de moi-même, je
ne puis pas répondre de moi 6 » : « Ma liberté m’oblige à redouter
ma trahison et m’empêche de me lier, sinon par un Serment qui
autorise les autres à me châtier en cas de désertion… faute de
disposer de mon avenir, je ne puis m’enchaîner qu’en transférant
au groupe la liberté souveraine de se maintenir lui-même en
se réclamant du Serment de chacun 7. »
Chacun reste bien « le même » que chaque autre « même » du
groupe de combat, mais en dehors de toute efficacité pratique
puisque le danger extérieur, par exemple les troupes ennemies
menaçant Paris, a disparu. Alors il y a risque de dispersion. Il faut
maintenir la solidarité au moment où chacun soupçonne l’autre de
vouloir trahir. Il faut jurer, prêter Serment. Je jure bien, d’abord
pour faire jurer tous les autres, enchaînant ainsi librement leur
liberté dans leur proclamation de fidélité à l’unité de tous. Je jure,
ensuite, pour me protéger contre moi-même, pour m’enchaîner
6.R. Aron, Histoire et Dialectique de la violence, Gallimard, 1973,
p. 78.
7.Ibid.
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librement moi-même en transférant aux autres ma liberté, sans
m’aliéner, parce que dans le groupe chacun reste le même que
chacun.
Le « même » signifie chez Sartre à la fois la singularité et
l’ubiquité. Par singularité, il faut entendre l’agent organique
comme praxis unique et totalisante qui empêche le groupe de
devenir un hyper-organisme, puisque l’intégration complète est
impossible, et qui rend raison de l’altérité continue dans le groupe
en fusion lui-même. Elle marque le reliquat de transcendance
de la praxis individuelle dans le groupe. Le groupe est un
instrument pour la praxis de chaque individu, et il est librement
choisi. Mais l’inverse n’est pas vrai : l’individu n’est pas un
instrument du groupe considéré comme sujet, bien qu’il soit un
quasi-moyen dans la réciprocité avec les autres libres praxis.
L’ubiquité désigne le caractère commun conféré à une multiplicité d’actions individuelles en vertu de leur intériorisation
comme moyens vers une fin commune.
En résolvant l’identité, la « mêmeté » en singularité et ubi­­quité,
Sartre pense parvenir à un Nous-pratique, et non substantiel,
sauvant ainsi le caractère originaire de la praxis individuelle,
ou son nominalisme dialectique. Dans le domaine des sciences
sociales, comme dans son ontologie, Sartre rejette rigoureusement
tout essentialisme. Toutefois, une réserve simple s’impose dans la
mesure où, définissant le groupe comme ensemble pratique, entité
relationnelle (bien que les relations soient pratiques, cf. p. 427,
note), on peut se demander si ce n’est pas lui assigner tout de
même un statut ontologique : n’y a-t-il pas une ontologie possible
des relations ? Pourquoi réserver l’ontologie aux substances
et aux accidents ? C’est bien sûr ici que se trouve le point de
rupture entre Sartre et ce qu’on a pu appeler le « structuralisme ».
On pourrait envisager une analyse du pouvoir pensé en termes
de relations, entre deux libertés, non en termes de violence
et de répression (p. 456). Bref, confronter Sartre et Foucault.
Le danger extérieur produit le risque de dispersion, de dissolution du groupe, d’où la nécessité d’inventer une contre-violence
intérieure du groupe sur le groupe pour y faire face. Mieux
encore, cette violence intérieure ou Terreur permettra d’inscrire
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le groupe dans la durée, alors même que le danger extérieur
aura disparu. En effet, qu’est-ce qui empêcherait chacun de
retourner cultiver son jardin ? Ce qui revient à dire que dans le
Serment comme réciprocité médiée, les « épicentres demeurent »
(cf. p. 455), je ne puis pas être à la fois Tiers totalisant et Tiers
totalisé. Ce qui serait rabattre le groupe sur l’intégration et
donc substantiver le groupe en conscience collective 8 sapant
ainsi le fondement de la Critique, le nominalisme dialectique.
Ce qui unifie le groupe, la liberté, est en même temps toujours
ce qui le menace de l’intérieur.
Avant de passer au second moment de la réciprocité médiée
qu’est le Serment, on notera que pour celui-ci la praxis commune
s’exerce pour la première fois sur le groupe lui-même, afin de
préserver l’intégrité du groupe par cette création d’inertie conservatoire. C’est dans ce but qu’il faut une réciprocité complète et
que tout le monde doit jurer. Le Serment me protège des autres, et
de moi-même. Chacun sera d’autant plus lié que son engagement
est responsable de celui des autres et réciproquement. On ne
retombe pourtant pas dans l’aliénation sérielle puisque l’altérité
est cette fois le produit d’actes délibérés, fruit d’un consensus.
Cela nous permet de saisir le second moment du Serment ou
réciprocité médiée : il s’agit de la réciprocité entre le groupe et
les autres Tiers d’une part, et le Tiers régulateur d’autre part.
Chaque Tiers, en un sens, est responsable de la praxis des autres
en désignant sa propre action comme régulatrice de l’action
commune, et ceci avant toute organisation formelle du groupe.
Chaque Tiers va du souverain totalisateur au souverain totalisé
(cf. p. 408) en relation aux directions, aux projets de l’autre
Tiers. Ceci non pas en théorie, mais en pratique : chaque Tiers
adaptant son action à l’action de l’autre Tiers comme action
normative. « Pratiquement, cela veut dire que je suis intégré à
l’action commune quand la praxis commune du Tiers se pose
8.Sartre appartient donc à ce courant qui d’Auguste Comte à Georges
Canguilhem estime que la société n’a pas pour modèle l’organisme biologique,
c’est-à-dire un ensemble intégré de parties et de fonctions, dont les normes
seraient immanentes à l’organisme, et s’appliqueraient avec une nécessité
mécanique à tous et à chacun.
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comme régulatrice » (p. 408). Je reconnais l’action des autres
Tiers comme « la même » que la mienne, par la médiation du
Tiers régulateur. Par la révolte, par le décollage du pratico-inerte,
les libertés s’harmonisent, la souveraineté s’établit, le moment
heureux de la Fraternité surgit par le fait d’être les « mêmes »,
scellés par le Serment.
Pourtant, chaque agent d’intégration rencontre, chez Sartre,
une limite. Celle qui nous occupe ici, c’est la singularité, celle du
Tiers régulateur s’appelle le décalage : la distance infinitésimale
mais insurmontable entre la totalité et la totalisation, l’identité
et la différence. Le Tiers est capable de régler, comme Tiers
régulateur, parce qu’il n’est ni Autre absolument, comme le
chef dans l’institution, ni absolument identique, comme une
partie dans un tout organique. Dès lors, la tyrannie ou la trahison
demeurent possibles au sein même de l’unité spontanée du
groupe en fusion.
Cela revient à dire que le Serment ne consiste pas simplement
dans l’acte même implicite de jurer. Il faut parer au danger
de dispersion faute d’un danger extérieur réel, par une peur
réelle, substitut de la première. Il nous semble que si, comme
l’indique Sartre, « dire jurons », c’est jurer (p. 446), le Serment
ne se réduit pas à un « speech-act », d’abord parce que pour
Sartre le langage appartient au pratico-inerte, mais surtout si
le Serment n’est que discours, il ne pourrait plus expliquer
l’adhésion de chacun au groupe. Cela ne signifie pas que, si
le discours comme pratico-inerte n’épuise pas la structure du
Serment, le Serment soit une pure idéalité. Bien au contraire,
la force adhésive de chacun au groupe est réelle, concrète,
elle est tout simplement la peur réflexive ; le fondement du
Serment demeure bien la libre praxis individuelle. C’est dire
encore que le Serment implique la coercition, la terreur pour
lutter contre la trahison : la Fraternité (puisque nous sommes
tous les mêmes au sein d’un projet commun)-terreur. Et c’est
l’émergence de cette coercition qui va rendre possible une
déduction du Droit (p. 449 sq.) : on a là, dans le Serment, une
coercition non juridique non institutionnelle. Il y a une origine
transcendantale du Droit selon Sartre.
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le serment chez sartre
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Pour préserver sa fraternité, paradoxalement, le groupe doit
inventer (il s’agit d’une invention pratique) une violence immanente contre les trahisons possibles, créant ainsi les conditions
de possibilité de la contrainte juridique et institutionnelle.
Le Serment est donc une redécouverte, ou une affirmation de
la violence (p. 449). Il donne à l’autre le droit, en l’occurrence
le droit de vie et de mort. Ce droit crée en chacun, et donc
en moi-même, une terreur, comme intériorisation : je vis le
groupe comme exigence. Cette notion est exposée par Sartre
page 253. Il s’agit du produit de la libre praxis individuelle
et de la matérialité. La machine ordonne à la praxis d’autres
hommes : ces derniers obéissent à la machine au lieu de la diriger.
En effet, s’ils ne lui obéissent pas, elle cesse de fonctionner
et empêcherait la survie des hommes. Mais on remarque que
la machine elle-même a été fabriquée par d’autres hommes,
et qu’en obéissant à la machine, on obéit indirectement aux
exigences des premiers, dans la mesure où leur praxis qui
exige s’est transformée, par la fabrication de la machine, en
inertie, en passivité. L’idée d’exigence permet donc d’introduire
dans une philosophie de la liberté l’origine du commandement.
La liberté de chaque praxis étant absolue, ou totale, pourquoi
une praxis pourrait-elle donner légitimement des ordres à une
autre ? « Aucune praxis en tant que telle ne peut même formuler
un impératif, simplement parce que l’exigence n’existe pas dans
la structure de réciprocité » (p. 953). Sartre commente lui-même
le retour de la notion d’exigence (p. 444) : « L’exigence est une
prétention émise par une matérialité inorganique sur une praxis
(et, naturellement à travers une autre praxis). » Cette fois, dans
le Serment, « les agents sont eux-mêmes l’inertie organique »
(ibid.). « Mon projet revient à moi comme sa condition négative
et inerte : pour que je puisse compter sur le groupe dans la
séparation, il faut que chacun puisse compter sur moi » (p. 445).
« L’inorganique, c’est ici, l’avenir rigide comme non dialectique
(c’est-à-dire comme liberté niée) et cet avenu se pose à la fois
comme cadre infranchissable et fondement de toute praxis
dialectique » (ibid.) puisque par le Serment je m’engage pour
l’avenir dans les Autres, et qu’ainsi, permettant d’assurer la
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survie commune, je maintiens la possibilité d’exercice de la
praxis.
Dans le Serment, la liberté prend donc la forme de la Terreur,
parce que le point de départ est une liberté individuelle et
totale faisant de tout engluement dans le pratico-inerte une
aliénation. Pour Sartre, par la présence de la rareté, l’objectivation
est aliénation. Seule la révolte fait décoller du pratico-inerte,
seule la terreur peut assurer une coexistence des libertés fraternelles. Par le Serment, le groupe intériorise collectivement
son danger de dispersion, et il se stabilise en nous mettant au
seuil de l’existence sociale.
Le danger n’est-il pas alors l’Umwelt du groupe, comme
relation extérieure ou horizon vis-à-vis de quoi le groupe
doit faire ses preuves ? De plus, dans le Serment, chacun est
d’accord pour laisser liquider sa libre personnalité (p. 449
et 456). Certes, mais quelle détermination avons-nous pour
éclairer dans quel cas la liquidation d’une liberté singulière va
ou non contre la liberté ? On pense retomber sur la discussion
de la célèbre formule de Rousseau : « On le contraindra d’être
libre » (Du contrat social, I, 7). Mais retenons ici simplement
que le Serment chez Sartre ne s’identifie pas au Contrat.
Le rapprochement avec Hobbes ne peut être que superficiel, étant donné la différence d’approche anthropologique
dans les deux systèmes. Certes le principe ou le ciment de la
communauté, dans les deux cas, c’est la peur. Mais retenons,
très sommairement, que, chez Hobbes, la peur de la mort
violente du fait d’Autrui va permettre un transfert de droits à
un Tiers extérieur, le souverain, au moment du Contrat. Donc
le Serment ne peut être condition d’émergence du droit : il en
est le produit. Cette peur ne vient pas d’un danger de dispersion
du groupe, puisqu’elle est la condition du regroupement. Le
Contrat est fondement, non invention pratique, chez Hobbes.
Le Serment est invention pratique, c’est-à-dire procédure de
passage qu’utilise le groupe en fusion lorsqu’il risque de se
dissoudre, de se disperser, chez Sartre.
Par rapport à Rousseau, dont l’analyse est plus proche, Sartre
essaie de se démarquer, ainsi à l’égard de la notion de volonté
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le serment chez sartre
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générale. Mais il nous suffira de retenir que le Contrat social
ne peut former qu’une unité synthétique sérielle, puisque les
individus sont pris un à un, dans leur isolement atomique : il n’y a
pas de Tiers régulateur. Et lorsque Rousseau tente, pour éliminer
le risque d’unité sérielle, de penser un Contrat de chacun avec
la communauté, distinguant agrégation et association (I, 5), il
tombe dans la difficulté relevée par Louis Althusser : la communauté
est à la fois partie contractante et résultat ou produit du Contrat, le
Contrat ayant lieu avec une partie qui ne peut en être que le résultat.
L’idée de volonté générale semble une solution à ces difficultés,
mais elle est également très problé­matique ; or, il semble encore
une fois que la notion sartrienne du Tiers régulateur permet d’éviter
ces problèmes. Ainsi, par exemple, ne se pose plus la question de
savoir comment reconnaître pratiquement que c’est bien la volonté
générale qui s’exprime (cf. Sartre, p. 408 par exemple) : « Je ne
suis pas seul à faire l’opération totalisante, c’est-à-dire à intégrer
l’ensemble des individus du groupe et à dévoiler, par mon action,
l’unité d’une praxis que je fais et qui se fait. Cette agrégation est
la praxis individuelle et commune de chaque Tiers en tant qu’il
se désigne (faute de réaliser son intégration réelle) comme la libre
action commune se faisant par lui régulatrice. De ce point de vue,
je suis, pour chaque Tiers, un agent humain et libre mais engagé
(avec les autres Tiers et dans le groupe) dans une constellation de
réciprocités médiées… Par lui, mon être dans le groupe devient
immanence, je suis au milieu des Tiers et sans statut privilégié.
Mais cette opération ne me transforme pas en objet puisque la
totalisation par le Tiers ne fait que découvrir une libre praxis comme
unité commune étant déjà là et le qualifiant déjà. Pratiquement,
cela veut dire que je suis intégré à l’action commune quand la
praxis commune du Tiers se pose comme régulatrice. » Enfin, le
Contrat est fondement, non invention pratique. Dès lors la question
qui va se poser sera l’inscription dans la durée du Contrat, son
renouvellement (cf. Du contrat social, II, 6) : la solution rousseauiste
est bien connue, il s’agit du Législateur (II, 7), aux frontières du
politique et du religieux. Rien de tel chez Sartre, puisque c’est le
Serment lui-même qui va inscrire le groupe dans la durée, alors
que, chez Rousseau, le Contrat une fois établi, il reste à instituer
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le peuple, c’est-à-dire à l’inscrire dans la durée, par le Législateur : chez Sartre, le mouvement même du Serment est inscription
dans la durée. Le Serment est bien alors « le commencement de
l’humanité » (p. 453), unification immanente des transcendances
ou libre praxis, et non lien synthétique en extériorité (religion), la
transcendance de la religion ne peut produire qu’une unité sérielle.
C’est le Serment qui sert de fil conducteur pour une analyse du
sacré, non l’inverse (cf. p. 457-458).
« Le sacré constitue la structure fondamentale de la Terreur
comme pouvoir juridique » (p. 457). N’allons pas voir ici un fonde­
­ment religieux du Serment, commencement de l’humanité et
inscription du groupe dans la durée ; si le sacré joue un rôle dans
le Serment, c’est parce que les totalisations demeurent en cours,
que le fondement de l’analyse est toujours dévolu à la liberté :
primat de l’anthropologie. Pourquoi cependant faire ici appel
au sacré ? Après tout, le xviiie siècle semble opposer les deux
termes. On sacre les rois, mais les représentants du peuple prêtent
Serment. Le sacre manifeste bien la transcendance du pouvoir du
roi, il lui vient de Dieu. Dans le Serment, si on pense au tableau
de David, représentant cette scène, tous fixent Bailly, les mains
se lèvent, mais à l’horizontale : immanence du pouvoir au peuple,
aux représentants. Et lorsque David peindra un sacre, celui de
Napoléon, le pouvoir prétendra encore provenir d’une origine
transcendante. Là encore, Sartre nous fournit une nouvelle grille
d’analyse, dépassant l’alternative antérieure, sacré / Serment. La
polémique sous-jacente concerne sans doute encore une fois le
rapport à Rousseau et à sa religion civile. Mais nous ne pouvons
pas nous y attarder. Revenons à notre question afin d’y répondre
brièvement. La liberté dans la relation humaine réciproque est
de même nature, elle est homogène, elle ne peut donc intimider.
D’où viendrait alors la peur réflexive ? Il faut trouver, pour intimider,
une liberté qui se manifeste aux hommes par son hétérogénéité.
Comme hétérogénéité, elle pourra revenir sur les hommes et se
révéler comme indépassable négation de leurs possibilités. Bref,
comme pouvoir (que Sartre conçoit toujours comme répression),
elle est inertie de chaque liberté. Par le sacré ainsi conçu comme
la liberté se produisant dans la matière ouvrée, à la fois comme
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souveraineté absolue et comme chose, la liberté s’affirme contre
la chose et devient « pouvoir inerte sur l’homme ». La structure du
sacré dégageant une liberté hétérogène permet à la peur réflexive
d’opérer et de boucler le raisonné sartrien. Sartre peut donc
écrire que « tout groupe assermenté en tant que pouvoir de
juridiction diffus se manifeste pour chaque Tiers dans la totalisation
effectuée par l’autre Tiers, comme puissance sacrée » (p. 458).
Ce sacré n’est pas par essence religieux, disions-nous, il n’est
qu’un autre nom de la terreur comme liberté inerte et rapport
négatif aux autres libertés comme négation de certaines possibilités.
Sartre va même jusqu’à dire que le sacré naît de ce que « toute communauté réelle est totalisation, ou si on préfère, totalité en détotalisation perpétuelle » (p. 458). Telle est la contradiction de ce chapitre
sur le Serment que l’acte synthétique qui rend possible le groupe,
à savoir la liberté comme libre praxis individuelle, est en même
temps ce qui la menace de l’intérieur, bref l’acte totalisant est en
même temps détotalisateur.
À la différence de L’Être et le Néant, le Serment rend possible le
commencement de l’humanité : celle-ci n’est donc plus impossible.
Mais elle n’a rien de substantiel, et elle n’est pas une Idée au sens
kantien du terme. Mais elle n’est possible que sur fond de révolte
et de violence, étant donné le fondement sartrien de l’analyse :
la libre praxis individuelle. La révolte est pure manifestation de
cette liberté. L’homme est le frère de l’homme lorsqu’il reconnaît
l’autre comme un partenaire égal dans une entreprise commune,
lorsque chacun devient Tiers médiateur entre deux autres, et que
l’union de tous est garantie par la Terreur. Le Serment, selon
Sartre, illustre bien la devise des Révolutionnaires : « Liberté,
Égalité, Fraternité, ou la Mort ». Mais le mouvement ne s’arrête
pas là, il y a une limite inhérente au Serment. « La contradiction
profonde du groupe – que le Serment n’arrive pas à résoudre – c’est
que l’unité réelle en est la praxis commune et, plus exactement
encore, l’objectivation commune de sa praxis… Pour les nongroupés et pour les autres groupes (rivaux, adversaires, alliés, etc.),
le groupe est objet. C’est une totalité vivante. Et, comme nous
l’avons vu, il doit intérioriser cette objectivité » (p. 567).
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Réciproquement, peut-on dire lorsqu’on écarte le rapport aux
autres groupes, la totalité organique ne surgit pas non plus. « Le
fondement de la Terreur, à y regarder de près, c’est précisément
le fait que le groupe n’a, ni ne peut avoir le statut ontologique
qu’il réclame dans sa praxis et c’est, inversement, le fait que
tous et chacun se produisent et se définissent à partir de cette
inexistante totalité » (p. 567-568). C’est le décalage irrémédiable
entre membre et groupe, dont nous avons parlé à propos de la
singularité et de l’ubiquité qui explique la Terreur, mais c’est la
libre praxis individuelle qui rend pourtant possibles le groupe
et sa permanence. Telle est la limite interne, donc, du Serment.
On pourrait, en conclusion, se demander si le prix à payer
n’est pas trop élevé ; si cette butée conceptuelle ne pourrait pas
être contournée en éliminant le fondement de cette philosophie
de la violence, à savoir la conscience confrontée à la matérialité,
ou libre praxis individuelle. Mais c’est Sartre qui nous répond
que le prix à payer serait cette fois excessif si l’on refuse ses
principes. « Il n’y a aujourd’hui (1958) que deux manières de
parler de soi, la troisième personne du singulier ou la première
personne du pluriel. Il faut savoir dire “nous” pour dire “je” :
cela n’est pas contestable. Mais la réciproque est rare aussi :
si quelque tyrannie, pour établir le “nous” d’abord, privait les
individus de la réflexion subjective, l’intériorité s’évanouirait
d’un coup, et avec elle, les relations réciproques » (Situations IV,
1964, p. 80). Si le Serment est commencement de l’humanité, la
Fraternité-Terreur est la garantie indispensable, le frein suprême
contre la tyrannie, selon Sartre.
Paru dans : Raymond Verdier (dir.), Le Serment, Éditions du CNRS,
1991, vol. II, p. 123-134.
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