L`œuf et la poule - de Charles Ramond
Transcription
L`œuf et la poule - de Charles Ramond
Imprimé le 14/01/2007 10:38 [Colloque « les frontières », LAPRIL Bordeaux 3, 26-29 mars 2003, organisé par Joëlle Ducos] « L’œuf et la poule –ou comment se déterminent les frontières des catégories et des concepts » Le problème de l’œuf et de la poule, avec quelques autres du même ordre, fait manifestement partie de ces questions par lesquelles la philosophie touche au comique. D’abord, bien évidemment, parce que la simple évocation d’une poule a quelque chose d’intrinsèquement réjouissant, prosaïque, familier, campagnard, enfantin, autant de caractéristiques qui, entrant par elles-même en conflit avec l’austérité, la maturité et le caractère élevé généralement accordés à la recherche philosophique, suscitent un comique de contraste ; ensuite, parce qu’un moment d’attention à la question elle-même plonge l’esprit dans un vertige ou un tourbillon provoqués par l’aspect circulaire et régressif, bien connu, de la réponse (tandis que l’œuf précède la poule, en effet, de son côté la poule précède l’œuf), le comique provenant cette fois-ci, d’abord, de la mise à mal de la logique, et exprimant ensuite une réaction défensive devant un problème très rapidement perçu comme absurde. 1 Imprimé le 14/01/2007 10:38 La question est « absurde » en effet, tant qu’on y voit, comme elle nous y invite ou semble nous y inviter, tant qu’on y voit, donc, une question d’antériorité chronologique, ou de commencement. Car, sur ce plan là, il est assez évident qu’elle n’a pas de solution : et c’est même sans doute l’une de ses vertus que de mettre en évidence la difficulté (l’absurdité) qu’il y a à concevoir ou à tenter de concevoir un point d’origine dans le temps. En revanche –et c’est la raison pour laquelle elle me paraît devoir s’inscrire dans le projet du présent colloque–, cette question prend tout son sens, et, j’essaierai de le montrer, peut même être résolue, dès lors qu’on l’aborde sous l’angle de la « frontière » entre les êtres comme entre les catégories. J’aimerais donc esquisser aujourd’hui devant vous le principe de la solution de ce célèbre problème, et voir si nous serions prêts à en accepter les conséquences conceptuelles. Avec un peu d’attention, me semble-t-il en effet, le problème de la poule et de l’œuf ne se pose que parce que nous croyons fermement à l’existence, d’une part, des poules, et, d’autre part, des œufs. Je pense que personne ne contestera ce point. De ce fait, nous posons l’existence de « deux » catégories d’êtres (je vous épargnerai aujourd’hui le mot « étant »), et il nous devient alors impossible, comme on sait, de savoir lequel des deux précède l’autre dans le temps. Mais d’où viennent ces certitudes, et d’où vient la fermeté de ces croyances ? D’où viennent ces « concepts » (j’emploie ici délibérément le mot « concept » de façon vague et indéterminée –un des enjeux du présent exposé étant justement de savoir s’il est possible d’employer le terme de « concept » de façon plus précise et plus déterminée que nous ne le faisons maintenant –et pour anticiper, je dirais que rien sans doute ne nous semblera moins certain, ou plus douteux) ; d’où, demandé-je, viennent ces « concepts » ou ces « catégories » de « poule » et « d’œuf » ? Quelle est, donc, l’origine de ces « idées », de cette « classification », qui est, on le voit, à la source de la difficulté ? La réponse, me semble-t-il, ne peut faire aucun doute, tout particulièrement chez un peuple qui a eu pour roi 2 Imprimé le 14/01/2007 10:38 Henri IV : les prétendues « catégories » en question sont d’origine évidemment alimentaire. « Poule » et « œuf » retiennent, et ont toujours retenu notre attention, parce que nous sommes intéressés à les consommer, à nous en nourrir, à les mettre « au pot », pour l’une, ou à la poêle pour les autres. C’est donc bien plus notre estomac que notre cerveau qui a forgé de telles prétendues « catégories » ou de tels prétendus « concepts ». La réalité cependant, nous le savons, ne correspond nullement à un tel découpage alimentaire : même si toutes n’ont pas de nom, toutes les étapes intermédiaires, sans aucune exception, entre l’œuf et la poule, comme entre la poule et l’œuf, existent bel et bien dans la réalité : entre l’œuf et la poule, par exemple, nous trouverions un « poussin », entre l’œuf et le poussin nous trouverions un « embryon », etc, etc. On peut fort bien imaginer, d’ailleurs, que telle recherche scientifique, par exemple, ne s’intéresse nullement à la distinction entre « œuf » et « poule », mais au contraire, se focalise sur l’embryon, ou sur tout autre état intermédiaire de cette réalité unique et évolutive dans laquelle nous opérons des sélections arbitraires selon nos intérêts et nos besoins : et, plus généralement, on voit que toute nouvelle recherche sur la question engendrerait probablement de nouvelles « catégories », ou repèrerait de nouveaux « êtres » en fonction de ses critères et de ses attentes, non simplement alimentaires, mais, par exemple, thérapeutiques (dans le cas de la recherche de tel ou tel microbe ou virus présent à tel ou tel stade du développement de l’embryon), ou encore écologiques (dans le cas par exemple ou l’on chercherait des qualités particulières de résistance ou d’adaptation de cet organisme à tel ou tel milieu). La solution au problème de l’œuf et de la poule est donc, on le voit, de la dernière évidence : s’il ne peut pas y avoir de problème d’antériorité entre œuf et poule, c’est parce qu’il n’existe en soi ni œuf ni poule, mais seulement un continuum vivant en constante évolution dans lequel toute étape, tout arrêt, n’est que le résultat d’une abstraction elle-même motivée par un besoin (ou par toute autre cause que l’on voudra ou pourra déterminer). C’est donc la 3 Imprimé le 14/01/2007 10:38 considération des « frontières » (ou plutôt, la considération de l’absence de frontières) entre les catégories (ou plus exactement, la considération du fait que les catégories comme les êtres ont des frontières artificielles) qui nous permet d’échapper au piège apparent de la « chronologie ». Ici, chacun sera sans doute plongé dans une double pensée, malheureusement contradictoire : chacun accordera volontiers, en effet, et même avec un sourire, l’idée que les catégories sont « artificielles », que nous les découpons à notre gré, selon les langues, selon l’histoire, etc. Tout ceci est bien connu depuis longtemps, pensera-t-on, et même depuis toujours ; d’un autre côté, chacun restera profondément convaincu, j’en suis certain, du contraire : à savoir que la réalité est effectivement découpée, réellement découpée, en êtres ou en objets effectivement distincts, etc ; bref, très peu d’entre nous seront prêts, me semble-t-il, à abandonner le confort et les bénéfices de la contradiction conceptuelle, qui, de fait, ne gêne pas, ou peu, dans la vie courante. Et, pourtant, sortir d’une telle contradiction (contradiction, dirais-je, de type « zénonien », c’est-à-dire contradiction entre ce que dont notre intelligence nous persuade, à savoir l’aspect abstrait et illusoire des découpages de la réalité en êtres distincts, et ce à quoi nous ne cessons cependant de croire, à savoir l’existence réelle, effective, objective, de tels découpages catégoriels et, partant de telles distinctions entre les êtres), sortir d’une telle contradiction, donc, c’est bien ce que je vous propose d’essayer de faire, ici et aujourd’hui –ou à tous le moins, d’essayer d’évaluer les conséquences, les bénéfices ou les coûts conceptuels respectifs de l’abandon ou du maintien de telles contradictions. Peut-être sera-t-on tenté par une voie moyenne, voie de compromis ou voie diplomatique, qui consisterait à reconnaître que certaines de nos catégories, c’est-à-dire, certaines des frontières que nous introduisons aussi bien entre les notions qu’entre les êtres, sont en effet artificielles et sujettes à variations historiques, coutumières, tandis que d’autres catégories auraient, elles, un fondement dans la réalité des choses. On serait prêt à reconnaître, par exemple, que le nombre des couleurs que nous connaissons dépend du 4 Imprimé le 14/01/2007 10:38 vocabulaire que nous avons appris, ou plutôt dont nous avons hérité : ainsi, nous reconnaissons « 7 couleurs » dans l’arc-en-ciel, ou plutôt nous avons appris depuis notre enfance comme une chose sacrée (le chiffre 7 n’y est sans doute pas pour rien) qu’il y a « 7 couleurs » dans l’arc-en-ciel ; mais nous serions généreusement prêts (et notre méfiance à l’égard de tout européocentrisme nous pousserait même probablement dans ce sens) à admettre que d’autres cultures ou d’autres civilisations y voient moins (ou plus) de couleurs. Il me semble même avoir appris que c’est en effet le cas. De même, certains objets étant propres à certaines civilisations ou à certains pays, il va de soi à nos yeux que la catégorisation à leur sujet ne peut que rester fluctuante : par exemple, les différents termes qui désignent des habitations humaines sont très variables : hutte, cabane, paillote, masure, isba, igloo, tente, manoir, presbytère, ferme, villa, pavillon, château, palais, gratte-ciel, etc : chacun sera prêt à admettre que de telles catégories sont par essence assez vagues, assez fluctuantes, qu’elles ne correspondent pas à des réalités strictement et définitivement fixées, et qu’il peut y avoir tous les types de combinaisons ou de transitions imaginables entre ces différentes catégories ou entre ces différents objets. De même, je pense, nous serions prêts, non seulement pour des raisons politiques et morales, mais aussi et surtout pour des raisons d’évidence scientifique, à reconnaître que la classification de l’humanité en « races » est artificielle : non seulement parce que nous ne savons pas définir strictement une race, non seulement parce que, selon toute vraisemblance, il n’existe aucune race pure de tout mélange, mais également et surtout parce que le mélange des prétendues « races », c’est-à-dire le métissage, crée jour après jour des individus dont on ne peut pas dire s’ils appartiennent à telle ou telle race. C’est d’ailleurs, selon moi, un des résultats les plus importants du chef d’œuvre de Darwin L’Origine des Espèces que d’avoir montré l’équivalence conceptuelle entre « espèce » et « variété », c’est-à-dire le fait que les « espèces » ne sont pas tant « constatées » dans la nature que « décidées » par les naturalistes, toute « variété » suffisamment fixe d’une espèce donnée pouvant à terme être considérée comme une « espèce » à 5 Imprimé le 14/01/2007 10:38 part entière, et toute « espèce » pouvant inversement, à l’issue d’un changement dans la classification, être considérée comme « variété » d’une espèce plus importante ou plus large. C’était d’ailleurs une des fonctions de certains arguments philosophiques célèbres, qu’on peut regrouper sous le nom de « sorites », et qui ont une parenté assez profonde avec la question de l’œuf et de la poule, que de faire toucher du doigt, par l’absurde, le caractère vague et artificiel de nos catégorisations : le plus célèbre de ces arguments consistait à demander si un « tas » (sôros en grec, d’où le nom de « sorite »), un tas de sable par exemple, resterait un « tas » si l’on en enlevait un seul grain de sable ; puis à reposer la question, grain après grain, en cas de réponse affirmative, jusqu’au moment où il devenait clair qu’on ne savait pas définir précisément ce qu’est un « tas ». Comme dans l’affaire de l’œuf et de la poule, on le voit, la question posée est absurde et insoluble tant que l’on reste attaché, pour y répondre, à l’existence objective de quelque chose comme un « tas » de sable ; et en revanche la difficulté s’évanouit dès que l’on concède qu’il n’existe en soi rien de tel, mais que l’objet considéré est le résultat d’une catégorisation artificielle et vague, même si elle est commode. Ce qui est ridiculisé, dans de tels arguments, ce ne sont donc pas les questions elles-mêmes, mais la croyance en l’existence d’objets réels ou de distinctions objectives, croyance au nom de laquelle précisément on trouve ces questions ridicules. Ici comme souvent, celui qui rit ne comprend pas toujours qu’il est le premier objet de la moquerie. Tout cela, on l’accordera. Mais on demeurera convaincu que certaines catégorisations, certaines distinctions, quand bien même on n’aurait pas de critère exact pour les regrouper dans des méta-catégories précises, sont fondées dans la réalité des choses. Je laisse de côté le problème de métacatégorisation enveloppé par une telle position, car il risquerait de nous entraîner dans des discussions trop longues, mais je ne peux m’empêcher de le signaler au passage à votre attention : à celui en effet qui déclarerait qu’il faut distinguer entre des catégories artificielles (ou imaginaires) et des catégories naturelles (ou réelles), on ne saurait manquer de demander si cette 6 Imprimé le 14/01/2007 10:38 distinction à son tour est naturelle ou artificielle (un peu comme il arriva de demander à des candidats au concours d’entrée à l’ENS de la rue d’Ulm, lors de fausses épreuves de philosophie, si la différence entre une différence de degré et une différence de nature était elle-même une différence de degré ou une différence de nature…). Laissons donc cela et venons-en directement à l’examen des exemples que l’on choisirait le plus vraisemblablement pour défendre l’existence de catégorisations objectives. En allant dans le sens d’une vraisemblance croissante, il me semble que les tenants d’une telle position pourraient soutenir que, par exemple, la différence des sexes est réelle, ou encore, que la distinction entre les états « solide », « liquide », et « gazeux », est réelle, ou encore, que la distinction entre les nombres « pairs » et « impairs » est réelle. De la biologie à la physique, et de la physique à la mathématique, on trouverait ainsi largement matière à illustrer l’idée de catégorisations ou de frontières objectivement fondées dans l’ordre des choses. Je soutiendrai pourtant que de telles distinctions, à les regarder de près, ne sont en réalité pas plus « objectives » ou réelles que les distinctions évoquées précédemment. Mais comment ? Certains d’entre vous attendent peut-être avec gourmandise que, tel un prestidigitateur hollywoodien, je fasse maintenant disparaître successivement la différence entre les sexes, puis la différence entre les états de la matière, et enfin la différence entre le pair et l’impair, après avoir fait disparaître tout à l’heure la distinction entre la poule et l’œuf… Hélas, que n’exigerait-on pas d’un philosophe ! J’essaierai pourtant de ne pas donner prise à ce ridicule, en considérant ces exemples dans leur généralité, pour mieux faire voir les raisons qui me poussent à penser qu’on doit leur refuser le titre d’exemples probants de l’existence de différences objectives. Si on examine attentivement les choses, en effet, il me semble que chacune des différences que je viens d’évoquer n’est telle que pour un certain point de vue, et disparaît selon d’autres points de vue. Par exemple, la différence des sexes est pertinente dans un grand nombre de circonstances 7 Imprimé le 14/01/2007 10:38 que je ne me donnerai pas la peine de rappeler, mais en revanche elle ne l’est pas dans bien d’autres cas : par exemple, en matière de littérature, ou de philosophie, ou de peinture, ou de mathématiques, ou de mise en scène, ou d’interprétation théâtrale, ou d’opinions politiques, ou de conduites sociales, etc, etc (je ne prétends pas du tout faire une liste exhaustive : chacun comprendra qu’un seul contre-exemple suffit à ruiner une thèse, et ici j’en ai fourni plusieurs). De même, la distinction entre les états de la matière n’est « objective » que selon un certain point de vue, disons le point de vue du physicien qui étudie la structure de la matière ; mais rien ne dit que cette distinction serait pertinente du point de vue, par exemple, d’un responsable de l’hygiène dans un hôpital : on peut fort bien imaginer en effet que, du point de vue de la mort des virus ou des microbes ou des bactéries (et donc du point de vue de la santé des malades), la distinction pertinente se situe au-dessus ou en dessous d’une certaine température donnée, par exemple 100°C : de ce point de vue, l’eau solide (la glace) ne se distinguera pas de l’eau liquide, car toutes deux seront également impropres à la stérilisation. La distinction entre certains états de la matière n’aurait donc plus de pertinence selon ce point de vue, ce qui montrerait que, comme toutes les distinctions dont j’ai parlé aujourd’hui, elle est en réalité relative à un point de vue et à un intérêt humain, et donc nullement « objective ». Pour ce qui est du pair et de l’impair, sans doute cette distinction a l’apparence de la plus ferme objectivité : mais encore une fois, il me semble qu’on soutiendrait avec beaucoup de vraisemblance que cette distinction n’est pertinente que relativement à certains intérêts de tel ou tel mathématicien, et pas en soi. Par exemple, dès qu’il est question de nombres premiers, cette distinction est importante pour des raisons évidentes ; mais il y a bien des théorèmes sur les nombres dans lesquels, sauf erreur de ma part, elle n’intervient pas : par exemple le grand théorème de Fermat. J’en dirais autant de tous les nombres que l’on présente souvent en mathématique comme « remarquables », au premier rand desquels « Pi ». Tout dépend du type de calculs que l’on fait, ou des démonstrations que l’on a en vue : « Pi » est « remarquable », se distingue donc des autres nombres, 8 Imprimé le 14/01/2007 10:38 dès qu’il s’agit de cercles ou de trigonométrie, mais cessera d’être « remarquable » dans d’autres circonstances, etc, etc. Bref, je ne crois pas qu’il y ait plus de distinctions « objectives » ou « fondées dans la nature des choses » en mathématiques, en physique, ou en biologie, qu’en histoire (je n’ai rien dit, par exemple, de la fameuse « lutte des classes », ni de la pertinence d’une catégorisation de l’humanité en « classes »), ou en architecture, ou en théorie des couleurs (pour reprendre les cas évoqués plus haut) : dans tous les cas, les distinctions, les catégorisations, les frontières, les délimitations, les classifications dépendent toujours, me semble-t-il, d’un point de vue ou d’un intérêt, c’est-à-dire, finalement, d’une intervention subjective. Et par conséquent, pour conclure sur ce point, la position « diplomatique » qui consisterait à concéder l’existence de certaines distinctions artificielles pour mieux revendiquer l’existence d’autres distinctions fondées en nature ne me semble pas tenable, et devrait donc être abandonnée si nous étions entièrement conséquents. Qu’est-ce donc qui nous retient, et nous ramène invinciblement à la croyance que certaines distinctions (ou certaines frontières) sont objectives, en dépit des conclusions de nos raisonnements ? Il serait peu raisonnable de faire en quelques minutes une analyse psychologique de l’humanité toute entière. Disons donc, simplement, que l’idée selon laquelle toutes nos catégorisations sont imaginaires n’est pas une idée confortable, et ceci pour un certain nombre raisons que j’aimerais évoquer maintenant pour mettre un terme à cet exposé. Comme le disait Gilles Deleuze de façon très émouvante dans la conclusion de son dernier ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ?, « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos ». Ce « nous » qui ouvre cette ultime prière (« Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du Chaos »), c’est chacun de nous, c’est sans doute, du moins aux yeux de Deleuze, nous tous. De fait, même si nous ne pouvons être certains qu’il existe un ordre des choses, des régularités 9 Imprimé le 14/01/2007 10:38 objectives, des découpages ou des frontières objectifs de la réalité ou dans la réalité, même si, donc, nous ne pouvons pas être certain de cela, il est certain en revanche que cela, nous le désirons, et même, sans doute, que nous ne pourrions pas vivre sans. C’est pourquoi la « régularité » dans la nature est presque toujours un motif de satisfaction, et même de plaisir. C’est pourquoi sans doute, aussi, nous nous attachons obstinément à voir de « l’équilibre » dans la nature, en fermant tout aussi obstinément les yeux sur ce qui, depuis toujours, nous y a surpris, y a été facteur de destructions massives, aveugles, continues, et absurdes. Au fond, pour reprendre encore une formule à Deleuze, qui la reprenait lui-même de Spinoza, nous savons bien que « nous ne savons pas ce que peuvent les corps », nous savons bien que le monde « n’obéit » pas aux lois de la physique, mais qu’elles sont de simples descriptions provisoires qu’un nouvel état des choses rendrait caduques, mais nous ne pouvons pas nous passer d’états stables de la matière, de catégories, d’objets ou d’espèces bien délimités. Nous savons que nous n’avons pas accès à la « réalité » (sans doute un des noms de ce que Deleuze appelle « le chaos » dans la phrase que j’ai citée : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du Chaos »), nous savons que nous avons accès seulement à un monde imaginaire, peuplé de distinctions, et de catégories imaginaires, mais c’est dans cet ordre imaginaire seulement, ce « peu d’ordre », qu’il nous est possible de vivre et de penser. De là proviennent sans doute les difficultés si particulières et si paradoxales que les philosophies entretiennent avec la notion de « concept ». En un sens, tout philosophe est ou a été platonicien : il s’agit toujours d’éviter les préjugés, les opinions toutes faites, les abstractions non fondées, pour essayer de saisir les « idées », ou les « concepts », c’est-à-dire ce qui correspond en effet, vraiment, aux distinctions réelles ; comme disait Platon, le travail essentiel du philosophe est de « découper correctement », c’est-à-dire, ajoutait-il, de découper le discours et la pensée selon les « articulations naturelles » de la réalité. Il s’agit là de la plus ancienne et de la plus classique conception de la philosophie, qui fait de cette activité une sorte de « vision » 10 Imprimé le 14/01/2007 10:38 supérieure : et celui qui « voit » bien voit la réalité telle qu’elle est, alors que les autres, comme on sait, n’en voient que les ombres ou les reflets. À des degrés divers, il ne fait aucun doute que cette conception traverse entièrement l’histoire de la philosophie. Or il m’a toujours semblé extrêmement frappant, et digne du plus haut intérêt pour le point de vue que je vous présente aujourd’hui, que les plus grand philosophes ont toujours rencontré les pires difficultés à déterminer ce qu’était un « concept », ou ce dont il y avait « concept » ou « idée », et, pour être franc, n’en n’ont jamais proposé une définition irréfutable ou qui puisse s’imposer. On voit ainsi Platon, mais aussi Descartes, ou Spinoza, hésiter par exemple devant le terme « homme » : idée générale, abstraction, regroupement imaginaire ? ou concept, réalité ? Et ce que je rapporte ici du terme « homme » pourrait être largement généralisé : bref, d’un côté on déclare qu’il faut distinguer les entités illusoires et les entités réelles, mais de l’autre on ne peut jamais donner de liste probante d’une telle distinction. C’est d’ailleurs, je crois, le sens même de la lecture proposée par Derrida, une des plus implacables critiques du platonisme, que d’insister sur la contradiction entre le projet fondateur platonicien, absolument central, de produire des distinctions claires (entre l’intelligible et le sensible, l’apparent et le réel, le philosophique et le non-philosophique, etc, etc), et l’écriture effective du système, qui rend impossible la réalisation du projet en question –Comme si, et telle sera donc ma lecture de ces difficultés et de ces controverses, comme si, donc, le fond de l’affaire était que, si l’on a toujours fait fausse route lorsqu’on a recherché des distinctions, catégories, ou entités objectives, fondées dans la réalité des choses, pour les opposer à des distinctions illusoires ou imaginaires, c’est d’abord parce qu’on se refusait à reconnaître que toutes les distinctions, sans exception, étaient artificielles, et qu’il ne serait jamais possible de réaliser le programme platonicien, c’est-à-dire de « découper la réalité selon ses articulations naturelles ». C’est pourquoi j’en suis venu à penser que l’objectivité ne pourrait jamais résulter d’un constat, ou d’une « constatation » (c’est-à-dire toujours, au fond, d’une vision de type platonicien, dans laquelle l’intervention subjective 11 Imprimé le 14/01/2007 10:38 serait réduite au minimum, pour ne pas dire à rien, tandis que l’objectivité s’écoulerait, pour ainsi dire, directement de la réalité dans le discours que l’on tiendrait sur elle) ; mais que, pour reprendre le titre d’un ouvrage que j’ai publié il y a déjà quelques années, l’objectivité devrait toujours résulter d’une « constitution ». De ce point de vue, les frontières entre catégories ne seraient pas la projection, plus ou moins fidèle, de frontières entre entités réelles, singulières ou collectives ; mais elles seraient des outils en vue de la « constitution » d’une objectivité qui ne serait jamais donnée d’avance –ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle serait abandonnée. Cette position, originale non sans doute en elle-même mais peut-être par sa radicalité, et qui serait assez proche de certaines thèses développées par Martial Gueroult dans sa Philosophie de l’Histoire de la Philosophie, m’a toujours semblé en tout cas la plus propre, non seulement à résoudre, mais à saisir la profondeur de l’amusant et sympathique problème qui nous a aujourd’hui servi de prétexte. Je vous remercie de votre attention. 12