L`instrumentalisation de la peur Foncièrement dissemblable de toute
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L`instrumentalisation de la peur Foncièrement dissemblable de toute
L’instrumentalisation de la peur Foncièrement dissemblable de toute autre espèce animale, l’homo sapiens a radicalement modifié le visage de la planète depuis son apparition, il y a de cela plus de six millions d’années. Son emprise est telle qu’aujourd’hui on assiste à l’ère du genre humain, période caractérisée par le contrôle le plus complet de l’homme sur l’environnement. L’ampleur de sa domination relève en grande partie de la spécificité humaine, la raison, dotant ainsi l’homme de la parole et, par extension, d’une capacité technique qui rend moins décisive le recours à ses instincts. Toutefois, il s’agit là d’une affirmation quelque peu présomptueuse puisque la grandeur de l’entendement humain, bien qu’elle supplante la force des comportements primitifs, ne se dissocie jamais entièrement des pulsions. De fait, l’affectivité humaine continue de jouer un rôle prépondérant dans nos relations interpersonnelles et exerce une influence qui, loin d’être négligeable, mérite une attention toute particulière. L’une des conséquences tragiques de cette faiblesse, en effet, est sa mise à profit, au XXe siècle notamment, par les « régimes de la peur ». Seulement, tant et aussi longtemps que les individus n’auront acquis une pleine conscience de l’influence la nature ambivalente et presque imperceptiblement manipulée par les affects sur leur moindre fait et geste, ils demeureront un objet d’une étonnante maniabilité et ne seront jamais totalement libres. Dans cette optique, il convient de se questionner soi-même : quand la peur nous prend, que nous prend-elle? Pour bien répondre à cette question et saisir les enjeux qu’elle présuppose, nous nous pencherons sur le sentiment de peur et ses effets sur la société. Il conviendra de l’expliciter davantage afin de rendre compte des nombreuses interprétations possibles. Nous nous intéresserons ici à la dimension 1 « politique » de la peur en approfondissant les thèses de Paul Virilio et de Marc Crépon. Ce faisant, nous serons alors à même de constater que la peur prive non seulement l’homme de l’exercice de sa raison, mais qu’elle risque d’annihiler – et à chaque fois le spectre de la violence réapparaît, pour parler cette fois comme Hobbes -, toute forme de pensée logique et cohérente. Problématique En premier lieu, le point de vue généralement accepté sur la notion de peur réside en sa division en deux types distincts : la peur biologique et la peur psychologique. Puisqu’il est superflu de s’attarder sur ce premier aspect, par définition inné, nous nous contenterons de le résumer en affirmant que la peur est expérimentée par l’ensemble du monde animal où elle occupe une fonction d’autoconservation et d’autoprotection, fonctions vitales pour la survie de l’espèce. Plus particulièrement, elle se manifeste chez l’homme par des signes observables tels que des tremblements incontrôlés ou une hausse notable de la fréquence cardiaque1. D’une perspective plus interne cependant, la peur peut découler de deux principales causes, soit du débordement d’une imagination fertile ou de l’appréhension d’une cause de danger potentiel. Pour sa part, Alain aborde d’ailleurs avec subtilité la ruse de ce tour de passe-passe de l’inventivité humaine lorsqu’il écrit : « C'est proprement l'imagination qui fait peur, par l'instabilité des objets imaginaires, par les mouvements précipités et interrompus qui sont l'effet et en même temps la cause de ces apparences, enfin par une impuissance d'agir qui tient moins 1 Pour une analyse évolutionniste plus précise des émotions et des sentiments chez l’homme et l’animal, voir Darwin, C., L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, Payot, 2001. 2 à la puissance de l'objet qu'aux faibles prises qu'il nous offre.»1 Ainsi, la confrontation de l’objet ne constituerait pas le paroxysme de la peur, mais plutôt sa forme antithétique puisque sa présence atténuerait l’émotion même. Qui d’ailleurs n’a pas éprouvé une crainte sourde et irraisonnée en appréhendant un simple examen par exemple? Et qui, au sortir de l’examen, n’ait pas ressenti une exaltation presque honteuse en constatant, non sans un léger sourire, qu’elle était, somme toute, quelque peu exagérée? La peur, se confondant ici avec l’anxiété, relève donc en bonne partie du travail de l’imagination. Une conception plus matérialiste, toutefois, pourrait envisager la peur sous la forme d’une anticipation, à savoir celle d’une source menaçante possible qui, perçue en quelque sorte comme une appréhension raisonnée et justifiée, trouve une validité dans le fait de servir d’outil de prédilection pour les plus grands despotes de l’Histoire. Ce dernier point, soulevé par les auteurs Paul Virilio et Marc Crépon, sera davantage développé ci-après. Entre l’administration et la culture de la peur Au premier abord, il serait aisé d’affirmer - comme dans notre introduction - que la peur, par définition, nous enlève momentanément tout usage de la raison et annihile toute pensée cohérente et ordonnée. Cependant, l’expérience de ce sentiment aujourd’hui est infiniment plus complexe, et cette faculté proprement humaine de distinguer le vrai du faux se trouve diminuée ou entravée à plusieurs niveaux. En effet, de la très explicite terreur des victimes des régimes totalitaires à la sous-jacente peur alimentée par les gouvernements dits démocratiques, la politique s’est de nos jours spécialisée en contrôle de la masse par la culture de la peur. Paul Virilio affirme en effet que l’ère moderne voit 1 ALAIN, Les passions et la sagesse, Paris, Gallimard, 1960, p.1222. 3 l’avènement de la mondialisation des émotions, véhiculées et avivées par les médias maintenant omniprésents. Il perçoit d’un mauvais œil cette transformation des affects individuels en pulsion collective. Pour lui, cette « bombe informatique » détient le pouvoir de créer un véritable chaos sur commande en abusant de l’instantanéité produite par la vitesse des communications contemporaines. Ainsi, il explique que « [g]râce à la vitesse absolue des ondes, on peut ressentir dans tous les endroits du monde le même sentiment de terreur, au même moment. Cette bombe n’est pas locale : elle explose à chaque instant, à propos d‘un attentat, d’une catastrophe naturelle, d’une panique sanitaire, d’une rumeur maligne. Elle crée une véritable "communauté d’émotions" »1. De fait, un des dangers latents de cette synchronisation sentimentale réside dans sa possible utilisation massive par un gouvernement. Nos démocraties dès lors seraient menacées par cette transition d’une « démocratie de l’opinion à une démocratie de l’émotion »2. Le communisme des affects, celui que l’on expérimente dans la société globale des individus émotifs, pourrait créerait un véritable phénomène hallucinatoire. Dans une optique semblable, Marc Crépon dénonce à son tour les systèmes politiques plébiscitaires modernes qui leurrent insidieusement leur population avec des fausses déclarations, s’assurant par là de la docilité à l’aide d’incitatifs habilement dissimulés. L’ascendant magnifiquement orchestré et soigneusement planifié du gouvernement, tranquillisant dans son faux air d’État providence infantilisant, pousse les individus à accepter ce qui est moralement inacceptable. Le maccarthysme politique en 1 VIRILIO, Paul, L’administration de la peur, Paris, Textuel, 2010, p. 30. 2 Ibid, p.31. 4 œuvre chez nos voisins du sud au début des années cinquante donne une idée de ce problème. Alors que le sénateur McCarthy mena une campagne de délation et de persécution à l’endroit de sympathisants communistes soupçonnés, la société était alors aux prises avec la peur généralisée, une véritable chasse aux sorcières. Ainsi, Crépon prophétise : « Personne ne peut nous aider tant que, dans un élan de dégoût général, nous n'aurons pas arraché, avec un cri strident, la répugnante toile d'araignée de la peur, greffée en nous comme un second système de circulation sanguine.»1 Indubitablement, l’exercice de l’esprit critique, si hostile pour l’autorité, connaît une répression exacerbée sous les régimes de la peur. Usant cette fois de la menace ouverte de violation des droits les plus fondamentaux, tels que la sécurité sociale ou l’intégrité physique, la population se voit contrainte de plier l’échine, impuissante. Dans un régime totalitaire, aucune classe n’est épargnée, et seuls les partisans du gouvernement peuvent espérer obtenir un sursis. L’épisode le plus approprié de ce cas de figure serait sans doute celui, tristement célèbre, de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque terrifiante de l’Histoire, où les nations les plus exemplaires jusqu’alors se sont livrées à des actes d’une barbarie dégradante, la peur régnait en maître. Le peuple français lui-même, sous la pression et la menace nazie, a dénoncé des citoyens de confession hassidique pourtant établis au pays depuis de longues années déjà, les abandonnant à l’horreur de complexes concentrationnaires tels qu’Auschwitz. La peur était partout et prenait tout. Mais comment l’homme a-t-il pu sombrer dans pareille déchéance ? Peut-on connaître cela à nouveau, comme le craint non sans raison Paul Virilio ? Bien qu’un tel comportement soit difficilement concevable 1 Ibid. 5 aujourd’hui, l’instinct d’autoconservation de l’individu était tel qu’il prévalait désormais sur la vie même de son prochain, acculé à l’exercice de ses fonctions les plus primaires. Retour à Hobbes Certains pourraient cependant avancer que la peur, loin d’être seulement une pulsion négative, peut, une fois maîtrisée par l’esprit, être synonyme de facteur favorable à la mise en branle d’un changement politique, une révolution. S’il est vrai que les bouleversements politiques de l’Histoire de l’humanité ont profondément modifié la société en elle-même, contribuant ainsi à l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, il ne faut également oublier les conséquences drastiques. En pleine terreur, la Révolution de 1789 s’est soldée par un bain de sang, nombre de têtes innocentes ont dû en payer le lourd prix. Bien que ces insurrections aient été plus nécessaires, la bestialité dont ont fait preuve les contestataires laissent difficilement croire à une action régie par la raison, et semble davantage relever de l’exaspération et du désespoir que de la peur en elle-même. La peur est un sentiment manipulable, un matériau dangereux car il est très difficile à contrôler. Le contrat social, dit certains philosophes, serait fondé sur la rationalité, le langage. Mais n’est pas plutôt le contraire ? Car l’unité jusque là conservée de ce pacte tacite entre les individus risque toujours la rupture. Jouissant d’une liberté illimitée aux lourdes conséquences, la protection dont bénéficiaient alors chacun est subitement abrogée, et désormais la loi du plus fort prévaut comme unique règle. Une société fondée sur la crainte mutuelle En plus de priver de ce don intrinsèque ce qui fait l’homme homme, la raison, les situations exceptionnelles poussent l’individu jusque dans ses derniers retranchements et 6 le placent dans une situation d’exception. L’origine de toute société humaine, écrivait Hobbes, s’appuie sur la crainte mutuelle des hommes et sur la renonciation à tous leurs droits − sauf celui de se défendre − au profit de ceux à qui ils accordent le pouvoir. « L’homme est un loup pour l’homme », et dans ce climat suspicieux l’homme s’associe non pas par noblesse de caractère, mais uniquement par peur. Sa nature conflictuelle le pousse à se prémunir des autres par un contrat social, lui garantissant ainsi sécurité et stabilité. En guise de conclusion à notre réflexion, nous rappellerons que la peur peut être envisagée sous deux perspectives distinctes, soit d’un point de vue biologique et d’un point de vue psychologique. Par ailleurs, cette émotion complexe tient son origine de deux causes, soit de la démesure de l’esprit imaginatif ou l’anticipation d’une source de danger potentielle. Privant momentanément l’homme de sa raison et brouillant ses pensées, on aura vu avec Virilio et Crépon que la peur appelle aujourd’hui de nouveaux outils de contrôle dans les démocraties oublieuses de l’Histoire du dernier siècle. Nous aurons aussi rappelé l’apport déterminant de Hobbes (et de son célèbre contrat social fondé sur la peur mutuelle des hommes) à la question de la fondation de la société. Une question recouvre une grande actualité aujourd’hui : la peur n’est-elle pas, au fond, le motif d’unification de toute société politique ? La politique n’est-elle pas, nous avons essayé de le montrer ici, une tentative pour « coordonner » tant bien que mal nos peurs collectives et nos craintes réciproques, une tentative – compliquée et risquée sans doute dans nos sociétés toujours plus sentimentales ? 7 BIBLIOGRAPHIE ALAIN. Les passions et la sagesse, Paris, Gallimard, 1960. CRÉPON, Marc. La culture de la peur. Volume 1, Démocratie, identité, sécurité, Paris, Galilée, 2008. DARWIN, Charles. L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, Payot, 2001. HOBBES, Thomas. Léviathan, trad. G. Mairet, Paris, Gallimard, 2003. LECOURT, Dominique. L’âge de la peur. Éthique, science, société, Paris, Bayard, 2009. ROUSSEAU, Jean-Jacques. Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001. VIRILIO, Paul. L’administration de la peur, Paris, Textuel, 2010. 8