grande ode a la nature
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grande ode a la nature
7e Nocturne du Musée Rodin le mercredi 3 avril 2013 à 19h. Le secret du penseur Avec André Wilms et Charles Gonzalès André Le Penseur enfin a pu gagner Paris, il parlera aux ombres immortelles, au portique du Panthéon. L'âme de nos grands morts vibrera dans ce bronze, car qu'il soit pétri d'inquiétude ou de sérénité, qu'il soit apaisé ou qu'il morde son poing solide, qu'importe, son grand sens n'est pas là. Qu'il se repose tout, ou qu'il roidisse ses muscles et ses nerfs de tout le tourment de son être, qu'importe encore ! Sa valeur virtuelle, sa loi supérieure à tout geste, à toute attitude, son bienfait, sa souveraineté sur les bronzes et les marbres morts qui attristent Paris, sa victoire, c'est qu'il frémit, c'est qu'il est actif, c'est qu'il s'apparente à l'espace, sa victoire c'est qu'il est vivant. Bourdelle ! Charles Les vantaux de la Porte de l'Enfer sont légèrement en retrait et leur bord supérieur est encore séparé du bord proéminent de la partie horizontale de l'encadrement, par une surface assez étendue. Devant celle-ci, dans l'espace tranquillement clos, est placée l'image du Penseur, de l'homme qui voit toute la grandeur et toutes les horreurs de ce spectacle, parce qu'il le pense. Il est assis, perdu et muet, lourd d'images et de pensées, et toute sa force (qui est la force de quelqu'un qui agit) pense. Son corps entier s'est fait crâne, et tout le sang de ses veines, cerveau. Il est le centre de la porte, bien que, audessus de lui encore, à la hauteur du cadre, trois hommes soient debout. La profondeur agit sur eux et les tire du lointain. Ils ont rapproché leurs têtes, leurs trois bras sont rendus en avant, ils courent ensemble, et désignent le même point, en bas, dans l'abîme qui les attire de toute sa lourdeur. Mais le penseur doit les porter en lui. Rainer Maria Rilke ! André On en parlait, on savait qu'ils étaient là, quelque part, on en avait vu certains ici ou là, mais il était difficile d'imaginer qu'ils étaient groupés en masse offensive, harmonique, formant une percée sans équivalent dans la représentation des corps. Les voici donc, ces dessins, et je crois qu'il faut les imaginer comme le vrai jour des sculptures répandues un peu partout dans la nuit, comme la vraie lumière d'une 1 chambre noire révélant la signification des bronzes et des plâtres tordus dans les musées, les jardins, les rues. À quoi pense Le Penseur ? À ça. Charles Ceci est le début de l'article que Philippe Sollers intitule "Le secret de Rodin". Il le termine ainsi : André Rodin meurt en 1917. À l'horizon de ce qui se montre ici pour la première fois, il y a deux guerres mondiales et des destructions inouïes. Le secret de Rodin, caché dans ses cartons, vaut pour tout le passé et pour n'importe quel futur. Ce secret, c'est le nôtre. Charles Mais personne mieux que Philippe Sollers n'a parlé de Rodin, de sa Porte de l'Enfer, du Penseur - ne perdons pas de vue que Rodin a placé son Penseur, son Poète/Penseur, audessus de sa Porte de l'Enfer - comme si cette porte était la part secrète enfin dévoilée de ce Poète/Penseur et pour Sollers c'est la pensée à l'œuvre et son propre regard se fait à son tour écriture et souvent écriture fulgurante... André Comment traverser la mort en envoyant son siècle en Enfer ? Ou encore : comment nier les forces d'agrégation et de désagrégation qui sont dans le temps comme si elles étaient le Temps, alors qu'elles n'en sont que les grimaces, les convulsions transitoires, la crise négative opposée à l'éternité physique ? Vous qui entrez ici, sachez que la pensée peut répondre. Elle a l'air de se tasser, de s'assombrir, de s'appesantir, elle prend même la forme abrupte et rébarbative d'un chimpanzé concentré rugueux, mais en réalité elle troue, trie, discerne, elle pèse et dissout les figurants de la pièce, elle tient son cerveau dans sa main, elle pense donc elle façonne immédiatement son penseur et l'objet qu'il pense. Charles Non, non, il ne s'agit pas d'idée, de notion, d'opinion, mais de la quatrième dimension elle-même en train d'évaluer les trois autres comme des ombres. Ici. Maintenant. Dans l'insistant relief du présent. On a trouvé l'entrée, la porte dissimulée depuis si longtemps au fond du jardin, caverne préhistorique sous terre ou sous mer, elle ne s'ouvre que pour un seul à la fois, elle va se refermer aussitôt, peut-être pour des milliers d'années. André En vérité, elle ne s'ouvre même pas, on s'y cogne et elle vous renvoie sur-le-champ à l'endroit métamorphosé où vous êtes. Pensée d'outre-tombe ? Pensée, par définition, sans tombe. 2 Charles Passez, sociétés, institutions, gouvernements, actualités, familles, fantômes, guerres, intérêts, décors, hiérarchies, privilèges, prostitutions, inconscients affublés trompeurs, sexes mélangés, morales, prisons, déclamations, polices, comédie humaine, trop humaine. André Passez, religions, mythes, légendes, universel racontar, images, cadrages, rouages, engrenages, élevages, broyages, Charles Passez, passez, pauvres reproductions enchaînées ; disparaissez donc, simulacres sans fin simulés: la Justice est ici enfin dans son Palais, elle tranche. André Par moi l'on va dans la cité dolente, Par moi l'on va dans le deuil éternel, Par moi l'on va parmi la gent perdue, La justice inspira mon divin artisan, Je fus édifiée par la toute-puissance, La suprême sagesse et l'amour souverain. Il n'a été créé, avant moi, que les choses Éternelles, et moi, éternelle, je dure. Vous qui entrez, laissez toute espérance. Charles Parole, sculpture, écriture, le modelé est une langue qui parle toutes les langues et leurs voix, tous les poèmes et leurs lois, les récits racontant la pensée qui se pense. Nous sommes ici, surprise, en français creusant l'italien, le latin, le souvenir de l'hébreu et le grec. Arche de Noé, dit Rodin lui-même. Certes, la Porte peut prendre un aspect terrible, avertissement bouclé, verrouillé. En principe, on ne la franchit qu'une fois mort. Un vivant peut-il malgré tout y avoir accès ? Par exception ? D'accord. André Il faut ici déposer toute crainte, Il faut qu'ici toute lâcheté meure; Tu vas voir les foules douloureuses Qui ont perdu le bien de l'intellect. Charles Remarquez, que le guide de Dante pose ici sa main sur la sienne « d'un air joyeux », tout en le faisant pénétrer dans « les choses secrètes ». Vous ne devriez pas voir ce que vous 3 allez voir. C'est vraiment une grâce que l'on vous fait. Un cadeau empoisonné, peut-être. La Porte peut rendre fou, et surtout folle. L'Enfer se retourne. Impossible donc de ne pas comprendre que si c'est l'Enfer que vous désirez, vous l'aurez. André Iliade, Odyssée, Bible, Évangiles, Énéide, Divine Comédie, Comédie humaine, Légende des siècles, Upanishad, Bardo Thödol, Livre des morts égyptien, Coran, Ramayana, Pérégrination chinoise vers l'Ouest : du calme, le nerf de l'épopée agit ici en silence. Prétexte pour que les corps se montrent de tous les côtés, groupes, grappes, guirlandes, fresques, mouvements rotatifs, pleins et creux, en cours d'étreintes et d'extases, de ratages et de décomposition, engendrements, sauts, renversements, écarts, séduction, corruption, dévoration - et re-séduction. Le diable est une fonction découvrable, son puritanisme est fatal sous les Tentations, on le traite de l'intérieur, adhésion et détachement logique. « La raison cubique, dit Rodin, est la maîtresse des choses, et non pas l'apparence. » Pourquoi en revient-on toujours ici à la question femme ? Au duel direct passionnel ? Charles Voici les informations, elles sont nettes, jamais on n'aura vu autant de corps féminins à l'affût, la sculpture les concerne au plus haut point, duchesses, élèves, danseuses, ouvrières, bourgeoises, modèles. Le lit de Rodin se projette en porte debout. Génie noir cassé de Camille, souffrance de Sophie : théâtre, cinéma, scènes. Rodin leur écrit, par exemple: André « Oh vous, mon amie, vivez dans la nature qui chérit les femmes de votre âge, et pensez que vous êtes heureuse. » Charles Ou encore André « Je vous demande et vous ordonne de jouir du beau temps et de prendre des forces. Si vous obéissez, vous savez que cela me rendra content. Il y a toujours votre volonté que vous suivez, faites un peu la mienne. Toujours sans volonté sur vous-même, cela est mauvais pour vous et pour moi. » Charles Ou encore 4 André « Je vis comme je peux et n'ai pas besoin de chagrin... Prenez une force et un caractère, c'est cela qui peut vous sauver des exagérations mauvaises... Quel dommage que vous n'obéissiez pas, et quel besoin de vous faire des imaginations... Vous cherchez toujours des scènes, c'est pour cela que je vous ai dit que vos lettres m'étaient indifférentes. » Charles C'est évidemment toujours la même litanie, le même mauvais roman tentant de s'approprier, d'entraver, de détourner, de fixer la révélation vraie du roman. Eh bien, Rodin continue, il impose sa scène, c'est un monstre obscène. La radiographie bronze ou plâtre, vert sombre ou clair, blanc jaune blanc, est alternativement dramatique ou élégante, tunnel ou radeau, plaisir décidé constant. André La pensée jouit de se savoir jouissance de l'être, et tout le monde devrait vouloir qu'il en soit ainsi, mais voilà, la mort, le retour à l'inanimé paraît préférable aux coupables cherchant des coupables. Rodin est implacablement innocent. Aussi innocent que Sade. Tout est Paradis dans son Enfer. Les dieux tremblent, les humains qui, malgré leurs dénégations, se prennent pour eux, ne se doutent de rien. Charles Évidemment, ce Balzac souverain qu'on leur jette à la figure n'est pas de leur goût. On sent bien qu'il a la prétention de remplacer tous les habitants de la planète. André De quel droit? N'est-ce pas un homme ? Non ? Mais alors qui ? quoi ? Rodin n'est pas au Panthéon, il est le Panthéon lui-même surplombé en acte. La Porte, ne donnant sur rien, dit calmement que l'Enfer est ici-bas, chez vous, dans votre faux présent de mensonge. Pas d'au-delà ni de spéculation sur lui; la sculpture est sans au-delà. Ici. Ici même. Votre apparition en ce monde a moins de réalité qu'un livre ou qu'une statue vivante. Charles Dieu, paraît-il, a tiré Ève d'une côte d'Adam ? On les sépare, ces deux-là, on les met côte à côte, le résultat de leur dissymétrie est la vérité de la forme. Nous sommes en pleine conjuration, en plein exorcisme majeur: l'Enfer, c'est les autres, et vous, parmi eux, en train d'être perçu comme un autre. Dans les têtes, votre effacement est déjà voulu, boîte squelette classique, urne de cendres éphémères. André Les vrais écrivains, donc, sont des sculpteurs. 5 Charles Dante, dit Rodin André « parle par gestes aussi bien que par mots ; il est précis et complet, non seulement dans les sentiments et les idées, mais dans les mouvements du corps ». Charles Ou bien: André « Ma seule idée, c'est celle de la couleur et de l'effet. Il n'y a pas d'intention de classification, ni de méthode pour le sujet, ni de schéma pour illustrer un dessein moral concentré. J'ai suivi mon imagination, mon propre sens de la disposition, du mouvement et de la composition. Ça a été depuis le début, et ce sera jusqu'à la fin, simplement et uniquement une affaire de plaisir personnel. » Charles Dante, Balzac, Hugo, mais surtout Baudelaire qui écrit précisément la position du Penseur: André « Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne / S'avançaient plus câlins que les anges du mal / Pour troubler le repos où mon âme était mise / Et pour la déranger du rocher de cristal, / Où calme et solitaire elle s'était assise. » Charles Le Penseur, si elle n'arrive pas à le déranger, met la matière en fureur. Il est inadmissible qu'il se conduise simplement et uniquement en vue de son plaisir personnel. Comment ? Le sexe n'est pas un contrat ? Il ne doit pas être rentabilisé ? Qu'il soit donc puni. Même pas ? Scandale. L'artiste est un profiteur diabolique, un vampire inexcusable, le démon des boudoirs où il vient philosopher en secret, crayon en main, arrière-pensée incessante. André « Un sculpteur donne lentement ses coups d'outil sur une figure couchée en marbre, car il pense en même temps; les ombres solides qui apparaissent autour de lui sont ses pensées; l'image palpable de son imagination qui travaille évoque, bien qu'il travaille, une autre figure; c'est ce qui marque pourquoi il n'est pas absorbé par l'œuvre en train. » 6 Charles Autrement dit, il est inabsorbable. On ne peut rien non plus lui faire avaler. Le diable est doublé. L'enfer dédoublé, saqué. Une autre fois, Rodin parle de la grandeur des Grecs André « Il y a un équilibre, un merveilleux équilibre et une sérénité dans leur sculpture, non pas la sérénité du style académique qui est l'absence de la nature, mais celle de la force, de la puissance consciente, une impression qui résulte de la maîtrise de l'esprit sur la chair. » Charles Je sculpte, j'écris, je sculpte ce qui s'écrit et se vit, je touche à coup sûr le sexe qui est en cause, je montre comment l'erreur sur ce point conduit à la mort, donc je peux représenter la pensée qui se pense, et comment je peux lui demander, moi, image brouillée et vite zappée, si je suis. Le corps délégué de Rodin est un œil à main qui vous juge depuis son tombeau factice. André Tiens, il y avait à l'époque un régime social, un empire, une république, des révolutions, des contre-révolutions, des passions ? Mais, jette Flaubert en privé, Charles « le Phallus est la pierre d'aimant qui dirige toute cette navigation ». André On peut, sans insister, noter que Freud est contemporain de Rodin, et pas le contraire. Que se passait-il, déjà ? Une foule de choses, toutes plus dramatiques et urgentes les unes que les autres. Mais vous savez bien qu'au fond tout était, comme d'habitude, plat, bête, tantôt bon enfant et tantôt canaille, nuisible, nuisant, nuiséeux, ressentimental, cafouilleux. Ah le temps perdu et mal retrouvé, les voyages au bout de la nuit, au cœur du délire; ah les hôpitaux où la maladie immortelle dure, s'incruste, crie très bas ce que chacun et chacune chuchote là-haut - sans parler de l'hystérie qui tient le bout de la corde et le démoniaque dans l'art contre l'art. Charles Un artiste, un écrivain, éprouve comme résistance, la paranoïa du grand dessous, la possession infernale du corps social acharné à nier ce corps-là, hoc est corpus, oui, précisément celui-là, pas un autre. On comprend qu'il devienne un spécialiste de la chute 7 des corps, mais aussi de leur remontée, gravitation ou lévitation possible, dans une mise à nu répétée. André La forme-femme est ici centrale, toujours en risque d'idéalisation ou de manipulation marchande, et le péché originel n'est rien d'autre : on va donc le sonder par le volume et ses variations. Charles Le péché ? André Il est consentement au poids effondré, préférence accordée à l'illusion psychique contre la pensée. Le psychisme est constamment en révolte contre la physique, il souffre de la sculpture, il se sent martyrisé par elle. Question d'être. Charles To be or not to be ? André Mais cette question n'en est pas une en réalité, et la plus haute pensée grecque l'affirme dans une révélation où, étrangement, apparaît aussi une Porte : Charles « L'être est; le non-être n'est pas. » André Les cavales qui m'emportent m'ont entraîné Aussi loin que mon cœur en formait le désir, Quand, en me conduisant, elles m'ont dirigé Sur la voie très parlante de la Divinité Qui, à travers les cités, porte l'homme qui sait. Des jeunes filles nous indiquaient le chemin L'essieu brûlant des roues grinçait dans les moyeux Jetant des cris de flûtes, les deux cercles des roues tournant vite. Les filles du soleil, délaissant les palais de la Nuit, Couraient vers la lumière en me faisant cortège, Écartant de la main les voiles Qui masquaient l'éclat de leur visage. Là se dresse la Porte Donnant sur les chemins de la Nuit et du Jour 8 Un tinteau et un seuil de pierre la limitent Quant à la Porte même, élevée vers le ciel, Elle est pleine, elle a des battants magnifiques, Et la Justice aux nombreux châtiments En détient les clés dans les deux sens, Contrôlant le passage... Charles L'être est, tandis que le non-être, indicible et impensable, n'est pas. Toute la pensée et toute l'histoire de la philosophie se jouent en ce lieu. Ce qu'on ne se lasse pas d'admirer, ce n'est pas seulement la sûreté naturelle de ce rapport fondamental à l'être, c'est aussi en même temps la richesse de sa figuration dans la parole et dans la pierre. Ces quelques mots sont là dressés comme les statues grecques archaïques. Voici donc la vérité qui se tient avant toute autre et transparaît à travers toutes les autres. Rodin, en pleine expansion du nihilisme, a retrouvé luimême, avec sûreté, la voie dérobée. Heidegger est contemporain de Rodin, et pas le contraire. André « Mes dessins sont un peu français du dix-huitième siècle mais toujours avec un fond de formes qui touche au grec. » Charles Et aussi André « Maintenant j'ai fait une collection de dieux mutilés... Ce sont des morceaux de Neptune, de femmes déesses ; et tout ceci n'est pas mort, ils sont animés et je les anime encore plus, je les complète facilement en vision, et ce sont mes amis de la dernière heure, tous de la belle époque grecque, car ils viennent de Grèce. » Charles Le mot impavide signifie « inébranlable, intrépide, qui n'a pas peur ». Beaucoup mieux qu'impassible ou imperturbable, il est l'attribut de l'homme dans sa justice, son endurance, sa ténacité. Les ruines du monde le frapperont sans l'émouvoir. André Les choses absentes, prends-les par la faculté de penser comme fermement présentes, car tu ne scinderas pas l'être de sa continuité avec l'être, ni en le dispersant ni en le rassemblant, peu importe où je commencerai, puisqu'en ce lieu aussi je reviendrai. Le Penseur, dans sa jouissance d'être, indique une résurrection toujours déjà là. Dieu et le Diable n'y peuvent rien, et encore moins le monde, l'histoire, la société des ombres 9 hésitant sans fin entre être et non-être. Le non-être n'est pas. L'être est. Même chose sont l'être et le penser. C'est dit, refermons la Porte. Philippe Sollers ! Charles 1922. Créé dès 1880 dans sa taille d’origine, environ 70 cm, pour orner le tympan de La Porte de l’Enfer, Le Penseur était alors intitulé Le Poète : il représentait Dante, l’auteur de La Divine Comédie qui avait inspiré La Porte, penché en avant pour observer les cercles de l’Enfer en méditant sur son œuvre. Le Penseur était donc initialement à la fois un être au corps torturé, presque un damné, et un homme à l’esprit libre, décidé à transcender sa souffrance par la poésie. Pour sa pose, cette figure doit beaucoup à l'Ugolin de JeanBaptiste Carpeaux et au portrait assis de Laurent de Médicis sculpté par Michel-Ange. Tout en gardant sa place dans l’ensemble monumental de La Porte, Le Penseur fut exposé isolément dès 1888 et devint ainsi une œuvre autonome. Agrandi en 1904, il prit une dimension monumentale qui accrut encore sa popularité : cette image d’un homme plongé dans ses réflexions, mais dont le corps puissant suggère une grande capacité d’action, est devenue l’une des sculptures les plus célèbres qui soient. Rodin pense alors… André Mais si mes figures sont correctes et vivantes, qu'ont-ils donc, les critiques, à y reprendre? Et de quel droit voudraient-ils m'interdire d'y attacher certaines intentions ? De quoi se plaignent-ils si, en plus de mon travail professionnel, je leur offre des idées, et si j'enrichis d'une signification des formes capables de séduire les yeux ? L'on se trompe étrangement, du reste, quand on s'imagine que les vrais artistes peuvent se contenter d'être des ouvriers habiles et que l'intelligence ne leur est pas nécessaire. Elle leur est indispensable, au contraire, pour peindre ou pour tailler même les images qui semblent les plus dénuées de prétentions spirituelles et qui ne sont destinées qu'à charmer les regards. Quand un bon sculpteur modèle une statue, quelle qu'elle soit, il faut d'abord qu'il en conçoive fortement le mouvement général; il faut, ensuite, que jusqu'à la fin de sa tâche, il maintienne énergiquement dans la pleine lumière de sa conscience son idée d'ensemble, pour y ramener sans cesse et y relier étroitement les moindres détails de son œuvre. Et cela ne va pas sans un très rude effort de pensée. Ce qui, sans doute, a fait croire que les artistes peuvent se passer d'intelligence, c'est que nombre d'entre eux en paraissent privés dans la vie courante. Les biographies des peintres et des sculpteurs célèbres abondent en anecdotes sur la naïveté de certains maîtres. Mais il faut se dire que les grands hommes, méditant sans cesse sur leurs œuvres, ont de fréquentes absences d'esprit dans l'existence quotidienne. Il faut se dire surtout que beaucoup d'artistes, tout intelligents qu'ils soient, semblent bornés, simplement parce qu'ils n'ont point cette facilité de parole et de repartie qui, pour les observateurs légers, est le seul signe de finesse. 10 Charles Y a-t-il pas entre l'art et la littérature une ligne frontière que les artistes ne doivent point franchir ? André Je vous avoue qu'en ce qui me concerne, je supporte malaisément les défenses de passer. Il n'y a point de règle, à mon avis, qui puisse empêcher un statuaire de créer une belle œuvre à sa guise. Et qu'importe que ce soit de la sculpture ou de la littérature, pourvu que le public y trouve profit et plaisir? Peinture, sculpture, littérature, musique, sont plus proches les unes des autres qu'on ne le croit généralement. Elles expriment toutes les sentiments de l'âme humaine en face de la nature. Il n'y a que les moyens d'expression qui varient. Mais si un sculpteur parvient par les procédés de son art à suggérer des impressions que procure d'ordinaire la littérature ou la musique, pourquoi lui chercherait-on chicane? Un publiciste critiquait dernièrement mon Victor Hugo du Palais-Royal en déclarant que ce n'était pas de la sculpture, mais de la musique. Et il ajoutait naïvement que cette œuvre faisait songer à une symphonie de Beethoven. Plût au ciel qu'il eût dit vrai ! Charles Épris de liberté, René Descartes est, à la fois, un homme d'action et un homme de réflexion. Le Discours de la méthode ! La réflexion scientifique : elle doit être logique et cohérente, éviter toute idée préconçue. Dans cette perspective, le doute méthodique constitue la première étape de cette démarche. Il faut faire table rase, éliminer toute croyance préalable, tout nier; mais, cette négation même étant une pensée, l'existence de la pensée est établie. A travers cette certitude première, on peut donc affirmer que l'on existe, selon la formule devenue célèbre : « je pense, donc je suis » André ...considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie, que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n'étais point ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais; au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que 11 tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été : je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est. Après cela, je pensai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement. Charles Blaise Pascal mène tout d'abord une existence mondaine, fréquente les salons et les cercles scientifiques. Il est alors peu attiré par la religion et a de nombreux amis athées. En 1646, ses conversations avec deux gentilshommes, venus soigner son père victime d'une chute, constituent une révélation. Ils sont proches des milieux jansénistes et l'initient à cette conception religieuse austère. Il a laissé une œuvre multiple, à l'image de sa vie. Scientifique, il écrit son premier traité de géométrie à 16 ans. On lui doit de nombreuses découvertes: il est notamment l'inventeur de l'ancêtre de la machine à calculer et a contribué à établir les lois de la pression atmosphérique. Écrivain, célèbre surtout par son recueil de Pensées. Un roseau pensant… André L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale. Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant Charles Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si votre vue s'arrête là que l'imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. 12 André Tout le monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix. Charles Qu'est-ce qu'un homme, dans l'infini ? André Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates, qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Charles Enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? André Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Également incapable de voir le néant d'où il est tiré et l'infini où il est englouti. Charles Comment puis-je penser ? Les livres faits depuis deux mille ans m'ont-ils appris quelque chose ? Il nous vient quelquefois des envies de savoir comment nous pensons, quoiqu'il nous prenne rarement envie de savoir comment nous digérons, comment nous marchons. J'ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu'elle est : cette question l'a toujours confondue. J'ai essayé de découvrir par elle si les mêmes ressorts qui me font digérer, qui me font marcher, sont ceux par lesquels j'ai des idées. Je n'ai jamais pu concevoir comment et 13 pourquoi ces idées s'enfuyaient quand la faim faisait languir mon corps, et comment elles renaissaient quand j'avais mangé. André J'ai vu une si grande différence entre des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j'ai cru qu'il y avait en moi une substance qui raisonnait, et une autre substance qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j'ai senti grossièrement que je suis un seul; et cette contradiction m'a toujours fait une extrême peine. André J'ai demandé à quelques-uns de mes semblables, qui cultivent la terre, notre mère commune, avec beaucoup d'industrie, s'ils sentaient qu'ils étaient deux, s'ils avaient découvert par leur philosophie qu'ils possédaient en eux une substance immortelle, et cependant formée de rien, existante sans étendue, agissant sur leurs nerfs sans y toucher, envoyée expressément dans le ventre de leur mère six semaines après leur conception ; ils ont cru que je voulais rire, et ont continué à labourer leurs champs sans me répondre. Charles Voltaire, « Le philosophe ignorant » ! Charles C’est alors que Rodin pense que… André « Un Penseur, un homme nu accroupi sur un roc où ses pieds se crispent. Les poings aux dents, il songe. La pensée féconde s'élabore lentement de son cerveau. Ce n'est point un rêveur, c'est un créateur. » Charles Voltaire encore et toujours… André « Quiconque pense fait penser. » Charles Jules Renard… André « Penser ne suffit pas : il faut penser à quelque chose. » 14 Charles Françoise Sagan… André « Nous sommes peu à penser trop, trop à penser peu. » Charles Georges Steiner… André Penser veut dire aussi rêver. » Charles Georges Braque… André « Penser et raisonner font deux. » Charles Alain… André « Penser, c'est dire "non". » Charles Gilles Deleuze… André « Plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance. » Charles Goethe… André « La félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable. » 15 Charles Victor-Hugo… André « La félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable. » Charles Nietzsche… André « La félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable. » Charles Cioran… André « Se méfier des penseurs dont l'esprit ne fonctionne qu'à partir d'une citation. » Charles Penser ne serait il pas aussi… Charles Le Penseur de Rodin fut tout d'abord appelée Le Poète… Penser, oublier, se souvenir…Cet homme, ce poète, ce penseur…se souvient tout simplement… comme Georges Perec s’est aussi souvenu… André Je me souviens des dîners à la grande table de la boulangerie. Soupe au lait l'hiver, soupe au vin l'été. Je me souviens du cadeau Bonux disputé avec ma sœur dès qu'un nouveau paquet était acheté. Je me souviens des bananes coupées en trois. Nous étions trois. Je me souviens de notre voiture qui prend feu dans les bois de Lancôme en 76. Je me souviens des jeux à l'élastique à l'école. Je me souviens de la sirène sonnant, certaines après-midi, à côté de l'école et qui vrombissait jusqu'à envahir l'espace que nous habitions. Je me souviens de Monsieur Mouton, l'ophtalmo, qui avait une moustache blanche. Je me souviens des coups de règle en fer sur les doigts. 16 Je me souviens des Malabars achetés chez la confiseuse au coin de la rue. Je me souviens de l'odeur enivrante des livres, à la rentrée scolaire. Je me souviens de mon grand-père qui se levait de sa chaise devant toute notre tablée pour pousser la chansonnette. Je me souviens de lectures sous les draps, le soir, à la lampe de poche. Je me souviens de ces départs en vacances où l'habitacle était aussi chargé que le coffre. Je me souviens de la sécheresse de 1976. Je me souviens des sacs plastiques accrochés aux fenêtres des cités universitaires. Je me souviens des jeudis passés dans les bois à entasser la branchinette qui servirait à faire prendre le feu. Je me souviens des oignons et de la petite fleur de Sidney Bechet, des disques 45 tours gagnés chez Antar avec les pleins de mobylette. Je me souviens de Raymond le brave, toujours second, pas bien malin, toujours gentil. Je me souviens de 1515. Je me souviens des vaccinations en collectivité. Je me souviens des fleurs de boutons d'or et de leur reflet doré sur le menton pour voir si « tu aimes le beurre ». Je me souviens de ces défilés du 8 mai, 14 juillet, 11 novembre... de ces fêtes de village. Je me souviens des essayages de morceaux de pull encore accrochés aux aiguilles à tricoter. Je me souviens des «points» de la COOP à coller pour obtenir des lots. Je me souviens de Nounours, Pimprenelle et Nicolas, du Marchand de Sable et de leur « Bonne nuit les petits ». Je me souviens des Compagnons de la Chanson. Je me souviens du petit carnet où j'écrivais les mots des grands et que je ne comprenais pas. Je me souviens de ma fierté de voir mon père en pompier. Je me souviens des soirées organisées où l'on faisait 10 km, à cinq sur la banquette arrière de la 403 pour aller regarder « La Piste aux Étoiles ». Je me souviens de Calimero, il me faisait pleurer, et de L'Île aux enfants avec Casimir. Je me souviens du silence qui accompagnait le défilé des dissidents chinois sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1989 peu après les événements de Tiananmen. Je me souviens des kilomètres à vélo, les tickets de tombola dans les poches. Je me souviens de mon premier vélo de course de marque Gitane, offert par mon grandpère. Je ne me souviens pas du moment de ma naissance. Je me souviens des flacons plats de pastis volés à TVS. Sale goût, pur. Je me souviens de la moiteur de la laine de mouton que l'on tassait jambes nues dans les ballots. Je me souviens de ces jeans dont il fallait remonter la fermeture éclair en s'allongeant sur le sol. Je me souviens du cagnard où je faisais cuire le steak ou l'uf sur le plat. Je me souviens de ne pas m'être souvenu de mon rendez-vous chez le dentiste. Je me souviens de la ridicule supériorité du directeur d'école et de son pincement de joue à fuir telle la peste. Je me souviens du papier tue-mouches qui pendouille au-dessus de mon bol au petitdéjeuner. Je me souviens du café à trois francs. 17 Je me souviens des heures passées à jouer avec les lanières de plastique des rideaux pendus devant les portes d'entrée. Je me souviens « d'un petit pas pour l'homme, mais un grand pas pour l'Humanité ». Je me souviens de la fierté d'aller au lait à Léry à vélo. J'avais donc grandi, quelle responsabilité. Quel plaisir la première fois. Je me souviens des lunettes « sécurité sociale », rosâtres, ornées d'un filet brun aux sourcils. Je me souviens de PERLIN PINPIN. Je me souviens d'Elvire que j'aimais et qui m'avait offert un cadeau, magnifique emballage de crottes de chèvre. Je me souviens d'un film d'animation avec un ours, une petite fille et un marchand de sable, mais pas du nom des personnages ni du titre du film. Je me souviens du temps que les moins de 15 ans ne peuvent pas connaître... La Bohème... Je me souviens du Certificat d'Études, debout face au jury, à pousser le Chant du Départ. Je me souviens des histoires de Toto. Je me souviens de la télé en noir et blanc. Je me souviens des messes à Vineuil, lâchés de grillons, grenouilles ou lézards. Je me souviens de 1516, premier anniversaire de 1515. Charles Qui pourrait nous empêcher aussi de penser que cet homme plongé dans ses pensées pourrait aussi penser que... Rien n'est plus semblable à l'identique que ce qui est pareil à la même chose. Le véritable égoïste est celui qui ne pense qu'à lui qu'en il parle d'un autre. Ce n'est pas parce qu'en hiver on dit "Fermez la porte, il fait froid dehors" qu'il fait moins froid dehors quand la porte est fermée. Il faut une infinie patience pour attendre toujours ce qui n'arrive jamais. La véritable modestie consiste toujours à ne jamais se prendre pour moins ni plus que ce qu'on estime qu'on croit qu'on vaut ni pour plus ni moins que ce qu'on évalue qu'on vaut qu'on croit. N'importe quoi vaut souvent mieux que rien du tout, et réciproquement, de même que quiconque n'est pas souvent quelqu'un, et inversement. Les suppositoires à la nitroglycérine sont beaucoup plus efficaces que ceux à la glycérine pure, mais se révèlent beaucoup plus bruyants. En justice courante et cavalante, si tous les prévenus l'étaient à temps, le banc des accusés serait souvent vide. Ceux qui ne savent pas à quoi penser font ce qu'ils peuvent, toutefois et néanmoins, pour essayer de penser à autre chose que ce à quoi ils ne pensent pas. Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu'on n'a pas fait le jour-même, mais qu'on aurait pu faire la veille ou l'avant-veille du surlendemain. Mourir en bonne santé, c'est le vœu de tout bon vivant bien portant. Ceux qui ne savent rien en savent toujours autant que ceux qui n'en savent pas plus qu'eux. Celui qui dans la vie, est parti de zéro pour n'arriver à rien dans l'existence n'a de merci à dire à personne. 18 Ceux qui pensent à tout n'oublient rien et ceux qui ne pensent à rien font de même puisque ne pensant à rien ils n'ont rien à oublier. Quand on n'a besoin que de peu de chose, un rien suffit, et quand un rien suffit on n'a pas besoin de grand-chose. Quand on dit d'un artiste comique de grand talent qu'il n'a pas de prix, ce n'est pas une raison pour ne pas le payer sous le fallacieux prétexte qu'il est impayable. La véritable et sincère amitié verbale profondément superficielle est celle sur laquelle on peut absolument compter quand on n'a strictement besoin de rien. On dit d'un accusé qu'il est cuit quand son avocat n'est pas cru. Evidemment ces pensées de Pierre Dac valent tout aussi bien d’autres et finalement cet homme assis là est né lui-même d’une pensée… celle de Rodin… « Offert au peuple de Paris » André Le grand Penseur, encore en plâtre, fut exposé pour la première fois à Londres, en janvier 1904, puis au Salon de la Société nationale des beaux-arts à Paris, d’avril à juin. Une partie de la critique le tourna en dérision : Charles « C’est une brute énorme, un gorille, un caliban, stupidement obstiné, qui rumine une vengeance » André Mais l’enthousiasme l’emporta et la revue Les Arts de la vie lança une souscription dont le produit était destiné à placer l’œuvre sur une place de Paris. « Le Poète, le Penseur » : Dante ou Rodin La pensée comme toute autre valeur abstraite s’est vue représenter jusqu’à Rodin sous forme d’allégorie, la déesse Athéna ayant été indéfiniment reproduite. Avec Le Penseur, Rodin rompt de façon éclatante avec cet académisme : la pensée est désormais un homme réel qui réfléchit durement. Œuvre de renommée mondiale, Le Penseur appartient probablement aux premières figures que Rodin modela dès 1880-1881 pour La Porte de l’Enfer, où il devait occuper le centre du tympan. Il représente à la fois Dante et Rodin, qui contemplent l’œuvre inspirée au second par le poème du premier, L’Enfer. Figuré nu, il possède une dimension universelle. Le Penseur fait partie des quelques figures créées très tôt et très vite, qui traversèrent toute l’œuvre de l’artiste sans subir d’autre modification que l’agrandissement. En dépit de la pose la plus traditionnelle qui soit, celle qui de tout temps avait signifié la méditation, une puissante originalité s’y manifeste. Due au choix du modèle, celle-ci naît du contraste entre le corps athlétique d’un homme d’action rendu avec toute la vigueur voulue, et l’identité du personnage, l’un des rois de l’esprit pour Rodin qui plaçait au sommet de son échelle des valeurs « la pensée pure représenté par l’artiste, le poète, le philosophe ». Charles Avec George Steiner on se confronte à un esprit étincelant. 19 Etincelant de culture et d’esprit. Les philosophes veulent la plupart du temps que l’on pense comme eux alors qu’un poète, jamais. Et surtout un philosophe écrit avec des idées alors que le poète use essentiellement de mots. André « Non . » Une syllabe chargée d’une promesse de création. Sartre l’avait déjà dit : « Penser c’est dire non ». Charles La pensée est vivante. Elle s'égrène au fil des siècles et combien vivante, libératrice et altière on la trouve chez le philosophe allemand Frédéric Nietzsche. Et quand sa pensée André Rien qu'un fou, rien qu'un poète DANS l'air où s'éteint la lumière Quand la consolation de la rosée S'égoutte sur la terre Invisible, inaudible (Car elle porte des sandales légères La rosée consolatrice comme toutes les douces consolations) Te souvient-il, ô Cœur brûlant, te souvient-il Comme tu avais soif jadis De larmes célestes -- gouttes de rosée Comme jadis, brûlé et las, tu avais soif Sur les chemins d'herbes jaunes Où les rayons cruels du soleil crépusculaire Te poursuivaient parmi les arbres noirs, Les rayons aveuglants, les rayons brûlants d'un malfaisant soleil ? « Toi, l'Amant de la Vérité ? » - ainsi raillaient-ils « Toi ? Allons, rien qu'un poète ! Un animal rusé, rampant, rapace, Qui doit mentir; Qui doit mentir volontairement, avec conscience, Avide de proies, Sous les masques de toutes les couleurs, Masqué à ses propres yeux, Une proie pour lui-même. Ça, l'amant de la Vérité ? Non, rien qu'un fou, rien qu'un poète! Fertile seulement en paroles de couleurs, Hurlant ses paroles de couleurs sous ses masques de fou, Escaladant des ponts de paroles menteuses, Escaladant des arcs-en-ciel de mensonges, 20 Parmi des ciels faux, Errant, planant de-ci de-là, Rien qu'un fou, rien qu'un poète! Charles Ça, l'amant de la Vérité ? Ni calme, ni rigide, ni lisse, ni froid, Ni Image, Ni Statue de Dieu Dressée à l'entrée d'un temple Pour garder la Porte Divine. Non! Ennemi de ces statues de Vérité, Plus chez lui dans les déserts que dans les temples, Plein de malice féline, Sautant par chaque fenêtre, Hop, dans chaque hasard, Flairant toutes les forêts vierges, Flairant plein d'envie, plein de désirs, Tu as couru dans toutes les forêts vierges Parmi les fauves au pelage taché. André Sain, coupable, beau, coloré, tu courais Les babines avides. Heureux, railleur, heureux, infernal, heureux, sanguinaire Tu courais, fondant sur ta proie, rampant, à l'affût, Ou comme l'aigle qui longtemps, Longtemps fixe les abîmes, - Ses abîmes Et les voit s'enfoncer Et tournoie dans les vallées Toujours, toujours plus profondes. Et soudain, D'un trait juste Et d'un essor, Fond sur l'agneau, Piquant droit, affamé, Avide d'agneau. Ennemi de toutes les âmes moutonnières, En rage contre tout ce qui a l'air Moutonnier : yeux d'agneau, laine bouclée Grise, pleine laine de mouton. Charles Ainsi, Pareils à l'aigle, h la panthère, 21 Sont tes désirs de Poète, Sont tes désirs sous mille masques, 0 Fou, ô Poète! Quand tu regardes l'homme, Qu'il soit Dieu ou Mouton : Déchirer Dieu dans l'homme, Déchirer le mouton Rire en le déchirant, C'est là, c'est bien là ton bonheur! Un bonheur de panthère, un bonheur d'aigle, Un bonheur de poète et de fou ! » André Dans l'air où s'éteint la lumière, Quand déjà la faucille de la lune Verte entre des rougeurs de pourpre Glisse envieusement : Ennemie du jour, Fauchant à chaque pas et sournoisement Des hamacs de roses Jusqu'à ce qu'ils tombent Pâlis au creux des nuits, Ainsi je suis tombé De ma folie de vérité, De mes désirs de lumière, Las du jour, malade de clarté, Je suis tombé vers les bas-fonds du côté du soir et de l'ombre, Brûlé, assoiffé D'une unique vérité : -- Te souvient-il, te souvient-il encore, Cœur brûlant, Comme tu avais soif alors ? Faut-il que je sois banni De toute vérité, Rien que Fou! Rien que Poète ! Charles Finalement que dire de ce penseur ? Jean Baudrillard en donne peut-être le véritable secret… André Que dire de plus… 22 Des idées on peut en avoir des milliers, mais une pensée, c'est autre chose ! Je crois en effet qu'on n'en a jamais qu'une seule dans sa vie... FIN 23