L`œuf et la poule - de Charles Ramond

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L`œuf et la poule - de Charles Ramond
Imprimé le 14/01/2007 10:38
[Colloque « les frontières », LAPRIL Bordeaux 3, 26-29 mars 2003, organisé par Joëlle Ducos]
« L’œuf et la poule –ou comment se déterminent les
frontières des catégories et des concepts »
Le problème de l’œuf et de la poule, avec quelques autres du même
ordre, fait manifestement partie de ces questions par lesquelles la philosophie
touche au comique. D’abord, bien évidemment, parce que la simple évocation
d’une poule a quelque chose d’intrinsèquement réjouissant, prosaïque,
familier, campagnard, enfantin, autant de caractéristiques qui, entrant par
elles-même en conflit avec l’austérité, la maturité et le caractère élevé
généralement accordés à la recherche philosophique, suscitent un comique de
contraste ; ensuite, parce qu’un moment d’attention à la question elle-même
plonge l’esprit dans un vertige ou un tourbillon provoqués par l’aspect
circulaire et régressif, bien connu, de la réponse (tandis que l’œuf précède la
poule, en effet, de son côté la poule précède l’œuf), le comique provenant
cette fois-ci, d’abord, de la mise à mal de la logique, et exprimant ensuite une
réaction défensive devant un problème très rapidement perçu comme
absurde.
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La question est « absurde » en effet, tant qu’on y voit, comme elle
nous y invite ou semble nous y inviter, tant qu’on y voit, donc, une question
d’antériorité chronologique, ou de commencement. Car, sur ce plan là, il est
assez évident qu’elle n’a pas de solution : et c’est même sans doute l’une de
ses vertus que de mettre en évidence la difficulté (l’absurdité) qu’il y a à
concevoir ou à tenter de concevoir un point d’origine dans le temps. En
revanche –et c’est la raison pour laquelle elle me paraît devoir s’inscrire dans
le projet du présent colloque–, cette question prend tout son sens, et,
j’essaierai de le montrer, peut même être résolue, dès lors qu’on l’aborde sous
l’angle de la « frontière » entre les êtres comme entre les catégories.
J’aimerais donc esquisser aujourd’hui devant vous le principe de la solution de
ce célèbre problème, et voir si nous serions prêts à en accepter les
conséquences conceptuelles.
Avec un peu d’attention, me semble-t-il en effet, le problème de la
poule et de l’œuf ne se pose que parce que nous croyons fermement à
l’existence, d’une part, des poules, et, d’autre part, des œufs. Je pense que
personne ne contestera ce point. De ce fait, nous posons l’existence de
« deux » catégories d’êtres (je vous épargnerai aujourd’hui le mot « étant »),
et il nous devient alors impossible, comme on sait, de savoir lequel des deux
précède l’autre dans le temps. Mais d’où viennent ces certitudes, et d’où vient
la fermeté de ces croyances ? D’où viennent ces « concepts » (j’emploie ici
délibérément le mot « concept » de façon vague et indéterminée –un des
enjeux du présent exposé étant justement de savoir s’il est possible
d’employer le terme de « concept » de façon plus précise et plus déterminée
que nous ne le faisons maintenant –et pour anticiper, je dirais que rien sans
doute ne nous semblera moins certain, ou plus douteux) ; d’où, demandé-je,
viennent ces « concepts » ou ces « catégories » de « poule » et « d’œuf » ?
Quelle est, donc, l’origine de ces « idées », de cette « classification », qui est,
on le voit, à la source de la difficulté ? La réponse, me semble-t-il, ne peut
faire aucun doute, tout particulièrement chez un peuple qui a eu pour roi
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Henri IV :
les
prétendues
« catégories »
en
question
sont
d’origine
évidemment alimentaire. « Poule » et « œuf » retiennent, et ont toujours
retenu notre attention, parce que nous sommes intéressés à les consommer, à
nous en nourrir, à les mettre « au pot », pour l’une, ou à la poêle pour les
autres. C’est donc bien plus notre estomac que notre cerveau qui a forgé de
telles prétendues « catégories » ou de tels prétendus « concepts ». La réalité
cependant, nous le savons, ne correspond nullement à un tel découpage
alimentaire : même si toutes n’ont pas de nom, toutes les étapes
intermédiaires, sans aucune exception, entre l’œuf et la poule, comme entre la
poule et l’œuf, existent bel et bien dans la réalité : entre l’œuf et la poule, par
exemple, nous trouverions un « poussin », entre l’œuf et le poussin nous
trouverions un « embryon », etc, etc. On peut fort bien imaginer, d’ailleurs, que
telle recherche scientifique, par exemple, ne s’intéresse nullement à la
distinction entre « œuf » et « poule », mais au contraire, se focalise sur
l’embryon, ou sur tout autre état intermédiaire de cette réalité unique et
évolutive dans laquelle nous opérons des sélections arbitraires selon nos
intérêts et nos besoins : et, plus généralement, on voit que toute nouvelle
recherche
sur
la
question
engendrerait
probablement
de
nouvelles
« catégories », ou repèrerait de nouveaux « êtres » en fonction de ses critères
et de ses attentes, non simplement alimentaires, mais, par exemple,
thérapeutiques (dans le cas de la recherche de tel ou tel microbe ou virus
présent à tel ou tel stade du développement de l’embryon), ou encore
écologiques (dans le cas par exemple ou l’on chercherait des qualités
particulières de résistance ou d’adaptation de cet organisme à tel ou tel
milieu).
La solution au problème de l’œuf et de la poule est donc, on le voit, de
la dernière évidence : s’il ne peut pas y avoir de problème d’antériorité entre
œuf et poule, c’est parce qu’il n’existe en soi ni œuf ni poule, mais seulement
un continuum vivant en constante évolution dans lequel toute étape, tout arrêt,
n’est que le résultat d’une abstraction elle-même motivée par un besoin (ou
par toute autre cause que l’on voudra ou pourra déterminer). C’est donc la
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considération des « frontières » (ou plutôt, la considération de l’absence de
frontières) entre les catégories (ou plus exactement, la considération du fait
que les catégories comme les êtres ont des frontières artificielles) qui nous
permet d’échapper au piège apparent de la « chronologie ».
Ici, chacun sera sans doute plongé dans une double pensée,
malheureusement contradictoire : chacun accordera volontiers, en effet, et
même avec un sourire, l’idée que les catégories sont « artificielles », que nous
les découpons à notre gré, selon les langues, selon l’histoire, etc. Tout ceci est
bien connu depuis longtemps, pensera-t-on, et même depuis toujours ; d’un
autre côté, chacun restera profondément convaincu, j’en suis certain, du
contraire : à savoir que la réalité est effectivement découpée, réellement
découpée, en êtres ou en objets effectivement distincts, etc ; bref, très peu
d’entre nous seront prêts, me semble-t-il, à abandonner le confort et les
bénéfices de la contradiction conceptuelle, qui, de fait, ne gêne pas, ou peu,
dans la vie courante. Et, pourtant, sortir d’une telle contradiction (contradiction,
dirais-je, de type « zénonien », c’est-à-dire contradiction entre ce que dont
notre intelligence nous persuade, à savoir l’aspect abstrait et illusoire des
découpages de la réalité en êtres distincts, et ce à quoi nous ne cessons
cependant de croire, à savoir l’existence réelle, effective, objective, de tels
découpages catégoriels et, partant de telles distinctions entre les êtres), sortir
d’une telle contradiction, donc, c’est bien ce que je vous propose d’essayer de
faire, ici et aujourd’hui –ou à tous le moins, d’essayer d’évaluer les
conséquences, les bénéfices ou les coûts conceptuels respectifs de l’abandon
ou du maintien de telles contradictions.
Peut-être sera-t-on tenté par une voie moyenne, voie de compromis ou
voie diplomatique, qui consisterait à reconnaître que certaines de nos
catégories, c’est-à-dire, certaines des frontières que nous introduisons aussi
bien entre les notions qu’entre les êtres, sont en effet artificielles et sujettes à
variations historiques, coutumières, tandis que d’autres catégories auraient,
elles, un fondement dans la réalité des choses. On serait prêt à reconnaître,
par exemple, que le nombre des couleurs que nous connaissons dépend du
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vocabulaire que nous avons appris, ou plutôt dont nous avons hérité : ainsi,
nous reconnaissons « 7 couleurs » dans l’arc-en-ciel, ou plutôt nous avons
appris depuis notre enfance comme une chose sacrée (le chiffre 7 n’y est sans
doute pas pour rien) qu’il y a « 7 couleurs » dans l’arc-en-ciel ; mais nous
serions généreusement prêts (et notre méfiance à l’égard de tout européocentrisme nous pousserait même probablement dans ce sens) à admettre que
d’autres cultures ou d’autres civilisations y voient moins (ou plus) de couleurs.
Il me semble même avoir appris que c’est en effet le cas. De même, certains
objets étant propres à certaines civilisations ou à certains pays, il va de soi à
nos yeux que la catégorisation à leur sujet ne peut que rester fluctuante : par
exemple, les différents termes qui désignent des habitations humaines sont
très variables : hutte, cabane, paillote, masure, isba, igloo, tente, manoir,
presbytère, ferme, villa, pavillon, château, palais, gratte-ciel, etc : chacun sera
prêt à admettre que de telles catégories sont par essence assez vagues,
assez fluctuantes, qu’elles ne correspondent pas à des réalités strictement et
définitivement fixées, et qu’il peut y avoir tous les types de combinaisons ou
de transitions imaginables entre ces différentes catégories ou entre ces
différents objets. De même, je pense, nous serions prêts, non seulement pour
des raisons politiques et morales, mais aussi et surtout pour des raisons
d’évidence scientifique, à reconnaître que la classification de l’humanité en
« races » est artificielle : non seulement parce que nous ne savons pas définir
strictement une race, non seulement parce que, selon toute vraisemblance, il
n’existe aucune race pure de tout mélange, mais également et surtout parce
que le mélange des prétendues « races », c’est-à-dire le métissage, crée jour
après jour des individus dont on ne peut pas dire s’ils appartiennent à telle ou
telle race. C’est d’ailleurs, selon moi, un des résultats les plus importants du
chef d’œuvre de Darwin L’Origine des Espèces que d’avoir montré
l’équivalence conceptuelle entre « espèce » et « variété », c’est-à-dire le fait
que les « espèces » ne sont pas tant « constatées » dans la nature que
« décidées » par les naturalistes, toute « variété » suffisamment fixe d’une
espèce donnée pouvant à terme être considérée comme une « espèce » à
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part entière, et toute « espèce » pouvant inversement, à l’issue d’un
changement dans la classification, être considérée comme « variété » d’une
espèce plus importante ou plus large.
C’était
d’ailleurs
une
des
fonctions
de
certains
arguments
philosophiques célèbres, qu’on peut regrouper sous le nom de « sorites », et
qui ont une parenté assez profonde avec la question de l’œuf et de la poule,
que de faire toucher du doigt, par l’absurde, le caractère vague et artificiel de
nos catégorisations : le plus célèbre de ces arguments consistait à demander
si un « tas » (sôros en grec, d’où le nom de « sorite »), un tas de sable par
exemple, resterait un « tas » si l’on en enlevait un seul grain de sable ; puis à
reposer la question, grain après grain, en cas de réponse affirmative, jusqu’au
moment où il devenait clair qu’on ne savait pas définir précisément ce qu’est
un « tas ». Comme dans l’affaire de l’œuf et de la poule, on le voit, la question
posée est absurde et insoluble tant que l’on reste attaché, pour y répondre, à
l’existence objective de quelque chose comme un « tas » de sable ; et en
revanche la difficulté s’évanouit dès que l’on concède qu’il n’existe en soi rien
de tel, mais que l’objet considéré est le résultat d’une catégorisation artificielle
et vague, même si elle est commode. Ce qui est ridiculisé, dans de tels
arguments, ce ne sont donc pas les questions elles-mêmes, mais la croyance
en l’existence d’objets réels ou de distinctions objectives, croyance au nom de
laquelle précisément on trouve ces questions ridicules. Ici comme souvent,
celui qui rit ne comprend pas toujours qu’il est le premier objet de la moquerie.
Tout cela, on l’accordera. Mais on demeurera convaincu que certaines
catégorisations, certaines distinctions, quand bien même on n’aurait pas de
critère exact pour les regrouper dans des méta-catégories précises, sont
fondées dans la réalité des choses. Je laisse de côté le problème de métacatégorisation enveloppé par une telle position, car il risquerait de nous
entraîner dans des discussions trop longues, mais je ne peux m’empêcher de
le signaler au passage à votre attention : à celui en effet qui déclarerait qu’il
faut distinguer entre des catégories artificielles (ou imaginaires) et des
catégories naturelles (ou réelles), on ne saurait manquer de demander si cette
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distinction à son tour est naturelle ou artificielle (un peu comme il arriva de
demander à des candidats au concours d’entrée à l’ENS de la rue d’Ulm, lors
de fausses épreuves de philosophie, si la différence entre une différence de
degré et une différence de nature était elle-même une différence de degré ou
une différence de nature…). Laissons donc cela et venons-en directement à
l’examen des exemples que l’on choisirait le plus vraisemblablement pour
défendre l’existence de catégorisations objectives.
En allant dans le sens d’une vraisemblance croissante, il me semble
que les tenants d’une telle position pourraient soutenir que, par exemple, la
différence des sexes est réelle, ou encore, que la distinction entre les états
« solide », « liquide », et « gazeux », est réelle, ou encore, que la distinction
entre les nombres « pairs » et « impairs » est réelle. De la biologie à la
physique, et de la physique à la mathématique, on trouverait ainsi largement
matière à illustrer l’idée de catégorisations ou de frontières objectivement
fondées dans l’ordre des choses.
Je soutiendrai pourtant que de telles distinctions, à les regarder de
près, ne sont en réalité pas plus « objectives » ou réelles que les distinctions
évoquées précédemment. Mais comment ? Certains d’entre vous attendent
peut-être avec gourmandise que, tel un prestidigitateur hollywoodien, je fasse
maintenant disparaître successivement la différence entre les sexes, puis la
différence entre les états de la matière, et enfin la différence entre le pair et
l’impair, après avoir fait disparaître tout à l’heure la distinction entre la poule et
l’œuf… Hélas, que n’exigerait-on pas d’un philosophe ! J’essaierai pourtant de
ne pas donner prise à ce ridicule, en considérant ces exemples dans leur
généralité, pour mieux faire voir les raisons qui me poussent à penser qu’on
doit leur refuser le titre d’exemples probants de l’existence de différences
objectives.
Si on examine attentivement les choses, en effet, il me semble que
chacune des différences que je viens d’évoquer n’est telle que pour un certain
point de vue, et disparaît selon d’autres points de vue. Par exemple, la
différence des sexes est pertinente dans un grand nombre de circonstances
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que je ne me donnerai pas la peine de rappeler, mais en revanche elle ne l’est
pas dans bien d’autres cas : par exemple, en matière de littérature, ou de
philosophie, ou de peinture, ou de mathématiques, ou de mise en scène, ou
d’interprétation théâtrale, ou d’opinions politiques, ou de conduites sociales,
etc, etc (je ne prétends pas du tout faire une liste exhaustive : chacun
comprendra qu’un seul contre-exemple suffit à ruiner une thèse, et ici j’en ai
fourni plusieurs). De même, la distinction entre les états de la matière n’est
« objective » que selon un certain point de vue, disons le point de vue du
physicien qui étudie la structure de la matière ; mais rien ne dit que cette
distinction serait pertinente du point de vue, par exemple, d’un responsable de
l’hygiène dans un hôpital : on peut fort bien imaginer en effet que, du point de
vue de la mort des virus ou des microbes ou des bactéries (et donc du point
de vue de la santé des malades), la distinction pertinente se situe au-dessus
ou en dessous d’une certaine température donnée, par exemple 100°C : de ce
point de vue, l’eau solide (la glace) ne se distinguera pas de l’eau liquide, car
toutes deux seront également impropres à la stérilisation. La distinction entre
certains états de la matière n’aurait donc plus de pertinence selon ce point de
vue, ce qui montrerait que, comme toutes les distinctions dont j’ai parlé
aujourd’hui, elle est en réalité relative à un point de vue et à un intérêt humain,
et donc nullement « objective ». Pour ce qui est du pair et de l’impair, sans
doute cette distinction a l’apparence de la plus ferme objectivité : mais encore
une fois, il me semble qu’on soutiendrait avec beaucoup de vraisemblance
que cette distinction n’est pertinente que relativement à certains intérêts de tel
ou tel mathématicien, et pas en soi. Par exemple, dès qu’il est question de
nombres premiers, cette distinction est importante pour des raisons
évidentes ; mais il y a bien des théorèmes sur les nombres dans lesquels, sauf
erreur de ma part, elle n’intervient pas : par exemple le grand théorème de
Fermat. J’en dirais autant de tous les nombres que l’on présente souvent en
mathématique comme « remarquables », au premier rand desquels « Pi ».
Tout dépend du type de calculs que l’on fait, ou des démonstrations que l’on a
en vue : « Pi » est « remarquable », se distingue donc des autres nombres,
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dès qu’il s’agit de cercles ou de trigonométrie, mais cessera d’être
« remarquable » dans d’autres circonstances, etc, etc. Bref, je ne crois pas
qu’il y ait plus de distinctions « objectives » ou « fondées dans la nature des
choses » en mathématiques, en physique, ou en biologie, qu’en histoire (je
n’ai rien dit, par exemple, de la fameuse « lutte des classes », ni de la
pertinence d’une catégorisation de l’humanité en « classes »), ou en
architecture, ou en théorie des couleurs (pour reprendre les cas évoqués plus
haut) : dans tous les cas, les distinctions, les catégorisations, les frontières, les
délimitations, les classifications dépendent toujours, me semble-t-il, d’un point
de vue ou d’un intérêt, c’est-à-dire, finalement, d’une intervention subjective.
Et par conséquent, pour conclure sur ce point, la position « diplomatique » qui
consisterait à concéder l’existence de certaines distinctions artificielles pour
mieux revendiquer l’existence d’autres distinctions fondées en nature ne me
semble pas tenable, et devrait donc être abandonnée si nous étions
entièrement conséquents.
Qu’est-ce donc qui nous retient, et nous ramène invinciblement à la
croyance que certaines distinctions (ou certaines frontières) sont objectives,
en dépit des conclusions de nos raisonnements ? Il serait peu raisonnable de
faire en quelques minutes une analyse psychologique de l’humanité toute
entière. Disons donc, simplement, que l’idée selon laquelle toutes nos
catégorisations sont imaginaires n’est pas une idée confortable, et ceci pour
un certain nombre raisons que j’aimerais évoquer maintenant pour mettre un
terme à cet exposé.
Comme le disait Gilles Deleuze de façon très émouvante dans la
conclusion de son dernier ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ?, « Nous
demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos ». Ce
« nous » qui ouvre cette ultime prière (« Nous demandons seulement un peu
d’ordre pour nous protéger du Chaos »), c’est chacun de nous, c’est sans
doute, du moins aux yeux de Deleuze, nous tous. De fait, même si nous ne
pouvons être certains qu’il existe un ordre des choses, des régularités
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objectives, des découpages ou des frontières objectifs de la réalité ou dans la
réalité, même si, donc, nous ne pouvons pas être certain de cela, il est certain
en revanche que cela, nous le désirons, et même, sans doute, que nous ne
pourrions pas vivre sans. C’est pourquoi la « régularité » dans la nature est
presque toujours un motif de satisfaction, et même de plaisir. C’est pourquoi
sans doute, aussi, nous nous attachons obstinément à voir de « l’équilibre »
dans la nature, en fermant tout aussi obstinément les yeux sur ce qui, depuis
toujours, nous y a surpris, y a été facteur de destructions massives, aveugles,
continues, et absurdes. Au fond, pour reprendre encore une formule à
Deleuze, qui la reprenait lui-même de Spinoza, nous savons bien que « nous
ne savons pas ce que peuvent les corps », nous savons bien que le monde
« n’obéit » pas aux lois de la physique, mais qu’elles sont de simples
descriptions provisoires qu’un nouvel état des choses rendrait caduques, mais
nous ne pouvons pas nous passer d’états stables de la matière, de catégories,
d’objets ou d’espèces bien délimités. Nous savons que nous n’avons pas
accès à la « réalité » (sans doute un des noms de ce que Deleuze appelle « le
chaos » dans la phrase que j’ai citée : « Nous demandons seulement un peu
d’ordre pour nous protéger du Chaos »), nous savons que nous avons accès
seulement à un monde imaginaire, peuplé de distinctions, et de catégories
imaginaires, mais c’est dans cet ordre imaginaire seulement, ce « peu
d’ordre », qu’il nous est possible de vivre et de penser.
De là proviennent sans doute les difficultés si particulières et si
paradoxales que les philosophies entretiennent avec la notion de « concept ».
En un sens, tout philosophe est ou a été platonicien : il s’agit toujours d’éviter
les préjugés, les opinions toutes faites, les abstractions non fondées, pour
essayer de saisir les « idées », ou les « concepts », c’est-à-dire ce qui
correspond en effet, vraiment, aux distinctions réelles ; comme disait Platon, le
travail essentiel du philosophe est de « découper correctement », c’est-à-dire,
ajoutait-il, de découper le discours et la pensée selon les « articulations
naturelles » de la réalité. Il s’agit là de la plus ancienne et de la plus classique
conception de la philosophie, qui fait de cette activité une sorte de « vision »
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supérieure : et celui qui « voit » bien voit la réalité telle qu’elle est, alors que
les autres, comme on sait, n’en voient que les ombres ou les reflets. À des
degrés divers, il ne fait aucun doute que cette conception traverse entièrement
l’histoire de la philosophie. Or il m’a toujours semblé extrêmement frappant, et
digne du plus haut intérêt pour le point de vue que je vous présente
aujourd’hui, que les plus grand philosophes ont toujours rencontré les pires
difficultés à déterminer ce qu’était un « concept », ou ce dont il y avait
« concept » ou « idée », et, pour être franc, n’en n’ont jamais proposé une
définition irréfutable ou qui puisse s’imposer. On voit ainsi Platon, mais aussi
Descartes, ou Spinoza, hésiter par exemple devant le terme « homme » : idée
générale, abstraction, regroupement imaginaire ? ou concept, réalité ? Et ce
que je rapporte ici du terme « homme » pourrait être largement généralisé :
bref, d’un côté on déclare qu’il faut distinguer les entités illusoires et les entités
réelles, mais de l’autre on ne peut jamais donner de liste probante d’une telle
distinction. C’est d’ailleurs, je crois, le sens même de la lecture proposée par
Derrida, une des plus implacables critiques du platonisme, que d’insister sur la
contradiction entre le projet fondateur platonicien, absolument central, de
produire des distinctions claires (entre l’intelligible et le sensible, l’apparent et
le réel, le philosophique et le non-philosophique, etc, etc), et l’écriture effective
du système, qui rend impossible la réalisation du projet en question –Comme
si, et telle sera donc ma lecture de ces difficultés et de ces controverses,
comme si, donc, le fond de l’affaire était que, si l’on a toujours fait fausse route
lorsqu’on a recherché des distinctions, catégories, ou entités objectives,
fondées dans la réalité des choses, pour les opposer à des distinctions
illusoires ou imaginaires, c’est d’abord parce qu’on se refusait à reconnaître
que toutes les distinctions, sans exception, étaient artificielles, et qu’il ne serait
jamais possible de réaliser le programme platonicien, c’est-à-dire de
« découper la réalité selon ses articulations naturelles ».
C’est pourquoi j’en suis venu à penser que l’objectivité ne pourrait
jamais résulter d’un constat, ou d’une « constatation » (c’est-à-dire toujours,
au fond, d’une vision de type platonicien, dans laquelle l’intervention subjective
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serait réduite au minimum, pour ne pas dire à rien, tandis que l’objectivité
s’écoulerait, pour ainsi dire, directement de la réalité dans le discours que l’on
tiendrait sur elle) ; mais que, pour reprendre le titre d’un ouvrage que j’ai
publié il y a déjà quelques années, l’objectivité devrait toujours résulter d’une
« constitution ». De ce point de vue, les frontières entre catégories ne seraient
pas la projection, plus ou moins fidèle, de frontières entre entités réelles,
singulières ou collectives ; mais elles seraient des outils en vue de la
« constitution » d’une objectivité qui ne serait jamais donnée d’avance –ce qui
ne veut évidemment pas dire qu’elle serait abandonnée. Cette position,
originale non sans doute en elle-même mais peut-être par sa radicalité, et qui
serait assez proche de certaines thèses développées par Martial Gueroult
dans sa Philosophie de l’Histoire de la Philosophie, m’a toujours semblé en
tout cas la plus propre, non seulement à résoudre, mais à saisir la profondeur
de l’amusant et sympathique problème qui nous a aujourd’hui servi de
prétexte.
Je vous remercie de votre attention.
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