Le Concept De L es De Nathacha Appanah
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Le Concept De L es De Nathacha Appanah
LE CONCEPT DE LA QUÊTE DANS LES OEUVRES DE NATHACHA APPANAH Thesis submitted to the PONDICHERRY UNIVERSITY in partial fulfillment of the requirements for the award of the degree of DOCTOR OF PHILOSOPHY BY JAYAPAL SHARMILI Under the guidance of Dr. Nalini J. Thampi, Professor & Head, Department of French PONDICHERRY UNIVERSITY June 2012 CERTIFICATE This is to certify that the Thesis titled “ Le Concept de la quête dans les oeuvres de Nathacha Appanah ” is a bonafide record of research done by JAYAPAL SHARMILI, a full time student of Ph.D. in the Department of French , Pondicherry University, Pondicherry. The subject on which the thesis has been prepared is her original work under my guidance and has not previously formed the basis for the award of any degree to any candidate. Dr. NALINI J. THAMPI ( Supervisor ) Professor and Head, Department of French Pondicherry University Date : Station : Puducherry DECLARATION I hereby declare that the Thesis titled “ Le concept de la quête dans les oeuvres de Nathacha Appanah ” submitted by me for the award of the degree of Doctor of Philosophy of the Pondicherry University, is a record of research done by me under the guidance of Dr. Nalini J. Thampi, Professor & Head, Department of French, Pondicherry University. I further submit that this thesis has not been previously submitted to the Pondicherry University or any other University for any other degree. NAME OF THE CANDIDATE Date : Station : Puducherry REMERCIEMENTS La réalisation de cette thèse n‟aurait pas vu le jour sans la présence de plusieurs personnes, qui ont joué un rôle primordial durant mon parcours doctoral. Je tiens tout d‟abord à remercier, ma directrice de thèse, Dr. NALINI J. THAMPI, qui a bien voulu m‟accepter sous sa tutelle et me faire bénéficier de son expérience pour me permettre de mener à bien cette thèse. Ses suggestions m‟ont été d‟une grande utilité, puisqu‟elles m‟ont aidé à choisir le sujet de ma recherche. Ses conseils constructifs ainsi que sa disponibilité sont les éléments fondamentaux qui ont permis l‟élaboration de cette dissertation. Je lui en suis très reconnaissante. J‟exprime ma reconnaissance au « comité doctoral » constitué du Dr. R.Venguattaramane, professeur de français et doyen de « School of Humanities » et du Dr. Sujatha ViM. Mathialagan , Professeur d‟anglais pour leurs critiques et leurs suggestions. Je voudrais également remercier le Professeur Emeritus Dr. R. Krichenamourthy pour son soutien et pour toujours être une grande source d‟inspiration pour les chercheurs comme moi. Je voudrais témoigner toute ma gratitude à Mme Nathacha Appanah, l‟écrivaine francophone d‟origine mauricienne, dont les romans forment l‟étude de ma recherche. Elle a eu la patience et la gentillesse de répondre à mes mails, qui m‟ont aidée à rajouter des références bibliographiques pertinentes. Mes remerciements s‟adressent également à tous mes collègues du Département de Français pour leurs encouragements, ainsi qu‟à mes amis, qui ont pris la peine de me faire parvenir certains documents nécessaires à ma recherche, et qui n‟ont jamais cessé de me motiver durant ces dernières années. Je tiens à remercier plus particulièrement Arunkumar Santhalingam, qui était mon soutien moral tout au long de ces années. Je saisis également cette occasion pour exprimer ma reconnaissance envers Dr. Santhalingam, pour m‟avoir procuré des documents de références. Enfin, ce travail n‟aurait certainement pas abouti sans le soutien de ma mère : Mme J. Susila. S‟il m‟arrive de ne pas pouvoir citer d‟autres noms, je saisis cette occasion pour exprimer ma gratitude envers tous ceux qui, de loin ou de près, m‟ont aidé à la réalisation de cette thèse. Dédiée à mon père le Dr. SRINIVASAN JAYAPAL Introduction 1. Contexte francophone et mauricien Cette Thèse envisage d‟aborder un segment bien défini de cet immense ensemble qu‟est la littérature francophone, un domaine qui continue de susciter le vif intérêt des chercheurs. Avant d‟entamer cette étude, il serait indispensable de se pencher sur la notion de « francophonie » et ses récentes connotations. Employé pour la première fois par le géographe Onésime Reclus en 1880, au sujet des colonies françaises, la Francophonie s‟est affirmée en tant qu‟un véritable mouvement rassemblant diverses communautés sous le même « toit » de la langue française. A la suite de la première conférence, en 1986, des chefs d‟Etats et des gouvernements de pays ayant en commun l‟utilisation du français, le terme franco a fait son entrée dans le langage à travers les médias. Il serait nécessaire d‟expliciter les différentes nuances rattachées à la notion de « francophonie ». Le terme „francophonie‟, avec « f » minuscule, renvoie à l‟ensemble des locuteurs utilisant la langue française dans leur vie quotidienne, tandis que le terme „Francophonie‟, avec un « f » majuscule, désigne les gouvernements des pays qui ont en commun l‟usage du français dans leurs travaux ou leurs échanges. Il existe, en outre, ce qu‟on appelle „l‟espace francophone‟, faisant référence au regroupement de toux ceux qui éprouvent une certaine appartenance à la langue française ou aux cultures francophones, sans nécessairement utiliser le français dans leur vie quotidienne. Revenons à présent au concept de littérature francophone, ou plutôt serait-il préférable de parler de littératures francophones, la langue française n‟étant plus le monopole d‟un territoire unique ; ainsi, nous ne pouvons plus parler d‟une seule littérature française, mais d‟une multiplicité de littératures de langue française, ou plus précisément, de littératures francophones. Depuis une vingtaine d‟années, ce terme a été vulgarisé pour prendre la place des autres notions, telles que « littératures de langue française hors de France » ou « littératures d‟expression française ». La francophonie, qui n‟a jamais cessé de se développer dans les dernières années, a favorisé la création littéraire, élargissant ainsi les barrières de la littérature française, dont les frontières ne peuvent arrêter les influences provenant de l‟extérieur. En fait, il serait plus juste de dire que cette dernière fait partie de ce grand ensemble francophone, qui englobe des auteurs appartenant à différentes races, et parlant 1 diverses langues, mais qui, néanmoins, contribuent sans cesse à enrichir et à rehausser la langue française. Jamais la langue ne fut tellement diversifiée et vivante, regorgeant de mondes insolites, caractérisés par des lieux, des parlers et des coutumes inconnus au public français. D‟où une vive curiosité de découvrir ces horizons hétéroclites. A ce titre, citons quelques propos révélant les caractéristiques des littératures francophones contemporaines : « on peut conclure à l‟émergence d‟une littérature francophone pluricentrale dans laquelle les frontières entre les différentes littératures de langue française s‟accommodent de leur diversité et de leur hétérogénéité. […] On voit donc apparaître une littérature francophone pluricentrale qui articule ses identités à travers la multiplicité, la pluralité, la diversité, la différence et l‟unité dans la diversité. […] La littérature francophone repose alors sur un dialogue entre des littératures qui sont différentes, mais qui interagissent les unes sur les autres, sur la base de leur altérité réciproque. »1 Par conséquent, les écrits francophones ne cessent de se renouveler et de renaître sous l‟influence de nouvelles personnalités littéraires, apportant avec elles des bagages culturels et linguistiques variés. Nous viserons à aborder l‟une des facettes de cette littérature foisonnante, dont l‟une des « branches » s‟est fortement implantée dans les rivages de l‟Océan Indien, qui a produit des ouvrages littéraires remarquables. Néanmoins, pour reprendre les mots de Jacques Bourgeacq, il est à remarquer que « les littératures francophones de l‟Océan Indien n‟ont pas reçu jusqu‟ici l‟attention qu‟elles méritent. »2 En tant qu‟un pays insulaire de l‟Océan Indien, l‟Île Maurice a appartenu à une puissance coloniale et a été marquée par le système de plantations. Au même titre que d‟autres anciennes colonies ou anciens protectorats français, l‟Île Maurice a maintenu des liens culturels très puissants avec la France. Pour ce qui est de cette île, ce sont des raisons d‟ordre historique qui expliquent son intégration dans la Francophonie, d‟où l‟émergence d‟une importante création littéraire d‟origine insulaire. L‟Île Maurice possède la double caractéristique d‟avoir été successivement une ancienne colonie française et 1 Jean-Frédéric Hennuy, Des iconoclastes heureux et sans complexe, Volume 20 de Belgian francophone library, 2007, p. 6. 2 Jacques Bourgeacq, Singularité du discours identitaires chez le poète mauricien Emmanuel Juste, édité par Francophonie et identités culturelles, Karthala, 1999, p. 75. 2 britannique. Toutefois, il est intéressant de remarquer que c‟est la langue de Molière, considérée comme la langue littéraire par excellence, qui l‟emporte sur l‟anglais. Dans le cas de cette étude, nous nous pencherons sur un segment de cette littérature francophone insulaire. A ce stade, nous sommes amenés à nous poser la question de savoir la date d‟émergence de cette littérature. Il existe différents avis quant à la première œuvre littéraire inaugurant cette littérature insulaire. Selon Yussuf Kadel, poète mauricien, « L‟histoire littéraire mauricienne, quant à elle, débute il y a un peu moins de deux siècles et demi, avec deux ouvrages signés Bernardin de Saint-Pierre : Voyage à l’Isle de France (1773) et, surtout, Paul et Virginie (1788). Mais Bernardin de Saint-Pierre n‟étant pas un natif de Maurice, le rattachement de ces œuvres à la littérature mauricienne ne fait guère l‟unanimité. La littérature de l‟Île commence véritablement avec un certain Tomi Pitot, qui publie à la fin du XVIIIe siècle une Réfutation du Voyage à l’Isle de France de Bernardin de Saint-Pierre. »3 D‟autres ouvrages ont également le mérite d‟avoir évoqué l‟Île Maurice, parmi lesquels on peut citer quatre poèmes figurant dans les Fleurs du mal, Georges écrit par Alexandre Dumas (père), ainsi que les expériences de voyages publiées par Paul-Jean Toulet. Si l‟on exclut les ouvrages, à visée non littéraires, tels que les encyclopédies géographiques ou les relations de voyages, certains considèrent que la naissance officielle de la littérature mauricienne est marquée par la première œuvre de fiction publiée à Maurice, alors connue comme Île-de-France, en 1803, c'est-à-dire quelques années après le livre de Tomi Pitot. Il s‟agit de « Sidner ou les dangers de l’imagination », roman épistolaire écrit par Barthélemy Huet de Froberville, et considéré par les chercheurs comme le premier « classique » de la littérature mauricienne. Toutefois, l‟on ne peut manquer de citer le rôle du roman français célèbre, étant à l‟origine de la popularisation de l‟Île Maurice à travers l‟Occident. En effet, Paul et Virginie a longtemps été une source d‟inspiration pour les éventuels écrivains francophones de l‟île. Même si la littérature mauricienne francophone semble influencée par l‟approche romantique de cet ouvrage écrit par Bernardin de SaintPierre, elle sera également déterminée par les divers courants de pensées qui ont 3 Vide Patrimages, Yussuf KADEL et Umar TIMOL : conférence de Limoges sur la littérature mauricienne (fin 2010). Disponible sur : < http://patrimages.over-blog.com/article-yussuf-kadel-et-umar-timolconference-de-limoges-sur-la-litterature-mauricienne-fin-2010-65094995.html> 3 marqué l‟île, exposée à une constante mutation. En ce qui concerne les romans mauriciens francophones, l‟on remarque qu‟à part les influences de Bernardin de Saint-Pierre, ils portent également les traces de la décolonisation tout en mettant l‟accent sur les tensions ethniques. Ce n‟est qu‟à partir des années 90, que la littérature francophone de l‟Île Maurice semble se détacher des modèles occidentaux, pour créer une poétique nouvelle et émerger en tant qu‟un domaine de création littéraire à part entière. A guise d‟exemple, notre étude se consacrera à l‟œuvre romanesque d‟une écrivaine d‟origine mauricienne, Nathacha Appanah, qui commence peu à peu à se faire connaitre dans le cercle littéraire francophone et est considérée comme une « étoile montante de la littérature mauricienne actuelle »4. L‟intérêt de cette recherche réside dans la contemporanéité de l‟auteure et de sa popularité au sein du milieu francophone contemporain. Notre choix s‟est porté sur une écrivaine dont l‟œuvre littéraire est empreinte des caractéristiques d‟une littérature mauricienne francophone contemporaine. Notre étude se propose d‟explorer l‟œuvre romanesque de Nathacha Appanah, femme de lettres du XXIème siècle ayant quatre romans à son actif. En effet, en tant qu‟auteure mauricienne, d‟origine indienne, Nathacha Appanah appartient non seulement à la nouvelle génération d‟écrivains de langue française, mais elle fait également partie des auteurs francophones à succès. Une double caractéristique qui ne peut que renforcer l‟intérêt de ce sujet. Dans le cadre d‟une recherche doctorale, l‟étude dont il s‟agira dans cette Thèse, permettra aux intéressés des littératures francophones de découvrir le nouveau style de cette auteure d‟origine mauricienne, ainsi que d‟explorer une des facettes des littératures francophones, celle de la littérature mauricienne. Il s‟agit d‟une littérature, une des plus vieilles littératures francophones, qui s‟est longtemps imprimée et diffusée sur l‟île, expliquant ainsi qu‟elle soit mal connue à l‟extérieur, mais qui a beaucoup évolué au fil du temps. Cette recherche vise à analyser les œuvres à succès d‟une auteure, qui est notamment l‟une des représentantes de la littérature mauricienne d‟expression française, et à examiner les divers aspects de ses ouvrages. Ceci étant dit, nous 4 Vide Patrimages, Littérature mauricienne (comptes-rendus) 2. Disponible sur : < http://patrimages.overblog.com/article-22423401.html> 4 sommes amenés à nous poser quelques questions : existe-t-il un élément qui relie les romans de Nathacha Appanah ? Dans quelle mesure l‟Ile Maurice est-elle présente de manière implicite ou explicite dans ces romans ? Quelle place y détient l‟Histoire ? Comment cette jeune auteure mauricienne a-t-elle, à sa manière, contribué au renouveau de la littérature mauricienne francophone qui semble avoir pénétré une ère nouvelle ? Autant de questions à approfondir, et auxquelles notre Thèse tentera d‟apporter des réponses. Partant de là, nous nous poserons la question de savoir s‟il existe un fil conducteur pouvant relier les romans de Nathacha Appanah, apparemment différents l‟un de l‟autre. Cette étude tentera de reconstituer ce fil conducteur, en choisissant d‟analyser la place et l‟importance du thème de la quête à travers les quatre romans de cette auteure francophone. En tant que thème littéraire, il ne s‟agit nullement d‟une nouveauté, les écrivains étant constamment à la recherche de ce qui pourrait combler leur manque. Plus que la quête en elle-même, c‟est sa nature et son impact qui attirera notre attention. Dans cette étude, ce concept nous semblait pertinent, car plus appropriée à la littérature mauricienne, qui est un champ littéraire en train d‟émerger, où se mêlent plusieurs langues, parmi lesquelles la langue française est amenée à trouver sa place. A ce stade, il reste à se poser une question fondamentale : de quel genre de quête s‟agit-il ? Notre thèse tentera d‟y répondre. À vrai dire, depuis l‟apparition de l‟humanité, les Hommes ont sans cesse été mus par des quêtes, de formes variées, qui sont devenus de plus en plus complexes avec le temps. L‟intérêt même de l‟existence humaine réside dans la quête, qui peut revêtir des formes diverses. Sa nature ainsi que son objectif restent des terrains d‟exploration passionnants, mettant en relief une certaine évolution de ce thème, sous l‟influence de divers facteurs, tels que les circonstances, les croyances, les désenchantements, et ainsi de suite. Cette recherche portant sur le concept de la quête, notre étude envisagera de traiter ce thème, non seulement à travers les ouvrages de Nathacha Appanah, mais aussi à travers des facteurs pertinents et révélateurs de l‟Île Maurice et de la littérature mauricienne. Notre recherche ne tend pas à explorer la littérature mauricienne d‟expression française de manière exhaustive, mais se propose d‟examiner ses nouvelles orientations à travers l‟analyse des ouvrages d‟un écrivain francophone 5 contemporain. Notre problématique sera centrée sur l‟œuvre intégrale de Nathacha Appanah, romancière indo-mauricienne, dont les écrits reflètent certaines tendances propres à la littérature de l‟île, tout en mettant l‟accent sur l‟émergence d‟éléments nouveaux, contribuant à une réelle mutation du champ littéraire mauricien de langue française, qui a trouvé sa juste place dans l‟horizon francophone. La présente étude n‟est qu‟une esquisse, permettant de mettre à jour certaines caractéristiques d‟une littérature insulaire, qui commence à se faire valoir depuis quelques siècles. Nous espérons que cette initiative servira d‟exemple dans le domaine de la francophonie en montrant la voie à des recherches plus approfondies sur les écrivains mauriciens contemporains et leurs chefs d‟œuvre. 2. Méthodologie et plan succinct de la thèse Nous opterons pour une approche thématique mettant en évidence l‟intérêt conféré au concept même de la quête, qui n‟apparaît pas uniquement en tant qu‟un simple motif, mais qui se révèle par son étendue à deux plans, celui de la fiction, ainsi que celui de la réalité. Notre dessein sera d‟entreprendre l‟étude de l‟œuvre romanesque de Nathacha Appanah, afin d‟analyser la question de la quête, thème de plus en plus récurrent dans la littérature mauricienne depuis la période coloniale. Cette étude est divisée en cinq parties. Le Premier Chapitre sera consacré à une étude élaborée des diverses représentations de l‟île, en rapport plus ou moins étroit avec le travail romanesque de Nathacha Appanah. Dans ce Chapitre, nous ferons un survol des aspects caractérisant l‟Île Maurice, qui nous permettra de mieux cerner la place occupée par l‟œuvre de Nathacha Appanah ; étant donnée le fait que tous les romans du corpus parlent de manière explicite ou implicite de l‟Île Maurice, il s‟agira d‟étudier l‟importance de l‟espace spatio-temporel insulaire, pour ensuite retracer la chronologie de l‟île, depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Puis, notre attention se portera sur l‟aspect multiculturel de cette nation, expliquant sans doute l‟intérêt grandissant par rapport au thème de la quête identitaire. Nous tenterons ensuite de faire une esquisse des circonstances entourant l‟émergence d‟une littérature propre à l‟Île 6 Maurice, afin de se concentrer sur la littérature mauricienne d‟expression française et son évolution récente. Dans le Deuxième Chapitre, nous examinerons l‟auteure dont il est question dans cette recherche, à savoir Nathacha Appanah, tout en parcourant son œuvre littéraire, en présentant une synthèse de chacun de ses romans, pour ensuite s‟interroger sur les thèmes communs aux quatre récits. Dans le Troisième Chapitre, nous insisterons sur le rapport que le thème de la quête entretient avec le fond historique. A partir de là, nous procéderons à une analyse du contexte historique, relié à la quête, dans lequel sont ancrés deux de ces romans. Il s‟agira d‟entreprendre un examen détaillé des faits historiques en rapport à ces romans, pour ensuite analyser l‟intérêt du contexte historique au niveau fictionnel. Il s‟agira également de démontrer que la quête dépasse le domaine fictionnel, pour pénétrer le monde réel. Le Quatrième Chapitre est une partie cruciale, car elle s‟efforcera d‟examiner le thème central de cette recherche, c‟est-à-dire, la quête des personnages dans chacun des romans mis à l‟étude. Vu sous l‟angle fictionnel, ce Chapitre dévoilera l‟évolution de cette quête, à commencer par sa source, son déroulement, ainsi que son aboutissement. Ce chapitre cernera la notion de quête sous ses diverses manifestations, et sondera les facteurs influençants. Finalement, le Dernier Chapitre sera consacré à examiner l‟originalité de Nathacha Appanah, en étudiant la manière dont laquelle ses œuvres déconstruisent des mythes entourant les espaces insulaires en général et l‟Île Maurice en particulier, tout en faisant ressortir sa contribution par rapport à la littérature mauricienne de langue française, évoquant ainsi sa place parmi les écrivains d‟origine mauricienne, appartenant à sa génération. Allant de pair avec d‟autres jeunes auteurs mauriciens, ayant imprégné le monde francophone de leurs écrits enrichissants, nous verrons comment l‟écriture romanesque de Nathacha Appanah fascine tant par son non-dit qu‟à travers des lignes 7 chargées d‟émotions qui nous questionnent, éveillant souvent notre sensibilité, tout en s‟éloignant des stéréotypes iliens. Nous terminerons par une conclusion générale qui sera axée sur le renouvellement du champ littéraire francophone de l‟Île Maurice, postindépendance, ainsi que les perspectives pour des recherches futures. L‟élargissement de la zone francophone permet de créer de nouvelles perspectives, tout en ouvrant de nouveaux horizons d‟exploration pour les amoureux de la littérature d‟expression française. 8 Chapitre I Les multiples facettes de l’Île Maurice 9 CHAPITRE I Les multiples facettes de l‟Île Maurice Notre problématique porte sur les ouvrages d‟une femme de lettres d‟origine mauricienne, d‟où l‟intérêt d‟explorer l‟espace spatio-temporel dont il est question dans les romans étudiés. En effet, chacun des ouvrages de Nathacha Appanah fait référence, d‟une manière ou d‟une autre, à l‟Île Maurice qui est présente soit en tant que cadre spatial, cadre historique spécifique ou bien sous forme de souvenirs du pays natal. Ainsi, une introduction sur la littérature mauricienne ne serait pas complète sans présenter le pays en question. En effet, ce Premier Chapitre envisage d‟explorer l‟Île Maurice, sous différentes facettes, à commencer par sa géographie, passant ensuite par son histoire, pour aborder ultérieurement sa vie culturelle. Ce Chapitre se terminera par une exploration de la littérature mauricienne, à travers sa genèse jusqu‟à son état actuel. I.1 Le facteur géographique 5 5 Vide Skyreo-dz. Disponible sur : <http://skreo-dz.over-blog.com/article-ile-maurice-04-curepipe-florealmaquettes-47758394.html> 10 I.1.1. Localisation spatiale Magnifique île localisée au milieu de l‟Océan Indien, connue entre autre sous le nom de l'Etoile de l'Océan Indien ou bien la Perle de l’Océan Indien, l‟Île Maurice est située à mi-parcours entre l'Afrique et l'Inde, au nord du tropique du Capricorne. « A 900 km de Madagascar, centrée par 20° 15‟ sud et 57° 35‟ est, l‟Île Maurice fait partie avec l‟Île de la Réunion et l‟Île Rodrigues de l‟archipel volcanique des Mascareignes. »6 Depuis le 12 mars 1992, Maurice forme avec l‟Île Rodrigues une république appelée République de Maurice, après son indépendance en 1968. Le territoire de Maurice comprend aussi officiellement deux archipels supplémentaires : Saint Brandon et Agaléga. Ce sont des îles satellites de formation corallienne, qui sont souvent oubliées, car elles sont peu ou pas peuplées. « L‟île mesure 65 km de long sur 48km de large pour une superficie de 1865 km2. La longueur totale de ses côtes est de 330km, dont plus de 100km de plages… La côte laisse apparaître des baies profondes et de grandes bandes de sable fin et blanc. Des chemins de terre rouge orangé zigzaguent travers le vert intense des champs de canne à sucre… Harmonieux paysage de carte postale, Maurice correspond au cliché du pays de rêve sous les cocotiers.»7 L‟Île Maurice compte 1 268 835 habitants (au 1er juillet 2008)8, le rendant l‟un des pays les plus peuplés de la région africaine. On parlera tantôt de Maurice, tantôt de l‟Île Maurice. L‟île est née d‟éruptions d‟une immense chaîne volcanique sous-marine, qui se sont produites il y a 3 millions d'années. La dérive des continents l‟a éloignée de cette zone, maintenant centrée sur le sud de la Réunion. Le sol de l‟Île Maurice est entièrement constitué de roches volcaniques, même s‟il n‟existe plus de volcan en activité. L'on peut cependant admirer plusieurs cratères éteints, dont le fameux "trou aux cerfs". Le terrain, mis à nu, laisse trace des coulées de lave et de basalte. De ses origines volcaniques est resté un large plateau central où se concentrent trois principaux massifs montagneux : celui de 6 J.Benoit, J.F Dupon et L. Favoreu, Encyclopedia Universalis, Corpus 11, Île Maurice, Paris, 10/03/1987. Cathyline Dairin, Dominique Auzias, Jean-Paul Labourdette, MAURICE RODRIGUES, Petit Futé, 2009, p. 82. 8 Vide Île Maurice, Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : <http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Ele_Maurice> 7 11 Pieter Both, de Pouce, et celui du Piton de la Rivière Noire. La plus grande partie de l‟île est recouverte d‟un plateau central, favorisant la culture extensive de la canne à sucre et du thé. A part ses richesses minérales, l‟île se caractérise aussi par la richesse agricole. On y trouve, à plaisir, tous les arbres tropicaux, tels que le cocotier, le manguier, le papayer, le vacoa, etc... A ces arbres se mêlent diverses sortes de fleurs multicolores, comme l‟hibiscus ou le rosier. La particularité de l‟île tient aussi à sa barrière de corail, qui l‟entoure et qui permet de protéger les lagons et les plages bordées de cocotiers et de filaos. Selon les données d‟un ouvrage : « ses 177km de côte sont presque entièrement entourées de récifs coralliens, et l‟île dispose de nombreuses baies naturellement abritées et d‟un relief globalement moins tourmentée que la Réunion. »9 Malgré l‟étiquette « exotique » rattachée à l‟île, celle-ci a connu, ces derniers temps, un déboisement important. La forêt primaire n‟existe que dans certaines réserves montagneuses. 10 Port-Louis, qui est la capitale et la principale ville du pays (150 000 habitants), est située au nord-ouest. Un important port maritime s‟y trouve aussi. Ce port en eau 9 Isabelle Widmer, La Réunion et Maurice : parcours de deux îles australes des origines au XXème siècle, INED (Institut National d‟études démographiques), 2005, p. 7. 10 Vide http://www.americas-fr.com/tourisme/actualite/l‟île-maurice-attire-les-français-3089.html 12 profonde a été fondé par les Français en 1735. Il fut autrefois une escale importante entre l‟Europe et l‟Asie, mais il perdit son attrait après l‟ouverture du canal de Suez en 1869. Aujourd‟hui, Port-Louis est un pôle commercial (industries du sucre, textiles, produits de bois) et administratif. La zone franche manufacturière et douanière de PortLouis a fait la richesse de Maurice. Port-Louis abrite également l‟Institut de l‟Île Maurice (1880), le Musée de Port-Louis (collection d‟histoire naturelle) et la Citadelle, une forteresse construite en 1835. Les autres grandes villes, dépassant 70 000 habitants, sont : « Beau Bassin/Rose Hill (94 000), Vacoas/Phoenix (90 000), Curepipe (74 000) et Quatre-Bornes (71 000), pour n‟en citer que les plus importantes. L‟ensemble de ces cinq villes tend à former une seule conurbation. »11 12 Une île comme tant d‟autre, soit, l‟Île Maurice fait partie de l‟une des destinations favorites des voyageurs, envoûtés par ses magnifiques attraits géographiques. Ayant toujours fait figure d‟un endroit paradisiaque, Maurice est connue pour ses paysages de rêves, formés par son bord de mer, ses plages exquises, ses massifs montagneux, sa forêt peuplée d‟espèces les plus diverses de faune et flore, ses récifs coralliens, la liste semble interminable, tellement l‟île conserve une place d‟honneur dans le monde 11 12 Vide http://www.mfe.org/index.php/Portails-Pays/Maurice/Presentation-du-pays/Villes-principales Vide http://www.geo.fr/voyages/guides-de-voyage/afrique/ile-maurice 13 touristique. Divers éléments peuvent faire penser à Maurice, tels que la mer bleue, le sable blanc, les cocotiers, les palaces, les touristes, bref, un pays plutôt paisible. I.1.2. L‟Île Maurice, vue par Nathacha Appanah La description de ce territoire insulaire ne pourrait guère se limiter à de simples motifs pittoresques. Il serait ainsi intéressant de dépasser ces « clichés » d‟ordre exotique pour mieux examiner les autres facettes de cette île. Nous tenterons de découvrir ce paysage insulaire à travers les romans de Nathacha Appanah. Dans chacun de ses récits, la romancière d‟origine mauricienne évoque des lieux différents tels que Poudre d‟Or, Blue Bay, Fond du Sac, Port-Louis, Mahébourg, Mapou et Beau-Bassin, pour ne citer que les plus importants. Il serait utile de noter qu‟hormis Port-Louis et Beau-Bassin, les autres endroits ne sont pas tout particulièrement connus. En effet, Nathacha Appanah semble délaisser l‟aspect exotique, pour représenter sa patrie à travers divers panoramas réalistes, liés intimement à l‟existence des personnages. Loin d‟être un simple « décor » pittoresque, le paysage mauricien évoqué par notre romancière détient une valeur à part entière. Dans Les Rochers de Poudre d’Or, la représentation de Maurice remonte à l‟année 1892, période durant laquelle les engagés indiens sont amenés dans l‟île. L‟île Maurice est d‟abord considérée comme la « terre promise »13 peuplée d‟« arbres verts, de fleurs...de montagnes repues et fertiles... »14, où « les cannes en fleurs bougeraient dans le vent »15 en guise de bienvenue. Il s‟agit toutefois d‟une apparence trompeuse, surtout pour les Indiens engagés venus travailler dans le camp de Poudre d‟Or. « Pas de soleil, pas d‟arbres, pas de montagnes, pas de cannes à sucre en fleur,…pas de couleurs…Rien que le vent froid et les ordres. »16 Alors qu‟ils s‟attendaient à une terre accueillante, chaleureuse, caractérisée par sa verdure bienveillante, ils se retrouvent confrontés à une terre hostile, où même la nature ne leur donne pas de répit tellement elle est rude et imprévisible. 13 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, Éditions Gallimard, Coll. Continents noirs, Paris, 2003, p. 130. 14 Ibid., p. 131. 15 Ibid., p. 131. 16 Ibid., p. 132. 14 Quand au deuxième roman, Blue Bay Palace, le paysage y est essentiellement dominé par la Mer, donnant certes une impression exotique, au premier abord, qui semble être remis en question dès les premières pages. En effet, la mer est évoquée à travers des expressions originales : « La mer, à Blue Bay, se laisse désirer. »17, « vous la voyez juste à l‟entrée du village, langue bleue qui rentre dans la terre et se meurt dans une mare où des enfants pêchent. », « elle adore jouer à cache-cache. »18 Ainsi, cette immense plaine bleue personnifiée, qu‟est la mer, apparaît être un personnage à part entière, plutôt espiègle, mais également un refuge, un consolateur aux yeux de Maya, l‟héroïne du roman. Le troisième ouvrage, La noce d’Anna, se distingue des deux premiers non pas par l‟absence totale de l‟île, mais par sa présence, en filigrane, à travers les souvenirs d‟enfance de Sonia, écrivaine mauricienne installée à Lyon. Dans ce cas précis, Maurice est évoquée, avec un certain recul, comme une nation que l‟on se doit de quitter, afin de s‟élancer dans le vrai monde : « quitter mes parents, ma famille, mon pays, mon si beau pays…partir, quitter tout cela me semblait normal, un acte évident, un juste emboîtement des choses, de la vie, de ma vie. »19 Néanmoins, tout souvenir du pays natal ne se fait sans aucune touche de nostalgie. « les fleurs de mon pays sont les plus belles de la terre »20, « Quand j‟étais encore chez moi, là-bas, de l‟autre côté de l‟Afrique, j‟aimais l‟odeur du jaquier »21, « je ne suis jamais retournée à l‟Île Maurice. J‟en ai souvent eu envie »22. Dans son dernier roman intitulé Le Dernier frère, Nathacha Appanah dévoile une partie de l‟Île Maurice durant la Seconde Guerre Mondiale. Nation plutôt inaffectée par l‟impact de la guerre, la nature y domine à travers sa forêt, sa rivière, ses montagnes, ses champs de canne. Cependant, le récit en question révèle deux aspects contradictoires de ce paysage. Tandis que le village de Mapou est couvert par « un 17 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, Éditions Gallimard, Coll. Continents noirs, Paris, 2004, p. 11. Ibid., p. 12. 19 Nathacha Appanah, La noce d’Anna, Éditions Gallimard, Coll. Continents noirs, Paris, 2005, p. 71. 20 Ibid., p. 75. 21 Ibid., p. 35. 22 Ibid., p. 73. 18 15 terrain où rien ne poussait, car des rochers endormis gisaient en dessous... », une « terre qu‟on aurait pu croire assoiffée par tant de jours de soleil, rompue par le vent, travaillée de l‟intérieur par les rochers brûlants, »23, Beau-Bassin regorge d‟une terre « fertile, d‟une belle couleur marron. On pouvait y semer des légumes et des fleurs, et les arbres qui y poussaient avaient leurs racines enfoncées profondément, sans rochers noirs et affutés pour leur barrer leur passage.»24 En bref, chacun des romans de Nathacha Appanah représente l‟Île Maurice sous différents angles, ayant cependant un point commun : aucune évocation n‟adhère entièrement à la dimension exotique du paysage mauricien. Il ne s‟agit plus d‟évoquer des plages de rêves près duquel vivent des personnages qui se rencontrent à l‟ombrage des cocotiers, ni d‟illustrer simplement les beautés naturelles que cachent la faune et la flore de l‟île. Cette dernière ne se détache pas du récit, mais semble se mêler à l‟existence des personnages. L‟Île Maurice, en tant que toile de fond, semble exercer une certaine influence, bienfaisante ou nuisible, sur l‟existence des personnages concernés. I.2 Le parcours historique I.2.1. Une découverte mystérieuse D‟après les historiens, les Phéniciens auraient visité l‟Île Maurice il y a plus de vingtneuf siècles. Des navigateurs dravidiens auraient également rencontré l‟île à leur retour de Madagascar. Cependant, l‟île fut totalement inhabitée lorsqu‟elle fut découverte vers le Xème siècle par des navigateurs arabes, qui se sont rendus maîtres de l‟Océan Indien en l‟explorant à l‟aide de boutres (petits navires à voiles, à l‟arrière très élevé). N‟ayant pas de nom à l‟époque, ces derniers la dénommèrent « Dina Harobi », signifiant « l‟île abandonnée ». Cette appellation fut vite déformée pour devenir « Dinarobin », voulant dire « l‟île d‟Argent ». Ces deux noms trouvent leur origine 23 24 Nathacha Appanah, Le dernier frère, Éditions de l‟Olivier, Paris, 2007, p. 19. Ibid., p. 39. 16 dans la manière dont les Arabes considérèrent l‟île. D‟après les historiens, il se pourrait qu‟elle fut découverte à la suite d‟un puissant cyclone, ayant ravagé l‟endroit, ce qui expliquerait que le lieu paraissait abandonné. La seconde appellation marquerait plutôt l‟impression créée par l‟île, lorsqu‟elle fut aperçue pour la première fois, à travers son éclat magnifique. Cependant, loin de vouloir la coloniser, les Arabes laissèrent surtout des comptes-rendus de leurs découvertes, qui incluaient des cartes rudimentaires de l‟île en question. Ensuite, durant les 500 années suivantes, l‟île fut ignorée. Finalement, ce sont les Portugais qui arrivèrent dans l‟île. En 1507, l‟explorateur Diego Fernandes Pereira arriva sur l‟île, tout aussi par hasard, en voulant trouver une voie menant vers l‟Inde. Il la dénomma alors « Isla de Cerne », qui devient Cirne, c'est-à-dire « l‟île du cygne ». Cette appellation pourrait s‟expliquer par le fait que son navire portait ce nom, mais certains pensent aussi que ce fut le résultat d‟une confusion entre le dodo et le cygne. D‟après l‟historien mauricien Alfred North Coombes, vers 1509, ce fut l‟explorateur Diego Dias qui la redécouvrit, accidentellement, lorsqu‟il tenta de rejoindre sa flotte, séparée par une grosse tempête. Vers 1528, Don Diego Rodrigues donna le nom d‟îles Mascarenes à trois groupes d‟îles : Maurice, Réunion et Rodrigues. Jusqu'en 1539, les Portugais occupèrent l‟Île Maurice, sans pourtant s‟y installer définitivement. Ils ne voulaient guère coloniser l‟île, car ils avaient des projets plus ambitieux. En effet, ils visaient surtout l‟Inde, afin de conquérir un puissant empire oriental. Entre 1539 et 1598, l‟île fut de nouveau abandonnée. En bref, ni les Arabes, ni les Portugais ne s‟emparèrent de l‟île, dont ils se servirent uniquement pour y faire escale. Il est à remarquer que plusieurs hypothèses ont été avancées concernant la présence des Arabes et des Portugais sur l‟île, mais cela ne reste que des hypothèses. L‟on pourrait supposer qu‟ils n‟ont fait que traverser l‟île en laissant quelques notes et les premières cartes scientifiques de l‟Océan Indien. I.2.2. La période hollandaise Ce n‟est que vers la fin du XVIe siècle que des marins hollandais commencèrent à explorer l‟Océan Indien. Ils réalisèrent immédiatement l‟intérêt de cette île et 17 décidèrent de s‟y installer. En 1598, cinq vaisseaux hollandais, séparés des autres par une tempête, accostèrent, par hasard, île. Commandés par le vice-amiral Wybrandt Van Warwyck, les Hollandais tentèrent de s‟abriter dans la partie sud de l‟île. Le viceamiral conféra à l‟île le nom de « Mauritius » en l‟honneur du prince Maurice de Nassau, le Stathouder de Hollande. Mais, ce n‟est que quarante ans plus tard, c‟est-àdire vers 1638, que les Hollandais prirent réellement possession de l‟île, craignant de la voir tomber dans des mains ennemies. Profitant de ses ressources naturelles, ainsi que de son emplacement stratégique, la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales prit contrôle de l‟Île Maurice en 1638. En effet, cette occupation avait surtout des raisons commerciales. Ainsi, les Hollandais introduisirent la culture de la canne à sucre sur les zones forestières défrichées de l‟île. Des esclaves furent amenés pour travailler dans ces champs. C‟est ainsi qu‟ils tentèrent une véritable colonisation de l‟île avec quelques soldats et esclaves, afin d‟établir une installation permanente. Cependant, la Compagnie hollandaise des Indes n‟accorda pas autant d‟intérêt à cette colonisation. Par ailleurs, les pionniers butent sur des obstacles naturels, tels que les cyclones, les incendies, sans compter l‟invasion de rats qui fit des ravages énormes. Entre 1658 et 1663, Maurice fut momentanément désertée par les Hollandais, à cause de son isolement. En 1664, les Hollandais essayèrent de nouveau de marquer leur présence sur l‟île en y introduisant le cerf de Java, tout en développant la culture de la canne à sucre. Ils rénovèrent les routes, tout en construisant de nouvelles installations. Mais, cette nouvelle tentative rencontra le même échec. Le 17 février 1710, après une décennie d‟occupation, les Hollandais abandonnèrent définitivement l‟Île Maurice, laissant derrière eux des forêts détruites, des champs négligés, ainsi que de furieux esclaves. A leur départ, l‟île ne comprenait que dans les trois cents habitants, esclaves compris. Du côté nature, certaines espèces animales purent proliférer, tandis que d‟autres disparurent. Les raisons de leur départ demeurent encore aujourd‟hui un sujet de discussion parmi les historiens. I.2.3. La période française A la suite du départ des Hollandais, la Compagnie des Indes Orientales prit possession de Maurice en 1715 au nom du Roi de France. Contrairement aux Hollandais, les 18 Français avaient une raison de vouloir s‟approprier l‟ancienne possession batave, qui leur servirait de base navale afin de marquer leur présence dans l‟Océan Indien. Par ailleurs, ils voulaient contrer les Anglais qui cherchaient aussi à étendre leur empire colonial. En 1715, l‟île fut rebaptisée Isle-de-France par le capitaine Dufresne d‟Arsel, qui en prit possession, Réunion fut nommée Ile-Bourbon. En 1735, Bertrand François Mahé de Labourdonnais fut nommé gouverneur de l‟île et il fut le véritable fondateur de cette colonie. Grâce à ses initiatives, l‟île reprit un nouveau visage, tant sur le plan économique que social. La France créa à l‟Île-de-France un port pouvant servir, suivant les circonstances, de centre commercial et de base militaire. En effet, le port fut reconstruit, des hôpitaux, des fortifications furent construits, la culture de la canne à sucre fut étendue, avec l‟ouverture d‟une première usine sucrière, sans compter de nouvelles denrées qui furent introduites telles que le riz et le coton; ensuite, les rats furent éliminés. Une ville fut même nommée Mahébourg, en l‟honneur de Labourdonnais. A cette époque, les autorités firent venir des esclaves, provenant du Mozambique afin de travailler à l‟essor de l‟île. En 1764, après la défaite de la France face à l‟Angleterre durant la Guerre de Sept Ans, le contrôle de l‟île passa de la Compagnie des Indes Orientales au gouvernement, car cette guerre avait considérablement réduit les finances de la Compagnie, qui fut ruinée. Cette nouvelle administration marqua une période économique de reconstruction, de réorganisation agraire ainsi que de reprise de la croissance. Pierre Poivre devint le nouveau gouverneur de l‟île. Il fut à l‟origine de l‟introduction de nouvelles épices sur le sol mauricien. Ce fut également durant cette période que la population commença à s‟accroître pour atteindre environ 33539 habitants en 1776. Suite à la révolution française de 1789, les relations entre la métropole et l‟Île-de-France furent momentanément interrompues. Toutefois, en 1803, Napoléon Bonaparte décida de prendre le contrôle de l‟île, pour des raisons d‟enjeux stratégiques. En 1810, sous le commandement de Bonaparte, la France sortit vainqueur de la bataille du Grand-Port contre les Anglais. Malheureusement, cela fut leur unique victoire navale. 19 I.2.4. La montée en puissance de l‟Empire britannique Quelques mois après la bataille du Grand-Port, les Anglais étaient plus que déterminés à prendre possession de l‟île par tous les moyens. Après plusieurs tentatives, ils réussirent à occuper l‟île en 1810, après une bataille acharnée contre les troupes françaises. En débarquant du côté Nord de l‟île, les troupes anglaises prirent les Français au dépourvu. En 1814, le Traité de Paris proclama l‟Ile-de-France, Rodrigues et Seychelles comme territoires britanniques. L‟ensemble des Mascareignes devint une colonie de la couronne. Ainsi, l‟Ile-de-France redevint, à nouveau, l‟Île Maurice ou Mauritius, reprenant son nom hollandais. Tout en gardant l‟île sous leur contrôle, les Anglais ne souhaitèrent ni s‟y installer, ni y exercer leur influence, ce qui permit aux colons français de continuer leur règne. Selon les accords de capitulation, les colons eurent le droit de garder leurs coutumes, leurs traditions ainsi que leur langue. Durant 158 ans, l‟île fut administrée par les Anglais, qui cohabitèrent amicalement avec les colons français. L‟année 1835 marqua l‟abolition de l‟esclavage dans les colonies, qui en souffrirent énormément, à cause du manque de main-d‟œuvre. Pour remplacer les esclaves enfin libérés, mais qui refusaient de travailler la terre, les planteurs entreprirent, en 1835, d‟employer sous contrat des "coolies" de Chine et d‟Inde, notamment de Bombay, Calcutta et Madras. Hélas, les dures conditions de vie et de travail des premiers immigrés ne furent guère beaucoup mieux que celles des anciens esclaves africains. Mais elles étaient sans doute moins mauvaises que celles dont ils souffraient en Inde, puisque la plupart d‟entre eux ne retournèrent pas dans leur pays à l‟expiration de leur contrat. En effet, sur 450,000 "coolies" arrivés à l‟Île Maurice entre 1835 et 1909, seulement 150,000 retourneront en Inde à la fin de leur contrat. En 1865, les immigrants indiens et leur famille représentent le plus grand groupe racial de Maurice. Il est à souligner que ce sont les Indiens qui contribuèrent immensément à la croissance de l‟industrie sucrière et du pays durant le XIXème siècle, faisant de Maurice le plus grand producteur de sucre de l‟empire britannique. « La perle sucrée de l‟Océan Indien », telle qu‟elle fut désignée par un certain Joseph Conrad, capitaine de navire, connut une forte expansion de l‟industrie sucrière, qui devint presque le pilier de l‟économie mauricienne, entraînant en même temps le développement 20 d‟infrastructures diverse. Maurice, comme la Réunion, développa une économie de plantation, sans que la colonisation anglaise ou française n‟apporte en apparence de différences significatives dans ce domaine. Une période de crise affecta Maurice avec l‟accroissement démographique qui fut à l‟origine de la pauvreté, due au déséquilibre entre le nombre de chercheurs d‟emploi et les emplois disponibles. Cependant, les colons français, qui ne furent nullement affectés par cette situation, continuèrent à vivre aisément grâce à la main-d‟œuvre bon marché. Vers la fin du XIXème siècle, la chute des débouchés de vente réduisit provisoirement l‟engouement des colons pour l‟industrie sucrière. Les très difficiles conditions de vie des engagés indiens, ajoutées aux épidémies de paludisme, les conduisirent à la révolte en 1871. C‟est la période où les immigrés bénéficièrent du morcellement des terres. I.2.5. Le XXème siècle Les mouvements de révolte qui se développèrent en Inde au début du XXème siècle, eurent des répercussions à Maurice. Ce n‟est qu‟en 1909 que cessera l‟importation de la main-d‟œuvre "coolie". Et il faudra attendre 1920 pour voir une reprise des affaires dans le monde sucrier. Malgré cette relance, les conditions ne s‟améliorent guère, les immigrés continuent de se plaindre de leurs faibles salaires et la crise sociale est latente. La date marquant l‟anniversaire de l‟arrivée des premiers « coolies » fut propice à l‟émergence d‟une prise de conscience de l‟identité sociale et culturelle hindoue. En 1936, la création du Parti Travailliste par le Dr. Maurice Curé, dans le but de protéger les droits des ouvriers des plantations de canne à sucre, fut la première étape vers le mouvement qui mènera l‟île vers son indépendance. De violentes grèves paralysèrent l‟industrie sucrière en 1937 et 1943. En 1947, pour maîtriser la situation, le "Colonial Office" prit la décision de réformer le suffrage censitaire de la Constitution de 1885 et d‟introduire le droit de vote pour tout citoyen alphabète. Cette mesure permit au Parti Travailliste de connaître le triomphe aux élections de 1948. Le Dr. Seewoosagur Ramgoolam, dirigeant du Parti Travailliste, lutta pour l‟instauration du suffrage universel en 1958. Le Parti Travailliste connut ainsi la victoire lors des élections de cette même année et ne cessa de prendre de l‟ampleur tout au long des années qui vont suivre. Toutefois, une période d‟instabilité régna dans l‟île, à cause des 21 tensions entre les partis politiques. Tandis que le Parti Travailliste luttait pour l‟indépendance de l‟île, les partis minoritaires, tels que le Parti Mauricien Social Démocrate (PMSD), souhaitaient rester attachés à l‟Angleterre. En août 1967, des élections graves et décisives furent organisées offrant le choix aux citoyens entre le rattachement avec l‟Angleterre ou l‟indépendance. Le parti de l‟indépendance, mené par le Dr. Ramgoolam, remporta ces élections, tandis que le parti du rattachement avec la Grande Bretagne, dirigé par Gaëtan Duval à la tête du PMSD (Parti Mauricien Social Démocrate), dut s‟incliner. Sir Seewoosagur Ramgoolam devint Premier Ministre, formant un gouvernement de coalition avec le PMSD. L‟indépendance de l‟île sera officiellement proclamée le 12 mars 1968, et le 12 mars 1992, le pays deviendra la République de Maurice que nous connaissons aujourd‟hui. Actuellement, Navin Ramgoolam (le fils de Seewoosagur Ramgulam) en est le nouveau Premier Ministre, à la suite de la victoire du Parti Travailliste au scrutin national de 2010. I.3. L‟atout culturel La beauté de l‟Île Maurice tient certes à son paysage naturel, mais également à sa culture, ou serait-il plus juste de dire à ses cultures. En effet, Maurice est une nation où des cultures uniques et distinctives s‟unissent pour former un tout. C‟est une île plutôt petite, mais qui étonne par sa grande diversité culturelle. L‟origine de cette variété provient des traces laissées par l‟Histoire du peuplement de Maurice, qui pourrait se résumer, curieusement, par l‟expression suivante : « sur cette île, déserte à l'origine, découverte par les Arabes, visitée par les Portugais et les Hollandais, avec une phase durable de colonisation française et anglaise, des Africains, emmenés comme esclaves, côtoyèrent des coolies ou engagés indiens et chinois, surtout des commerçants. S'y développa une population de métis ou mulâtres, issus principalement des noirs, aussi appelés créoles, et des blancs, venus de France. »25 25 Vide http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_mauricienne 22 La particularité culturelle de l‟île réside dans la formation de son peuplement. Faute de population indigène, les ancêtres des Mauriciens vinrent tous d‟ailleurs. Maurice est ainsi constitué de peuples venus de différents continents, professant une variété de cultures. Une des plus grandes richesses de Maurice est incontestablement son peuple : sa mixité ethnique lui confère une identité culturelle unique. A la suite d‟importants mouvements de populations des siècles derniers, l‟île se compose aujourd‟hui de quatre groupes ethniques : 1) les Indo-Mauriciens, dont les ancêtres vinrent de l‟Inde. 2) les Créoles, dont les ancêtres métis vinrent d‟Europe et d‟Afrique. 3) les Franco-Mauriciens, descendants blancs des colons français 4) les Sino-Mauriciens, dont les ancêtres arrivèrent de Chine. Chacun de ces groupes est divisé à son tour selon les différentes cultures, religions et langues, donnant ainsi naissance à une société multiraciale et multiculturelle. Parmi la population mauricienne, plus de 50% sont Hindous, 30% sont Chrétiens, 17% Musulmans et 3% de religions diverses telles que les Bouddhistes. Grâce à son multiculturalisme, l‟île possède un patrimoine culturel, historique et naturel très riche, qui en fait presque un « creuset » où se mêle diverses religions, cultures et coutumes. Ainsi, l‟Île Maurice pourrait être assimilée à une sorte d‟immense puzzle, formé de différentes pièces, représentant les diverses communautés, et dont la réunion aboutirait à un remarquable résultat : une nation multiraciale. Toutes les fêtes religieuses y sont célébrées avec le même enthousiasme : Diwali (fête de la lumière), Ganesh Chaturthi, Eid-Ul-Fitr, Noël, Pâques, la fête du Printemps, la fête des lanternes ou la fête des dragons. Maurice possède un patrimoine culturel d‟autant plus riche qu‟il s‟agit d‟un amalgame harmonieux où règne une véritable entente entre les différents groupes raciaux. Cette absence de rivalité renforce la valeur culturelle de Maurice, puisqu‟elle révèle la tolérance culturelle et sociale qui fait de cette nation une terre « hospitalière ». Néanmoins, le système social de l‟île est souvent qualifié de « communautaire », fortement influencée par le modèle dans les pays de tradition anglo-saxonne. L‟arrivée des Indiens donna plus d‟ampleur à ce phénomène, puisque 23 ces derniers restèrent rattachés au système de „castes‟. Dès lors, Indiens et FrancoMauriciens semblent perpétuer cette pratique de cloisonnement, en faisant preuve d‟une certaine réserve lorsqu‟il s‟agit de mariages inter-ethniques. Quant aux AfroMauriciens, descendants des esclaves, ils vivent souvent dans la pauvreté. Malgré cette apparente mentalité communautaire, l‟Île Maurice demeure une terre de contact entre diverses cultures. Nous pourrons ainsi être amenés à parler d‟une contradiction mauricienne. I.3.1. Vers une genèse de l‟identité culturelle L‟Île Maurice a connu une évolution similaire à celle d‟autres nations des Caraïbes, telles que la Guinée britannique et les îles Fiji, où la communauté indienne occupe une place dominante. L‟évolution politique et sociale du pays est influencée par le système esclavagiste ainsi que celui de la main-d‟œuvre engagée. Les lois ont également eu un rôle primordial dans l‟ascension sociale des Indiens. En effet, l‟accès à l‟éducation ainsi que l‟accès à la terre grâce au système du grand morcellement, autorisèrent les engagés indiens à acheter de petits lopins de terre, souvent rocheux et défrichés. Leurs efforts transformèrent ces terres incultes en terres fertiles qui marquèrent le début de leur prospérité économique. Après l‟acquisition des terres, les Indiens s‟intéressèrent à l‟éducation de leurs enfants. L‟évolution historique de l‟île nous entraîne vers une notion indissociable des Mauriciens : « la quête identitaire ». Pourtant, il est indispensable de souligner que les cultures des différentes communautés ne se sont pas affirmées de la même manière durant la période coloniale. Au contraire, il s‟avéra que les cultures traditionnelles des peuples colonisés ou de la main-d‟œuvre contractuelle furent sérieusement déformées et rendues quasiment méconnaissables. Durant la période post-coloniale, les circonstances n‟étaient pas favorables à l‟affirmation des identités ethniques. Ainsi, immédiatement après la disparition du colonialisme, les différentes communautés de l‟île s‟engagèrent farouchement dans la conservation de leurs héritages culturels ou du moins ce qui en restait. Ainsi, nous pouvons parler d‟une « conscience ethnique » qui 24 fut à l‟origine de la richesse culturelle de Maurice. Toutefois, certaines communautés furent plus avantageuses que d‟autres. Ce fut le cas des Mauriciens d‟origine indienne qui eurent une meilleure mobilité sociale et économique grâce au « grand morcellement ». Contrairement aux descendants d‟esclaves africains, ils eurent la possibilité de préserver leurs coutumes. Cela fut également facilité par le maintien du contact avec l‟Inde. Selon Hugh Tinker, « le système de main-d‟œuvre engagée est une nouvelle forme d‟esclavage, mais il n‟a pu avoir le même effet destructeur sur les cultures traditionnelles que l‟esclavage. »26 S‟inspirant du modèle indien de la lutte pour l‟indépendance, les Mauriciens d‟origine indienne prirent conscience de la nécessité d‟établir une meilleure cohésion avec les autres membres de leur groupe ethnique, afin de connaître une ascension tant politique que sociale. Cette conscience d‟une renaissance culturelle indienne rassembla les Mauriciens d‟origine indienne, hindoue et musulmane confondus. Cette recherche d‟une forte identité prit d‟autant plus d‟ampleur grâce à une situation politique particulière. En effet, une bipolarisation fut visible, avec d‟une part, les musulmans et les hindous, luttant pour l‟indépendance de l‟île, d‟autre part, les Blancs franco-mauriciens et les Créoles, favorisant un rattachement à la France. Néanmoins, seules les motivations politiques ne peuvent expliquer cette recherche d‟une identité culturelle. La période de colonisation, arrivant à sa fin, avait déformé la culture des groupes amenés à travailler sur les champs de canne à sucre. Les gens furent fiers de représenter leurs traditions culturelles. Plusieurs langues représentatives de la nation mauricienne furent promues. Avant l‟indépendance, il est difficile de séparer les motivations d‟ordre politique de celle entièrement culturelle. En effet, la dimension culturelle fut partie intégrale de cette lutte destinée à libérer la société de plusieurs sortes de colonisation – économique, sociale et culturelle. La recherche de sa culture et de ses racines révèle une réelle renaissance ethnique. La mondialisation a entraîné deux tendances culturelles contradictoires : d‟une part, est né un besoin plus grand d‟identités culturelles afin de ne pas se perdre dans la collectivité ; d‟autre part, nous assistons à 26 Nababsing Vidula, Rencontre avec l’Inde, la diaspora indienne à Maurice, Vers une genèse de l’identité culturelle, Conseil général pour les relations culturelles, Tome 28, numéro 1, 1999, p. 104. 25 une standardisation à travers les modèles de consommation mondiale, illustrée par l‟émergence de marques, telles que KFC, Pizza Hut, Levi‟s, etc.… « L‟unité dans la diversité », telle est la devise adoptée par l‟Île Maurice, depuis son indépendance. L‟Etat cherche, par tous les moyens, à promouvoir le développement des différences culturelles et linguistiques, à travers l‟établissement de centres culturels. Cette tendance se reflète également dans la vie quotidienne des Mauriciens qui se rassemblent pour célébrer les fêtes de Diwali, Eid et Noël, devenues fêtes nationales. Cette favorisation de la pluralité culturelle a permis non seulement aux différentes cultures de prospérer, mais elle a également instauré un sentiment de tolérance envers autrui. Ce phénomène est surtout vrai pour les jeunes Mauriciens, qui sont exposés à une ambiance multiculturelle et développent ainsi de multiples identités culturelles. Toutefois, cette stratégie de pluralité culturelle présente aussi quelques contraintes. A titre d‟exemple, nous pouvons citer la protestation de Mauriciens d‟origine tamoule par rapport à la position de leur langue sur les billets de banque. Ainsi, cet incident prouve que l‟ethnicité peut parfois amener certains groupes à revendiquer des droits particuliers. Il est fondamental d‟accorder une égale importance à l‟identité civique ainsi qu‟aux spécificités ethniques et culturelles. Le but est d‟atteindre un certain équilibre entre les intérêts culturels particuliers et les intérêts de la nation. En termes de bilan, l‟on constate que l‟Île Maurice a réussi à établir une politique d‟équilibrage, à l‟origine de l‟harmonie et de la cohésion sociale. Malgré l‟existence d‟inégalités et de tensions ethniques, cet équilibre fut mis en place grâce à une philosophie centrée sur la tolérance et le respect d‟autrui. Cette pluralité des cultures se reflète parfaitement à travers les ouvrages littéraires mauriciens, caractérisées par leur diversité culturelle. I.3.2. La diversité linguistique La situation linguistique de l‟Île Maurice apparaît assez complexe, puisqu‟elle est le résultat de ses divers peuplements. Parmi dix-sept ou dix-huit langues en usage sur l‟île, dont certaines sont limitées à l‟intérieur de communautés restreintes, l‟on peut citer huit langues qui jouent un rôle important dans la société mauricienne : il s‟agit du 26 français, de l‟anglais, du créole, de l‟hindi, du tamoul, de l‟urdu, du bhojpuri et du chinois. Quant à l‟utilisation de ses langues dans l‟île, voila ce qu‟en dit Jean-Louis Joubert dans son ouvrage, « Littérature de l’Océan Indien » : « La plupart de ces langues sont réduites à un usage familial, intime, identitaire : on s'en sert à l'intérieur de communautés de même origine ethnique et culturelle. Mais la plupart, sinon la totalité des Mauriciens sont bi- ou multi-lingues. Ils maîtrisent, outre leur langue maternelle, une ou plusieurs des langues qui permettent la communication à travers toute l'île, c'est-à-dire le créole, le français et l'anglais. Le créole, dans ses emplois oraux (son écriture est un phénomène encore très récent), est utilisé par plus de 95 % de la population : autant dire qu'il constitue la langue majoritaire de Maurice, permettant l'intercompréhension et l'intégration des diverses communautés insulaires. Le français et l'anglais sont les langues de la vie moderne, du prestige social, de l'ouverture sur l'extérieur. »27 Langue née des vicissitudes de l'Histoire, le créole demeure le lien entre les différents groupes humains venus de plusieurs horizons. Elle est une co-création des colons, des esclaves et, dans une moindre mesure, des peuplements ultérieurs à ces deux composantes de la population. Ainsi, le créole est la véritable langue nationale et seul produit culturel authentique des Mascareignes. Naguère considérée comme une langue „vulgaire‟ des anciens esclaves, le créole est devenu une langue communément utilisée par la majorité des Mauriciens, indépendamment de leur niveau éducatif. Certaines organisations ont tenté de conférer au créole le statut de langue officielle de l‟Île Maurice, cherchant aussi à en faire la langue d‟enseignement dans les écoles. Mais ces tentatives n‟amènent pas les résultats voulus car ce projet s‟est buté à l‟opinion publique. Beaucoup de Mauriciens considèrent encore le créole comme une langue artificielle, une forme dégénérée du français, et donc inadapté aux exigences éducatives. De plus, dans une nation multilinguistique telle que Maurice, cette 27 Jean-Louis Joubert, Littérature de l'Océan Indien, EDICEF, Vanves, 1991. 27 revendication pourrait créer des tensions parmi les autres communautés ethniques. Ceci dit, sans être forcément rattaché à une communauté ethnique en particulier, le créole reste la langue commune aux Mauriciens, une langue unifiante. En guise de conclusion, nous pouvons citer ce qu‟affirme Atchia-Emmerich dans sa Thèse intitulée „La situation linguistique à l’Île Maurice. Les développements récents à la lumière d’une enquête empirique’, par rapport à la place des langues dans l‟île : « Avec le créole, le français et l'anglais, les Mauriciens ont trois langues importantes et supracommunautaires. D‟après l‟opinion publique, la meilleure chose serait de laisser les choses comme elles sont, avec l'anglais comme langue du commerce, de l'éducation et de l'administration ; le français comme langue de prestige social et de l'éducation (la langue des cours), tandis que le créole est la langue parlée préférée de tous les jours et de tout le monde. »28 I.4. La littérature mauricienne Dans cette section, nous ferons un survol de la littérature mauricienne, pour ensuite nous intéresser aux écrivains francophones et à leurs chefs-d‟œuvre. En effet, une étude sur la littérature mauricienne est indispensable, afin de repérer les tendances de cette « jeune » littérature qui a vu le jour il y a presque deux siècles et demi. Lorsqu‟il auteurs ont publié plus de huit cents ouvrages depuis 1803. »29 Née dans un pays extrêmement petit, la littérature mauricienne n‟est pas minuscule. Elle se caractérise par sa diversification et son multiculturalisme. A ce titre, citons Patricia Laranco, dans son blog : « La richesse, le dynamisme de la littérature mauricienne sont, sans doute, une illustration patente de l'effet enrichissant, dopeur de créativité, du métissage »30. 28 Bilkiss Atchia-Emmerich, La situation linguistique à l’Île Maurice. Les développements récents à la lumière d’une enquête empirique, Université de Nuremberg, dissertation inaugurale à la Faculté de Philosophie II (science de la langue et de la littérature), janvier 2005, p. 45. 29 Jean-Pierre Durand, L’Île Maurice aujourd’hui, les Éditions du Jaguar, Paris, 1999, p. 52. 30 Vide http://patrimages.over-blog.com/article-23307578.html 28 Les circonstances de la naissance d‟une littérature mauricienne et de son évolution sont directement liées au parcours historique de l‟île. Parallèlement aux flux des différents peuples arrivés sur l‟île, des usages linguistiques multiples s‟y sont imposés. La république mauricienne possède effectivement une littérature en plusieurs langues, dont principalement le français, l‟anglais, le créole et le hindi. Les deux colonisations successives de l‟île, par les Français de 1713 à 1810, et par les Anglais de 1810 à 1968, ainsi que le peuplement de l‟île par des Africains, des Européens, des Indiens et des Chinois, sont à l‟origine du multiculturalisme littéraire. La littérature mauricienne est née sous la colonisation britannique. En fait, l‟installation des colons français dans l‟île en 1721 marqua la genèse de l‟expression française. Mais, pendant longtemps, cette littérature fut réservée à une élite composée de colons blancs et de mulâtres. A ce stade, il est essentiel de distinguer deux périodes littéraires, avant et après l‟indépendance de l‟île. Au XIXème et jusqu'à la première moitié du XXème siècle, la langue française était employée comme langue littéraire par excellence dans un but précis : maintenir la suprématie de la culture française dans l‟île. C'est seulement au tournant de la Seconde Guerre Mondiale que la pratique littéraire mauricienne s'est démocratisée, avec l'entrée en scène de nouvelles générations d'écrivains issus de classes sociales, de groupes ethniques et religieux divers. Cependant, l‟apparition d‟ouvrages en anglais ou en hindi visait également à lutter contre cette hégémonie de la culture française. Malgré l‟hégémonie française, les autre langues ont, elles aussi, pu être employées à des fins littéraires. En dépit du fait qu‟ils soient marginaux, il existe des ouvrages littéraires en anglais, en hindi, en tamoul et en créole. La littérature anglophone semble occuper la deuxième position, compte tenu du volume de production, qui n‟est pas comparable à la littérature d‟expression française, car l‟anglais reste essentiellement la langue de l‟administration et du commerce. C‟est seulement à partir de 1960, qu‟apparaît une littérature écrite en anglais et dont les principaux représentants sont d‟origine indienne, tels que Azize Asgarally, Deepchand Beharry et Anand Mullo. La formation d‟une littérature mauricienne en langue hindi est née de la volonté des Indo-Mauriciens de vouloir conserver la civilisation indienne sur l‟île. Les écrivains les plus renommés sont Somdath Bhuckory et Abhimanyu Unnuth. La littérature de langue tamoule reste moins imposante, mais n‟est pas 29 inexistante. Quant à la littérature en créole, sa formation écrite est récente, marquée par le premier roman publié en créole mauricien intitulé Quand montagne pren diflé, et écrit par Renée Asgarally en 1979. Toutefois, la tradition orale demeure très prédominante et très ancienne, puisqu‟elle remonte à l‟établissement de la colonisation française. I.4.1. La littérature mauricienne avant l‟indépendance Après s‟être fait supplanter par les Anglais, les ex-colons français ne semblèrent pas prêts à voir leur langue perdre son statut particulier. Afin de maintenir l‟hégémonie de la langue française, les ouvrages littéraires sont tels qu‟ils représentent leur culture, leur langue comme représentatif de la civilisation et de la modernité. En revanche, les autres cultures et langues sont perçues comme barbares, inférieures. Possédant le pouvoir économique, les ex-colons ont pu imposer leur culture, dévalorisant en même temps celles des autres peuples. La littérature d‟expression française fut également un moyen pour les ex-colons de combattre l‟influence de la culture et de la langue anglaise. Jusqu'à l‟indépendance, le mode d‟expression littéraire diffère d‟un groupe ethnique à l‟autre. Tandis que les écrivains blancs et ceux issus de la population de colons ainsi que l‟élite créole, préféraient le français, les Indo-Mauriciens choisissaient l‟anglais. Il s‟agit également d‟un choix politique. Entre la Seconde Guerre Mondiale et l‟indépendance de Maurice en 1968, l‟anglais était d‟abord un outil puissant, afin de faire obstacle à l‟expansion de la langue française sur l‟île. Ces adeptes de l‟anglais étaient également en faveur de l‟indépendance, alors que les adeptes du français étaient contre, tout en souhaitant le rattachement de l‟île à la France. En bref, jusqu‟en 1968, chaque langue se trouve identifiée à un groupe ethnique en particulier. Cependant, ce cloisonnement ne dura pas longtemps. À partir de la première moitié du XXème siècle, le français cessa peu à peu d‟être le monopole d‟une communauté unique : les Blancs. Cette période voit apparaître des ouvrages français écrits par des auteurs d‟origine créole, chinoise, indienne et musulmane. Ce n‟est qu‟après l‟indépendance que ce rapport entre les langues et les communautés commence à 30 s‟atténuer. Aujourd‟hui, même s‟il est rare de trouver des écrivains blancs écrire en hindi ou en créole, la nouvelle génération d‟écrivains indo-mauriciens a choisi le français comme moyen d‟expression littéraire. Parmi ces auteurs, on compte Ananda Devi, Shenaz Patel, Barlen Pyamootoo, sans oublier Nathacha Appanah. I.4.2. Le créole : un statut spécial Le créole est né avec l‟arrivée des esclaves noirs venus d‟Afrique de l‟ouest. C‟est une création des colons et des esclaves. Jusqu‟au XXème siècle, le créole était la seule langue n‟ayant pas été reconnue à Maurice. Même si certains écrivains l‟employaient comme moyen d‟expression littéraire, le créole était défavorisé, considéré comme un patois, une langue d‟esclaves, par rapport aux langues prestigieuses telles que l‟anglais et le français. Cependant, après 1968, cette vision changea. Certains commencèrent à voir le créole comme la langue nationale des Mauriciens, capable de traduire leurs sensibilités. S‟opposant à l‟anglais et au français, les adeptes du créole tentèrent de l‟imposer à l‟île comme langue de culture, tout en lui enlevant son ethnicité. Aujourd‟hui, le créole a acquis un statut particulier, ayant été officieusement reconnu et caractérisée par une littérature créole, contribuant en même temps au développement d‟une identité nationale. Après 1968, les écrivains, irrespectueux de leur langue, tentèrent de collaborer pour mettre fin aux ségrégations linguistiques et surtout afin de mettre en place la nouvelle idéologie en faveur du dialogue multiculturel : le mauricianisme ou la mauricianité, « c'est-à-dire une expression littéraire spécifiquement mauricienne qui ne serait le reflet exotique que d‟emprunts extérieurs »31. I.4.3. L‟évolution des thèmes dans les romans mauriciens Durant le XIXème jusqu‟au début du XXème siècle, la littérature mauricienne fut caractérisée par son ethnicité, dans le sens que les romans de l‟île évoquaient rarement une société multiculturelle. En effet, chaque romancier ne situait son intrigue qu‟au 31 Jean-Pierre Durand, L’Île Maurice aujourd’hui, op. cit., p. 54-55. 31 sein de sa communauté, en évitant le plus possible de faire référence aux autres groupes ethniques. Il en va de soi que les interactions sociales entre les différentes communautés étaient rares. Par ailleurs, l‟écrivain blanc évoquait la plupart du temps un milieu blanc, où les membres de sa communauté étaient décrits sous un jour favorable, alors que les non-blancs étaient considérés sous un angle négatif. Cette représentation de la société mauricienne, séparée entre diverses communautés, a perduré pendant longtemps dans la littérature de l‟île, car la majorité des romans étaient écrits du point de vue des Blancs. A part quelques exceptions, jusqu'à l‟aube du XXème siècle, tous les romans mauriciens mettaient en avant une société sectaire, où l‟harmonie régnait plus ou moins, sans néanmoins de contacts inter-ethniques. Durant cette époque, les écrivains mauriciens étaient dans une contrainte littéraire qui les forçait à ne produire des œuvres que selon des règles préétablies. Avant de parler des œuvres insulaires, il faut remarquer la place qu'a occupée l'exotisme de quelques contributions d'écrivains européens. En premier lieu, bien sûr, les romans de Bernardin de Saint-Pierre qui, avec Voyage à l'Isle de France (1773) et surtout Paul et Virginie (1788), ont fait connaître ce petit coin de terre dans l'hémisphère nord. Citons un propos pris de l‟ouvrage, Monographie de l’Île Maurice, révélant la permanence de cette œuvre dans la littérature mauricienne d‟expression française : « Pour le Français, ça (l‟île Maurice) sera toujours la belle île de France, que le génie de Bernardin de Saint-Pierre a immortalisée dans Paul et Virginie... »32 En effet, de nombreux romans mauriciens contiennent les échos intertextuels de ce fameux ouvrage, dont l‟influence fut considérable. Paul et Virginie, le premier roman exotique moderne, traite essentiellement de thèmes tels que l‟amour, les contraintes sociales, la révolte, la mort ainsi que l‟enfance. La narration suit une démarche rétrospective, en opérant un retour vers le passé, mêlé de nostalgie. Comme c‟est le cas dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre, nombreux sont les romans mauriciens qui présentent la distance sociale comme principal obstacle à l‟amour. Cet écart de classe ou de race constitue la cause des échecs du héros qui est décrit comme vulnérable sans la bien-aimée. Face à cet obstacle, les amants sont contraints de se révolter ou de choisir la mort, considérée 32 James Morris, Monographie de l’Île Maurice, mémoire présenté et lu à la Société des Arts de Londres, Chaumas, Université d'Oxford, 1862, p. 3. 32 comme unique solution. En bref, l‟on ne peut négliger l‟impact de Paul et Virginie sur la littérature mauricienne d‟expression française. Dès l‟aube du XXème siècle, la langue française semble contaminée par l‟influence d‟autres langues, telles que le créole, l‟anglais et le bhojpuri. Le contact des cultures a résulté ainsi en un contact des langues. La littérature mauricienne s‟est vue enrichie à travers les mesures prises par les écrivains contemporains qui ont essayé de dépasser les divergences ethniques, afin de favoriser le dialogue interculturel. On remarque ainsi une véritable évolution de cette littérature insulaire, qui est passée d‟un état de cloisonnement à un état d‟ouverture, mettant en place une ambiance favorable à la création d‟une « nouvelle langue littéraire », dénuée de préjugés ethniques. L‟indépendance de l‟île a notamment marqué la fin des rivalités linguistiques dans le domaine littéraire. Un thème privilégié de cette littérature est la recherche ou la quête de l‟identité ou de ses origines. En tant que membre d‟une nation issue de la rencontre féconde de peuples et de cultures variées, il semble légitime que le Mauricien soit à la quête de ses racines. Les auteurs mauriciens écrivent en français, mais aussi en anglais, en hindi, en chinois ou en créole, ce qui donna naissance à une littérature en mosaïque, traversée par des influences qui proviennent autant de l'Europe que de l'Afrique proche et de l'Inde lointaine. Cependant, la littérature francophone est sans doute la plus ancienne et la plus riche. En effet, il s‟agit d‟une littérature biséculaire regroupant des auteurs variés tels que Marcel Cabon, Malcolm de Chazal, Marie-Thérèse Humbert, Carl de Souza, Khal Torabully, Barlen Pyamootoo, Ananda Devi, Shenaz Patel, Amal Sewtohul et Nathacha Appanah, qui semble être la benjamine parmi la nouvelle génération d‟écrivains francophones. I.4.4. La littérature mauricienne de langue française par excellence Commençons par une citation de Vicram Ramharai concernant le champ littéraire mauricien : « Bien que le peuplement hétérogène ait apporté une pluralité de cultures (donc de langues), le champ littéraire a toujours été dominé par la langue française. Dès la fondation de ce champ au XVIIIème et son émergence au XIXème siècle, le 33 français s‟est réservé le monopole de la pratique littéraire. Si ce choix est lié à l‟histoire de Maurice et à la culture dominante dans un premier temps,….après l‟indépendance de Maurice, il devient plus esthétique qu‟idéologique… »33. Comme l‟indique justement cette citation, bien que la littérature mauricienne reste un espace où se côtoie plusieurs langues, le champ littéraire semble avoir toujours été dominé pas la langue de Molière. En dépit du passage de l‟île sous le contrôle britannique en 1814, les Anglais laissèrent aux Mauriciens l‟usage libre de la langue française, ce qui explique le maintien de l'influence française, essentiellement grâce à la présence des colons blancs, des descendants directs de Français, ainsi que des grands propriétaires fonciers et hommes d‟affaires. En revanche, l‟anglais ne fut l‟affaire que de certains fonctionnaires britanniques. Aujourd‟hui, l‟anglais est certes demeuré la langue officielle du pays, néanmoins, les Mauriciens restent attachés à la langue française. Par conséquent, il n‟y a rien d‟étonnant au prestige et à la richesse liée à la littérature d‟expression française sur le territoire mauricien. Les traces d‟une activité littéraire française à Maurice remontent vers la fin du XVIIIème. Ce phénomène fut favorisé par la conjonction de circonstances favorables. D‟abord, l‟introduction de l‟imprimerie dans l‟île en 1768 permit la création et la circulation de nombreux journaux mauriciens. L‟île vit l‟arrivée d‟autres imprimeries, facilitant la circulation des informations. Mais, elles ne sont employées au début que pour publier quelques gazettes et des publications officielles. Ce fut l‟imprimerie de Cernée qui fut à l‟origine de la publication d‟ouvrages littéraires. Toutefois, l‟absence d‟une véritable maison d‟édition ne permit pas la circulation de ces œuvres en dehors de l‟île et des pays voisins. L‟activité littéraire mauricienne a longtemps été confinée à l‟intérieur du territoire colonial. Une autre raison pouvant expliquer cet intérêt pour une littérature d‟expression française fut la présence de cercles littéraires fondés à l‟origine pour des fins politiques. Ces cercles permettaient aux instruits de se rassembler et partager leurs idées. On peut citer l‟exemple de la Table Ovale, fondée en 1809, où l‟on se réunissait pour lire des poèmes, chanter des 33 Vicram Ramharai, Le champ littéraire mauricien, Revue de littérature comparée, n° 318, 2006/2, p. 173194. 34 chansons et faire la critique d‟ouvrages récemment publiés. Au XIXème siècle, l‟apparition de clubs et de sociétés littéraire marqua le début d‟un engouement pour la littérature. D‟autres cercles de ce genre furent par la suite crées, comme le Cercle littéraire de Port-Louis en 1914 et la Société des écrivains mauriciens en 1938. Cet intérêt pour la littérature fut soutenu par la presse, qui se plaisait volontiers à publier les textes et points de vue culturels. En dernier lieu, nous ne pouvons manquer de citer le rôle des rapports de voyage, qui permirent à l‟Île Maurice de devenir populaire dans le monde occidental. Ces relations de passage publiées par les voyageurs qui ont visité l‟île, en donnent une vision utopique, en mettant en valeur sa faune et sa flore. Parmi ces relations de voyage, Voyage à l’Ile de France, écrit par Bernardin de Saint-Pierre, s‟imposa comme un tableau coloré et poétique de Maurice. Du même auteur, c‟est le roman intitulé Paul et Virginie qui fut à l‟origine de la soudaine popularité de l‟Ile Maurice dans toute l‟Europe, qui découvrait un paysage exotique aux formes et aux végétations inconnues. Ayant séjournée à l‟Île de France entre 1768 et 1770, cet auteur eut le désir de renouveler le roman sentimental en lui donnant un cadre tropical. Ce roman, qui marqua le début de l‟exotisme littéraire, évoqua notamment l‟insularité, mais dénonça également implicitement l‟esclavage. En réponse à cet ouvrage, il y eut d‟autres publications mettant en question ces affirmations. D‟une part, les voyageurs racontèrent leurs impressions sur l‟île, de l‟autre, les colons blancs publièrent leur version de cette description, tout en remettant en cause certaines opinions énoncées par les voyageurs. C‟est ainsi qu‟une littérature, marquée par la controverse, prit naissance sur l‟Île Maurice. Les ouvrages en français commencèrent à paraître dès le XIXème, conférant à la langue française une suprématie littéraire. Son utilisation symbolisait surtout une volonté de résistance à la colonisation anglaise. En effet, l‟anglais étant perçu comme un danger pour leur identité culturelle, l‟activité littéraire mauricienne en français subsista essentiellement afin de défendre et maintenir la position linguistique du français sur l‟île. Ainsi, écrire le moindre texte en français était considéré comme une arme pouvant faire face à la domination anglaise. Le XIXème fut surtout une période d‟affrontement entre les deux langues, tout en étant à l‟origine d‟une vitalité littéraire à 35 l‟Île Maurice. Le XIXème vit surtout le fleurissement des œuvres poétiques qui dominèrent les ouvrages romanesques. Un des grands succès de la littérature mauricienne de ce siècle fut un poème épique intitulé Napoléon, écrit par Hubert Louis Lorquet. De nombreux poètes de la Table Ovale firent publier poèmes et chansons. Il s‟agissait d‟œuvres conformistes, s‟inspirant du modèle occidental et respectant les règles classiques de la versification. A la fin du XIXème siècle, le besoin de préserver la culture et la tradition franco-créole se fit sentir à travers l‟œuvre de Léoville L‟Homme, qui se montra le défendeur du Mauricien créole. Il fut également l‟un des représentants du „francotropisme‟, c‟est-à-dire une admiration fervente pour tout ce qui a trait à la culture française. Ce poète national de l‟Île Maurice tenta de glorifier le paysage insulaire en l‟assimilant aux réalités du monde occidental. Au cours du XIXème, aucun roman ne fut publiée, sauf un seul en 1803 : un roman épistolaire de Barthélemy Froberville, intitulée „Sidner ou les dangers de l’imagination‟. A l‟aube du XXème siècle, l‟apparition du roman mauricien marque une nouvelle sensibilité littéraire, en s‟intéressant aux complexités de la société pluriculturelle. Il s‟agit, à travers les récits, de révéler les tensions qui règnent dans les rapports de classe et de race. Cela amena certains écrivains, comme Robert-Edward Hart, à considérer la complexité culturelle de l‟île comme un atout, un enrichissement moderne. Jusqu'au début du XXème siècle, la littérature mauricienne d‟expression française resta le monopole d‟une élite, notamment celui des Blancs, toutefois, la situation changea après l‟indépendance. Après la Seconde Guerre Mondiale, le champ littéraire mauricien cessa d‟être le domaine des Franco-Mauriciens et de quelques Créoles, pour s‟affirmer dans sa dimension multiculturelle. La mentalité littéraire, jusqu'à présent tournée vers le francotropisme, s‟est transformée, dû à l‟évolution démographique et sociale de l‟île. D‟une part, l‟importance de la communauté indo-mauricienne a entraîné la nécessité de réévaluer son influence culturelle ; d‟autre part, la décolonisation a amené les auteurs à s‟interroger sur la notion de négritude. Par ailleurs, de plus en plus d‟écrivains mauriciens choisissent de se faire publier à l‟étranger, ce qui entraîne la constitution de la littérature des exilés, une des composantes essentielles de la 36 littérature mauricienne d‟expression française. Les écrivains insulaires sont pourtant réhabilités à travers l‟inclusion de leurs œuvres dans les programmes d‟études universitaires. Aujourd‟hui, la langue française exerce un certain pouvoir d‟attraction sur des écrivains d‟origines diverses. En effet, le français est devenu le moyen d‟expression d‟écrivains appartenant à des cultures diverses, notamment la culture indienne. Ainsi, nous pouvons citer l‟exemple de Deepchand Beeharry, qui a choisi d‟employer le français comme langue d‟expression littéraire, après avoir publié des ouvrages en anglais et en hindi. Les écrivains mauriciens contemporains ont le mérite de s‟être libérés des contraintes ethniques quant au choix de leur langue d‟expression. Ainsi certains ont choisi d‟employer la langue des ex-colons. Les écrivains de l‟entredeux-guerres se tournèrent vers l‟évocation de la vie quotidienne de l‟Île Maurice, vue dans ses moindres recoins avec un souci de réalisme. Les problèmes résultant des contacts culturels différents forment l‟intrigue principale du récit. Ces ouvrages eurent du succès, dans la mesure où ils reflétaient les mœurs de la société mauricienne en tentant de sonder la psychologie des individus, prisonniers des contraintes de leur communauté, mais ne pouvant refouler leur fascination envers l‟autre. Les ouvrages de Marie-Thérèse Humbert, de Carl de Souza ainsi que d‟Ananda Devi, révèlent les caractéristiques d‟un champ littéraire mauricien contemporain, remettant en question les imitations ou les représentations stéréotypées, et qui devint le lieu d‟une interrogation sur une identité multiple, complexe, et traversée de diverses tensions. Les écrivains contemporains de langue française ont le mérite d‟avoir fait éclater les mythes de l‟île paradisiaque et du métissage heureux, pour évoquer des rapports interethniques assez conflictuels qui règnent dans une société pluriculturelle. Actuellement, la littérature mauricienne se caractérise par une production littéraire faite par deux types d‟écrivains : d‟une part, ceux qui vivent ou ont vécu une grande partie de leur existence à l‟étranger, particulièrement en France, d‟autre part, les auteurs qui sont restés dans l‟ile. I.4.5. Les écrivains francophones représentatifs de l‟Île Maurice Dans cette section, nous allons nous limiter à quelques romanciers qui ont contribué à la littérature mauricienne d‟expression française. Léoville L‟Homme, Marcel Cabon, 37 Malcom Shazal, Robert-Edward Hart, Ananda Devi, Marie-Thérèse Humbert, Shenaz Patel, Carl de Souza, Barlen Pyamootoo, autant de noms ayant marqué le cercle littéraire mauricien. Léoville L‟Homme, d‟origine créole, est considéré comme le premier écrivain national de l‟île. Jusqu‟au début du XXème siècle, un certain nombre de romanciers mauriciens font paraître des ouvrages qui ne s‟éloignent pas du roman de type colonial, évoquant sans cesse des scènes populaires de la vie créole, ainsi que des scènes de rencontre entre Blancs et ouvriers indiens dans des immenses usines sucrières. D‟autres communautés d‟écrivains se sont intéressées à la représentation de l‟île comme un endroit paradisiaque, remettant en cause le souci d‟évocation réaliste. Arthur Martial, Marcelle Lagesse ainsi que Bernardin de Saint-Pierre se sont souvent rattachés au mythe de l‟ile heureuse. Toutefois, la première moitié du XXème siècle voit apparaître une littérature plus originale, à travers l‟œuvre de Robert-Edward Hart, qui tente d‟illustrer dans ses écrits, la pluralité culturelle de l‟île. Il a régné sur la littérature mauricienne dans la première moitié du XXème siècle, mais il reste essentiellement connu à l‟intérieur de l‟île et parmi les cercles d‟admirateurs. Son œuvre révèle notamment sa fascination pour la culture indienne. La notion de quête d‟identité n‟est pas étrangère à la littérature mauricienne, qui a réuni dès le début du XXème siècle, des écrivains revendiquant la „mauricianité‟. Certains auteurs mauriciens comme Malcolm de Chazal ou encore Marcel Cabon (connu pour son roman Namasté qui met en valeur la société pluri-culturelle de Maurice) ont marqué l‟histoire de la littérature à Maurice par leurs œuvres qui parlent de l‟identité mauricienne. Un des plus grands écrivains mauriciens est Malcom de Chazal qui se définit comme le plus grand hindou de l'île. Il est l‟auteur d‟œuvres surréalistes. Chazal est surtout connu pour avoir transcendé les tabous et préjugés de la culture mauricienne de son 38 époque et pour pouvoir écrire librement, dans un style décidément avant-gardiste, parfois mystique et surtout philosophique. Son œuvre, qui révolutionna le paysage littéraire mauricien moderne, est marquée par la quête d‟une harmonie, d‟une communication, d‟une correspondance qui existerait dans le monde, permettant à l‟homme de vivre en accord avec la nature. Quant à Marcel Cabon, il s'est affirmé comme l'un des rares auteurs insulaires réalistes. A travers une puissante œuvre, il cherchait à constituer l‟identité culturelle mauricienne, dont la richesse résulterait de la rencontre de diverses cultures sur une même île. Il revendiquait une vie harmonieuse dans une société pluriculturelle. Avant d‟aimer et de comprendre l‟Autre, il faut s‟accepter soi-même, c‟est-à-dire accepter ses origines. Cette quête de soi, présente dans l‟œuvre de Cabon, l‟entraîna à rechercher une identité plurielle. Son roman, Namasté, lui a conféré une renommée littéraire sans précédent. En tant que Mauricien créole, il tenta de comprendre et sonder l‟univers des Indo-Mauriciens, annonçant en même temps l‟unité culturelle mauricienne. Avant d‟entrer dans le vif du sujet, il serait utile de découvrir quelques romanciers francophones d‟origine mauricienne, qui dominent ce début du XXIème siècle, ainsi que les thèmes présents dans leurs œuvres, à savoir la recherche de l‟identité, l‟exil, l‟évolution des mœurs de la société mauricienne à travers les siècles, sans oublier le rôle de la femme. I.4.6. Un bref aperçu des romanciers mauriciens du XXIème siècle a) Jean-Marie Gustave Le Clézio L‟interculturalité fait la richesse de cette littérature « insulaire », couronnée entre autres par l‟œuvre puissante de Jean-Marie Gustave Le Clézio, qui est d‟origine franco-mauricienne et qu‟on ne peut manquer de mentionner lorsqu‟on parle de littérature mauricienne. Ce lauréat du Prix Nobel de Littérature (2008) dédie une œuvre littéraire abondante à l‟Île Maurice, avec laquelle il a tissé des liens forts, ses parents étant originaires d‟une famille bretonne qui s‟était installée à Maurice au 39 XVIIIe siècle. Jean-Marie Le Clézio a toujours conservé une attirance affirmée pour la terre de ses ancêtres, une sorte de quête des origines. Elle a été pour lui une source importante d'inspiration, notamment avec Le Chercheur d’or, Voyage à Rodrigues et La Quarantaine. Inaugurant une quête généalogique, Le Chercheur d’or marque la réappropriation par l‟auteur d‟une identité mauricienne longtemps occultée [….], une tentative pour reconstruire imaginairement une version insulaire de sa propre enfance à travers une identification à la figure de l‟aïeul ».34 b) Ananda Dévi Figure majeure parmi les écrivains de l‟Océan Indien, Ananda Dévi est l‟auteur de romans, recueil de poèmes et divers nouvelles. Son œuvre révèle le charme et la diversité humaine de l‟Île Maurice, qui n‟apparaît pas sous le même jour que dans les cartes postales ou les dépliants touristiques, représentant souvent des clichés exotiques. Tout en évoquant l‟espace insulaire déchiré par de multiples univers et en mettant en scène des personnages étouffant sous l‟effet des cloisonnements, l‟écrivaine nous peint la société mauricienne, formée de mythes et de réalités. Son œuvre met en avant la femme, victime des traditions patriarcales, cherchant à se dégager de ce monde opprimé. Privilégiant les thèmes sombres, cette écrivaine porte un regard implacable sur la société mauricienne de son temps. Ses chefs-d‟œuvre incluent notamment Moi, l'interdite, Ève de ses décombres, Indian tango ainsi que Le sari vert, pour n‟en nommer que les plus reconnus et les plus appréciés par le public francophone. c) Shenaz Patel Exerçant le métier de journaliste depuis 1985, Shenaz Patel s‟est consacrée en même temps à la création littéraire à travers quelques nouvelles, avant de s‟engager pour de bon dans l‟écriture romanesque avec son premier roman intitulé Le Portrait Chamarel ( 2001). Sensitive et Le Silence des Chagos paraîtront ensuite en 2003 et 2005, c'est-à- 34 Jean-Michel Racault, Mémoires du grand océan : des relations de voyages aux littératures francophones de l'Océan Indien, Presses Paris Sorbonne, 2007, p. 231. 40 dire contemporains des bouleversements sociaux dans l'Île. Dans chacun d'eux, l'écriture littéraire retrace plus ou moins ouvertement une quête identitaire, soit à la fois affirmée et contestée (Le Portrait Chamarel), bafouée et revendiquée (Le Silence des Chagos), confuse et brouillée (Sensitive). Elle est également l‟auteur de deux pièces de théâtre (La phobie du caméléon, Paradis blues). Depuis 2008, elle s‟est lancée dans la réappropriation littéraire de la langue créole, à travers des projets de publication dans cette langue. d) Carl de Souza Né à l‟Ile Maurice, Carl de Souza s‟engage assez tard dans la création littéraire, à travers notamment des nouvelles. Son premier roman, Le Sang de l'Anglais, reçoit le Prix de l'ACCT. Par la suite, il fait paraître quatre ouvrages, ayant pour intrigue l‟actualité de son île, choisissant ainsi de former ses récits sur des événements qui ont marqué la société mauricienne de son temps. Ainsi, La Maison qui marchait vers le large est une pièce évoquant un glissement de terrain à Port-Louis, Les Jours Kaya s‟appuient sur les émeutes de 1999, qui ont suivi la mort du chanteur Kaya, et Ceux qu'on jette à la mer tente de reconstituer le sort d‟immigrants clandestins arrivés à l‟Île Maurice. e) Barlen Pyamootoo C‟est à partir de 1995 que Barlen Pyamootoo se lance dans l‟écriture et l‟édition. Les deux romans à son actif, qui ont été aussi traduits en anglais ( Bénarès, Le Tour de Babylone) l‟ont fait connaître au public français. Alors que son premier roman, qui a été adapté au cinéma, évoque la déception de la jeunesse mauricienne, son second roman a pour cadre Bagdad après la guerre du Golfe. Après ce bref aperçu sur les auteurs mauriciens contemporains, nous allons nous intéresser sur un auteur en particulier : Nathacha Appanah. Cette écrivaine a su marquer sa présence sur l‟horizon francophone, à travers ses quatre romans, qui lui ont 41 valu de nombreuses accolades, démontrant qu‟elle a su conquérir le cœur du public francophone. La partie suivante envisagera de suivre le parcours de cette jeune Mauricienne, tout en présentant les romans à l‟origine de sa renommée au sein du monde francophone. 42 Chapitre II Nathacha Appanah, représentante de l’Île Maurice 43 CHAPITRE II Nathacha Appanah, représentante de l‟île Maurice Nous avons jugé utile de présenter quelques grandes lignes qui décrivent la vie et l‟œuvre de Nathacha Appanah. Une telle démarche vise un double objectif : saisir l‟environnement social de l‟écrivaine qui semble rattachée à sa production littéraire, et ensuite comprendre sa vision d‟écrivaine à travers un sommaire de ses romans. II.1. Le parcours de Nathacha Appanah 35 Nathacha Appanah appartient à la nouvelle génération d‟écrivains francophones mauriciens, parmi lesquels nous pouvons citer entre autres Ananda Devi et Shenaz Patel. Nathacha Appanah est née le 24 Mai 1973 à Mahébourg, situé sur la côte sud-est de l'Île Maurice. Elle descend d‟une famille d‟engagés indiens de la fin du XIXème siècle, les Pathareddy-Appanah. Née d‟une mère enseignante et d‟un père consultant dans l'industrie sucrière, elle a passé les cinq premières années de son enfance dans le nord de l‟île. Ayant fait toute sa scolarité dans son pays natal, Nathacha Appanah se passionne très vite pour la littérature ainsi que le journalisme et découvre l‟écriture à l‟adolescence. Elle a 17 ans lorsqu‟elle gagne un concours littéraire organisé par le 35 Vide http://www.tabletmag.com/arts-and-culture/books/57014/cast-away-2/ 44 quotidien l‟Express, qui lui offre la possibilité de publier ses articles dans ses colonnes. Ainsi, elle collabore pendant quelques mois de façon prolifique à la page littéraire en écrivant de nombreuses chroniques et nouvelles. Elle a écrit trois recueils sur l‟Île Maurice. Elle a été lauréate du prix de l'Alliance Française en 1995. Passionnée par les ouvrages d‟Albert Camus, elle s‟inscrit à la faculté de lettres, mais n‟y demeure pas très longtemps. Nathacha se met vite à chercher du travail. Poussée par son intérêt pour le journalisme, elle s'improvise concepteur- rédacteur dans une agence de publicité, puis correctrice pour une maison d'édition spécialisée dans l'ésotérisme et enfin, secrétaire de rédaction à l'hebdomadaire Week-end Scope. En 1997, Nathacha profite d'un programme international du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes français. Ses qualités lui permettent de décrocher une bourse de trois mois, pour un stage en France. Son arrivée en France marque non seulement le début de sa carrière de journaliste, mais également la reprise de sa vocation d‟écrivain. Partie pour un séjour de trois mois, Nathacha Appanah restera en France plus longtemps. Elle intègre la rédaction d‟un hebdomadaire où elle travaille pendants trois ans. Simultanément, elle collabore au Magazine Viva et à la Radio Suisse Romande. Les premiers temps, elle séjourne à Grenoble. Puis, elle décide d'achever à Lyon sa formation dans les domaines du journalisme et de l'édition. C‟est là qu‟elle recommencera à écrire. En quatre romans, elle a su séduire le public ainsi que la critique. Étant devenue une auteure à succès, Nathacha Appanah vit actuellement à Paris et travaille à mi-temps pour Eurordis, une O.N.G. qui traite des maladies rares. II.2. L‟œuvre de Nathacha Appanah Depuis la publication de son premier roman en 2003 jusqu‟à celle de son dernier roman en 2007, les livres de Nathacha Appanah ont été régulièrement appréciés par les critiques et les lecteurs. Cet auteur à succès de la littérature francophone possède quatre romans à son actif. Son premier roman, intitulé Les Rochers de Poudre d’Or, publié en 2003 dans la collection Gallimard Continents Noirs, a reçu le Prix RFO après avoir été choisi parmi treize romans de la littérature d‟outre-mer ainsi que le 45 Prix Rosine Perrier. L‟ouvrage en question, dont nous allons parler ultérieurement, retrace le parcours douloureux d‟émigrés indiens, venus travailler sous contrat dans les plantations de canne à sucre de l‟Île Maurice vers la fin du XIXème siècle, à la suite des esclaves noirs. Ce roman fut aussi un "Coup de coeur" remarqué dans le cadre de l'émission de TF1 Vol de Nuit (Patrick Poivre d'Arvor). Le deuxième roman de Nathacha Appanah, intitulé Blue Bay Palace, publié en 2004, dans la même collection, Gallimard « Continents noirs », a été récompensé par le Grand Prix littéraire des Océans Indien et Pacifique. Ce roman, qui a également pour cadre l‟Île Maurice, se distingue de son premier roman par le fait qu‟il évoque une histoire d‟amour qui tourne au drame. La Noce d’Anna, le troisième roman de cette écrivaine d‟origine mauricienne, a été publié en 2005 dans la même collection. Ce roman lui a valu le Grand Prix du Salon du Livre de Paris, sans oublier le Prix des Lecteurs d'Herblay et le Prix des Lecteurs de Critiques Libres. Délaissant cette fois l‟Île Maurice, l‟ouvrage nous entraîne en France sur les rivages du mariage et de la relation conflictuelle entre une mère et sa fille. Le quatrième roman de Nathacha Appanah, intitulé Le Dernier Frère, publié en 2007 par les Editions de l’Olivier, vient de recevoir le Prix du roman FNAC ainsi que le Prix Culture et Bibliothèques Pour Tous et le Prix des Lecteurs de L'Express. Ce dernier roman de Nathacha Appanah nous plonge dans une période méconnue de la Seconde Guerre Mondiale. II.2.1. Les Rochers de Poudre d’Or Le premier roman de Nathacha Appanah concerne l‟histoire des Indiens, qui ont décidé de quitter leur patrie afin d‟aller travailler comme engagés sur l‟Île Maurice, avec l‟espoir d‟être accueillis par cette nouvelle nation. La réalité à laquelle ils font face dès qu‟ils y mettent pied forme la fin du récit. Le roman, dont l‟action se situe en 1892, est divisé en deux parties : la première évoque les circonstances du départ des Indiens et décrit le trajet à bord de l‟Atlas, la deuxième partie décrit le sort qui leur est réservé à l‟Île Maurice. Nous suivrons cette structure interne pour étudier ce roman. 46 Le roman met en scène Badri, joueur de cartes, Chotty Lall, paysan endetté, Vythee, jeune villageois, Ganga, une jeune veuve, et le Dr. Grant, médecin anglais. Première partie : Le récit s‟ouvre sur Badri, un jeune Indien vivant à Sampor Khiro, un village près d‟Agra. Il est inséparable de son paquet de jeu de cartes dont il est passionné. La pensée de pouvoir gagner quelques sous excitait l‟Indien qui nourrissait également un autre désir : aller à Calcutta et se faire une petite fortune en travaillant pour les Blancs. Son désir était tel qu‟un jour, il n‟hésita pas à miser l‟argent qu‟il avait volé de chez lui. Malheureusement, il perdit tout ce qu‟il avait misé. Mort de honte et de peur, Badri décida de s‟enfuir du village pour aller tout droit à Agra, où il se fit remarquer par Lagoo un recruteur indien, chargé de trouver des personnes prêtes à travailler à l‟Île Maurice. Son audacieuse allure et ses belles paroles charmèrent tellement Badri qu‟il accepta sa proposition sans réfléchir. Sans même le lire, Badri signa le contrat de travail, le cœur rempli d‟espoir. Il fut ensuite emmené dans un dépôt où d‟autres comme lui attendaient le départ. C‟est durant la vérification du contrat que Badri apprit la vérité : selon le contrat, il avait accepté de travailler à Maurice pendant cinq ans, en tant que « coolie ». Le jeune Indien était sous le choc. Pourtant, il se ressaisit vite, avec l‟espoir de pouvoir trouver d‟autres moyens de gagner sa vie à Maurice. Cet espoir le fit embarquer sur l‟Atlas. Chotty Lall était un paysan endetté sous l‟emprise d‟un « zamindar », un cruel patron. Chotty, qui vivait à Raniraj avec sa femme et son fils, travaillait pour un moindre salaire afin de rembourser la dette contractée par son père. Les conditions de travail étaient pénibles. A travers un ami, il apprit l‟arrivée d‟un maistry (recruteur) au village. Poussé par la curiosité, le pauvre paysan arriva à l‟endroit où le recruteur annonça le recrutement par les autorités anglaises de personnes voulant travailler à l‟Île Maurice. La nuit, Chotty en parla à son épouse Reshmee. Cette dernière lui conseilla de donner son nom au maistry, car c‟était le seul moyen de rembourser ses dettes. Le paysan avait fait son choix. Après avoir donné son nom, Chotty commença 47 son voyage vers Calcutta avec d‟autres Indiens. Durant le trajet, il apprit qu‟il s‟agissait d‟un contrat de cinq ans. Bouleversé, il pensa à faire volte-face. Mais les tortures du zamindar lui revinrent à l‟esprit. Il se consola en gardant l‟espoir de rembourser sa dette et faire venir sa famille à Maurice. Arrivé à Calcutta, il rejoignit d‟autres Indiens réunis dans un immense dépôt, où des officiers leur donnèrent quinze roupies après leur avoir fait signer leur contrat de travail. Le cœur dévasté, Chotty s‟apprêta à quitter son pays natal. Vythee était un jeune homme vivant de sa terre dans son village natal. Les lettres qu‟il recevait de son frère Jay, lui demandant de venir le rejoindre à Maurice, ne le laissait pas indifférent. Hésitant d‟abord, Vythee se décida enfin à quitter son village. Après avoir vendu toutes ses possessions, il se dirigea vers Madurai, pour prendre le train à destination de Chennai. Dans le train en partance pour Chennai, le jeune homme se remémora quelques souvenirs restant de son village. A Chennai, nous faisons connaissance avec Roopaye, une recruteuse indienne, venue rencontrer Oliver Radcliff, le chef du dépôt d‟émigrés indiens qui partaient pour Maurice. Il était chargé d‟envoyer le plus grand nombre d‟Indiens à Maurice. Roopaye était chargée de regrouper les Indiens ayant consenti à travailler à Maurice. Mais depuis quelques temps, ce nombre avait considérablement diminué. Durant cette rencontre secrète, Radcliff exprima son mécontentement face à cette baisse. Roopaye rétorqua qu‟elle faisait son possible pour amadouer les gens. Radcliff avait aussi un autre souci ; l‟existence de faux maistry à Chennai. Suite à l‟arrivée de l‟Atlas, provenant de Calcutta, Roopaye était chargée d‟amener d‟autres Indiens. La recruteuse se rendit ensuite chez elle, où attendaient déjà quelques Indiens, prêts à traverser le kalapani, l‟eau noire. C‟est au sous-sol que des Indiens, dont Jay faisait partie, s‟affairaient dans leur coin. Parmi les nouveaux venus, se trouvait Ganga, une jeune femme à la tête rasée. Il s‟agissait du dernier jour passé chez la maistry, avant leur embarquement sur l‟Atlas. La veille de l‟embarquement, Roopaye faisait les comptes, avec l‟argent obtenu des travailleurs. Elle s‟était faite une petite fortune. 48 Ganga est l‟unique héritière du Rajah de Sira. Son destin semblait parfaitement éblouissant jusqu'à la veille de ses noces avec le fils du Rajah de Bangalore. Ce jour-là, la jeune princesse entendit des prédictions néfastes de la part d‟un sage. Mais Ganga ne prit pas garde de ses propos et l‟expulsa du palais. La bravoure de la jeune héritière était telle qu‟elle partait même à la chasse avec sa troupe royale. Ganga n‟était pas disposée à croire à ses balivernes. Après le mariage, elle vécut dans le bonheur extrême. Cependant, ce bonheur était trop beau pour être vrai. La prédiction du sage se concrétisa lors d‟une fatale chasse au tigre durant laquelle le jeune prince fut tué par un tigre. Du jour au lendemain, la vie de Ganga fut bouleversée. Elle devint une « veuve » porteuse de malheur qui se devait de monter sur le bûcher avec son époux, selon le rituel royal. N‟étant pas du genre à se laisser opprimer, Ganga prit la décision de s‟enfuir du palais avec l‟aide de Tara, sa femme de chambre, afin d‟échapper au bûcher. Accompagnée de Tara, elle quitta le palais en cachette, le crane rasé et vêtue d‟un sari blanc, synonyme de veuvage. Arrivées à la gare, la jeune princesse monta dans le train à destination de Madras, où elle comptait survivre grâce à Roopaye. Alors qu‟elle s‟était cachée dans un compartiment, des hommes envoyés par le palais surgirent brusquement de nulle part et se mirent à fouiller partout, afin de la retrouver. Ganga fit de son mieux pour se couvrir et resta blottie dans un coin. Elle ne fut pas reconnue. A mesure que le train s‟éloignait, la jeune femme se disait qu‟elle était destinée à vivre et non à mourir. Après l‟embarquement de ces personnages sur l‟Atlas, commence le récit de voyage, qui est fait par le biais du journal de bord du Dr. Grant, le médecin désigné pour assurer les soins médicaux tout au long de la traversée. Commence une narration faite à la première personne, à travers le regard du Dr. Grant. Plusieurs pages de son journal révèlent son dégoût et sa haine envers l‟Inde et les Indiens, mais elles nous informent également de la montée des engagés à bord de l’Atlas, ainsi que des conditions de voyage des premiers jours. C‟est le premier jour sur l‟Atlas. Le Dr. Grant dévoile son aversion à l‟égard des Indiens. Contrairement aux autres médecins, le Dr. Grant n‟aimait guère les longs trajets car il ne pouvait supporter d‟être en présence de ces « Indiens ». Le voyage vers l‟Île Maurice, par contre, ne durait que quelques semaines. 49 Cependant, il ne cessait de se plaindre des gémissements et cris venant du sous-sol du bateau où étaient entassés les Indiens. Le Dr. Grant se moquait de la croyance indienne concernant la traversée du kalapani, c'est-à-dire, l‟océan. Selon des superstitions indiennes, traverser l‟océan pouvait être néfaste. Le médecin se souvint d‟un incident s‟étant déroulé sur le quai de Calcutta. Une femme ne voulait pas laisser son mari embarquer à bord. Séparé de sa femme, l‟Indien se mit alors à chantonner un chant religieux auquel se sont joints les autres. Le Capitaine William ordonna de les mener à la cale. A ce moment-là, le Dr. Grant croisa le regard de chacun d‟eux. Pour la première fois, leur regard lui inspira de la pitié. Dès qu‟ils furent dans la cale, il y eut soudain un cri qui fit remonter tous les Indiens. Au même moment, le médecin vit un vieil Indien se jeter dans la mer. Tout se déroula tellement vite que personne ne put réagir. Entretemps, Devon, l‟assistant du Dr. Grant, sembla soupçonner le médecin de n‟avoir pas réagi et sauvé une vie humaine. Cette insinuation le rendit si furieux que le médecin se plongea dans l‟alcool. Les Indiens se calmèrent et retournèrent dans la cale. Mais, ils avaient le droit de se déplacer sur le pont. Cela irritait énormément le Dr. Grant qui ne pouvait tolérer leurs regards languissants. Mais le regard des jeunes femmes ne le rendit point insensible. L‟examen médical des Indiens devait bientôt commencer dès l‟arrivée du groupe embarquant à Madras. Durant une conversation avec le Capitaine William, le Dr. Grant fut choqué d‟apprendre qu‟il comptait s‟installer en Inde après sa retraite. Passer ses derniers jours dans un pays où ne régnaient que la misère, la saleté et les superstitions était inconcevable pour le médecin. Selon le médecin, les Indiens étaient des esclaves, des barbares destinés à servir les Anglais, leurs maîtres suprêmes. Au port de Madras, embarquèrent une quarantaine de travailleurs indiens. Parmi ce groupe, il y avait trois femmes, dont l‟une au crâne rasé portant un sari crasseux. Elle était accompagnée d‟un jeune homme, inscrit comme son mari, et d‟un vieillard. Le Dr. Grant qui remarqua la condition déplorable de ce dernier et refusa de le laisser embarquer. A ce moment-là, la femme se mit à lui parler en anglais, à la surprise de tous. Elle tentait de le convaincre de laisser passer le vieillard, qui était un pêcheur. Le 50 médecin le laissa avancer. La vue de cette femme intrigua Devon, mais le Dr. Grant ne partagea guère son avis. Cent trente-huit Indiens étaient à présent réunis dans la cale. A la suite d‟une légère altercation entre l‟assistant cuisinier, qui était un Indien, et le médecin, ce dernier préféra s‟enfermer dans sa cabine. Le reste de l‟équipage, n‟ayant pas pris son parti, le Dr. Grant eut l‟impression d‟avoir été trahi par les siens. Il fut aussi tourmenté par des cauchemars terribles. Lorsqu‟il se réveilla, il décida que ce voyage serait son « dernier ».L‟examen médical des Indiens venait de commencer. D‟abord, ce fut le tour des enfants, ensuite, celui des hommes. Tandis que Devon les touchait en échangeant des propos bienveillants, le Dr. Grant gardait toujours ses distances. Soudain, un jeune Indien s‟évanouit durant l‟examen médical. Lorsqu‟il reprit connaissance, il déclara avoir faim, et désira faire une partie de cartes avec les Blancs. Il s‟appelait Badri. Cette idée amusa le médecin qui demanda qu‟on amène l‟Indien dans leur salle après le dîner. Durant la partie de poker, Badri misa tout ce qu‟il possédait. En échange, les Anglais furent d‟accord pour miser quelques shillings. En peu de temps, le jeune Indien commença à mener la partie. Le Dr. Grant se retira du jeu, qui se poursuivit avec énergie. L‟examen des femmes était le plus dur car les Indiennes étaient d‟une extrême réticence lorsqu‟il s‟agissait de révéler leur chair, même pour des raisons médicales. Ce qui inquiétait le plus le Dr. Grant, c‟était l‟état pitoyable du vieux pêcheur indien. Le regard du vieillard rappela au médecin le regard de celui qui s‟était jeté dans la mer quelques jours auparavant. Pour combler le tout, le médecin avait un sommeil assez troublé depuis quelques jours. Comme prévu, le vieux pêcheur mourut la nuit même. La pluie s‟annonça les jours suivants. Le Dr. Grant se rappela les circonstances dans lesquelles le pêcheur avait rendu l‟âme. Cette mort le bouleversa tellement que sa vie ne fut plus la même après cette terrible nuit. Apprenant que le pêcheur était dans un état grave, le médecin se précipita dans la cale, où il entendit un cri horrible qui terrorisa tout le monde. Ce cri 51 venait du vieil homme qui mourrait lentement devant le regard effrayé de tous. Quelques instants plus tard, le médecin ordonna qu‟on monte le pêcheur sur le pont. N‟ayant pas le choix, le Dr. Grant jeta lui-même le corps dans la mer, avec l‟aide de Devon. Pourtant, le cri strident du vieux pêcheur semblait résonner en lui à jamais. D‟autres décès suivirent celui du pêcheur. Les nuits du médecin continuaient à être de plus en plus troublées par ses cauchemars où apparaissaient les deux vieux Indiens morts. Il avait hâte que ce voyage se termine. Il commença à se retirer dans sa cabine, préférant éviter tout contact avec le reste de l‟équipage. De nombreux Indiens furent soudain atteints par la diarrhée. Certains y succombèrent. Des mesures alimentaires furent prises afin de contrôler l‟épidémie. Entre-temps, le Dr. Grant remarqua le regard intrépide de Ganga. Son audace lui plaisait, malgré le fait qu‟il lui paraissait invraisemblable qu‟elle et Vythee forment un couple. Sans trop s‟en soucier, le médecin désirait qu‟elle partage son lit. Un travailleur dénommé Chotty Lall mourut de diarrhée. A travers quelques rites, les autres Indiens voulurent lui rendre hommage. Le pauvre paysan fut, à son tour, jeté à l‟eau, sous le regard accablé de Vythee, qui gardait son baluchon. Lorsque le Dr. Grant s‟approcha du bord, sa main effleura accidentellement le vermillon qui était tombé du front du mort. Depuis la mort de Chotty Lall, la diarrhée semblait s‟être arrêtée, mais le Dr. Grant n‟était plus le même. Ses sommeils devinrent de plus en plus tourmentés par des cauchemars incessants. De plus, il semblait avoir des hallucinations depuis qu‟il avait touché cette marque rouge, ce qui l‟effrayait. Il en voyait partout. Entretemps, Devon, son assistant, examinait les femmes. Durant l‟examen médical, Ganga se présenta face au Dr. Grant. Elle se plaignit d‟une douleur aux pieds. Cela surprit le médecin, qui comprit qu‟elle n‟était pas comme les autres. L‟audace de cette Indienne l‟attirait de plus en plus. Cette pensée l‟entraîna à boire d‟avantage. Il donnait l‟allure d‟un ivrogne devant le reste de l‟équipage dont il le ne se souciait guère. L‟alcool rendait le médecin de plus en plus brutal, surtout avec les Indiens. Le Dr. Grant avait besoin de boire afin de ne pas avoir ces cauchemars, ces hallucinations qui le hantaient chaque nuit. Ne pouvant plus supporter cet état de solitude, il éprouva le besoin d‟une présence féminine. Ainsi, le médecin ordonna Badri, le joueur de cartes, d‟amener Ganga dans sa cabine en échange d‟argent. 52 Lorsque Badri entra dans la cabine du Dr. Grant, suivi de Ganga, le médecin voulut se jeter sur elle. Effrayée, la jeune veuve essaya de s‟échapper, mais le médecin commença à l‟agresser afin de l‟empêcher de partir. Au même moment, Devon et William, qui entendirent les cris de détresse de Ganga, intervinrent et la sauvèrent. Le capitaine décida d‟enfermer le Docteur dans sa cabine. Ne pouvoir goûter même une goutte d‟alcool le rendit fou furieux. Il fut mis sous surveillance. Depuis son enfermement, le Dr. Grant voyait son état se dégrader jour après jour. Il était hanté par ses cauchemars, ses hallucinations qui lui faisaient apparaître partout des mortsvivants. Ses comportements étranges semblaient incompréhensibles au reste de l‟équipage. Le Dr. Grant était seul dans son combat face à ces esprits diaboliques. La nuit, il avait des visions bizarres, il entendait des paroles étranges. Il n‟en pouvait plus. Il fallait que ces cauchemars cessent. Le médecin ne trouva qu‟une seule issue, pour échapper à cette torture : la mort. Il décida de se jeter dans la mer. Il pensait pouvoir être en sécurité, avec la conviction que les Indiens ne reviendraient pas le chercher dans l‟eau, le kalapani qui les effrayait à mort. C‟est sur cette note que s‟arrête le journal de bord du Dr. Grant. Deuxième partie : L‟Atlas atteignit enfin l‟Île Maurice par une nuit. Après un si dur voyage, les Indiens espéraient enfin voir une nouvelle terre accueillante et verdoyante et des gens de couleurs les attendant sur le port. Mais, ils ne virent que l‟obscurité. Ils furent entassés de nouveau dans un grand dépôt. A la tombée de la nuit, les officiers ainsi que certains de l‟équipage de l‟Atlas s‟étaient réunis pour parler du compte-rendu du trajet. A part la trentaine d‟Indiens qui étaient morts, ils remarquèrent le mystère entourant la disparition du Dr. Grant, le médecin de bord. Il s‟était jeté dans la mer, au moment où personne ne faisait attention. Personne ne le vit tomber, pourtant, il avait disparu du bateau. Selon le rapport du Capitaine, la folie l‟avait entraîné vers sa fin. Lorsque la discussion se termina, les officiers blancs regagnèrent leurs quartiers, pendant que les Indiens dormaient de fatigue, sans avoir la moindre idée qu‟ils allaient être triés le 53 lendemain matin. Comme prévu, les propriétaires français étaient devant le dépôt afin de choisir les meilleurs travailleurs. Avant d‟ouvrir le dépôt, George Pratt, le Protecteur des immigrants, annonça aux Indiens ce qui les attendait, avec certaines consignes à respecter. Enfin, il ajouta qu‟il serait à leur disposition, au cas où il y aurait le moindre problème. Les portes du dépôt furent finalement ouvertes. Quelques heures plus tard, Pratt était dans le bureau du magistrat pour lui faire un compte-rendu de cette sélection, qui s‟était déroulée non sans trouble. Les propriétaires français ne voulaient pas de vieux Indiens qu‟ils étaient pourtant obligés d‟accepter. De plus, un dénommé Vythee refusa de partir avec son nouveau propriétaire, Hippolyte Rivière, car il attendait d‟être engagé par Desvaux, chez qui son frère travaillait. Mais, Vythee, accompagné de Ganga et d‟autres Indiens, fut forcé de partir avec Hippolyte. Un autre incident concernait le cas d‟un petit garçon de quatre ans qui s‟était séparé de sa famille lors de la sélection. Ne pouvant rien faire pour les aider, Pratt avait pourtant le cœur un peu lourd, pensant à la misère de ces Indiens. Une carriole transportant Ganga, Vythee, Badri, et d‟autres Indiens, se dirigea dans le village de Poudre d‟Or vers la résidence d‟Hyppolite Rivière, leur nouveau propriétaire. Tandis que Vythee et le pêcheur s‟attristaient sur leur sort, Ganga était plutôt soulagée depuis la mort du Dr. Grant. Quant à Badri, il se sentait tout honteux après l‟incident avec le Dr. Grant. Lorsque la carriole arriva à la propriété d‟Hyppolite, ils virent leurs nouvelles demeures où d‟autres Indiens habitaient déjà. La vue de ces compatriotes fut un certain soulagement pour les nouveaux venus de l‟Atlas. Arrivé sur l‟Île Maurice, nous faisons connaissance avec d‟autres Indiens. Das et Roy travaillaient déjà pour Hyppolite. Das était un enfant du caniveau. Il était né à Bombay, alors que Roy venait du Bihar. Arrivés à Maurice très jeunes, ils espéraient trouver de l‟or sous les rochers, selon certaines rumeurs. Sept années avaient passé. Ils n‟avaient rien pu trouver. Depuis leur arrivée, leur travail consistait à couper la canne à sucre. Selon eux, les nouveaux-venus finiraient bien par comprendre le sort qui leur était réservé sur cette île paradisiaque. Le travail des Indiens commença avant même que l‟aube n‟apparaisse. Les hommes furent réveillés brutalement. Les Indiens montèrent dans une charrette, tirée par un bœuf, qui les mena vers un champ de canne 54 à sucre. Tandis que les anciens se mettaient à travailler, les nouveaux venus avaient du mal à briser cette épaisse canne à sucre. Ce travail des champs fut suivi de celui à l‟usine où le sucre était fabriqué. Leur travail continua jusqu'à la tombée de la nuit. Le seul paysage qu‟ils pouvaient contempler à l‟aller et au retour était le ciel étoilé. Le travail des femmes ne commença que le surlendemain. Mme Rivière, la mère du propriétaire, leur assigna quelques corvées ménagères. Contrairement aux autres, Ganga avait du mal à s‟habituer à ces corvées qu‟elle n‟avait jamais fait auparavant. Elle supporta tout en silence, mais la jeune veuve supplia Mme Rivière de lui épargner la corvée répugnante de laver l‟écurie. La vieille dame fut d‟abord furieuse mais remarqua soudain la silhouette élégante de Ganga. Ainsi, elle eut l‟idée de tirer profit de cette beauté. Une semaine à peine avait passé depuis leur arrivée sur l‟île. Badri fut pourtant incapable de travailler aussi vite que les autres. Alors qu‟il se lamentait sur son sort, il profita d‟une occasion pour s‟enfuir, sans se faire remarquer. Après deux jours, il arriva dans une forêt où il rencontra trois « hubshis », des anciens esclaves noirs. Leur silhouette terrorisa Badri. Ils l‟emmenèrent dans leur village, où vivaient d‟anciens esclaves. Dans son empressement de s‟échapper, Badri avait oublié son laissez-passer, sans lequel il ne devait pas sortir. Dès que les hubshis apprirent la vérité, ils le désignèrent comme « marron », c'est-à-dire toute personne s‟étant échappé illégalement de sa propriété. Dans le village, Badri fut nourri et hébergé pour la nuit. Le matin suivant, il fut brutalement réveillé par deux officiers blancs qui l‟arrêtèrent pour non possession de son laissez-passer. Sous le regard silencieux des hubshis, Badri fut arrêté par les officiers qui l‟emmenèrent vers la mer. Badri comprit vite qu‟un des hubshis l‟avait dénoncé aux officiers blancs, en échange d‟un peu d‟argent. Badri fut condamné à casser des pierres, peut-être pour le restant de ses jours. L‟évasion de Badri avait provoquée un brouhaha dans le domaine. Les autres surent alors que Badri serait vite retrouvé ou emprisonné. Dès qu‟Hyppolite apprit la fuite d‟un Indien, il devint furieux. Il menaça le reste des travailleurs, en leur expliquant le sort qui les attendait s‟ils essayaient d‟imiter Badri. Vythee profita de cette occasion pour tenter d‟aborder son propriétaire et de le convaincre de le laisser rejoindre son frère. Mais, en 55 vain. Tout comme les autres Indiens, Vythee était condamné à rester dans ce domaine pendant cinq ans. A l‟intérieur de la demeure, Ganga, devenue la nouvelle courtisane, subissait les pires tortures, pendant qu‟Hyppolite la déflorait brutalement. Le roman se clôt avec un retour en Inde, où l‟on voit la misère de l‟épouse de Chotty Lall, qui attendait désespérément des nouvelles de son mari. Elle avait envoyé son fils travailler sur les champs du zamindar. Ainsi, ce roman décrit l‟aventure périlleuse d'une catégorie méconnue d‟esclaves, celle des engagés indiens, qui constitue véritablement l‟une des plaies dans l‟histoire du colonialisme. Peu de gens se doutent de la période ultérieure à l‟esclavage, ni des atrocités commises durant cette époque-là. En évoquant l‟histoire de ces premiers immigrants contractuels, cet ouvrage fait écho aux autres communautés de l‟Océan Indien ayant subi le même sort. II.2.2. Blue Bay Palace Paru en 2004, ce deuxième roman de Nathacha Appanah est récompensé par le Grand Prix Littéraire des Océans Indien et Pacifique. Elle y décrit l‟amour impossible entre Maya et Dave. L‟intrigue de ce roman est centrée sur une relation amoureuse vouée à l‟échec, pour des raisons culturelles. En effet, la hiérarchie des castes, qui est une des caractéristiques de la culture indienne, est illustrée à travers ce roman où coexistent deux univers : celui des riches patrons et celui des employés miséreux. En fait, une double contrainte sépare le jeune couple qui appartient à des mondes différents, tant économiquement que socialement : Dave est un riche Brahmane héritier d‟une fortune considérable, alors que Maya est une simple employée vivant dans des conditions banales. Par delà ces obstacles, un phénomène attire notre attention : il s‟agit de l‟évolution de Maya tout au long de cette tragique période. Notre résumé va tenter de mettre en relief cette évolution : d‟un état de désespoir et de désarroi, après avoir ressenti le bonheur extrême, elle se transforme presque en une boule de feu, une boule de fureur nourrie par son désir de vengeance qui l‟entraîne vers le fin fond du drame. 56 Le récit met en scène Maya, réceptionniste à l‟Hôtel Paradis, Dave, fils du patron de l‟Hôtel Paradis, Kavi Hurry et Savitri, les parents de Maya. Maya, narratrice et protagoniste de cette histoire, commence son récit avec une évocation poétique, quasi-métaphorique de l‟Île Maurice, de sa naissance et de son histoire, avant de se plonger sur Blue Bay, un village où dominait le tourisme de luxe. A gauche du village se trouve le quartier des riches, à droite celui des miséreux. De là, elle nous mène à l‟Hôtel, « Le Paradis », où elle travaillait comme réceptionniste, son père y travaillait également en tant qu‟employé. Étant née après dix ans d‟attente, elle se considère une enfant « in extremis ». Maya entretient un rapport spécial avec la mer, qui était sa compagne, toujours prête à la consoler et à la réjouir durant les moments durs. En dépit de son travail à la réception de l‟hôtel, la jeune fille rêvait de partir à l‟étranger. Mais, tout changea à partir du jour où Dave Rajsing entra dans sa vie. Maya retrace les événements qui se sont déroulés après sa rencontre avec Dave. Avant même de savoir qu‟il était un riche héritier et le Directeur de l‟Hôtel Paradis, ce fut le coup de foudre pour Maya, qui croyait avoir rencontré son prince charmant. Commence l‟évocation d‟une passion amoureuse entre Maya et Dave. Pendant près de deux ans, la jeune Mauricienne ne semblait vivre qu‟à travers ses premiers émois amoureux. Elle était convaincue que leur amour serait vainqueur, puisqu‟ils s‟aimaient. C‟était seulement après son dix-huitième anniversaire, qu‟elle remarqua des changements chez Dave. Son bonheur fut anéanti lorsqu‟elle découvrit dans un journal, une annonce de mariage entre Dave et une autre fille, richissime. Ce fut son dernier jour de paix. Pendant une semaine entière, elle resta enfermée dans sa chambre, afin de « sombrer dans l‟oubli ». Il lui fallut quelques jours pour se ressaisir et reprendre son travail. N‟arrivant pas à détester Dave, elle avait besoin d‟explications. Un jour, elle revit Dave à l‟entrée de l‟hôtel. Tandis qu‟il s‟approcha d‟elle, Maya laissa libre cours à sa colère. Toutefois, sa rage se dissipa peu à peu à mesure que Dave commença à lui raconter les circonstances de son mariage. Dave révéla à Maya qu‟il n‟avait pas eu le courage de lui dire la vérité de crainte de la perdre. Il avait dû se soumettre à des contraintes familiales. En tant que fils unique héritier de son père, il avait du céder aux 57 supplications de sa mère, et d‟un vieux père terrassé par la maladie. Même après le mariage, Dave n‟avait pas osé lui dire ce qui s‟était passé. Il l‟aimait toujours. Tout en l‟écoutant, Maya vit sa colère s‟évanouir. Elle comprit qu‟effacer Dave de sa pensée était impossible. Cependant, elle se rendit compte que rien ne serait plus comme avant entre eux. Maya reprit son travail, prétendant que tout était rentré dans l‟ordre. Toutefois, le chagrin d‟avoir perdu Dave et son bonheur à jamais devint de plus en plus intense chaque jour. Ses rencontres cachées avec Dave, dans un hôtel à Mahébourg, se poursuivaient, mais elle savait que leur rapport n‟aurait aucun lendemain. Il semblait à Maya que leur rapport était plus porté vers le sexe que la passion amoureuse. Un jour, Dave évoqua son dégoût, sa haine envers sa femme qui lui empoisonnait l‟existence. De retour à Blue Bay, Maya commença à avoir des cauchemars qui hanteraient désormais ses nuits. Maya commençait à être obsédée par « l‟autre », celle qui lui avait tout dérobé, son amour, son bonheur, sa joie de vivre, bref, sa raison d‟être. Un jour, la jeune fille eut une envie soudaine d‟entendre la voix de l‟autre. Elle prit l‟interrupteur et composa le numéro des Rajsingh. Dès que la voix résonna dans le téléphone, Maya éprouva une impulsion soudaine de laisser sortir toute sa haine. Elle lui lança les pires injures avant de raccrocher. Cela avait l‟air de tellement la soulager, qu‟elle continua de faire des appels fréquents chez les Rajsingh, toujours pour injurier son ennemie jurée. Poussée un jour par le désir de voir « l‟autre », Maya s‟embarqua dans le bus pour Mahébourg. Arrivée devant la résidence des Rajsingh, Maya resta abasourdie par sa splendeur. Lorsqu‟elle s‟apprêta à quitter l‟endroit, un homme apparut derrière les grilles de la maison et se présenta comme le jardinier de la résidence. Il s‟appelait Julien. Il semblait tellement impressionné par sa beauté que Maya décida de se donner à lui afin de trouver des occasions d‟épier les jeunes mariés. Grâce à lui, elle put découvrir l‟intérieur de cette magnifique résidence. Maya savait que ce qu‟elle voyait était le bonheur qui lui avait échappé. Rentrée à Blue Bay, cette nuit-là, elle eut un rêve « sanglant ». Dans son rêve, Maya se vit en train de courir sur une étendue de blé. Soudain, le champ se transforma en une terre brûlée où se trouvaient des femmes. Parmi tous ces visages, Maya la reconnut. L‟autre se mit alors à rire, ce qui enragea 58 Maya, qui abattit une hache sur la tête de l‟autre. A ce moment-là, elle se réveilla brusquement. Elle ressentit alors un extrême contentement. Durant ce qu‟elle pensait être sa dernière rencontre avec Dave, ce dernier lui promit de quitter son épouse définitivement après la mort de son père. Avant de partir, il lui révéla qu‟il désirait parfois sa femme morte, tellement il ne pouvait supporter cette vie avec elle. Ces propos de Dave s‟incrustèrent dans l‟esprit de Maya. Un mardi, lorsque Maya arriva devant la résidence des Rajsingh, elle remarqua que tout le monde était sorti. Julien l‟attendait près de la grille. À travers lui, elle savait tout sur les Rajsingh, leur vie, leurs manières. Dans le salon, Maya vit de nombreuses photos de famille et de somptueux meubles. Elle eut envie de tout toucher, mais Julien le lui défendit. Ensuite, il la mena chez lui. Au milieu de la nuit, Maya vit une lumière au premier étage. Elle pensa alors à Dave, qu‟elle n‟avait pas vu depuis un mois. Soudain, elle pensa à la mort, et à tous les moyens qu‟elle aurait à sa disposition pour mourir. S‟ensuivit ensuite un sentiment de tristesse, en pensant aux joies vécues, aux moments heureux qui ne reviendraient plus jamais. A son réveil, Maya se décida à rentrer à Blue Bay. Cependant, ce qu‟elle ne pouvait deviner, c‟était que Julien allait, ce jour-là, la suivre secrètement jusqu'à son village. Comme à l‟usage, Maya était de nouveau, en face de la grille des Rajsingh, en train d‟attendre l‟arrivée de Julien, mais ce dernier ne vint pas l‟accueillir comme de coutume. Après avoir attendu quelque temps, Maya décida de rentrer. Pourtant, un mal la rongeait peu à peu, un sentiment qui la torturait sans cesse. Lorsqu‟elle essaya d‟appeler chez les Rajsingh pour entendre l‟autre, l‟appareil sonna dans le vide. Cette impossibilité d‟entendre la voix de l‟autre commença à tourmenter Maya, qui craignit de ne plus avoir l‟occasion de s‟approcher des Rajsingh. Rentrée chez elle, le même rêve lui procurait un certain soulagement. Pourtant, l‟idée de vengeance l‟obsédait tellement qu‟elle n‟arrivait à penser à rien d‟autre. Les images de la résidence lui revenaient sans cesse à l‟esprit. Chaque minute la tourmentait. Cependant, Maya reprit son travail à l‟Hôtel Blue Bay. Un jour, elle reçut un appel de Julien lui déclarant avoir découvert la vérité sur sa vraie identité et ses intentions. Comprenant que Maya l‟avait exploité afin de se venger de Dave, Julien lui annonça leur rupture ainsi que son départ. Ses propos portèrent un coup final à l‟esprit de Maya, déjà emprise à la torture. 59 Après cet incident, elle se remit à la vie quotidienne, mais rien ne s‟arrangea. Son travail, sa vie dans la case, tout ce qu‟elle voyait semblait tant l‟étouffer, la tourmentait. Seul son rêve l‟apaisait. Le lendemain, Maya décida de repartir pour Mahébourg. Une fois arrivée, Maya se dirigea vers la résidence des Rajsingh. Voyant que les voitures n‟étaient pas là, elle décida de pénétrer à l‟intérieur. Tout en entrant dans la demeure, elle éprouva une certaine agitation l‟envahir peu à peu. Après s‟être confirmé l‟absence de Julien, Maya n‟était plus sûre de ce qu‟elle voulait. Elle se décida à entrer dans la cuisine, qui se laissa ouvrir aisément, à sa grande surprise. Arrivée dans la cuisine, Maya se mit à contempler les objets magnifiques, parmi lesquels figuraient une photo de Dave et de sa femme, celle qui obsédait ses rêves. Elle prit le cadre dans ses mains pour mieux scruter la photo, lorsqu‟elle entendit une voix derrière elle. La femme de la photo apparut soudainement devant elle. La prenant pour la nouvelle jardinière venue remplacer Julien, la femme de Dave se mit à parler à Maya, qui ne le nia pas. Elle exprima son mécontentement face au départ soudain de Julien. La voir parler mit Maya dans un état insupportable. Elle n‟en pouvait plus. Soudain, Maya jeta le cadre sur la tête de l‟autre et s‟élança vers son ennemie jurée avec furie. Après avoir déployé toute son énergie sur sa victime, elle s‟assura que cette femme pousse son dernier souffle avant de quitter l‟endroit. Elle se changea et elle laissa ses habits tâchés de sang dans une des chambres. Dès sa sortie de la résidence des Rajsingh, Maya se sentit toute légère, comme si étant redevenu la petite fille innocente qu‟elle avait toujours été, dynamique et pleine de vie. Son agitation laissa peu à peu la place à un esprit paisible. Tout ce qu‟elle remarqua en chemin l‟émerveilla. Maya semblait avoir retrouvée son bonheur. Arrivée à Blue Bay, elle se précipita vers la mer et se souvint de tout ce qu‟elle a toujours aimé. Tout en se jetant dans l‟eau, elle profita du calme qui l‟envahissait. Maya désirait se mêler à la mer une toute dernière fois, avant que les autorités ne la retrouvent. En bref, ce second ouvrage de Nathacha Appanah plonge dans les méandres de la pensée, qui agit sous l‟effet d‟un drame passionnel, avec comme arrière-plan, une île soi-disant paradisiaque, où règne des tensions entre des communautés, séparées à jamais par des barrières socio économiques. 60 II.2.3. La Noce d’Anna Ce troisième roman de Nathacha Appanah nous plonge dans les rapports conflictuels entre une mère et sa fille. Raconté à la première personne, le récit met en scène Sonia, une mère célibataire, mais aussi la narratrice. À 42 ans, Sonia procède à ce que l‟on pourrait appeler un examen rétrospectif de sa vie, notamment de sa relation vis-à-vis de sa fille unique, Anna, durant une journée particulière : les noces de sa fille. Ce retour en arrière, qui alterne tour à tour avec le moment présent, permet à Sonia d‟établir un compte-rendu psychologique de ce qu‟elle a accompli en tant que mère. L‟originalité de ce roman tient au personnage de la mère qui s‟éloigne largement de l‟image stéréotypée de la mère typique, connue pour être généreuse, responsable, affectueuse et prête à se sacrifier pour sa fille. Le roman met en scène Sonia, mère célibataire, Anna, sa fille, Matthew, le père d‟Anna, Yves, ami et collègue de Sonia, Alain, le fiancé d‟Anna, et Roman, le père d‟Alain. Le récit s‟étale sur la journée du 21 avril. La narration se caractérise par la description de cette journée, qui alternait avec les pensées de Sonia du matin au soir. Au fur et à mesure que le récit progresse, les traits de caractère de Sonia se révèlent, ainsi que le jugement qu‟elle porte sur son entourage. Les premières pages même divulguent son rapport singulier avec Anna. Cette mère célibataire, d‟origine mauricienne, avoue dès le début qu‟elle n‟a jamais été une mère exemplaire, une mère poule à l‟égard de sa fille. De plus, leurs traits de caractères se contredisaient souvent. Plus les années passaient, plus l‟écart entre eux s‟élargissait. Alors que son métier concernait l‟écriture, bref, l‟imagination, Anna s‟était intéressée à un monde totalement différent : celui de la comptabilité. Le récit débute le matin du 21 Avril : le jour des noces d‟Anna. Ainsi, elle comptait se conduire en une mère exemplaire, à l‟occasion de cette journée importante. Soudain, ayant pris du recul par rapport à cette situation, elle éprouve un certain malaise, pensant à sa propre vie. Elle n‟a jamais vécu la vie dont 61 elle avait rêvée : une vie sans regrets, accompagnée d‟un homme qui l‟aimerait, une vie remplie de plénitude. Ce malaise l‟empêchait de se réjouir face aux choix faits par Anna. Alors qu‟Anna et Alain avaient décidé de se marier dans les mois qui suivirent leur rencontre, Sonia pensa que c‟était une décision un peu hâtive. Pourtant, sa fille était convaincue de son choix. Alors que les préparatifs du mariage étaient faits par une agence, Sonia se désintéressait légèrement de ce sujet, pour se pencher sur ses livres. Pour l‟instant, elle rédigeait un roman centré sur un enfant rongé par la culpabilité. Un sentiment qu‟elle avait éprouvé elle-même à la pensée d‟avoir négligé sa fille à cause de ses contraintes professionnelles. Sonia avaient souvent des pensées contradictoires par rapport au mariage qui lui paraissait a la fois attirant et étouffant. Parmi les souvenirs qui lui étaient chers, étaient ceux concernant l‟Île Maurice, mais également les souvenirs de Matthew, le père d‟Anna. Ils s‟étaient rencontrés à Londres. C‟était un étudiant en journalisme, d‟origine anglaise. Les deux éprouvèrent tout de suite un penchant l‟un envers l‟autre. Pourtant, avant même qu‟elle ne puisse nourrir le désir de faire sa vie avec lui, le jeune homme annonça son départ pour l‟Afrique. Les deux jeunes amoureux se séparèrent sans aucun, regret ni promesse. N‟ayant pas empêché Matthew de partir, elle se rendit compte qu‟elle attendait son enfant. Arrivée en France, elle donna naissance à Anna. Elle apprit à trouver du plaisir à élever sa chère fille, malgré les difficultés de mère célibataire. Tout en travaillant comme correctrice dans un magazine, Sonia devint écrivaine lorsqu‟une maison d‟édition dirigée par Yves accepta de publier son premier roman. La journée commence avec une parfaite planification, comme le désirait Anna qui voulait que tout soit parfait le jour de son mariage. Sonia est au courant du programme de la journée et elle comptait bien le suivre à la lettre. Sonia sent soudain la tristesse l‟envahir, à l‟idée de se retrouver seule désormais, sans sa fille. Après les derniers préparatifs, tout le monde se dirigeait vers le château loué par Alain pour célébrer les noces. Durant le trajet, Sonia se laissa emporter par ses pensées. Liée en partie à l‟Île Maurice et à Lyon, elle comprit que les meilleurs moments de sa vie étaient ceux qu‟elle avait passés avec Matthew. Plus tard, elle se rendit compte d‟avoir manqué l‟occasion de 62 vivre une existence sereine avec l‟homme de sa vie. Depuis sa séparation avec Matthew, elle n‟a jamais eu de relation stable avec un homme, préférant rester seule dans son monde. Toutes ces pensées commencent à attrister Sonia. Elle éprouve subitement l‟envie d‟encourager Anna de profiter pleinement de la vie avant qu‟il ne soit trop tard. Durant le déjeuner. Sonia se sentit mal à l‟aise. Elle chercha à dire à sa fille de tout annuler au dernier moment, mais c‟était impossible. Soudain, la conversation se tourna vers le roman que Sonia était en train d‟écrire actuellement. C‟était un livre où elle faisait référence à son pays natal. Les souvenirs de l‟Île Maurice lui faisaient penser à son départ de sa nation, à l‟âge de dix-sept ans. Tellement excitée par sa nouvelle vie en France, Sonia avoua n‟avoir eu aucun regret à quitter ses parents et son pays qu‟elle ne revit plus jamais. Cette pensée la troublait énormément, non par culpabilité, mais parce qu‟elle craignait d‟avoir à subir le même sort. Arrivée au château, tout le monde se prépara à assister au mariage civil, suivi de la célébration officielle. Sonia eut une soudaine pensée pour Matthew, et se demanda s‟il avait le moindre pressentiment de cette journée importante qui allait se dérouler dans la vie de sa fille. Le groupe se dirige vers la mairie se trouvant à Artemare, un village au bas de la côte. Sonia est de plus en plus absorbée dans ses réflexions par rapport à ses relations avec Anna. Sa séparation avec Matthew a eu des répercussions sur la vie de sa fille, qui n‟a pas connu son père, ni eu de vraie famille. Après le déroulement du mariage civil, en sortant de la mairie, Sonia aperçoit un homme descendre d‟une voiture et s‟approcher d‟elle. Après avoir tout juste échangé quelques mots, l‟homme quitte l‟endroit. Elle apprend plus tard qu‟il s‟agit de Roman, le père d‟Alain. La première rencontre ne lui est pas désagréable. La vue d‟Anna en robe de mariée émeut Sonia, qui se rappelle un incident intéressant. Jusqu'à sept ans, Anna était blonde. Mais après un incident désagréable dans un supermarché, Sonia avait décidé de rendre les cheveux de sa fillette foncés, afin qu‟elles n‟aient pas l‟air trop différentes l‟une de l‟autre. Cependant, cette crainte était toujours quelque part dans l‟esprit de Sonia. 63 Lorsque la cérémonie de mariage se termine, Sonia décide de rester dans la salle tandis que le reste des invités décident de faire un petit tour en voiture. Soudain, elle sent une présence derrière elle. C‟est le père d‟Alain. Ce dernier se met alors à la complimenter sur sa beauté. L‟écouter lui procurait du plaisir, celui de paraître encore séduisante devant un homme. Un désir s‟installe soudain en elle : faire l‟amour avec cet homme. Elle avait la certitude que cela arriverait, en dépit de sa situation actuelle, où rien ne lui paraissait certain. Sonia éprouve pour la première fois, le désir de vouloir plaire à Roman. Après sa séparation avec Matthew, elle espérait retrouver cette sérénité amoureuse à travers cette nouvelle rencontre. Les mariés, accompagnés des autres invités, regagnèrent le château pour le buffet. Sonia, qui vit la forêt devant elle, s‟esquiva de cet endroit pour s‟enfoncer petit à petit dans l‟épaisseur de cette forêt qui côtoyait le château. En plein milieu des bois où le calme régnait, Sonia se plongea de nouveau dans ses pensées. Une partie en elle enviait Anna d‟avoir pris le risque de se marier avec l‟homme de sa vie, tandis qu‟elle s‟était toujours retenue de prendre ce risque. Pourtant, avec Roman, son envie de prendre ce risque commençait à surgir. Elle se dit alors qu‟elle pourrait refaire sa vie avec un homme. Cependant, se connaissant trop bien, elle savait que ce choix ne pourrait lui apporter le bonheur recherché. En effet, la peur de la monotonie aurait, selon elle, gâché le plaisir de vivre ensemble. Elle désirait rester dans cette ombre, dans ce silence que personne ne pourrait pénétrer. Pourtant, elle décida de se reprendre et revint vers le château pour rejoindre les invités. Elle se décida à cacher tous ses regrets, ses envies, au fond d‟elle. Sonia était à table avec les autres, lorsqu‟Anna s‟approcha d‟elle et voulut savoir si tout allait bien. Cette marque d‟amour toucha tellement Sonia, qui avait les larmes aux yeux. Soudain, Anna lui avoua qu‟elle n‟était pas entièrement différente de sa mère. Cette remarque sembla révélatrice à Sonia, qui réalisa soudain qu‟Anna n‟était, en fait, qu‟une partie d‟elle qu‟elle n‟a jamais pu montrer au monde, à cause de certaines circonstances. Durant le repas, Sonia et Roman se tenaient les mains croisées sous la table, comme de jeunes amoureux, inconscients de leur entourage. Sonia s‟étonnait de 64 tenir la main de cet homme, oubliant toutes les résolutions prises. Mais, son cœur jouissait de ce moment intime qui lui permettait de revivre pleinement sans aucune crainte. La journée allait bientôt toucher à sa fin. Sonia se retrouva avec Anna et Yves, tout en pensant aux souvenirs qui resteraient de cette journée. La jeune mariée rejoignit vite Alain. Sonia comprit que sa vie serait ainsi désormais une vie sans sa fille qui n‟aurait plus besoin d‟elle. Alors que les festivités continuaient, Sonia entraîna Roman vers sa chambre. Elle avait l‟intention de garder de bons souvenirs de cette nuit. En présence de Roman, Sonia éprouvait la certitude d‟avoir suivi, pour la première fois, son intuition. Elle semblait revivre pleinement, avec dans le cœur une certaine assurance. Elle semblait ressentir une sérénité, une plénitude, qu‟elle garderait à jamais dans sa vie. Toutefois, elle ne nourrissait aucune espérance, ni attente de cette nuit. Elle avait l‟esprit tranquille et elle espérait que ce sentiment durerait. Le moment partagé avec Roman lui permettait également de se consoler de la mélancolie éprouvée à la pensée de sa séparation avec Anna. Mais lorsque cette dernière fut témoin de cette scène entre sa mère et son beau-père, elle sortit rapidement de la chambre, l‟air totalement choqué. Sonia comprit que le moment était venu de parler avec Anna en tête-à-tête. Elle comprit qu‟il s‟agissait ainsi du moment idéal pour lui ouvrir son cœur. Pour la première fois, Sonia raconta à Anna son histoire avec Matthew, son père, depuis leur rencontre jusqu'à leur séparation, tout en lui expliquant son état d‟âme à cette époque. Après l‟avoir calmement écoutée, Anna était très émue de découvrir combien sa mère avait aimé son père, jusqu'à le laisser partir. Cette journée se termina bien, pour mère et fille, qui ont enfin pu se retrouver après longtemps. L‟originalité de ce roman réside dans le rôle de la mère, qui ne se conforme nullement à l‟image stéréotypée de la femme dévouée, responsable et sachant se conduire comme un modèle pour ses enfants. Sonia n‟est en rien la mère exemplaire ; toutefois, cela ne la dénigre point et ne la rend pas inférieure aux autres images maternelles. En fait, elle a le mérite d‟avoir vécu une existence sans artifices, mais non sans regret. La noce de sa fille semble avoir libéré cette mère d‟un sentiment de culpabilité qu‟elle dissimulait à l‟égard de son rôle de parent. 65 II.2.4. Le Dernier Frère La récente publication de Nathacha Appanah situe également le récit à l‟Île Maurice. Mais cette fois-ci, la romancière tente d‟évoquer un période méconnue de l‟histoire de l‟Île Maurice durant la Seconde Guerre Mondiale à travers les souvenirs d‟un septuagénaire qui prennent deux dimensions : d‟une part, il s‟agit d‟une belle amitié entre un petit Mauricien et un petit Juif ; d‟autre part, il s‟agit d‟y intégrer un élément historique qui est en rapport avec l‟internement des Juifs à l‟Île Maurice durant une période de guerre. Le récit met en scène Raj, un jeune Mauricien, et David, un jeune Juif. Après bien des années, Raj, un septuagénaire, revoit David, son ami d‟enfance, après soixante ans, dans son rêve. David ressemblait toujours au petit gamin de dix ans qu‟il avait connu en 1945. Sachant qu‟il s‟agissait bien d‟un songe, Raj ne voulait pas s‟en libérer ; ainsi, il décida de rester allongé dans son lit afin de faire durer son rêve. Raj attendait, avec impatience, que le garçon s‟approche de lui. Soudain, le rêve disparut, le laissant seul dans sa chambre vide. Ce rêve bouleversa tellement Raj, que le lendemain, le vieil homme décida de se rendre au cimetière Saint-Martin où reposait David. Raj gardait dans sa main une boîte rouge qui contenait l‟étoile de David. Arrivé devant sa tombe, il éprouva un grand malaise en voyant son ami dans cet état. Tout en fermant les yeux, il se plongea dans ses souvenirs. Jusqu'à l‟âge de huit ans, Raj vivait dans le village de Mapou, situé au nord de l‟Île Maurice. Il habitait avec ses parents et ses deux frères, Anil et Vinod. Contrairement aux villages, généralement caractérisés par leur verdure et leur fertilité, Mapou avait un aspect rude et hostile qui y rendait les conditions de vie très dures. Le père de Raj travaillait dans le champ de cannes de Mapou. Comme les autres hommes du camp, il avait l‟habitude de rentrer saoul et de battre ses enfants et sa femme. Sa mère s‟y connaissait dans les herbes nécessaires à la préparation des décoctions. Quand aux enfants, ils avaient des tâches qui leur étaient assignées. Mais, les trois frères avaient 66 leur corvée préférée : traverser le bois pour aller chercher de l‟eau dans la rivière qui était à proximité du camp. La rivière représentait leur paradis, loin de l‟enfer dans lequel ils vivaient. Cependant, ce bonheur ne dura pas longtemps, car Raj fut mis à l‟école dès ses six ans, tandis que ses frères continuaient leurs tâches. Cette séparation le culpabilisa énormément, car il ne pouvait supporter d‟avoir été plus chanceux que ses deux frères. Toutefois, leur randonnée à travers le bois se poursuivait. L‟année 1944 bouleversa la vie de Raj, le seul survivant, d‟un cyclone qui emporta ses deux frères. C‟est alors que la famille décida de quitter définitivement Mapou pour s‟installer à Beau-Bassin. Le père de Raj obtint un travail de gardien à la prison de Beau-Bassin. Malgré ce changement d‟ambiance, le petit Raj avait du mal à accepter l‟absence de ses frères et se plongeait dans sa solitude. A l‟école, malgré ses talents académiques, Raj restait toujours seul, vivant dans un monde à part. Sa mère représentait son seul réconfort. Entretemps, Raj nourrissait la curiosité de visiter la prison où travaillait son père. Un après-midi, il eut l‟occasion inespérée de voir cette prison en cachette, malgré les avertissements de son père. Contrairement à ce qu‟il avait imaginé, la prison se présentait comme une cour où régnait le silence complet. Raj comprit plus tard qu‟il s‟agissait d‟une illusion, d‟une façade qui dissimulait les pires atrocités. Tandis qu‟il resta longtemps dans sa cachette, il entendit soudain une sirène retentir. Il vit alors des policiers, suivis d‟un groupe d‟hommes, de femmes et d‟enfants. Ces gens étaient des prisonniers qui paraissaient épuisés. Tout à coup, Raj vit un petit garçon blond appartenant à ce groupe, s‟approcher de sa cachette. Quelques instants plus tard, le garçon était en train de le regarder. Ils s‟échangèrent un petit sourire avant de se séparer. Le petit Raj se posait mille questions sur la scène vue à la prison et surtout sur ces gens mystérieux. Il n‟osait rien demander à son père. Tout en faisant son travail, il commença à aider sa mère, qui était devenue une aide couturière. Ensuite, il devait aller emporter le déjeuner pour son père à la prison de Beau-Bassin. Puis, vint son moment favori : il allait attendre dans sa cachette habituelle, près des grilles de la prison, avec l‟espoir de pouvoir revoir le garçon blond. Un soir, son père, saoul, 67 commença à le battre aveuglément, sous le regard horrifié de sa mère, à cause d‟une question que l‟enfant lui avait posée. Ce jour-là, les coups reçus par Raj furent si violents, qu‟il fallut l‟hospitaliser dans l‟hôpital de la prison de Beau-Bassin. Sans avoir conscience de ce qui se passait autour de lui, Raj se retrouva sur un lit d‟hôpital, entouré par d‟autres patients inconnus. Soudain, en ouvrant les yeux, Raj vit une silhouette près de lui. C‟était le garçon blond qui lui avait souri l‟autre jour. Pendant les premiers jours passés à l‟hôpital, Raj était étonné par des gens parlant une langue inconnue et des patients agissant parfois violemment. Il ne regretta pas d‟être dans cet endroit, car il eut enfin l‟occasion de revoir le garçon blond et lui parler. Même s‟il parlait une langue étrangère, sa présence et sa gentillesse étaient d‟un grand réconfort pour le petit Raj. Le garçon s‟appelait David. D‟après ce qu‟il avait compris, David venait de Prague et il était orphelin. Les deux enfants se lièrent d‟une affection particulière. Ils commencèrent à faire ensemble de petites escapades nocturnes, quand tout le monde dormait. Durant son séjour à l‟hôpital, il apprit que les prisonniers de Beau-Bassin attendaient un bateau. A cette époque-là, Raj ne savait quasiment rien à propos de ce qui se passait dans le monde. Il avait trouvé un ami sous la forme de David, c‟était tout ce qui comptait. Mais, son bonheur ne dura pas longtemps, car il dut quitter l‟hôpital dès la fin de son traitement. Tout en étant soulagé de revoir sa mère, Raj pensait surtout à revoir David par tous les moyens. Dès son retour de l‟hôpital, rien n‟avait vraiment changé dans la vie de Raj, mais il commença à délaisser sa peur. Depuis son arrivée à la maison, il essaya plusieurs fois de rencontrer David, mais en vain. Son compagnon n‟apparut qu‟après des semaines d‟attente. Mais son excitation se dissipa vite lorsque David dut retourner dans la prison, surveillé de près par un policier. La tristesse submergea le garçon qui rentra chez lui, le cœur lourd. Le soir même, un cyclone s‟abattit sur Beau-Bassin. L‟orage dura quatre jours et fit des dégâts énormes. Quelques jours plus tard, Raj s‟enfonça dans la forêt et put trouver le chemin menant à la prison. Dès son arrivée, il vit que le paysage avait changé. Alors que les prisonniers étaient tous réunis dans la cour, sous la surveillance des policiers, David vint derrière lui et le toucha. Les deux enfants étaient remplis de joie d‟être 68 enfin réunis. Les policiers ordonnèrent aux prisonniers de regagner l‟intérieur de la prison et employèrent même la force avec ceux qui protestaient. Cette scène horrible se déroulait devant les regards terrorisés de Raj et David. Craignant que les policiers ne ramènent son ami en prison, Raj décida de le faire échapper de cet endroit et rentra chez lui. Raj décida de dissimuler à sa mère la vérité à propos de David. Pensant que le nouveau venu était le camarade de son fils, elle l‟accueillit chaleureusement. Cependant, la nuit, elle dut cacher le nouveau venu, craignant la furie de son mari. Le lendemain, David lui montra le seul trésor qu‟il possédait : une médaille sous la forme d‟une étoile. Raj comprit, plus tard, qu‟il s‟agissait du symbole des Juifs. Le lendemain matin, Raj vit son père arriver avec un policier de la prison. David fut tout de suite caché dans un débarras d‟objets divers. L‟homme en uniforme le questionna à propos de la disparition du petit Juif, pour ensuite déclarer qu‟il avait besoin de traitement médical pour sa malaria. Dès son départ, sa mère commença à l‟examiner et se mit à préparer diverses concoctions pour apaiser son mal. Mais Raj avait pris sa décision : s‟enfuir avec David au camp de Mapou, où personne ne pourrait les retrouver. Les deux garçons s‟élancèrent donc dans une aventure périlleuse, car le chemin était semé d‟embûches naturelles qu‟il fallait habilement surmonter. David suivit Raj sans poser de questions. Ce dernier ne pouvait trahir son ami, qui avait entière confiance en lui. Sachant seulement que le camp était situé au sud de Beau-Bassin, Raj décida de continuer leur marche. Ils passèrent la nuit en discutant à propos des aventures vécues à Mapou. Durant cette nuit, Raj eut subitement un nouvel espoir, grâce aux paroles de David : rencontrer peut être son frère Anil, dont le corps ne fut pas retrouvé. Pour Raj, c‟était une raison de plus qui justifiait son départ pour Mapou. Cette pensée le rendit de nouveau enthousiaste. Raj et David s‟enfoncèrent de plus en plus dans la forêt, et continuèrent à marcher très longtemps. C‟est seulement plus tard que Raj réalisa que David n‟avait jamais eu de désirs proprement à lui, son existence n‟ayant été remplie que d‟horreurs. La seule chose qui lui conférait son identité était le yiddish, sa langue maternelle, celle dont il se servait pour chanter la nuit. À un moment donné, Raj retrouva David fiévreux, il 69 avait l‟air épuisé. Pourtant, Raj garda espoir. Ils reprirent leur route. Ils arrivèrent enfin près d‟une ville, ce qui leur redonna confiance. Raj nourrissait l‟illusion de vouloir redevenir une famille de trois frères avec David. Malgré sa fatigue, David marchait péniblement, en s‟appuyant sur son ami. A un moment donné, ils durent s‟arrêter pour se reposer. Lorsque Raj s‟éveilla, il voulut réveiller David. Il l‟appela, le secoua, mais le petit Juif ne bougea pas. Le petit mauricien comprit que David ne montrait aucun signe de vie. Cela fendit le cœur de Raj, qui ne désirait qu‟une chose : ramener David à la maison, espérant que sa mère saurait le réveiller. Cependant, il fut vite rattrapé par les policiers, qui durent presque lui arracher son cher ami. Raj fut ramené chez lui, dans un état lamentable, tandis que David fut enterré à SaintMartin. Grâce aux soins continuels de sa mère, le petit Mauricien se rétablit peu à peu. Ensuite, Raj recommença à aller à l‟école, mais il passait son temps près de la prison de Beau-Bassin, désormais vide. Sans vouloir se confier à quiconque, Raj semblait vivre dans son monde imaginaire, au côté de ses frères, y compris David. Raj était persuadé que David était, en quelque sorte, son ange gardien, essayant de le mener dans le droit chemin. Bien des années plus tard, lorsque Raj fut devenu père de famille, il apprit la vérité à propos de l‟arrivée des Juifs à l‟Île Maurice. Cette vérité le bouleversa tellement qu‟il tenta de rassembler le plus d‟informations possible sur les conditions de vie des Juifs, afin d‟entrevoir ce que son cher ami aurait pu ressentir pendant ces moments terribles. Dans le but de vouloir perpétuer la mémoire de David, Raj entreprit enfin de raconter à son fils l‟histoire de son ami juif. Le dernier roman de Nathacha Appanah, à ce jour, traite d‟un thème assez délicat, tout en le camouflant derrière l‟histoire d‟une amitié très particulière, qui transcende les races, les religions et même les années. Tout en restant un concept qui date du siècle dernier, l‟antisémitisme rejoint les autres formes de discrimination et de racisme qui sont d‟actualité, ainsi que le déracinement auquel fait face tout peuple arraché à son pays. 70 II.3. Les thèmes unificateurs Les quatre ouvrages romanesques de Nathacha Appanah suivent chacun une trame narrative unique, menée par des personnages, caractérisés par leur individualisme et une sincérité remarquable. Toutefois, l‟on ne peut manquer de remarquer certains motifs, voire des thèmes qui semblent réunir ces quatre romans. Nous tenterons de procéder en fait à une étude thématique de l‟ensemble des romans. II.3.1. L‟île Maurice : lieux symboliques Comme nous l‟avons mentionné précédemment, l‟Île Maurice constitue un motif évident, qui semble caractériser tous les romans de Nathacha Appanah, qui fait plus ou moins référence à cet espace insulaire. Alors que Blue Bay Palace et Le Dernier Frère situent l‟intrigue essentiellement à Maurice, les deux autres romans évoquent partiellement le même espace. Les Rochers de Poudre d’Or situe l‟action à mi cours entre l‟Inde et Maurice. Même si l‟évocation de l‟île ne semble pas méticuleuse, elle est mise en relief à travers un jeu de contraste : considérée d‟abord comme un eldorado où la richesse ne manquerait pas par la suite, l‟île est représentée comme un endroit clos où règne désespoir et désillusion. Blue Bay Palace a pour seul cadre l‟Île Maurice, décrite surtout à travers sa mer et ses alentours. Le récit débute avec une description du village de Blue Bay, où la mer joue un rôle essentiel. Elle est évoquée, non seulement comme faisant partie du cadre spatial, mais surtout en tant qu‟un personnage à part entière, exerçant une certaine influence sur ceux qui la côtoient. Il semble exister une certaine complicité entre Maya et la mer. Cela se révèle dès les premières pages, mais aussi à la fin du récit, lorsque l‟on voit Maya se mêler à la mer. Ainsi, dépassant le simple motif exotique, la mer qui nous est présenté dans Blue Bay Palace détient un rôle bien particulier, celui d‟un compagnon avec qui Maya entretient un rapport unique. On la nomme même « une fille de l‟eau » à un moment donné. La mer est un endroit vers lequel elle se tourne 71 lorsque tout ne va pas bien dans sa vie. L‟océan est un consolateur dont la présence réjouit Maya qui éprouve un réel plaisir à chaque fois que son corps ne fait qu‟un avec l‟eau salée. Tout au long du roman, la mer est évoquée à plusieurs reprises. Dès les premières pages, la narratrice évoque son île comme un pays de contraste, où des quartiers chics et luxueux se côtoient avec des groupes de taudis. Néanmoins, l‟auteur fait également référence à deux endroits spécifiques : le village de Blue Bay et la ville de Mahébourg. Ces deux lieux semblent s‟opposer par leurs évocations. Blue Bay est un village isolé, avec comme seul attrait touristique, l‟Hôtel Paradis, alors que Mahébourg est une ville plus animée. Par ailleurs, ces deux endroits jouent des rôles différents dans l‟existence de Maya. Alors que Blue Bay lui fait découvrir l‟amour de sa vie, Mahébourg l‟éloigne de son bonheur, en lui faisant prendre conscience de son échec. Ainsi, chaque lieu, même les plus anodins, évoque une valeur particulière aux yeux de Maya. La mer est un facteur de soulagement et d‟excitation ; l‟Hôtel Paradis et l‟Hôtel Rivage renvoient à l‟amour passionnel ; la case de Maya, non loin d‟être un abri familial, se transforme en lieu de torture, en lui rappelant sous la forme de rêves obsessionnels, le bonheur qui lui a échappée des mains. Enfin, la résidence des Rajsingh représente l‟aboutissement de ses obsessions, car elle y trouve un moyen de laisser libre cours à ses tentations. En bref, Blue Bay Palace tente de dévoiler le côté symbolique des lieux, qui dépassent la simple fonction de cadre spatial. La Noce d’Anna diffère des autres romans de Nathacha Appanah, dans la mesure où l‟Île Maurice n‟est plus le cadre du récit ; pourtant, elle apparaît à travers les souvenirs de Sonia, jeune mère célibataire ayant quitté sa patrie sans aucun regret. Même s‟ils n‟occupent pas une place énorme dans le roman, les souvenirs du pays natal font apparaître l‟île dans toute sa beauté et son innocence à travers des détails minimes, tels que « l‟odeur douce-amère du jaquier […], l‟odeur de la poudre à visage […], la gomme élastique à rayure qui sentait l‟orange »36. Mais ils démontrent le lien que Sonia garde secrètement avec l‟île sans pourtant l‟admettre ouvertement. Il s‟agit ainsi d‟une valeur sentimentale et nostalgique que le récit confère à l‟Île Maurice. 36 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 35-36. 72 Tout comme Blue Bay Palace, Le Dernier Frère situe également l‟histoire à Maurice. Cette fois, il s‟agit d‟explorer l‟intérieur du pays et de la découvrir au dépourvu, sans artifice, à travers sa sauvagerie et sa férocité. Le roman nous plonge tour à tour dans le village de Mapou, marqué par la rudesse de sa terre et dans l‟immense forêt de Beau Bassin, dévastée souvent par de puissants cyclones. Le récit nous entraîne également à suivre le cours des rivières et des sentiers menant vers des emplacements secrets. Ainsi, tout est décrit à travers le regard de Raj, un petit Mauricien de huit ans, pour qui la nature reste parfois un mystère, tellement elle est imprévisible. Dans ce roman, elle apparaît quelque peu ambivalente, tantôt destructrice, tantôt protectrice. Ses pluies et ses effroyables cyclones marquent son côté destructeur. Néanmoins, c‟est la nature qui offre à la mère de Raj les ressources naturelles lui permettant de préparer des remèdes efficaces. En bref, dans tous les romans de Nathacha Appanah, Maurice constitue un cadre spatial qui a le mérite d‟outrepasser le simple motif exotique. II.3.2. Le trajet Dans la plupart des romans de Nathacha Appanah, les personnages sont amenés à effectuer des trajets, qui risquent de bouleverser leur existence. Dans Les Rochers de Poudre d’Or, la description du voyage en mer de l‟Inde à Maurice occupe presque la moitié du roman, tout en révélant les horreurs auxquelles font face les Indiens à bord. Dans ce cas précis, traverser l‟océan équivaut pour certains Indiens à aller en enfer, selon des superstitions. Dans Blue Bay Palace, le trajet est évoqué au début du récit, lorsque Maya parle de son désir de quitter son village, où l‟existence était confinée à quelques lieux, et de partir explorer le monde. Avant de rencontrer l‟homme de sa vie, Maya était « plus que jamais déterminée à quitter ce village où les seuls horizons étaient un hôtel et les icebergs »37. 37 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 20. 73 Quant à La Noce d’Anna, l‟on constate que le départ du pays natal ne semble pas avoir été une épreuve douloureuse pour Sonia, qui a quitté l‟île, très jeune, remplie d‟effervescence et de curiosité à la pensée de découvrir un monde complètement différent de celui où elle a passé son enfance et d‟éprouver des sensations qu‟elle n‟aurait jamais pu connaître si elle était restée dans son île. Curieusement, c‟est également un voyage qui sépare Sonia de Matthew, son premier amour, qui a décidé de partir en Afrique, laissant derrière lui une empreinte ineffaçable : leur enfant, Anna. Passons à présent au dernier roman de notre écrivaine d‟origine mauricienne. En ce qui concerne Le Dernier Frère, le motif du trajet joue également un rôle crucial, car le voyage de Mapou à Beau Bassin bouleverse la vie du petit Raj qui va y retrouver un nouveau frère sous la forme de David, un petit Juif. Malheureusement, c‟est également dans le même lieu que Raj va perdre celui qu‟il considérait comme son dernier frère. En bref, le motif du voyage semble avoir un impact assez puissant sur le destin des personnages. II.3.3. Le retour dans le temps Une technique narrative communément utilisée dans les ouvrages romanesques, le retour dans le temps permet souvent aux romanciers de construire leur récit par le biais d‟une focalisation interne, c‟est-à-dire, racontée d‟après le point de vue d‟un seul personnage. Il s‟agit surtout d‟une démarche rétrospective visant à nous entraîner dans l‟univers du passé qui renferme des souvenirs poignants et ineffaçables qui semblent hanter à jamais la vie des personnages. Il arrive aussi que ce retour en arrière leur permette de revivre des expériences agréables et inoubliables. Pour certains, il s‟agit surtout de souhaiter de rester lié au passé par crainte d‟affronter le présent ; pour d‟autres, c‟est une occasion de prendre du recul par rapport au passé. Nathacha Appanah fait usage de cette technique surtout dans ses deux derniers romans : La Noce d’Anna et Le Dernier Frère. 74 Dans La Noce d’Anna, Sonia, le personnage principal, est amenée à revivre, par intervalles, certains événements clés de son passé, à l‟occasion du mariage de sa fille, Anna. Ainsi, elle se remémore les circonstances de sa rencontre et de sa séparation avec Matthew, le père d‟Anna. Ensuite, il s‟agit de se souvenir du jour du départ de son pays natal qu‟est l‟Île Maurice, afin de revivre les émotions ressenties ce jour-là. Sonia se rappelle également quelques incidents qui s‟étaient déroulés durant l‟enfance d‟Anna et qui l‟ont énormément affectée. La remémoration d‟incidents en rapport avec Anna est en réalité une manière de porter un jugement sur son rapport avec sa fille, afin de chercher à savoir ce qui l‟éloigne d‟elle. Le récit du Dernier Frère est essentiellement constituée d‟un retour dans le temps effectuée par Raj, un vieil homme accablé par la douleur de son passé. En effet, le vieux Raj se remémore tous les événements qui se sont déroulés depuis son enfance jusqu'à l‟âge adulte. Cependant, ses souvenirs sont surtout centrés sur les circonstances de sa rencontre avec David, la naissance de leur amitié, ainsi que sur leur douloureuse séparation. Cette remémoration des faits sera également pour le vieil homme l‟occasion de rendre hommage à la mémoire de David. II.3.4. L‟exil La notion d‟exil est un sujet qui semble souvent revenir dans les romans de Nathacha Appanah. Nous allons considérer cette notion en tant que synonyme d‟expulsion ou de déportation, mais aussi dans le sens d‟éloignement et de séparation. Il peut aussi s‟agir d‟un exil au niveau psychologique, dans la mesure où le personnage éprouve un sentiment d‟étouffement, n‟étant pas à sa place dans la société. Dans Les Rochers de Poudre d’Or, les Indiens sont contraints de quitter leur pays, afin de vivre isolé dans une île lointaine, c'est-à-dire l‟Île Maurice. Chacun éprouve un certain étouffement, une extrême angoisse, confronté à la désillusion lorsque les engagés indiens voient leurs rêves se briser en mille morceaux. Poussés par la pauvreté, les soucis familiaux ou même l‟ambition de s‟enrichir, ils sont prêts à se 75 séparer de leur environnement quotidien, afin de mener une nouvelle vie dans un pays inconnu situé à l‟autre bout de la mer. Partant avec un certain regret, ils se consolent en espérant pouvoir mener une existence bien meilleure que celle qu‟ils avaient en Inde. Malheureusement, les circonstances ne leur sont pas vraiment favorables et ne font que redoubler leur regret d‟avoir quitté leur patrie mère, intensifiant en même temps leur sentiment d‟exil. Tel est le cas de Badri, le joueur de cartes qui se retrouve condamné à casser des pierres en prison. Vythee qui a quitté l‟Inde dans le seul espoir de rejoindre son frère, se retrouve finalement condamné à travailler dans un domaine différent de celui de son frère. Quant à Ganga, la veuve de sang royal, elle est obligée de devenir la maîtresse du propriétaire français. Si l‟on prend l‟exemple de Das et Roy, ils semblent avoir été plus heureux dans leur nation, malgré la pauvreté. Après leur arrivée sur l‟île, la plupart des personnages cités en haut mèneront une existence mêlée de désillusion et de solitude, sentiments qui sont propres aux exilés. A travers Blue Bay Palace, le récit nous présente Maya, une jeune Mauricienne vivant à Blue Bay, un village plutôt isolé. Durant son enfance, Maya était persuadée qu‟elle quitterait l‟île, où la vie apparaissait assez monotone, comme si l‟existence s‟était immobilisée. Cependant, dans le cas de Maya, ce sentiment d‟exil ne durera guère longtemps. En ce qui concerne La Noce d’Anna, la notion d‟exil n‟existe pas en tant que telle, puisque Sonia avoue avoir quitté l‟Île Maurice de son plein gré ; cependant, par rapport à sa relation avec sa fille, cette mère célibataire ressent parfois le sentiment de ne pouvoir s‟identifier avec sa propre fille qui n‟a pas les mêmes caractéristiques. Cette dissemblance donne à Sonia l‟impression de la voir s‟éloigner d‟elle de plus en plus, à mesure que le temps passe, tout en la laissant se morfondre dans sa solitude. De plus, elle a souvent le sentiment d‟avoir manqué une occasion de vivre avec l‟homme de sa vie. Sonia vit loin de son premier amour, Matthew, mais elle semble également éloignée de sa fille ; dans ce dernier cas, il s‟agit d‟une sorte d‟exil psychologique qui lui confère un sentiment de regret de ne pas pouvoir être entourée des siens. 76 Le Dernier Frère rejoint le thème des Rochers de Poudre d’Or, dans la mesure où les deux romans évoquent un séjour obligé et pénible. Le Dernier Frère traite de l‟exil forcé d‟un groupe de Juifs dans une prison de l‟Île Maurice. Cet internement leur est encore plus pénible, car ils n‟étaient au courant ni des réelles causes de leur déportation, ni de la durée exacte de leur exil. De plus, l‟exil signifiait également la séparation de leurs siens et proches, ce qui fut terrible. Ils furent presque entièrement isolés du reste du monde. Cet exil, qui dura cinq ans, ne prit fin qu‟à la cessation de la Seconde Guerre Mondiale. II.3.5. La société plurielle Ce thème fait référence à la société mauricienne où se mêle des communautés multiples qui fait partie des sujets caractéristiques de cette littérature insulaire. Il faut, néanmoins, insister sur le fait que cette notion de pluralité ne signifie pas nécessairement une harmonie parfaite entre les différents groupes ethniques. En ce qui concerne les romans de Nathacha Appanah, le mélange des communautés est représenté non sans certaines frictions, qui sont, la plupart du temps, dues à l‟opposition des mentalités, ainsi qu‟a l‟incompréhension. Si l‟on prend le cas des Rochers de Poudre d’Or, nous sommes confrontés principalement à trois différentes communautés : les Indiens, les Blancs, ainsi que les Nègres. Leur coexistence est surtout représentée sur des bases hiérarchiques. L‟Indien illustre le travailleur opprimé, le paysan pauvre, l‟être dominé, tandis que le Blanc joue le rôle du patron, du propriétaire jouissant de tous les privilèges que peut lui accorder la vie. Ce rapport de dominant / dominé se révèle à plusieurs reprises dans le récit, notamment durant le voyage à bord de l‟Atlas. Ce voyage est décrit par un Blanc, le Dr. Grant, qui ne peut supporter la vue des Indiens qu‟il considère comme des barbares, des esclaves destinées à servir les Blancs. Toutefois, il y a une évolution psychologique qui se déroule chez le personnage du médecin, au fur et à mesure qu‟il entre en contact avec les Indiens. En effet, à un moment donné, la vue des Indiens apeurés sur le pont, fait naître en lui, pour la première fois, un sentiment de pitié 77 envers ces êtres malheureux. La rencontre avec Ganga va également le transformer, car il lui arrive un phénomène bizarre. Pour la première fois dans sa vie, il est attiré par une Indienne, une grande surprise pour lui. D‟autres incidents amènent un profond changement dans l‟esprit du Dr. Grant. En effet, il est hanté par le suicide du vieil Indien ainsi que par l‟image de la mort du vieux pêcheur. Tous ces évènements viennent à bout du médecin, qui était dans son rôle d‟oppresseur au début de l‟histoire, mais qui commence à changer jusqu‟au moment où il sera poussé au suicide. Un autre personnage qui semble se détacher du stéréotype du maître sans pitié est Georges Pratt, le protecteur des immigrants, car il n‟éprouve ni dégoût, ni indifférence face à la souffrance des Indiens. Au contraire, il éprouve une certaine sympathie envers les Indiens qu‟il souhaite aider, même s‟il n‟y arrive pas concrètement à cause de certaines contraintes hiérarchiques. Ainsi, il exprime le souhait de vouloir aider Vythee à rejoindre son frère, qui travaille dans un autre domaine sucrier. Cependant, il est tout de suite découragé par l‟un de ses officiers. L‟on doit également aborder le rapport Indien / Nègre, illustrée vers la fin du roman. L‟opinion que chacun a de l‟autre paraît totalement contradictoire. Rappelons que le Nègre est un esclave affranchi, jouissant de sa récente liberté. Son rapport avec l‟engagé indien est complexe, car ce dernier est perçu avec méfiance. Même si le nouveau venu n‟est arrivé sur l‟île uniquement pour remplacer les esclaves dans les champs, il est surtout considéré comme un étranger, venu flatter le maître avec servilité afin d‟en obtenir des gains économiques. L‟ancien esclave éprouve également une certaine jalousie à l‟égard de l‟engagé indien, qui avait eu la chance de profiter de certains avantages qu‟ils n‟avaient pas connus lorsqu‟ils faisaient la même tâche. Cette jalousie et cette méfiance ne furent pas partagées par l‟Indien, qui, au contraire, semblait terrorisé à la vue d‟un Nègre, qu‟il dénommait comme « hubshi ». Cette crainte, qui peut s‟expliquer par l‟apparence intimidante du Nègre, trouve surtout son origine dans des superstitions, des rumeurs que l‟Indien avait entendues\ et selon lesquelles les Noirs étaient des cannibales, des mangeurs de chair humaine. Situant l‟histoire vers la fin du XIXème siècle, le premier roman de Nathacha Appanah essaye donc de témoigner des rapports tendus qui existaient alors entre les diverses communautés ethniques. 78 Passons maintenant au deuxième roman de notre écrivaine. Blue Bay Palace présente une histoire d‟amour impossible entre deux jeunes gens appartenant à des castes différentes. Même si le récit ne nous met pas en présence de communautés variées, il nous révèle néanmoins l‟existence de distinctions socio-économiques au sein même de la société mauricienne, qui n‟admet pas la réunion des oppositions. Ce sont effectivement des contraintes socio-économiques qui séparent Dave et Maya, étant le patron et l‟employée respectivement. Ainsi, son appartenance à une basse caste et sa misère, font que Maya est considérée comme ne méritant pas d‟entrer comme bellefille dans la résidence de son bien-aimé. Ici, il s‟agit bien d‟une société plurielle, dans le sens d‟une société où existent des communautés ayant des statuts socioéconomiques différents, mais où il y a des réticences lorsqu‟il s‟agit d‟unions intercommunautaires. La Noce d’Anna ne situant pas le récit sur l‟île, mais en France, nous pouvons cependant envisager les rapports qu‟entretiennent entre eux les personnages. Commençons d‟abord par Sonia, le personnage principal. D‟origine mauricienne, elle a quitté l‟île afin d‟explorer le monde. Tout en travaillant à Londres, elle tombe amoureuse de Matthew, un étudiant anglais avec qui elle a un enfant. Après l‟avoir laissé partir vers l‟Afrique poursuivre son ambition, Sonia décide d‟élever sa fille seule. Venant d‟un espace où se côtoient des peuples variés, cela pourrait expliquer, en partie, que Sonia entretienne de bons rapports avec ses collègues et ses amis en France, même s‟ils sont peu nombreux. En effet, elle partage une forte amitié avec Yves, son éditeur, ainsi qu‟avec sa femme. De la même manière, elle a eu une bonne entente avec la famille Saltillo. Sonia semble attachée non pas à un seul endroit, mais à plusieurs, tels que Maurice, Lyon et Londres, entre autres. Ainsi, la notion de pluralité semble illustrée à travers le personnage de Sonia. Dans le cas du roman intitulé Le Dernier Frère, la notion de société plurielle se révèle à travers l‟amitié entre Raj, un petit Mauricien, et David, un petit Juif. Même si les circonstances de la naissance de cette amitié n‟étaient nullement agréables, les deux enfants se sont pris d‟une affection l‟un envers l‟autre, sans chercher à savoir d‟où 79 chacun venait. Rien ne semblait pourtant rapprocher ces deux enfants issus de deux mondes totalement différents. L‟un est juif, l‟autre hindou. Leur amitié était telle que chacun se plaisait à être en présence de l‟autre, tout en oubliant leurs malheurs. David parlait une langue que le petit Mauricien n‟avait jamais entendue, car il s‟agit du yiddish, néanmoins, ils ont réussi à se communiquer à travers les signes de la main et les gestes. Finalement, c‟est le langage du cœur qui lia ces deux enfants dont les destins n‟avaient presque rien en commun, sauf peut-être le malheur. Pareil à David, qui était orphelin, Raj a aussi connu le même drame dans sa vie, lorsqu‟il vit périr ses deux frères. Il s‟agit presque d‟une union dans le malheur. Dépassant les barrières du langage, de la race et de la religion, ces deux enfants ont su tisser un rapport universel mettant en avant une vision humaniste de l‟Homme. Leur amitié semble également projeter une lumière d‟optimisme sur les rapports qu‟entretiendront les Mauriciens avec les descendants des Juifs internés sur l‟île. En dépit du fait que leur rapport ne dura que peu de temps, Raj portera à jamais dans son cœur le souvenir de son cher compagnon dont il tente de reconstituer les différentes étapes durant les derniers jours de sa vie. Le dernier roman de Nathacha Appanah rend compte d‟une société pluriethnique, non pas en représentant diverses communautés vivant cloisonnées, mais en représentant la nature de l‟homme enclin à considérer l‟autre comme un frère, sans tenir compte ni de ses origines, ni de ses croyances, une notion plutôt familière rattachée à l‟Île Maurice où une multitude de groupes ethniques et religieux se côtoie sans qu'il y ait de tensions raciales majeures et dramatiques. A ce stade, il est intéressant de constater que « Les Rochers de Poudre d’Or » ainsi que « Le Dernier Frère » se distinguent des deux autres ouvrages par l‟intérêt et la place accordés à l‟arrière-plan historique dont l‟étude sera entreprise parallèlement au thème de la quête. Cela nous amène à passer à la partie suivante qui vise à analyser les évènements historiques, à l‟origine de ces deux ouvrages, tout en mettant en évidence leur lien avec le concept de la quête, qui sera perçu sous l‟angle véridique, avant de passer au domaine fictionnel. 80 Chapitre III Le fond historique lié à la quête 81 CHAPITRE III Le fond historique lié à la quête III.1. Le système de l‟engagisme à l‟Île Maurice Le premier roman de Nathacha Appanah pourrait être analysé sur deux plans, à savoir par rapport à l‟Histoire collective et par rapport à l‟histoire individuelle, deux entités qui forment un tout sans pourtant s‟entremêler. En fait, si on reprend les propos de la romancière, l‟on remarque souvent que la « petite histoire » semble rehaussée par la présence de la Grande Histoire. En ce qui concerne les Rochers de Poudre d’Or, on suit le parcours de quelques Indiens en quête d‟un ailleurs censé être meilleur que la réalité cruelle dans laquelle ils se trouvent. Cependant, cette quête revêt une dimension particulière et prend plus d‟ampleur lorsqu‟elle se déroule à la lumière d‟un cadre historique spécifique. Ainsi, il ne s‟agit pas d‟une simple histoire de quête, car les faits se situent à une époque clé de l‟histoire mauricienne. L‟analyse historique des Rochers de Poudre d’Or nous donnera l‟occasion de remonter dans le temps, vers une période pas très éloignée de la nôtre, afin de découvrir l‟origine des liens entre l‟Inde et l‟Île Maurice. Contrairement à une croyance générale selon laquelle la diaspora indienne se serait implantée dans l‟île sous l‟occupation anglaise, il serait nécessaire de nuancer ce propos. En effet, avant même l‟arrivée des immigrants indiens, Maurice avait des rapports avec l‟Inde. La présence indienne remonte en fait à la période française (1721-1810). III.1.1. L‟arrivée « indienne » Au début de la colonisation française, l‟administration se lança dans la reconstruction de l‟île qui était presque un désert abandonné dans un état déplorable après le départ des Hollandais. Les autorités firent venir des esclaves de Madagascar et de l‟Afrique, ainsi que des artisans européens. Cependant, le manque d‟une main-d‟œuvre nécessaire à la réalisation de divers projets se fit rapidement sentir. Afin de pallier à ce 82 manque, la Compagnie des Indes fit venir des travailleurs de l‟Inde, connus pour leur docilité. En 1729, une centaine de travailleurs indiens foulèrent le sol mauricien, participant à la reconstruction de l‟île. Cette tendance se poursuivit sous la gouvernance de Mahé de Labourdonnais. Sous le gouvernement de Decaen, arriva la seconde génération d‟Indiens. Ils étaient pour la plupart employés, notamment comme artisans, travailleurs de pierre, maçons, charpentiers et marins, pour assister aux travaux de reconstruction du port. Certains furent employés comme domestiques, d‟autres furent nommés commis. D‟autres furent même recrutés pour servir dans la garnison. A part ces artisans indiens, des esclaves indiens furent également amenés des comptoirs français en Inde, comme Chandernagor, Bengale, Yanaon. Ces esclaves furent surtout employés comme laboureurs, domestiques et cuisiniers. En effet, l‟Islede-France fut peuplée d‟esclaves, de forçats, mais aussi d‟artisans et de commerçants venant principalement du Sud de l‟Inde, plus précisément des provinces françaises de Pondichéry et Karikal. « D‟après les statistiques disponibles, entre 1729 et 1731, quelques 300 artisans furent amenés pour la construction de l‟Isle-de-France. D‟après les données de 1806, on recensait déjà 6162 Indiens sur une population servile de 60,646. » 38 . La communauté indienne se concentra surtout dans les faubourgs de l‟ouest de Port-Louis, qui fut également connue comme le camp des Malabars. Les Indiens étaient composés de 3 communautés principales : les Talingas, les Malabars et les Bengalis. Il faudrait souligner que leurs capacités intellectuelles déterminaient aussi leur recrutement. En ce qui concerne les ouvriers indiens, ils furent liés à l‟administration française par un acte d‟engagement, selon lequel ils s‟engagèrent à travailler pour la Compagnie des Indes pour une durée déterminée. Leur savoir-faire contribua énormément à l‟architecture coloniale de l‟île. Au fil des années, certains ouvriers indiens devinrent travailleurs libres et se lancèrent dans de petites affaires, avec leurs esclaves. Au début de la période française, les Indiens n‟avaient pas le droit d‟exercer certains métiers, tels le commerce, la tenue de cantine et le colportage. Ce n‟est qu‟après la Révolution française (1789) qu‟ils entrèrent dans de nouveaux secteurs de travail. Certains devinrent alors marchands ou négociants. Ainsi, la 38 Deerpalsingh Saloni, Esquisse historique : recrutement et implantation des engagés indiens à l’Île Maurice, Cité comme référence dans Rencontre avec l’Inde, Tome XXVIII, n° 1, 1999, p. 12. 83 présence indienne s‟est fait sentir dans l‟île bien avant qu‟elle ne tombe sous l‟emprise des Anglais. Les Indiens contribuèrent même au progrès de l‟économie coloniale. Il est à remarquer qu‟étant peu nombreux à vivre dans une atmosphère complètement occidentale, ces Indiens ne pouvaient former une société à part. Ils durent se mêler à la population de couleur, tout en perdant leurs caractéristiques nationales. III.1.2. Sous l‟occupation anglaise A la suite de la défaite des troupes françaises, les autorités anglaises prirent possession de l‟île en 1810. A ce niveau, il est intéressant de souligner que cette conquête de Maurice par les Anglais fut aussi possible grâce à la participation des troupes indiennes qui ont servi sous le drapeau anglais. Même si la Grande-Bretagne s‟empare de l‟île, ce sont les Français, installés ici depuis deux siècles qui font marcher les affaires. Cette cohabitation des deux colonisateurs est illustrée avec justesse à travers cette citation du roman : « Malgré la bataille de 1810 où les Français avaient dû céder l‟Île-deFrance aux Anglais, les établissements sucriers étaient toujours aux mains des vaincus. Après l‟abolition de l‟esclavage, les Anglais leur avaient fourni une main-d‟œuvre indienne peu chère et docile. Les Français étaient là depuis deux générations parfois et l‟administration anglaise s‟en arrangeait bien (…) Pour eux, Maurice n‟était qu‟une colonie placée stratégiquement entre l‟Afrique, l‟Inde et pas très loin de l‟Île Bourbon, qu‟ils lorgnaient en vain. Jamais ils n‟avaient voulu en faire une petite Angleterre. » 39 La colonisation anglaise accentua surtout le rôle des Indiens dans l‟île, où ils continuèrent d‟occuper différentes fonctions dans la société coloniale. Entre 1816 et 1820, avant que l‟abolition de l‟esclavage ne soit mise en vigueur, des prisonniers indiens furent amenés, notamment du Bengale, pour travailler comme ouvriers dans la 39 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, op. cit., p. 145-146. 84 construction des routes. Alors que l‟émancipation progressive de l‟esclavage transforma peu à peu les esclaves en apprentis, le besoin de main-d‟œuvre supplémentaire se révéla un souci majeur pour les planteurs de canne à sucre. La période 1815-1848 voit l‟arrivée des premiers travailleurs sous contrat, car l‟abolition de l‟esclavage est pressentie. Leur libération est finalement proclamée en 1839. L‟émancipation se fait dans le calme pour les esclaves, mais n‟est pas un défi pour les propriétaires terriens, car des indemnisations sont prévues, de l‟ordre de deux millions de livres sterling, destinés aux planteurs de Maurice ; de plus, l‟appel à des engagés est rapidement organisé. Une fois libérés, les Noirs africains refusaient de labourer la terre. L‟administration anglaise décida donc de faire recours à des travailleurs immigrés dont la présence fut indispensable pour l‟expansion économique de l‟île qui dépendait de l‟essor de l‟industrie sucrière. Le choix qui se porta vers l‟Inde, pourrait s‟expliquer à travers diverses raisons. La première, de toute évidence, résidait dans le fait qu‟il s‟agissait à l‟époque d‟une colonie britannique, mais les immigrants européens ne pouvaient pas supporter les conditions tropicales. L‟importation des travailleurs chinois n‟eut pas le succès attendu et le recrutement d‟une main-d‟œuvre d‟Afrique pouvait être considéré comme un renouvellement de l‟esclavage. Finalement, le fait que l‟importation de main-d‟œuvre indienne ne fut pas un phénomène étranger à Maurice demeura probablement une des raisons qui orienta les autorités coloniales à favoriser le recrutement d‟Indiens. L‟esclavage est finalement aboli en 1833 dans les colonies, sauf à Maurice où il faut attendre 1835. A cette époque, l‟industrie sucrière était en plein essor, suite à l‟harmonisation des prix du sucre importé des Caraïbes et de Maurice par le marché londonien. Pour pallier au manque de main-d‟œuvre provoqué par l‟abolition de l‟esclavage, le gouvernement britannique met en place un nouveau procédé : l‟engagisme. Ce nouveau système est d‟abord testé à Maurice à cause de sa position géographique et de l‟importance de la canne dans l‟économie. Jusqu'à cette époque, le nombre d‟Indiens dans l‟île demeura minoritaire. Mais, l‟engagisme, que l‟on pourrait désigner comme l‟immigration des travailleurs sous contrat ou bien l‟immigration contractuelle, marqua une étape fondamentale dans la restructuration de la société mauricienne et le développement économique de l‟île. Grâce à l‟arrivée des engagés indiens entre 1830 à 1850, et 85 surtout durant les années 1850-1860, Maurice connaît une véritable prospérité. L‟ensemble de l‟agriculture est tournée vers la canne à sucre, faisant du pays, un adepte de la monoculture. En effet, « entre 1834 et 1920, environ 420,000 Indiens furent introduits dans l‟île, et furent à la base même de la révolution sucrière du dixneuvième siècle »40. L‟immigration contractuelle fut à l‟origine d‟une révolution non seulement économique, mais aussi démographique. « En 1846 le nombre d‟Indiens dans l‟île était d‟environ 56,246….en 1891, la population indienne était de 255,960 »41. La population indienne s‟élève à plus du double du reste de la population en 1891. III.1.3. Condition de recrutement et de voyage Le recrutement des travailleurs se déroulait notamment par le biais de recruteurs indiens, désignés comme « maistrys », qui se chargeaient d‟appâter leurs compatriotes par de belles promesses. En effet, ces recruteurs vantaient les avantages du travail à Maurice, évoquée comme un véritable eldorado. C‟est ce que fait Boodhoo Khan, l‟un des recruteurs employés par les autorités britanniques, qui apparaît dans Les Rochers de Poudre d’Or. Il ne se contente pas d‟aller parler aux gens, mais il les fait réfléchir à travers la lecture d‟une lettre officielle, mentionnant la nature et les conditions de travail. En voici quelques fragments : « Dans cette colonie de Sa Majesté la Reine notre souveraine, ces agriculteurs seront bien traités et seront protégés… Les émigrants auront un billet gratuit de Calcutta à Maurice pour eux et pour leur famille, avec nourritures, vêtements et assistance médicale durant le voyage…ils seront placés dans des établissements propres….les travailleurs seront logés et nourris gratuitement et il y a assez de champs autour des maisons pour faire pousser grains, légumes et fruits…..Sur 40 S.J. Reddi, Le rôle des Indiens dans l’économie de Maurice, Cité comme référence dans Rencontre avec L’Inde, Tome XXVIII, n° 1, 1999, p. 43. 41 Ibid., p. 43. 86 place, les émigrants peuvent communiquer avec leurs familles et amis restés en Inde, par le biais du Protecteur des Travailleurs Immigrés » 42 Un des premiers contrats attestant l‟importation de 75 « Hill Coolies », et daté de 1834. « Les Indiens furent amenés principalement des états de Bengale, de Madras et de Bombay. En ce qui concerne la partie nord de l‟Inde, les engagés étaient principalement issus des provinces de l‟Uttar Pradesh et de Bihar. Le recrutement au sud, fut effectué notamment dans les provinces de Chingleput, Tanjore, Trichinopoly, Tinnevelly, Salem, Coimbatore, Arcoot, Vizagapatnam, Masulipatam, Guntoor, Nellore et Cuddapah. […] Certains engagés vinrent de la partie ouest, surtout des provinces de Ratnagiri, Savantvadi, Satara, Malvanand et Thane. »43 Avant leur embarcation, il y avait diverses formalités à remplir. Au port d‟embarcation, le recrutement commençait avec un examen médical des Indiens qui s‟étaient portés volontaires pour partir vers Maurice, qu‟ils désignaient également par « Meurich », afin de vérifier leurs capacités physiques, et se poursuivait avec l‟apposition de leur marque d‟identité sur le contrat. Ce dernier conférait un aspect légal au recrutement et contenait les informations suivantes : le montant de la rémunération, les horaires de travail, les conditions de logement, les examens médicaux, la durée de leur contrat, etc.…Il s‟agissait d‟un contrat libre, en ce sens que le travailleur indien acceptait les conditions et s‟engageait volontairement. Ce contrat déterminait les heures de travail, les médicaments auxquels le travailleur a droit, le salaire (qui débute avec Rs. 5 par mois), les conditions de logement, les vêtements fournis sur place. En s‟engageant, le travailleur indien ne savait pas vers quel établissement sucrier il serait dirigé. A partir des années 1840-1850, débute un mouvement d‟immigration de main d‟œuvre qui se prolonge pendant 50 ans, il est particulièrement intense à Maurice, transformant 42 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, op. cit., p. 36-37. Deerpalsingh Saloni, Esquisse historique : recrutement et implantation des engagés indiens à l’Île Maurice, Cité comme référence dans Rencontre avec l’Inde, Tome 28, op. cit., p. 15. 43 87 radicalement la composition de sa population, dépourvue d‟indigènes. Ce commerce de bras au service de l‟industrie sucrière ne fut pas tout de suite considéré comme la meilleure solution, mais les propriétaires français se satisfirent de ce salut inespéré que représente le flux d‟immigration contractuelle, car il s‟agissait de remplacer près de 60 000 esclaves. La majorité des patrons fonciers ne purent concevoir l‟idée de devoir rémunérer d‟anciens esclaves en les employant comme engagés. Le premier port de débarquement des travailleurs engagés indiens est « Aapravasi Ghat », situé à PortLouis. 44 A ce titre, il est important de rappeler que l‟Aapravasi Ghat a été inscrit au sein du Patrimoine mondial de l‟Unesco le 12 juillet 2006. En hindi, Aapravasi veut dire « immigrés » et Ghat se traduit par « abri temporaire ». Entre 1834 et 1920, presque un demi-million de travailleurs sous contrat arriva d‟Inde à l’Aapravasi Ghat pour travailler dans les plantations sucrières de Maurice ou pour être transférés de là à l‟Île de la Réunion, en Australie, en Afrique australe et orientale, dans les Caraïbes. Les bâtiments de l‟Aapravasi Ghat sont l‟une des premières manifestations explicites de ce qui devait devenir par la suite un système économique mondial et l‟une des plus grandes vagues migratrices de l‟histoire. 44 Vide Convention du patrimoine mondial, Aapravasi Ghat. Disponible sur : http://whc.unesco.org/fr/list/1227 (consulté le 28.06.2009). 88 Toutefois, entre 1838 et 1840, l‟immigration fut suspendue à cause de pratiques frauduleuses ayant remis en cause le bien-fondé du système de recrutement. Afin de mettre fin à cette situation et faire redémarrer le système d‟immigration, de nouvelles clauses furent intégrées au contrat de travail, à la faveur des travailleurs engagés. Nous citons ci-dessous quelques-unes de ces clauses : « la nomination par le gouvernement indien d‟officiers à chaque port d‟embarcation, celle d‟un Protecteur des Immigrants pour un meilleur contrôle de l‟émigration dans la colonie, un certificat d‟embarquement aux émigrés et un voyage de retour, frais payés, puisés des fonds d‟une caisse au service des immigrants qui voudraient rentrer à l‟expiration du contrat de cinq ans,…, un système de courrier gratuit pour permettre des échanges entre les immigrants et leurs familles en Inde. » 45. Cependant, ces efforts ne purent empêcher le système de recrutement de se heurter à divers obstacles. L‟attention se porta alors au niveau des recrutements, dont il fallait maintenir un certain contrôle. A l‟époque, le recrutement se déroulait suivant le « Bounty system », il s‟agissait de « la prime reçue par tête d‟immigrant lors du recrutement ». A la suite des failles perçues dans ce système, il fut remplacé par le « Contingent system », qui visait à « la réglementation du nombre d‟immigrants par bateau qui se situait entre 300 à 375. »46 Après 1838, le contrôle devint plus rigide lors du débarquement, afin d‟éviter les risques d‟épidémie dont les immigrants pourraient être porteurs. Ainsi, un service médical était indispensable, afin d‟examiner l‟état de santé des engagés, et aussi pour inspecter leurs provisions et leur « lotissement ». L‟objectif des mesures prises étaient d‟améliorer les conditions de voyage des contractuels en abaissant le taux de mortalité durant le voyage. Pourtant, les services et les soins fournis à bord par les membres d‟équipage et l‟infirmerie laissaient à désirer. En 1866, le gouvernement colonial apporta plusieurs changements aux règlements concernant l‟embarquement, ainsi que le débarquement. Au départ, les autorités s‟assurèrent de la présence de médecins à bord, tout en limitant le nombre d‟individus à transporter, qui devait être en rapport 45 Deerpalsingh Saloni, Esquisse historique : recrutement et implantation des engagés indiens à l’Île Maurice, cité comme référence dans Rencontre avec l’Inde, Tome 28, op. cit., p. 15. 46 Ibid., p. 28. 89 avec la capacité du bateau. A l‟arrivée, des mesures d‟ordre sanitaire furent appliquées à la lettre, afin de prévenir les maladies épidémiques. III.1.4. Conditions de travail sur l‟île Le trajet entre l‟Inde et Maurice pouvait durer plusieurs semaines. C‟était d‟autant plus pénible pour les Indiens, qui avaient souvent une certaine appréhension à traverser l‟océan, considérée le kalapani, signifiant l‟eau noire. Selon certaines superstitions hindoues, traverser le kalapani équivalait à perdre sa caste à jamais. Cependant, cela n‟empêcha pas des centaines d‟Indiens de s‟élancer dans cette aventure, soit pour échapper à la misère, soit pour se refaire une nouvelle vie. Après un pénible et long voyage, les engagés débarquaient à Port-Louis, où ils étaient enfermés dans le dépôt de l‟immigration. Ils y restaient généralement 48 heures avant d‟être choisis par un employeur. Les engagés étaient sommés de se mettre en groupe, afin de ne pas se séparer de leurs siens. Chaque employeur foncier n‟avait droit qu‟à une bande pour chaque propriété sucrière. Des changements furent apportés à ce système de sélection. Par exemple, selon l‟ordonnance de 1851, le nombre de laboureurs auquel un employeur avait droit chaque année était fixé en fonction de la production sucrière de la propriété en question, durant les 3 années précédentes. Ils devaient recevoir 5 roupies comme gages mensuels, ainsi que 6 mois de gages comme avance. Pour ce qui est des conditions de vie, citons ces propos qui décrivent ce à quoi ces immigrants avaient droit sur place : « la ration alimentaire quotidienne devant être de deux livres de riz, une demi-livre de dhall et une quantité adéquate de sel, d‟huile et de moutarde. Mais, les vêtements qui leur étaient alloués étaient insuffisants : ils avaient droit annuellement à un « dhotee », une couverture de laine, un drap et deux casquettes. »47 Les années suivantes virent l‟application de nouvelles lois incitant les engagés indiens à s‟établir dans la colonie. Après expiration de leur contrat, certains quittaient la colonie pour retourner vers la patrie mère, mais beaucoup se décidèrent à s‟installer dans l‟île. Lorsque leur contrat arriva à terme, les immigrants soi disant « libres » devaient se confronter à certaines contraintes. Après cinq ans de travail sur les champs 47 K. Hazareesingh, Histoire des Indiens à l’Île Maurice, Librairie d‟Amérique et d‟Orient, 1976, p. 43. 90 sucriers, les immigrants indiens se lançaient souvent dans une petite culture ou se livraient à l‟artisanat. Toutefois, cette libre circulation des Indiens, ainsi que leurs intérêts furent mal vus par les autorités anglaises qui mirent en place diverses mesures visant à contrôler cette liberté. Selon la loi, les immigrants libres n‟avaient que deux choix : ils devaient soit s‟engager à nouveau sur une propriété, soit quitter la colonie, sinon ils courraient le risque de se faire arrêter pour vagabondage. En dépit de la rigidité de certaines mesures coloniales, la main-d‟œuvre indienne fut évaluée selon une attitude libérale. Cette politique visait à conférer à l‟immigrant l‟image d‟« un Indien heureux et content de son sort », ainsi qu‟a établir des rapports amicaux entre employeurs et employés. Cependant, l‟absentéisme resta un souci majeur des planteurs. Cela entraîna la ratification de l‟ordonnance de 1867, visant à limiter le déplacement de la population indienne engagée. Vers 1870, l‟arrivée de Sir Hamilton Gordon à Maurice fut à l‟origine de l‟amélioration des conditions de vie et d‟embauche des immigrants. En effet, il préconisa une meilleure inspection des propriétés sucrières, un voyage de retour en Inde après 10 ans de travail et l‟interdiction de renouveler le contrat avant son expiration. Au fur et à mesure que les années passèrent, il y eut toujours de plus en plus de plaintes vis-à-vis du mauvais traitement et de l‟exploitation infligée aux immigrants indiens, entraînant ainsi l‟institution en 1910 d‟une commission d‟enquête, la Commission Sanderson, afin de contrôler le fonctionnement des établissements protecteurs des immigrants. Divers aspects du système de l‟engagisme furent réprimandés, tels que le manque de facilités éducatives pour les enfants des laboureurs, ainsi que le déséquilibre numérique entre les sexes, qui faisait de la population engagée une communauté comptant plus d‟hommes que de femmes. Malgré l‟établissement de nouvelles lois, les problèmes persistaient toujours. Vers le début du XXème siècle, les lois visèrent deux objectifs spécifiques : d‟une part, limiter le flux d‟immigrants, étant donné l‟accroissement démographique de l‟île, d‟autre part, améliorer le bien-être des engagés. Mais, ces mesures n‟entrèrent en vigueur que très lentement 91 Le tableau qui suit présente les données numériques concernant la période 1834-1912, et nous révèle l‟ampleur de l‟immigration indienne vers l‟Île Maurice au cours des années. Les données montrent le nombre d‟Indiens arrivés à Maurice, ainsi que le nombre de ceux qui ont quitté l‟île. Arrivées ANNÉE Hommes Départs Femmes Hommes Femmes 1834 75 4 -- -- 1835 1,182 72 25 1 1836 3,629 184 187 3 1837 6939 353 114 20 1838 11,567 241 148 6 1839 933 102 170 3 1840 107 9 394 23 1841 499 43 995 94 1842 73 10 2,021 94 1843 30,218 4,307 2,884 108 1844 9,709 1,840 2,312 149 1845 8,918 2,053 1,492 170 1846 5,718 1,621 2,556 204 1847 5,174 656 1,651 133 1848 4,739 656 2,639 376 1849 6,378 1,047 4,298 594 1850 8,436 1,594 3,283 442 1851 8,257 1,763 2,895 374 1852 13,761 3,814 2,034 392 1853 9,877 2,267 1,767 261 1854 14,995 3,489 3,166 509 1855 9,654 3,270 3,702 565 92 1856 9,130 3,523 4,220 677 1857 8,640 4,085 3,794 809 1858 20,932 9,014 6,707 1,458 1859 31,643 12,754 4,146 971 1860 9,070 4,216 2,290 543 1861 10,232 3,753 1,786 471 1862 7,440 2,453 1,752 460 1863 3,667 1,587 2,553 667 1864 5,626 1,926 2,692 721 1865 14,910 5,373 2,854 667 1866 3,702 1,894 2,925 890 1867 317 33 2,571 827 1868 1,968 60 1,880 664 1869 1,182 590 1,684 636 1870 2,831 1,254 2,172 670 1871 2,318 974 2,369 705 1872 4,015 1,759 2,788 1,031 1873 5,226 2,388 2,160 875 1874 4,818 2,234 2,874 1,201 1875 1,996 923 2,368 1,055 1876 330 172 2,354 917 1877 1,528 659 1,794 623 1878 3,203 1,623 1,835 527 1879 2,013 1,006 1,926 629 1880 371 213 1,731 614 1881 -- -- 1,180 371 1882 805 436 1,466 397 1883 1,283 632 1,766 640 1884 4,450 1,939 1,362 491 1885 246 112 2,891 1,110 93 1886 511 235 1,649 671 1887 191 73 1,707 643 1888 482 231 1,283 448 1889 3,244 1,298 990 329 1890 2,152 873 872 228 1891 713 278 716 184 1892 -- -- 1,129 349 1893 353 132 1,197 457 1894 758 268 754 214 1895 1,249 485 860 275 1896 593 208 858 297 1897 314 112 671 248 1898 -- -- 842 264 1899 -- -- 564 182 1900 2,094 796 858 293 1901 3,265 1,309 469 162 1902 1,875 609 462 186 1903 374 134 383 140 1904 1,513 544 413 148 1905 534 186 314 105 1906 463 155 435 180 1907 439 147 366 145 1908 -- -- 775 266 1909 -- -- 512 174 1910 397 135 403 182 1911 -- -- 364 127 1912 -- -- 338 119 48 . 48 Deerpalsingh Saloni, Esquisse historique : recrutement et implantation des engagés indiens à l’Île Maurice, cité comme référence dans Rencontre avec l’Inde, Tome 28, op. cit., p. 18-20. 94 III.1.5. La place de l‟engagé indien dans la société mauricienne 49 Dans cette section, nous nous chargerons de survoler en détail la vie de l‟engagé indien sur l‟Île Maurice. Pour ce fait, nous nous appuierons sur les données disponibles dans l‟ouvrage intitulé Revue des Deux Mondes, publiée en 1861, c‟est-à-dire publiée durant les premières années de l‟apparition de ce système d‟immigration contractuelle. Se rapprochant du nègre et du mulâtre par la couleur de la peau, l‟engagé indien, désigné par les dénominations « coolie » ou « malabar », n‟apparaît nullement plus heureux que ces derniers, et cela fut partiellement vrai notamment pour les premiers engagées arrivés sur l‟île. Au début, la durée du contrat de travail se limitait à deux ou trois ans, mais après 1861, elle passa à cinq ans. Quelles étaient les tâches attribuées aux engagés ? Elles furent de trois types : la culture des terres et le travail dans les plantations de sucre, dont les hommes furent responsables, et le service des maisons, qui fut à la charge des femmes. Dans quelles conditions vivait et travaillait l‟immigrant indien ? En s‟engageant, il avait droit à certains privilèges que n‟eut jamais connus 49 Vide Coolies : How Britain Reinvented Slavery, disponible sur : <http://cqoj.typepad.com/chest/2006/08/coolies_how_bri.html> (consulté le 14.02.2009) 95 l‟esclave noir. Outre la nourriture, l‟Indien avait droit à quelques vêtements et à un logement modeste, consistant en « un box » où les travailleurs étaient entassés. Quant à la rémunération, elle pouvait être entre 5 et 20 francs par mois, dépendant du domaine et du propriétaire. Les intérêts des immigrants furent pris en charge par un agent spécial nommé par les autorités coloniales, et désigné comme le Protecteur des immigrants. Bien que les conditions de travail aient souvent été intenables, l‟Indien ne se plaignait pas ouvertement, car il ne demandait qu‟à travailler. L‟extrait suivant révèle à juste titre la mentalité de l‟immigrant indien : « il est là plus heureux moralement que dans son propre pays »50 . Ce sont les gains matériaux qui attirèrent les engagés, mais c‟est également la raison principale qui les fit rester sur l‟île. III.1.6. Fin de l‟immigration contractuelle Le début du XXème siècle fut marqué par un certain ralentissement du flux d‟immigrants à destination de Maurice. Entre 1910 et 1923, il n‟y eut aucune nouvelle importation de main-d‟œuvre. Vers la fin de 1923, l‟immigration reprit à nouveau, sous la demande des autorités mauriciennes en Inde. Cependant, les termes du nouveau contrat furent assouplis afin que l‟engagé puisse être un travailleur libre pouvant agir avec toute son autonomie, même après l‟expiration du contrat désormais à courte durée. Après 1924, l‟immigration indienne vers Maurice, devint de moins en moins évidente. Après l‟arrêt de l‟immigration contractuelle, les terres furent vendues aux immigrés indiens, à l‟expiration de leur contrat, ce qui entraîne un morcellement relativement précoce des terres à Maurice. D‟après les données disponibles, en 1924, seuls 732 Indiens sont arrivés sur l‟île, alors que ce même chiffre était d‟environ 35000 en 1843. Le contexte politique indien ne fut pas favorable au maintien du système de recrutement. En effet, jusqu'à la révocation complète de ce système, les agitations du Congrès National en Inde eurent pour effet une réduction considérable du nombre de travailleurs envoyés vers l‟île. Après avoir connu 70 ans d‟esclavage (1765-1835), Maurice connaît ensuite 80 années d‟immigration contractuelle (1835-1915). 50 Revue des Deux Mondes, Volume 35, Au Bureau de la Revue des Deux Mondes, Université de Californie, 1861, p. 86. 96 L‟industrie sucrière était le pilier économique de l‟Île Maurice et la contribution de la diaspora indienne pour son développement demeure indéniable. Les immigrants ont le mérite d‟avoir su dépasser leur statut d‟engagé pour faire partie de la classe de petits planteurs, grâce au phénomène de morcellement des années 1880 qui conféra aux Indiens le droit d‟acquérir des terres agricoles. En guise de témoignage de cette époque charnière aux rapports indo-mauriciens, l‟Institut Mahatma Gandhi a mis en place un musée de l‟Immigration Indienne, inauguré lé 11 mars 1991. Ce musée conserve les Archives de l‟immigration indienne composées de documents authentiques, tels que le registre d‟arrivée des travailleurs, les cahiers d‟enregistrement et de contrats, les correspondances ainsi que les archives départementales de l‟administration coloniale, auxquels s‟ajoute des photographies d‟engagés indiens, en plein travail. III.1.7. Les engagés vs les esclaves : destin commun ? Le travail exécuté sur le champ de canne à sucre peut se résumer ainsi : « La coupe de canne à sucre commence chaque année en juillet, et dure dans quelques établissements jusqu'à la fin de décembre. [….] Les travailleurs, répandus dans les champs, coupent les tiges au pied, enlèvent les feuilles avec une serpe, et chargent la canne dans des charrettes traînées par des mules. A peine charrette pleine gagne-t-elle la sucrerie, qu‟une charrette vide lui succède : le mouvement ne s‟arrête pas, ni dans la coupe, ni dans le transport. » 51 L‟engagé indien, appelé également « coolie », mit pied sur l‟Île Maurice sans vraiment savoir qu‟il allait prendre la place de l‟esclave noir, longtemps vivant dans l‟oppression. Le roman de Nathacha Appanah dévoile également comment les esclaves et les contractuels engagés, dénommés péjorativement « coolie », se sont côtoyés, sans 51 Revue des Deux Mondes, Volume 35, Au Bureau de la Revue des Deux Mondes, Université de Californie, 1861, op. cit., p. 74. 97 vraiment se connaître. En fait, leurs rapports étaient ambiguës, dans le sens que l‟engagé était parfois vu comme un allié du maître, celui qui dérange par son contrat, son argent, son arrogance, son progrès. C‟est le même sentiment de rancune qui se traduit à travers les propos suivants d‟un ancien esclave, dans l‟extrait des Rochers de Poudre d’Or : « Vous venez ici, vous léchez le cul des Blancs, vous faites vos villages, vous amassez de l‟argent, vous achetez des terrains et ensuite, vous vous prenez pour des Blancs. Vous nous crachez dessus. Nous sommes des êtres inférieurs pour vous. »52. Il serait intéressant de se demander quel est le statut social conféré à chacun de ces groupes, afin de distinguer ce qui les réunit et surtout ce qui les distingue. Il faut d‟abord rappeler que l‟esclavage fut un phénomène pratiqué depuis des temps anciens, qui a touché presque tous les continents. Contrairement à une croyance commune, il existait des pratiques esclavagistes antérieures à la colonisation européenne, notamment en Inde, en Chine et dans les îles de l‟Océan Indien, telles que Madagascar et Zanzibar. Par ailleurs, les Africains ne sont pas les seuls concernés par l‟esclavagisme. Dès le début du XVIIe siècle, la pratique devint un commerce, en fait « le plus vieux commerce du monde ». L‟économie de tous les pays européens fut alors liée à ce commerce. Commençons d‟abord par étudier le cas de l‟esclave. Selon une définition, « un esclave est un individu privé de liberté et soumis à l'autorité tyrannique d'une personne ou d'un État. Il est contraint au travail forcé. Son maître lui impose de dures épreuves. Il peut être acheté et revendu comme un objet, moins bien traité qu'un animal. Il peut subir la torture, la violence et des abus sexuels »53. D‟après une autre définition, il s‟agit d‟un « travailleur non libre et généralement non rémunéré qui est juridiquement la propriété d'une autre personne et donc négociables (achat, vente, location, ...), au même titre qu'un objet ou un animal domestique »54. Quant aux engagés, ils ont de nombreuses appellations, telles qu‟immigrant contractuel, 52 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, op. cit., p. 219. Vide Emmanuelle Skyvington, Petite histoire de l’esclavage. Disponible sur : < http://perso.inforoutesardeche.fr/ec-lampr/page_cm/histesc.html> (consulté le 22.07.2010). 54 Vide Wikipédia, l‟encyclopédie libre, Esclavage, Disponible sur : <http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Esclavage&oldid=66728070>. (consulté le 22.07.2010). 53 98 contractuel engagé, travailleur engagé, laboureur, ainsi que « coolie ». Ce dernier terme trouverait ses origines dans divers langues : dans la langue tamoule, il signifie "salaire" ; en chinois et en japonais, le mot ferait référence à une façon violente d'utiliser la main-d'œuvre, mais aussi à la dureté du travail. La pratique de l‟engagisme prit de l‟ampleur après l‟abolition de l‟esclavage. Si l‟on se réfère à la définition existante, il s‟agit d‟ « une forme de salariat contraint qu'ont imposé à des travailleurs immigrés venant principalement de l'Inde les grands propriétaires terriens des Antilles françaises et des Mascareignes qui se sont retrouvés dépourvus de main-d'œuvre docile à la suite de l'abolition de l'esclavage en France en 1848. Originaires du Tamil Nadu ou du Gujarat, les engagés avaient surtout pour vocation de remplacer les Noirs fraîchement affranchis dans les champs de cannes à sucre. »55 En effet, suite à l‟abolition de l‟esclavage, pour sauver leur richesses agricoles, les autorités et les planteurs décidèrent de se tourner vers une nouvelle forme de main-d‟œuvre que représentaient les engagés venant de divers continents. Mais, les autorités anglaises ont opéré une sorte de spécialisation en faisant surtout appel aux travailleurs indiens, jugés plus dociles et donc plus adaptés aux travaux de la domesticité, de l‟artisanat, des voiries et des champs. Passons à présent aux traits communs aux systèmes d‟engagement et d‟esclavage. L‟engagé indien est venu remplacer l‟esclave dans les champs de canne à sucre, dans les mines ou sur les chantiers de chemin de fer. Au premier abord, certains virent naître à travers l‟engagisme une nouvelle forme de commerce, dénommée coolie trade. L‟historien britannique Hugh Tinker parle même d‟ « une nouvelle forme d‟esclavage »56 en se référant aux engagés indiens. Burton Benedict fut également d‟avis que les Indiens entraînés dans le coolie trade ont été traités comme des esclaves57. A première vue, la situation de l‟engagé indien se rapproche de celle de l‟ancien esclave par certains traits communs. Tout comme l‟esclave noir, les travailleurs 55 Vide Wikipédia, l‟encyclopédie libre, Engagisme. Disponible sur : < http://fr.wikipedia.org/wiki/Engagisme> (consulté le 18.03.2009). 56 Hugh Tinker, A New System of Slavery. The Export of Indian Labour Overseas, 1830-1920, Oxford University Press, Londres, 1974, p. V. 57 Burton Benedict, Slavery and Indenture in Mauritius and Seychelles, in Asian and African Systems of Slavery, édité par J.L. Watson, University of California Press, 1980, p. 149. 99 indiens étaient transportés en masse vers l'Île Maurice dans des conditions quasi inhumaines. Les Rochers de Poudre d’Or évoque justement les mauvais traitements des engagés indiens à bord des bateaux, qui commençaient par les coups physiques, les sévices psychologiques et même les viols. Arrivés à destination, leur sort quotidien ne semble guère être plus favorable que celui de leurs prédécesseurs esclaves. L‟engagé est confiné à l‟univers exclusif du propriétaire qui limite ainsi sa liberté fondamentale. Il est toujours sous la constante surveillance d‟un « sirdar », une personne désignée pour les surveiller de près. Le travail consiste à travailler dans les champs de canne à sucre sous le joug d'un harassant soleil de plomb, de l‟aube jusqu‟au coucher du soleil. L‟Indien subissait surtout les discriminations constantes de son entourage, devenant ainsi victime de meurtre, de châtiments sévères au moindre non respect des règles, de viols, etc. Ces conditions inhumaines peuvent s‟expliquer par le fait que le planteur, habitué à traiter les esclaves comme des êtres inférieurs, garde la même mentalité esclavagiste envers les travailleurs indiens. En bref, l‟on constate que les similitudes entre les deux communautés reposent notamment sur l‟aspect effroyable des conditions de vie et de travail. A ce stade, il serait également intéressant de comparer les traits de caractère de ces deux communautés. L‟on retrouve un contraste étrange exprimée par ces propos : « Au temps de l‟esclavage, (les nègres) étaient chargés de la coupe des cannes, et les campagnes présentaient alors une animation sans exemple. C‟était pendant tout le temps du travail des chants interminables, des lazzis à perte de vue, de gros éclats de rire, et dans les moments de repos, des danses échevelées », tandis que « L‟indien est moins rompu à la fatigue, moins bruyant que le nègre, il est même un peu taciturne, ce qui rend l‟époque de la coupe moins animée qu‟au temps des Noirs. »58 Ces propos révèlent ainsi les caractères opposés des deux communautés. Les qualités de l‟Indien, telles que sa capacité au travail de la terre et son sens de l‟épargne, le rendirent souvent méprisable aux yeux de l‟esclave affranchi qui se sentit supérieur au 58 Revue des Deux Mondes, Volume 35, Au Bureau de la Revue des Deux Mondes, Université de Californie, 1861, op. cit., p. 74. 100 nouveau venu, dans sa fierté d‟être indépendant. Pourtant, l‟Indien possédait certaines qualités qui le distinguaient de l‟ancien esclave. Contrairement à ce dernier, l‟engagé savait lire et écrire. Par ailleurs, il était attaché au culte de sa nation et il célébrait en pays étranger les grandes fêtes religieuses de l‟Inde. Il ne manquait pas d‟observer tous les rites hindous, concernant les mariages, les baptêmes ou le deuil. Étrangement, malgré des conditions difficiles de travail et une condition quasi similaire aux anciens esclaves, seule une très faible partie de ces nouveaux migrants repartirent vers leurs pays natal au terme de leur contrat initial. Malgré les similarités entre les deux systèmes, les différences sont également très importantes, en ce qui concerne l‟évolution des groupes issus de l‟esclavage et de l‟engagisme. D‟un point de vue juridique, ces deux systèmes ne peuvent être mis sur un même pied d‟égalité. Effectivement, le fait que le travailleur indien soit « engagé » sur les termes d‟un contrat, généralement de cinq ans, au terme duquel il a la possibilité de rentrer au pays d‟origine, prouve ainsi la liberté dont il dispose après expiration du contrat, tout en le distinguant largement de l‟esclave, considéré comme une propriété légale, un objet « susceptible d‟être vendu ». Ce dernier est totalement asservi, la liberté de circulation n‟étant une réalité que pour les esclaves fugitifs qui ont fuit les plantations. Par ailleurs, l‟esclavage est un aller simple dans le sens que l‟esclave est condamné à rester sous le contrôle du maître, tandis que l‟engagement est un aller-retour virtuel, car selon certains contrats, après dix ans de travail, un billet retour devrait être offert à l‟engagé. L‟évolution des deux communautés fut aussi très différente. Une fois libéré, les anciens esclaves n‟ont pas souhaité rester dans les plantations. La majorité a privilégié des activités plus autonomes comme la pêche ou la culture des légumes, malgré le fait qu‟elles soient moins rémunératrices. Pour Jocelyn Chan Low, cette orientation des exesclaves n‟a pas permis une mobilité sociale comme celle des engagés indiens et leurs descendants. Contrairement aux esclaves, les travailleurs indiens eurent, après 1872, le droit de louer ou d‟acheter des morceaux de propriétés, permettant ainsi l‟émergence d‟une nouvelle classe de petits propriétaires d‟origine hindoue. Ce faisant, les engagés 101 ont commencé à épargner. L‟enrichissement leur permit de se concentrer sur l‟éducation des enfants, qui à son tour favorisa la formation d‟une élite. Ce sont ces hommes et ces femmes, engagés travailleurs indiens, qui sont aujourd'hui les ancêtres des deux tiers de la population mauricienne actuelle. Du côté des descendants d‟esclaves, l‟évolution se heurtait aux divisions internes au sein du groupe, qui rendaient leur évolution stagnante. III.1.8. La polémique concernant « l‟immigration contractuelle » L‟engagisme garde un lien assez fort avec l‟île Maurice, puisque les premiers essais y furent faits en 1829, mais le commerce des engagés ne prit de l‟ampleur qu‟après l‟abolition de l‟esclavage en 1835. Les immigrants indiens ont joué un rôle primordial dans la croissance économique des colonies britanniques durant le XIXème siècle. Les analystes contemporains de la vie mauricienne admettent communément que la survie économique de l‟île dépendait de la main-d‟œuvre immigrante. Le gouverneur J.M. Higginson affirma en 1852 que les immigrants étaient « la pierre angulaire de la prospérité mauricienne, le mercure qui augmente et réduit le moral des planteurs, le levier qui réglemente toutes les opérations agricoles, qui sont vérifiées par rapport à la quantité de la main-d‟œuvre fournie. »59. En 1866, un autre gouverneur dénommé Barkley remarqua que « la croissance commerciale et agricole de l‟île fut maintenue et intensifiée par l‟arrivée des immigrants indiens ».60 Ce compte-rendu positif concernant l‟impact de l‟immigration sur l‟existence coloniale, fut confirmé par l‟avis, dans certains milieux, selon lequel les immigrants contractuels eux-mêmes furent partie des bénéficiaires de l‟engagisme. Les apologistes de ce « coolie trade » affirmèrent que le travail agricole permettrait à des milliers d‟Indiens et d‟Indiennes et à leurs enfants d‟améliorer la qualité de leur vie. Ils affirmaient que le sort des Indiens à Maurice était supérieur à ce qu‟il était dans la majorité des états de l‟Inde. 59 Richard Blair Allen, Slaves,Freedmen and Indentured Laborers in Colonial Mauritius, Cambridge University Press, 1999. Traduction d‟un extrait dont le texte original est le suivant: “immigration was the corner stone of Mauritian prosperity, the mercury that raises and depresses the spirits of the planters, the lever regulating all the operations of agriculture, which are checked or advanced according to the extent and certainty of the supply of labour”, p. 137. 60 Ibid., texte original : “the island‟s commercial, as well as its agricultural, prosperity had been maintained and enhanced by the introduction of Indian immigrants.‟, p. 137. 102 L‟immigration leur permettrait non seulement d‟échapper, soi disant, à la pauvreté de leur patrie mère déjà surpeuplée, les partisans de l‟engagisme ajoutaient que le travail sur les plantations coloniales amélioreraient leur état physique et moral. Cependant, cette opinion positive ne fut nullement partagée par tout le monde. Certains groupes humanitaires et anti-esclavagistes condamnèrent la main-d‟œuvre contractuelle, la considérant comme une nouvelle forme d‟esclavage « camouflée ». Les abus auxquels les premiers immigrants furent soumis, ainsi que l‟interruption provisoire de l‟immigration vers Maurice qui s‟ensuivit à la fin de l‟année 1858 intensifièrent la crainte que l‟esclavage fût tout bonnement ressuscité sous une autre forme. L‟immigration reprit quatre années plus tard, sous le contrôle des autorités anglaises qui voulaient s‟assurer que les travailleurs étaient convenablement traités, mais cela ne mit guère fin aux suspicions. Diverses commissions furent chargées d‟enquêter à ce sujet, faisant place à des rapports variés. Certains affirmaient que la situation, en général, n‟était pas trop mauvaise, à part quelques abus. D‟autres rapports, comme celui de la commission du Bengale, étaient de l‟avis que les immigrants seraient toujours à la merci de leur maître ou des agents si le gouvernement ne prenait pas contrôle de cette affaire. Les rumeurs ainsi que les réfutations concernant le traitement infligé aux Indiens travaillant à Maurice continuèrent à circuler jusqu‟en 1872, l‟année durant laquelle une commission royale d‟enquête fut établie afin d‟enquêter sur cette affaire. Ces enquêtes amenèrent rapidement les commissionnaires à déclarer qu‟il leur fut impossible de discerner le bien-fondé de ces accusations. Face à ces critiques, les apologistes de ce système de recrutement affirmèrent que l‟histoire même de l‟immigration réfute les calomnies qui se sont propagées à ce sujet contre la colonie. A ce titre, citons cet extrait : « le laboureur indien est mieux payé, mieux soigné, et à la fin de son engagement, est plus à l‟aise que ne le sont les paysans employés aux travaux de ferme en Angleterre. » 61 61 James G. Morris , Monographie de Maurice : mémoire présenté et lu à la Société des Arts de Londres, Université d'Oxford, 1862, p. 30. 103 Selon Auguste Toussaint, « L‟afflux des immigrants indiens activa le rendement sucrier, mais il eut aussi dans l‟immédiat des conséquences très graves qui peuvent se résumer ainsi : 1) Introduction ou réintroduction de diverses maladies, choléra et paludisme notamment ; 2) Accroissement de la criminalité, dûe surtout au fait qu‟au début chaque arrivage comprenait peu de femmes ; 3) Complications économiques résultant de la nécessité de nourrir une population gonflée artificiellement… ; 4) Perpétuation chez les planteurs d‟une mentalité qu‟on ne peut qualifier autrement que d‟esclavagiste. » 62 Les thèmes concernant l‟émancipation des esclaves ainsi que l‟engagisme inspirèrent largement les œuvres littéraires de la période post-coloniale. La question concernant l‟éventuelle indépendance dont disposaient les engagés reste toujours un sujet vivement débattu. Quoiqu‟il en soit, à partir des faits historiques disponibles, nous pouvons affirmer que les Rochers de Poudre d’Or dévoilent un aspect plus ou moins sombre sur la période de l‟engagisme. Comme l‟illustre le roman, de nombreux immigrants indiens n‟ont pu acquérir l‟indépendance financière ni même améliorer leur condition de vie à long terme. Les premiers engagés durent surement subir ce sort. Cependant, cette vision ne pourrait être généralisée à l‟ensemble des engagés indiens, puisqu‟une grande partie d‟entre eux ont pu s‟installer dans l‟île et ont travaillé dur pour jouer un rôle économique actif dans les années suivantes. Par rapport à notre thème d‟étude, la quête, nous constatons que la majorité des Indiens, sans distinction de leur statut social ou économique, se sont élancés dans ce voyage à travers le kalapani, mus par une quête d‟un ailleurs meilleur, d‟un avenir plus prometteur, d‟un nouvel horizon, qui contribuerait à les sauver de la misère et de leurs soucis quotidiens en leur montrant une meilleure voie de survie, pour laquelle ils étaient prêts à faire quelques sacrifices ; parfois, ils prenaient même le risque de sacrifier leur vie. La plupart étaient à la recherche d‟argent, d‟autres étaient contraints de faire un tel trajet, poussé par des pressions familiales ou économiques ; certains étaient à la quête d‟une meilleure 62 Auguste Toussaint, Histoire de l’Île Maurice, Presses Universitaires de France, p. 92-93. 104 qualité de vie qu‟ils avaient échoué de trouver dans leur propre nation. Bref, le thème de la quête constitue ainsi une des raisons principales qui soit à la source de l‟ampleur de ce phénomène appelée « engagisme ». III.2. L‟antisémitisme insulaire Le dernier ouvrage de Nathacha Appanah s‟intitulant Le Dernier Frère, relate une période de la Seconde Guerre Mondiale qui est restée dans l‟oubli : l‟internement des Juifs dans une prison de l‟Île Maurice. Une des raisons pour laquelle la Seconde Guerre Mondiale a laissé des traces ineffaçables dans l‟Histoire du monde demeure la persécution des Juifs. Le monde entier conservera toujours des souvenirs atroces de ce conflit mondial, dont l‟ampleur s‟est révélée à travers le traitement subi par la communauté juive, prise entre les mains des Nazis qui n‟ont pas hésité à mettre en place l‟horrible génocide, conséquence d‟une haine dirigée envers une communauté particulière d‟êtres humains. Afin d‟établir la supériorité de la race aryenne, ils décimèrent les Juifs, considérés comme des êtres inférieurs. Même si ce massacre humain ne se déroula que vers la fin du conflit, le début du conflit n‟épargna pas les Juifs qui furent persécutés de diverses autres manières. Ainsi ceux ayant échappé au génocide furent également victimes de nombreuses oppressions : la plupart furent isolés, mis à l‟écart, privés de nombreux privilèges, pillés et pourchassés hors du pays. Le roman de Nathacha Appanah situe l‟histoire en 1940. Durant cette période, les Nazis n‟avaient pas encore pris leur décision par rapport au sort de Juifs. Ils voulaient seulement les faire quitter la nation, les harceler et s‟emparer de leurs biens. Les Juifs n‟avaient aucune autre issue que de vouloir rejoindre l‟Israël, la terre de leur délivrance. Alors, certains décidèrent de quitter le pays, afin de rejoindre la terre promise qui leur servira de seul refuge. Malheureusement, lorsqu‟ils tentèrent de pénétrer au port d‟Haïfa, en Palestine, dépourvus de papiers d‟immigration en bonne et due forme, ils furent considérés comme immigrants illégaux par les autorités anglaises qui refusèrent l‟entrée de ces Juifs en Palestine. Des raisons politiques et stratégiques expliquèrent également ce refus. Le bateau transportant les quelques centaines de Juifs fut alors redirigé vers l‟Île Maurice, alors colonie anglaise. Le 26 décembre 1940, plus 105 d‟un an après le commencement de la Seconde Guerre Mondiale, deux navires transportant quelques 1500 Juifs, abordèrent Port-Louis. Dès leur arrivée sur l‟île, ils furent placés dans la prison de Beau-Bassin. Loin d‟être considérés comme des réfugiés politiques, ils furent traités comme des détenus. Ces derniers comptaient, parmi eux, des Juifs d‟origine allemande, autrichienne, polonaise et tchèque dont la vie était en danger depuis l‟occupation de leurs nations par les forces nazies. Cet enfermement leur permit néanmoins d‟échapper à l‟extermination. Les contacts entre les Juifs et la population mauricienne étaient limités. Durant ces années d‟exil, la vie quotidienne des Juifs fut pénible, d‟autant plus qu‟ils n‟avaient pas le droit de sortir. Ils sont restés incarcérés pendant cinq ans, sans réel contact avec le monde extérieur. Tandis que le conflit mondial commençait à se propager, dans un coin du monde, dans une petite île, un groupe de Juifs vécurent incarcérés avec l‟espoir de pouvoir rentrer un jour dans leur terre promise. Chaque jour, ils ne rêvaient que d‟une chose : rejoindre la Palestine. Ce n‟est qu‟en août 1945 que les réfugiés furent ramenés à Haïfa, laissant à l‟Île Maurice un cimetière où furent enterrés 127 détenus, morts de maladies comme la typhoïde ou des fièvres tropicales agissant sur des organismes affaiblis par le stress d‟une vie carcérale. Ils furent enterrés dans le cimetière juif de Saint-Martin, preuve de leur existence sur cette île. Ce cimetière, qui est situé à l‟Île Maurice, symbolisera à jamais les liens entre Maurice et Israël. Le concept de la quête peut être également entrevu à travers l‟odyssée et la condition des Juifs. En effet, cette communauté semble avoir été hantée par la quête de la liberté, d‟une intégration à la terre de leur délivrance, la terre promise qu‟est la Palestine. Nathacha Appanah s‟appuie sur cet incident pour écrire son roman. Même si ce dernier évoque l‟amitié entre deux enfants, le contexte de l‟ouvrage dévoile clairement les conditions dans lesquelles vivaient les Juifs qui furent internés à l‟Île Maurice, leurs attentes, leurs espoirs ainsi que leur souffrance. 106 III.2.1. Origine de l‟antisémitisme Contrairement à une croyance populaire, l‟antisémitisme, ou le racisme contre la communauté juive, n‟est pas l‟œuvre d‟Hitler. Il semble que cette haine remonte à une période antérieure au régime nazi. Elle trouve son fondement dans des idées ancrées de longue date dans l‟esprit de la majorité des Européens de l‟époque. En fait, ce mépris envers les Juifs a des origines religieuses. Durant l‟empire romain, la communauté juive prospéra jusqu'à la fin du XIème. A cette époque, ils vivaient du commerce et bénéficiaient d‟une réelle autonomie en matière de religion. Ce fut durant les premières Croisades que les persécutions commencèrent à cause des rumeurs selon lesquelles, les Juifs auraient profané les lieux saints avec le concours des Sarrasins. Vers le XIème siècle, ils furent souvent tourmentés pour non adhésion aux croyances chrétiennes. Les Chrétiens estimaient que les Juifs étaient rejetés par Dieu, car ils avaient refusé de croire en Jésus comme Messie. Leur refus de croire que Jésus était le fils de Dieu était très mal vu par les communautés chrétiennes qui ne les traitaient pas comme leurs égaux. Considérés comme différent des autres habitants, les Juifs étaient les premiers à être accusés des crimes commis contre les Chrétiens. Alors qu‟ils étaient présents depuis des siècles, les Juifs furent soudain considérés comme des étrangers, voire des meurtriers du Christ, et ainsi, ils méritaient punition capitale. Des communautés entières furent massacrées dans de nombreuses régions de l‟Allemagne. L‟intervention du Pape amena un moment de répit pour les Juifs. Toutefois, les oppressions reprirent en 1146, durant la deuxième Croisade, mais elles ne firent pas autant de victimes que la première Croisade. Dès lors, les Juifs durent faire face à diverses accusations, la principale étant les crimes rituels. En effet, on les accusa de pratiquer des sacrifices humains au nom de leur religion. A partir de 1349, avec les ravages faits par la peste noire, ils furent de nouveau accusés de propager la maladie. Les données historiques nous révèlent que jusqu'à l‟avènement du XXème siècle, le monde fut témoin de la persécution perpétuelle de la communauté juive qui fut massacrée, brûlée vif, entraînée à se suicider, victimes de superstitions populaires et d‟un sentiment de haine. L‟on pourrait estimer que ces oppressions continuelles expliqueraient probablement cette prise en conscience chez les Juifs d‟être une nation 107 exilée en quête de leur pays d‟origine, « la Terre Sainte ». À partir du XIVème siècle, ils furent séparés du reste du peuple par la formation de ghettos où ils vivaient repliés sur eux-mêmes. Vers la fin du siècle, les persécutions furent surtout motivées par jalousie économique, les princes ayant besoin d‟argent. Ainsi, les Juifs se faisaient expulser après avoir été dépouillés de leurs biens. Au XIVème siècle, les progrès de l‟imprimerie en Europe permirent de propager des stéréotypes anti-juifs. À partir du XVIIème, les Juifs obtinrent le droit de vivre avec les Chrétiens, mais à condition de ne pas pratiquer de culte public. Cette tolérance momentanée envers eux fut surtout fondée sur la croyance de leur conversion future vers le Christianisme. À la fin du XVIIe siècle, commence l'ère moderne de l'histoire juive avec le développement du capitalisme et du rationalisme. Après la révolution française de 1789, diverses mesures permettent une nette amélioration de la condition juive, ce qui provoqua cependant des réactions hostiles et violentes parmi la population allemande. Dans toute l‟Allemagne, des Juifs sont battus, leurs quartiers pillés. À partir des années 1840, les idées libérales se répandent en Allemagne, tout en professant l'égalité en droits pour les Juifs. C‟est dans ce contexte que parut l‟ouvrage de Karl Marx, intitulé La Question juive. Il y affirme : « L'argent est le dieu jaloux d'Israël devant qui nul autre Dieu ne doit subsister. » 63 Les Juifs sont donc vus sous l‟angle de l‟égoïsme et l'injustice capitalistes. Le Juif est identifié à la mobilité de l‟argent et de la finance, le cosmopolitisme et l‟universalisme abstrait, au droit international et à la culture urbaine « métissée ». L‟Allemand, en revanche, est présenté comme enraciné dans la terre, créant sa richesse par le travail et non pas grâce à des opérations financières. Au milieu du XIXe siècle, se met en place la forme moderne de rejet qui n'est pas d'ordre religieux ou socio-économique, mais d'ordre pseudo scientifique. L'antisémitisme pseudo-scientifique établit des hiérarchies entre les races, idéalise l'Aryen et fait du Sémite un être affligé des signes visibles de son infériorité.64 Wilhelm Marr, un journaliste allemand, écrit un pamphlet en 1879 : La victoire du judaïsme sur la germanité considérée d'un point de vue non 63 64 Vide http://heresie.org/marx_q_j.html Vide http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_Juifs_en_Allemagne 108 confessionnel. Il y emploie pour la première fois le terme « antisémitisme ». Il affirme que les Juifs appartiennent à une race inférieure. Le nouvel antisémitisme accuse le Juif d'insuffler « sa substance étrangère »65. Ce nouveau concept, l'antisémitisme, connaît un succès rapide. En effet, les Allemands sont séduits par l'impérialisme conquérant et l'autoritarisme de l‟époque wilhelmienne, alors que les Juifs restent fidèles aux idéaux libéraux et démocratiques du début du siècle. Les ligues antisémites se multiplient ainsi que les brochures les propageant. Le XIXème siècle vit la naissance de l‟antisémitisme dans toute son ampleur. Par ailleurs, à partir des années 1895, l‟affaire Dreyfus eut un impact réel sur la France, ainsi que dans les autres pays européens. Il s‟agit d‟un capitaine de l‟armée française, Alfred Dreyfus, accusé d‟espionnage, à cause de son origine juive. Cette affaire mobilisa le peuple français en deux groupes, les dreyfusards, qui étaient en faveur du capitaine, et les antidreyfusards, totalement antisémites. Cette haine aurait également été alimentée par des rumeurs, des légendes, l‟une des plus populaires étant « le mythe du coup de poignard dans le dos ». Selon ce mythe, durant la Première Guerre Mondiale, les Juifs qui étaient pour la démocratie, auraient été responsables de la défaite allemande de 1918. Comme beaucoup de légendes, cette dernière n‟a pas de fondement réel. Même si les Juifs se sentaient des Allemands à part entière, ils furent perçus par la plupart de leurs compatriotes comme un corps étranger à la nation. III.2.2. La période hitlérienne Hitler, quand à lui, n‟a fait que prolonger cet antisémitisme ancien en y apportant quelques modifications. Des théories dites scientifiques furent mises en avant, attestant la supériorité, soi disant, de la « race aryenne », afin de dégrader la race juive. Selon ces théories, le sang juif étant inférieur au sang allemand, la communauté juive serait en train de souiller l‟Allemagne. Ainsi, il était du devoir de ses concitoyens de se débarrasser de cette race inférieure, seul moyen de purifier leur nation. Par ailleurs, Hitler fut convaincu que cette communauté était responsable de tous les maux de l‟Allemagne. Dès lors, le parti nazi forma des principes qui visaient à dégrader le Juif, 65 Vide http://fr.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Marr#Antis.C3.A9mitisme_de_parade 109 en lui enlevant tous ses droits, niant ainsi sa citoyenneté. Ce sentiment antisémite fut partagé par une grande partie des Allemands, même s‟il existait une minorité qui se déclarait contre le nazisme et l‟antisémitisme. Cependant, leur nombre était bien insuffisant et leurs voix avaient du mal à se faire entendre face à la vague déferlante de la propagande nazie. L‟arrivée d‟Hitler au pouvoir ne fit qu‟intensifier la propagande antisémite visant à toucher le plus d‟Allemands possible. La théorie antisémite fut également intégrée dans l‟éducation des enfants, a qui on apprenait à être raciste. Les Juifs furent peu à peu marginalisés du reste du peuple par le port d‟une étoile jaune, symbole de leur identité. Sous le régime d‟Hitler, c'est-à-dire durant la période 19331945, les Juifs furent harcelés par une série de mesures, plus dures les unes que les autres. Les Nazis n‟hésitaient pas à employer la violence pour les faire appliquer. Ainsi, les victimes furent soit arrêtées, soit dépourvue4s de privilèges essentiels, comme le droit d‟exercer certaines professions. Il était même défendu aux juifs de fréquenter certains endroits. En bref, ils étaient rejetés par la société. Ceux qui furent arrêtés, furent ensuite renvoyés vers les camps de concentration ou d‟extermination créés dans le seul but d‟incarcérer et de torturer les Juifs. Les conditions de transport vers ces camps de la mort furent déplorables et les plus faibles succombèrent durant cette épreuve. Lorsqu‟ils arrivèrent dans les camps, une sélection s‟opéra pour trier ceux en mesure de travailler, et ceux vus comme incapables d‟aucun effort physique. Ces derniers furent immédiatement éliminés. Quand au reste des prisonniers, ils vivaient dans des conditions inimaginables : ils devaient se lever très tôt et travailler la journée entière, sans nourriture. En bref, ils ne pouvaient rester en vie que jusqu'à ce que leurs capacités physiques s‟épuisent. Ce n‟est qu‟en 1942 que les autorités nazies décidèrent d‟exterminer la population juive d‟Europe. Cette dernière mesure appelée « la solution finale » fut exécutée de deux manières : la fusillade et le gazage. Ainsi, 6 millions de Juifs seraient morts dans ces camps, tués délibérément selon un grand programme d'extermination physique de l'entière communauté juive européenne, motivé par une idéologie raciste. Jusqu'à ce jour, ce massacre humain constitue l‟un des plus grands crimes de l‟histoire de l‟humanité. 110 III.2.3. Un incident méconnu ? En 1939, les pogroms se multiplient contre les Juifs, à travers l‟Europe. Ils sont quelques milliards à vouloir échapper au piège mortel qui se referme un peu plus chaque jour. Parmi eux, une poignée s‟embarque sur l‟Atlantic en destination d‟Eretz, Israël. Les rares ouvrages qui font référence à propos du voyage des Juifs et de leur internement à l‟Île Maurice, entre 1940 et 1945, constituent un véritable témoignage de cette période méconnue du reste du monde et dont même les jeunes Mauriciens n‟ont probablement pas entendu parler. Les raisons de la méconnaissance de cet incident pourraient résider dans le fait qu‟il ne concerna qu‟un nombre minime de Juifs détenus dans un petit coin de la terre. Par ailleurs, le monde était tellement bouleversé par les effets de la guerre mondiale, que certains événements secondaires de la sorte furent probablement négligés. Par ailleurs, le manque de contact entre les Juifs et la population locale de l‟île expliquerait en partie une certaine ignorance en ce qui concerne cette période. L‟on pourrait reprendre ici les propos de Michel Daeron, documentaliste qui marque son incrédulité en entendant parler de cet internement : « Personne ne pouvait croire que des Juifs aient été déportés et internés pendant cinq ans par les Alliés. »66. Seuls les quelques Mauriciens qui eurent contact avec ces Juifs, pourraient avoir des souvenirs précis de cette période. A ce titre, nous pouvons citer deux importants ouvrages qui jettent la lumière sur cette époque et sans lesquels les souvenirs de cette communauté auraient à jamais été perdus : « The Mauritian Shekel, The Story of The Jews Detainees in Mauritius, 1940-1945 » écrit par Geneviève Pitot, ainsi que « A bientôt en Eretz Israël » écrit par Ruth Sander-Steckl, sont deux ouvrages qui tentent de révéler le parcours d‟un groupe de Juifs pourchassés de partout et espérant rejoindre Israël par tous les moyens, mais qui furent renvoyés à l‟Île Maurice. D‟après les données historiques disponibles, la majorité de la population mauricienne ne fut pratiquement au courant ni de l‟arrivée des Juifs ni des circonstances de leur internement. Il faut expliquer pourquoi cet incident resta peu connu. Les autorités anglaises firent en sorte que cet internement reste le plus confidentiel possible. Cependant, les nouvelles à propos de ces nouveaux venus ne 66 Michel Daeron, Les Déportés de l’Atlantic, Télérama n*2729, 30 avril 2002. 111 manquèrent pas de circuler parmi la population locale. Certains pensèrent que ces Juifs avaient été évacués d‟Europe et internés à Maurice pour des raisons de sécurité. Isolés entre les quatre grands murs de la prison de Beau- Bassin, ils furent certes en sécurité. Mais il est indispensable de voir les choses sous un autre angle, un angle plus véridique. En vérité, les Juifs n‟ont pas été sauvés de la persécution nazie grâce à un geste humanitaire de la part du gouvernement britannique. Lorsque les Juifs atteignirent la Palestine, après leur dramatique exode, ils étaient déjà hors de danger. Ils avaient accostés le pays, qui représentait pour eux la terre promise. En dépit des obstacles mis en place pour faire déjouer leur trajet, ils avaient atteint leur but. En fait, les autorités anglaises auraient dû montrer leur humanitarisme en leur permettant d‟entrer en Palestine. Cependant, les intentions de la politique anglaise n‟étaient pas compatibles avec celles des malheureux réfugiés juifs qui, selon le gouvernement anglais, avaient essayé de pénétrer le pays illégalement. Ils furent alors secrètement expulsés vers l‟Île Maurice de force. Parmi eux, il y avait des personnes âgés, des enfants et des malades. A leur arrivée, ils ne furent plus traités comme des réfugiés auxquels était offert l‟asile. Ils furent considérés comme des détenus et leur séjour à Maurice avait un aspect plutôt punitif. Cinquante d‟entre eux succombèrent durant les premiers mois à Maurice. Privés de liberté et de vie familiale, cet internement leur donna le sentiment d‟avoir été injustement trompés. Leur exil ne se terminera qu‟en 1945, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Les Juifs ayant survécu à cette déportation quittèrent l‟île, laissant derrière eux les traces d‟une douloureuse expérience, que le monde n‟apprendra que bien des années plus tard. III.2.4. L‟origine de la quête juive Avant d‟évoquer l‟odyssée des Juifs, il serait indispensable de se poser la question suivante : pourquoi le gouvernement anglais a-t-il empêché les Juifs de pénétrer la Palestine, leur seule destination possible ? Des raisons d‟ordre politique pourraient apporter des réponses. Au début du XXème siècle, l‟idée d‟un état palestinien était une source de polémique majeure. Les communautés arabes vivant en Palestine étaient contre l‟arrivée des Juifs, qu‟elles considéraient comme un danger pour leurs terres. 112 Les Arabes craignaient surtout que ce flot immigrant se poursuivrait indéfiniment, jusqu'à ce que la population juive commence à les dominer. Les Arabes de la Palestine exigèrent des autorités anglaises une suspension totale de toute immigration juive. Cette proposition fut soutenue par les pays voisins tels que l‟Arabie Saoudite, l‟Iraq et l‟Egypte. Cette appréhension arabe fut notamment à l‟origine de la restriction imposée à l‟immigration juive. Devant cette situation, les Britanniques mirent en place en 1937 une commission d‟enquête qui déclara son constat dans le « Livre Blanc », désigné également par « Mac Donald white paper ». Selon ce constat, le partage des terres resterait la seule solution au conflit. D‟après le constat, la Palestine serait divisée en deux : la partie nord et la côte appartiendraient aux Juifs, alors que la partie sud serait considérée comme un état palestinien. Néanmoins, ce plan ne fut guère approuvé, ni par les Arabes, ni par les Zionistes. En 1939, les autorités anglaises publièrent un autre « Livre blanc », qui, cette fois, favorisa les Arabes, en acceptant de contrôler l‟immigration juive vers la Palestine. III.2.5. L‟odyssée de l‟Atlantic : un voyage tumultueux Après novembre 1938, le régime nazi entreprit son premier pogrom à l‟échelle nationale contre les Juifs d‟Allemagne, massacrant des centaines de synagogues et détruisant des magasins juifs. De nombreuses personnes furent assassinées, des milliers d‟autres entraînées vers les camps de concentration. Il s‟agissait d‟une période noire, durant laquelle être juif était synonyme de crime punissable dans l‟état allemand. Jusqu‟en 1941, les Nazis n‟avaient pas interdit l‟émigration juive ; au contraire, ils ne cherchaient qu‟à s‟en débarrasser par n‟importe quelle manière. Ainsi, si les Juifs voulaient partir et s‟ils en avaient les moyens, ils étaient libres de le faire. De nombreux Juifs prirent conscience de la nécessité de quitter leur pays occupé par les forces nazies, mais ils furent confrontées a un problème majeur : où aller ? Là résidait le souci majeur. A cause du nombre croissant d‟immigrants, qui incluait aussi tous les réfugiées en opposition avec le régime nazi, les nations qui avaient accepté auparavant, de les recevoir commencèrent à reconsidérer cette affaire. En temps de guerre, seuls les pays neutres pouvaient être en mesure d‟accepter les réfugiés. 113 Certains désiraient partir aux Etats-Unis, qui avaient à cette époque une politique migratoire limitée par des quotas. D‟autres pays montrèrent la porte aux malheureux réfugiés. Cependant, quelques-uns firent exception pour les enfants. D‟une part, les juifs durent se décider sur la destination possible ; d‟autre part, ils durent verser une somme conséquente à des organisations chargées de s‟occuper du transport « clandestin » de la communauté juive vers la seule destination possible : la Palestine. Pour les Juifs, c‟était une question de vie ou de mort. L‟impossible rêve de pouvoir partir devint presque une réalité lorsque les Nazis fondèrent le Bureau Central pour l‟Immigration Juive. Avant de le faire, les Juifs devaient compléter les formalités nécessaires. Ainsi, les autorités allemandes étaient au courant de tous ces préparatifs. Alors qu‟Hitler n‟était pas favorable au transport clandestin des Juifs, il trouva cependant le moyen d‟utiliser la situation en sa faveur, pour leur soutirer tous les biens qu‟ils possédaient, sous le nom de frais d‟immigration. Les réfugiées durent se résigner à verser la somme demandée, afin de pouvoir partir du pays sains et saufs. De nombreux bateaux étaient chargés de ce transport, parmi lesquels l‟Atlantic, dont s‟inspire le roman de Nathacha Appanah et qui fut également l‟un des derniers à transporter des réfugiées. Malgré le fait que les Juifs cherchaient à atteindre la Palestine, ce ne fut guère un choix individuel, car aucun pays ne souhaitait les accueillir, en dépit de leurs généreuses promesses. Après le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale, les Juifs virent les frontières des pays se fermer. Ainsi, une seule voie leur restait : rejoindre la Palestine à travers le Danube, rivière internationale qui permettrait aux réfugiés de se diriger vers la Mer Noire, sans aucun visa. De là, une traversée de la Méditerranée suffirait à atteindre la Palestine. Tel était l‟espoir des réfugiés ayant entrepris leur trajet vers la fin de l‟année 1939. Cependant, les autorités britanniques en avaient décidé autrement. Voulant sauvegarder les intérêts du Moyen Orient, notamment de la communauté arabe de la Palestine qui fut soucieuse de protéger ses droits ainsi que ses terres, le gouvernement anglais mit en place des mesures sévères afin de limiter l‟immigration juive. Il fut décidé que les Juifs devaient être munis d‟un certificat, une sorte de laissez-passer, dont l‟obtention devint presque impossible. La plupart des réfugiés de l‟Atlantic n‟étaient pas en possession dudit certificat, expliquant ainsi qu‟ils durent s‟enregistrer comme « clandestins » pour le 114 transport. Cela suffisait à leur conférer le statut d‟immigrants illégaux aux yeux des autorités britanniques qui étaient décidées à arrêter ce soi disant « trafic », par tous les moyens. Passons à présent à la description du trajet des réfugiés de l‟Atlantic, depuis sa genèse jusqu'à son aboutissement. « A bientôt en Eretz Israël » est un récit qui s‟inspire du journal intime de Ruth Sander-Steckl, une des rescapées de ce voyage infernal. En outre, il est indispensable de remarquer que le récit en question est également accompagné de quelques archives appartenant au Public Record Office de Londres, révélant les différentes informations échangées entre les autorités et les décisions prises à chaque étape du trajet, prouvant ainsi l‟authenticité des faits. D‟après cet ouvrage, le trajet de ces quelques centaines de Juifs débute fin 1939, à Prague, d‟où un train les emmena vers Presbourg, appelé également Bratislava, l‟actuelle capitale de la Slovaquie. Quelques mois passèrent avant que leur trajet ne commence réellement. En septembre 1940, les réfugiés juifs s‟embarquèrent sur l‟Hélios, un paquebot pouvant accueillir quelques 400 passagers, mais il déborda de monde avec presque mille réfugiés à bord. Cela va sans dire que les conditions de vie à bord étaient insoutenables. Tous les réfugiés juifs venant de toutes les parties de l‟Europe durent se trouver une place dans les moindres recoins du bateau. D‟autres embarcations suivaient le même trajet, mais seules certains atteindront leur destination, alors que d‟autres seront arrêtés aux frontières de certains pays. L‟Hélios franchit la première étape du trajet en atteignant Tulcea, ville roumaine. Là, d‟autres bateaux attendaient de transporter les réfugiés, parmi lesquels l‟Atlantic, un rafiot datant de 1870. Le transfert de l‟Hélios à l‟Atlantic se fit dans une grande agitation. Étant moins spacieux, les conditions de vie sur le nouveau vaisseau étaient pires. Les quelques cabines qui furent réservées pour les femmes et les enfants, et les malades furent occupés par les premiers venus. Satisfaire les besoins essentiels tels que trouver à manger, dormir et se laver fut un luxe, sans compter les affreuses conditions sanitaires à l‟origine de la diarrhée ou de la fièvre. Les provisions de nourriture étaient insuffisantes pour une telle traversée. Le menu consistait souvent en un thé le matin, un pain moisi à midi, et pour le soir, un melon pour trois. Une troupe nommée Haganah était désignée pour veiller à ce que la vie a bord soit vivable, en mettant en 115 place des mesures disciplinaires. En dépit de ces vicissitudes, l‟Atlantic se mit en marche après quelques jours. En chemin, le vaisseau s‟approcha des frontières d‟Istanbul et des îles grecques. A plusieurs reprises, deux problèmes majeurs faisaient souvent obstacle au trajet : le manque de charbon et de nourriture. A Chypre, les passagers furent obligés d‟user de leur économie pour acheter du charbon et des vivres. Ce fut durant ce court séjour à Chypre qu‟une rumeur commença à circuler : les réfugiés ne pourraient pas rester à Eretz, mais seraient déportés vers l‟Île Maurice, une colonie anglaise. Toutefois, elle ne fut pas prise au sérieux. Finalement, le 24 novembre 1940, l‟Atlantic accosta au port d‟Haïfa, à la grande joie des réfugiés qui se réjouissaient d‟avoir atteint la Terre Promise. Toutefois, la police britannique les envoya vers un autre paquebot, situé dans le même port. Les réfugiés devaient d‟abord embarquer sur le Patria, avant de mettre pied à terre. Ils commencèrent à poser mille questions sur ce soudain changement de plan, ils ne reçurent qu‟une réponse évasive de la part des autorités anglaises : en raison de la quarantaine, il n‟y avait pas de place adéquate sur terre pour les examiner ; par ailleurs, à cause de la surpopulation des camps de réfugiés, les nouveaux venus seraient temporairement logés dans cet autre bateau français. Même les employés juifs qui vinrent à bord, restèrent silencieux, à la grande déception des réfugiés qui avaient tellement enduré avant d‟arriver à Haïfa. Par ailleurs, diverses rumeurs de quarantaine et de déportation redoublaient leur désespoir. Durant le transfert entre les deux vaisseaux, une explosion soudaine se fit entendre. Il s‟agissait du Patria, qui avait explosé avant de complètement disparaître sous l‟eau. Ceux qui étaient déjà à son bord périrent misérablement, alors que les autres réfugiés furent pris d‟effroi. La raison de cet accident ne fut apprise que plus tard. En fait, ayant su que les autorités anglaises avaient prévu de déporter les Juifs vers l‟Île Maurice à bord de ce navire, des organisations juives clandestines de Palestine sabotèrent le vaisseau afin d‟empêcher cette déportation. A la suite de ce fâcheux incident, le reste de réfugiés débarquèrent sur leur propre terre, non pour retrouver la liberté, mais pour être placés dans le camp d‟Atlit. Les réfugiés avaient l‟étrange impression qu‟ils n‟étaient pas les bienvenus dans leur propre pays. Après quelques jours passés dans le camp, ils apprirent enfin ce qui les attendait : ils devaient repartir bientôt vers une destination lointaine. En dépit 116 de leurs protestations, ils furent obligés de quitter leur pays. Ils furent embarqués de force sur un nouveau paquebot hollandais nommée Nouvelle-Zélande, où ils furent de nouveau entassés. Malgré les conforts offerts par ce nouveau vaisseau, les réfugiés eurent droit au même traitement, redoublant leur désespoir et leur frustration d‟avoir quitté leur pays, destination pour laquelle ils avaient tant souffert. Tout leur semblait dénué de sens. Après plusieurs semaines en mer, le bateau accosta Port-Louis le 28 décembre 1940. Dès que les Juifs mirent pied sur l‟île, ils remarquèrent sa verdure et son ambiance exotique, ce qui les consola légèrement, leur faisant oublier pourquoi ils étaient amenés là. Sans se douter du sort qui leur était réservé, les réfugiés juifs conservèrent une lueur d‟espoir. III.2.6. La vie carcérale à Maurice Le problème des réfugiés ne concerne pas seulement le passé. Chaque jour, nous entendons parler de peuples menacés par la guerre et contraints de fuir leur pays, par crainte d‟être tués. Ils arrivent dans des pays étrangers où ils ne sont pas toujours les bienvenus. Pour les réfugiés, l‟exil est rarement une partie de plaisir. Ceux qui sont arrivés à Maurice en 1940, ne faisaient pas exception à la règle. Qui aurait imaginé qu‟une poignée de Juifs serait internée dans une petite île de l‟Océan Indien située à dix mille kilomètres de l‟Europe nazie. La censure rendait la circulation d‟information difficile. Toutefois, des rumeurs circulèrent quant à l‟arrivée imminente à Maurice de réfugies juifs. La nouvelle fut confirmée le 20 novembre 1940, à travers le rapport du conseil législatif mauricien qui s‟était réuni la veille. Conformément au « white paper », le gouvernement anglais avait décidé d‟empêcher les Juifs fuyant la persécution nazie, de pénétrer en Palestine. Comme ils devaient être renvoyés ailleurs, il fut décidé d‟en renvoyer une partie à Maurice. Nous passons maintenant à l‟évocation de leur nouvelle existence sur l‟île. Dès leur arrivée, les réfugiés durent passer par un examen médical, pour ensuite être emmenés vers « His Majesty‟s prison », soit la prison de « Sa Majesté ». Le retour à une vie 117 confinée entre quatre murs finit par anéantir leur maigre espoir d‟une meilleure condition d‟existence. En fait, c‟est une vieille prison, celle de Beau-Bassin, qui fut aménagée pour servir de camp d‟internement. Les hommes et les femmes furent placés dans deux camps séparés par une grande muraille, mais les rencontres furent autorisées pendant des jours fixes. Le tableau ci-dessus, extrait de l‟ouvrage, The Mauritian Shekel : The Story of Jewish Detainees in Mauritius, 1940-1945, indique le nombre exact de réfugiés selon leur nationalités, au moment de leur arrivée sur l‟Île Maurice. L‟on remarque que quelle que soit leur nationalité, le seul fait de porter l‟étiquette juive les contraignit à quitter leur pays. Adults M Children F M F Total Austrians 369 238 14 19 640 Czechs 203 86 3 2 294 Poles 128 31 9 4 172 9 156 9 18 192 Nationality 69 73 4 5 151 “Danzigers” 35 42 5 2 84 Germans 17 4 21 Russians 13 2 15 Roumanians 4 1 Hungarians 1 1 Latvians 1 1 Without 1 6 2 1 3 Turks TOTAL 849 635 45 51 1, 1,580 67 67 Geneviève Pitot, Donna Edouard, Helen Topor, The Mauritian Shekel: The Story of the Jewish Detainees in Mauritius, 1940-1945, Rowman & Littlefield, 1998, annexe I, Classification of the Detainees by Nationality, at the time of landing in Mauritius, p. 235. 118 Durant les premières années d‟internement, des épidémies de typhoïde et de malaria éclatèrent, causant de nombreux décès. La prison contenait certes un hôpital où certains réfugiés furent appelés afin de servir comme aide-soignant ; cependant, comme ils ne disposaient pas du nécessaire pour traiter les patients, les chances de survie étaient minces. Les internés avaient le droit de se consacrer à une activité rémunérée, mais personne n‟avait l‟autorisation de sortir du camp. Le régime du camp n‟avait rien à voir avec les horreurs des camps de concentration nazis, mais néanmoins, la frustration persistait, les réfugiés ayant perdu leur joie de vivre. Pour illustrer ce propos, nous pouvons citer quelques extraits du Dernier Frère, introduisant pour la première fois ces internés, décrit à travers le regard de Raj, le protagoniste principal : « Une file de personnes, très maigres, traînant les pieds en silence, suivaient à pas lents le sentier en terre, […] ils ressemblaient un peu à des fantômes. […] ces gens pâles et chétifs… »68 69 Intérieur de la prison de l'Île Maurice, 1940-1945 68 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 54-55. Vide Traces & empreintes, un exil ordinaire. Disponible sur : <http://www.jewishtraces.org/rubriques/?keyRubrique=une_le_lointaine> (consulté le 19.01. 2010) 69 119 L‟insuffisance de la nourriture et des denrées essentielles, créait parfois des sentiments de rivalités au sein du groupe. Mais, ce qui les frustrait le plus, c‟était l‟isolement et surtout le fait de voir leur espoir de pouvoir retourner en Palestine s‟éteindre peu à peu. Au début de leur séjour forcé, les Juifs durent subir de nombreuses privations. Les couples furent d‟abord nié le droit à une vie de famille, ce qui indigna les détenus. Suite à des demandes incessantes, les autorités permirent aux femmes mariées ayant un laissez-passer d‟accéder au camp des hommes à des heures fixes. Ce système procura aux détenus un semblant de vie familiale rudement appréciée après une période de séparation. Durant l‟année 1942, les jeunes hommes du camp furent invités à s‟engager au sein de nombreuses armées alliées, laissant derrière eux le reste des réfugiés. Entretemps, l‟agence juive fit une demande au Secrétaire d‟Etat ainsi qu‟au Haut Commissionnaire Britannique de laisser les détenus de Beau Bassin rentrer en Palestine. D‟après l‟ouvrage, The Mauritian Shekel, The Story of the Jews Detainees in Mauritius, 1940-1945, les conditions de vie sur le camp ne furent pas les mêmes jusqu'à la fin de leur internement. En effet, il y eut des améliorations dès la seconde année, rendant le séjour des réfugiées moins pénible. A partir de janvier 1941, deux hommes ou deux femmes eurent chaque jour la possibilité de sortir du camp sans escorte. Ils pouvaient prendre le bus ou le train pour aller à Port-Louis ou Curepipe. Ils pouvaient en toute liberté aller au marché, au restaurant, au musée, ou même faire un tour de la ville. Mais, ils devaient rentrer au camp avant l‟heure stipulée pour garder ce privilège qui n‟était, en outre, accordés qu‟aux détenus ayant fait preuve d‟une conduite satisfaisante. Ces quelques heures de liberté eurent un impact positif sur le moral des internés. Ce nouveau système de sortie commença peu à peu à être appliqué à plus de détenus. Des excursions furent même organisées. Les internés furent amenés à visiter le jardin botanique de Pamplemousse. Certains détenus eurent le droit de sortir du camp pour aller travailler, alors que d‟autres eurent la possibilité de mettre à profit leurs divers talents manuels. 120 Durant la seconde année d‟internement, la situation économique des détenus s‟étaient largement améliorée. A mesure que les sorties des Juifs se multipliaient, ils firent connaissance avec les habitants de l‟île qui se montrèrent assez bienveillants envers ces nouveaux venus. En effet, l‟Île Maurice reste connue pour son hospitalité. Nous pouvons donc imaginer que certains Mauriciens furent compatissants envers les nouveaux venus de Beau-Bassin, comme c‟est le cas dans Le Dernier Frère, qui évoque l‟amitié entre un petit Mauricien et un petit Juif. Malgré toutes ces améliorations par rapport aux conditions de vie dans le camp, les réfugiées avaient toujours le sentiment que leur internement était injuste et inutile. Seule comptait pour eux la liberté. D‟une manière générale, les contacts entre les réfugiés juifs et la population locale furent restreints, parfois suspendus. Après 1942, la vie dans le camp s‟améliora légèrement, mais nul ne savait combien de temps allait durer cet internement, ni quand finirait la guerre, les nouvelles de l‟extérieur étant rares. Les réfugiés ne visaient qu‟une seule chose : rentrer en Palestine. L‟extrait suivant du roman illustre à juste titre cette attente des Juifs : « Tous les malades parlaient de bateau, c’était leur obsession constante, […], ils demandaient sans cesse quand repartait le bateau pour Eretz. »70 La troisième année à Beau-Bassin débuta sans incidents marquants. Chaque détenu occupait son temps du mieux qu‟il pouvait, surtout les jeunes, qui ne voulaient pas voir leur temps gaspillé. Néanmoins, les détenus n‟avaient pas le moral. Ils étaient inquiets à propos du sort des familles et amis restées en Europe. Des rumeurs terribles parvenaient jusqu'à eux selon lesquelles, les Juifs étaient non seulement déportés, mais également exterminées en masse. Les nouvelles à la radio confirmèrent ces histoires atroces. Des milliers de Juifs furent effectivement évacués vers des camps de concentration d‟où ils ne pourraient jamais revenir. Toutes ces nouvelles ne firent que détruire le moral des détenus de BeauBassin. Un comité culturel fut alors formé afin de mettre en place des activités variées visant à changer l‟état d‟âme des détenus juifs. Ces activités comprenaient des concours littéraires, des tournois d‟échecs, et même des cours d‟anglais et d‟hébreu 70 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 86. 121 diffuses à la radio du camp. Durant cette période, les Juifs obtinrent également le droit au mariage civil, décision vivement accueillie par l‟ensemble des réfugiés. A partir de juin 1943, un nouveau privilège leur fut offert : participer à des camps de vacances. Durant ces moments, les détenus profitèrent d‟une liberté absolue qu‟ils n‟avaient guère connue depuis des années. Ainsi, après avoir mis en place des tentes, ils pouvaient admirer la mer ou les paysages naturels qui s‟offraient à eux. Après avoir profité de l‟air frais, les détenus devaient rentrer en prison où la routine reprenait. Tous ces privilèges furent décidés en partie par le gouvernement mauricien, en partie par Londres. Par ailleurs, il ne semblait plus nécessaire de décrire la vie sur le camp de Beau-Bassin sous l‟angle punitif, visant à contrôler l‟immigration illégale des Juifs. En effet, les Nazis avaient trouvé un meilleur moyen de se débarrasser des Juifs : la solution finale. Dès lors, le bureau colonial décida de contredire les critiques en décrivant les conditions de vie sur le camp sous un beau jour. Ainsi, selon des rapports officiels, les détenus étaient bien traités, et menaient une vie assez confortable. Tout avait été fait pour assurer leur bien-être physique et moral. Entretemps, l‟agence juive continuait à insister sur la libération imminente des réfugiées de Beau-Bassin. Vers la fin de l‟année 1943, il y eut des incidents, mettant en question l‟honnêteté des Juifs. Le naufrage de plusieurs navires près de l‟île inquiéta les habitants qui pensèrent à des possibilités de sabotage. Des rumeurs ainsi que des propagandes commencèrent à circuler contre les Juifs qui s‟attiraient la faveur de l‟opinion publique. Ces propagandes ne furent pas niées par les autorités anglaises. Dès lors, les détenus se virent enlever tous les privilèges dont ils profitaient précédemment à l‟intérieur ainsi qu‟à l‟extérieur du camp. Ils ne comprirent nullement les raisons exactes de ce soudain changement de traitement à leur égard. A la suite d‟une pétition adressée au gouverneur, ils eurent la réponse suivante : les nouvelles restrictions ne furent imposées que pour des raisons de sécurité, afin d‟éviter quelconque altercation entre les détenus et la population locale, et elles allaient durer un certain temps. Cependant, les détenus juifs avaient le sentiment qu‟il s‟agissait d‟actes antisémites. Mais, il semble peu probable que les Mauriciens soient de nature xénophobes, l‟Île Maurice étant connue pour sa convivialité. En dépit des protestations, les règlements ne furent 122 pas assouplis. Les détenus avaient cependant des raisons de se réjouir : la défaite de l‟armée allemande étant certaine, la victoire des Alliées était imminente ; de plus, la vie à l‟intérieur du camp de Beau-Bassin devint presque sociable, avec l‟enregistrement de nouvelles naissances. Toutefois, cet optimisme était contrecarré par un sentiment d‟amertume et d‟insatisfaction qui régnait parmi les détenus. L‟année 1944 vit toutes les frustrations des réfugiés resurgir en même temps. Sans compter tout ce qu‟ils avaient subi depuis leur détention, ce qui les exaspérait le plus, c‟était le silence des autorités coloniales, même lorsque les réfugiés furent considérés comme des suspects par la population locale. Avant tout, ils étaient hantés par la pensée de départ et de liberté. A l‟intérieur du camp de Beau-Bassin, les tensions ne cessèrent de s‟accroître à mesure que les détenus commencèrent à revendiquer les droits légaux dont ils furent privés pendant toutes ces années, n‟ayant aucun statut légal sur l‟Île Maurice. Craignant que la situation ne s‟aggrave, le gouvernement de sa Majesté fut contraint d‟assouplir le règlement. Ainsi, les détenus purent de nouveau sortir du camp et jouir d‟une liberté temporaire. Entretemps, les autorités des divers pays dénoncèrent l‟indifférence de certaines nations devant les atrocités subies par la communauté juive, tout en mettant en question l‟existence d‟un tel camp d‟internement qui fut considéré comme un acte d‟antisémitisme de la part des autorités britanniques. Finalement, le 21 février 1945, les autorités anglaises annoncèrent que les internés pourraient bientôt rentrer en Palestine. Malheureusement, le départ tant espéré fut retardé par des aléas climatiques. En effet, après mars 1945, l‟Île Maurice fut dévastée tour à tour par une épidémie de polio et trois cyclones. Pourtant, le camp ne subit pas de dommages importants. Les réfugiés eurent la permission d‟émigrer en Palestine où ils eurent le choix de rentrer dans leur pays d‟origine. La plupart, c‟est-à-dire environ 1300 personnes décidèrent de retourner en Palestine. Parmi les 1800 réfugiés juifs internés sur l‟Île Maurice, en décembre 1940, 124 décédèrent durant leur internement et furent enterrés dans le cimetière juif de Saint-Martin, d‟autres s‟engagèrent dans les forces armées des Alliées. Parmi le reste des Juifs, c‟est-à-dire, environ 1300, 1060 souhaitaient rester en Palestine, 40 voulaient rentrer en Autriche, 20 en Tchécoslovaquie, le reste demeura indécis. Mais, tous les réfugiés attendaient 123 impatiemment de s‟embarquer pour Eretz Israël. Durant leur internement, les réfugiés eux-mêmes s‟étaient montrés volontaires pour s‟occuper du cimetière juif dont le sort les inquiéta suite à leur départ. Aujourd‟hui, grâce aux dons des diverses organismes de charité, le cimetière juif de Saint-Martin est en bon état. Ce fut le 11 août 1945 que les réfugiés juifs purent enfin quitter l‟île pour s‟embarquer à Port-Louis sur un grand vaisseau, le Francofonia. La guerre se termina officiellement le 15 août 1945. Les réfugiés atteignirent Haïfa le 26 août 1945, marquant ainsi la fin d‟une période de l‟histoire restée méconnue par le monde extérieur, mais dont témoigneront plus tard quelques ouvrages et archives officielles. A leur arrivée, l‟agence juive avait déjà fait le nécessaire pour accommoder les anciens détenus. Qu‟en est-il advenu d‟eux par la suite ? Alors que certains quittèrent la Palestine, la plupart restèrent dans le pays qui, après deux ans et demi, fut connu sous le nom d‟Israël, leur nouvelle nation. En dépit du sentiment que la déportation fut injuste et l‟internement à Maurice, inutile et insensé, les anciens détenus conservent des souvenirs assez forts à propos de l‟île, où ils ont passé cinq années de leur existence. D‟après l‟ouvrage dont cette partie de notre recherche s‟est inspiré, certaines archives concernant cette tranche de l‟histoire mondiale ne sont toujours pas accessibles au public et ne le seront pas pendant un certain nombre d‟années. Le Dernier Frère qui s‟appuie sans nul doute sur un événement méconnu de l‟histoire mauricienne, illustre également le thème de notre étude. Tout au long de l‟histoire, le peuple juif fut à la quête de sa survie, avant d‟entamer celle d‟un pays qui leur est propre. Tout en admettant que Le Dernier Frère n‟illustre pas réellement toute l‟ampleur de l‟antisémitisme, il est indéniable qu‟il révèle une stratégie du moins opportuniste de la part des autorités anglaises de l‟époque, qui voulaient justifier la détention d‟un groupe de Juifs sur une île lointaine en citant des raisons administratives. Les Juifs cherchaient à échapper aux „crocs‟ du régime nazi, c‟est pourquoi ils visèrent à atteindre la Palestine, terre où ils n‟auraient rien à craindre. Pourtant, alors que leur but était presque atteint, ils furent obligés de délaisser leur pays, pour être entraîné vers l‟Île Maurice, un pays inconnu où ils furent enfermés 124 durant cinq ans. Durant leur internement, les Juifs n‟eurent qu‟un désir, qu‟une pensée, qu‟une obsession : rentrer en Palestine. Malheureusement, ils ne purent poursuivre cette quête de leur plein gré, car on leur a nié le moindre contact avec la population locale et le monde extérieur. Il leur fut impossible de trouver un quelconque moyen d‟entreprendre le trajet retour. Ainsi, ils furent obligés d‟attendre que la situation politique change, tout en ne perdant pas espoir. Effectivement, leur quête aboutit cinq ans plus tard, et la fin de la cessation de la Guerre Mondiale leur accorda la liberté de rentrer en Palestine sans condition ni règlement. III.3. L‟intérêt du fond historique, selon Nathacha Appanah Une réalité historique, servant d‟arrière plan à un ouvrage de fiction permet le plus souvent de valoriser l‟histoire en la rehaussant d‟une dimension plus humaine. Prenons l‟exemple d‟une histoire d‟amour ou d‟un récit de voyage qui paraîtrait à première vue contenir une intrigue banale ; la présence d‟un contexte historique spécifique, c‟est-àdire des circonstances historiques particulières autour desquelles se déroule l‟histoire, pourra conférer à ces ouvrages de fiction une certaine authenticité et surtout davantage de profondeur, étant lié au passé. Il arrive que les personnages peuplant de tels ouvrages, soient victimes de ces mêmes circonstances historiques, consciemment ou inconsciemment, comme c‟est le cas de Raj, dans le roman, Le Dernier Frère. Lorsqu‟une réalité historique, qu‟elle soit connue ou méconnue du monde, est impliquée dans un ouvrage de fiction, notre perspective de l‟histoire risque de changer à la suite d‟une identification mentale qui se déroule instantanément avec le récit en question. Toutefois, l‟inclusion d‟un fond historique pourrait présenter un certain inconvénient, voire un danger pour l‟ouvrage concerné : celui d‟être étiqueté comme un roman historique, allant au détriment du caractère fictionnel et romanesque du récit. Ce genre d‟ouvrage ne doit nullement être confondu avec des œuvres de nature purement historique, dont le seul but serait de reconstituer des faits de manière authentique, sans se soucier du caractère esthétique du récit. A la suite d‟une analyse détaillée du contexte historique dans Les Rochers de Poudre d’or et Le Dernier Frère et son rapport avec le thème de la quête, il sera intéressant d‟inclure dans cette 125 recherche le point de vue de l‟auteure elle-même à ce sujet. En effet, à différentes occasions, dans divers entretiens accordés par Nathacha Appanah, la question du fond historique a été souvent posée. A travers la section suivante, nous allons tenter de révéler la vision de cette jeune écrivaine d‟origine mauricienne quant au rôle de la réalité historique dans ses ouvrages, en nous appuyant sur les réponses qu‟elle a accordées dans des entretiens publiée dans la toile. Par rapport à notre recherche, ce sera également l‟occasion de voir les choses sous une différente perspective. III.3.1. L‟engagisme dans Les Rochers de Poudre d’or En ce qui concerne ce premier roman, il semble incontournable de lier le thème de l‟engagisme à l‟auteure, étant elle-même une descendante d‟une famille d‟engagées indiens de la fin du XIXème siècle. Mais est-ce l‟unique raison pouvant expliquer l‟inclusion de cette réalité historique dans un ouvrage de fiction ? D‟après les réponses que nous avons recueillies, il existe d‟autres raisons spécifiques qui sont à l‟ origine de ce choix. Nathacha Appanah a souvent mentionné la banalité du thème de l‟engagisme sur sa terre natale où elle a souvent entendu parler des histoires d‟engagés. Mais le cas est différent en France. En effet, l‟histoire de l‟immigration indienne reste peu connue dans le monde francophone ; en revanche, le thème est assez populaire dans le milieu anglophone. Étant un thème familier pour l‟écrivaine d‟origine mauricienne, c‟était sans doute le sujet idéal pour marquer son entrée officielle dans la littérature française. Par ailleurs, le roman servait également à révéler au monde que l‟abolition de l‟esclavage n‟a pas marqué la fin de l‟oppression contrairement à une croyance générale, mais il fut suivi d‟un nouveau système de recrutement, avec les Indiens comme acteurs principaux. Cet aspect de la déconstruction du mythe sera traité plus en détail dans le dernier chapitre. Cependant, l‟on ne peut qualifier Les Rochers de Poudre d’or de roman historique, une désignation avec laquelle l‟auteure ne semblerait pas entièrement d‟accord. Elle révèle dans un entretien : « J‟ai un peu de mal à voir cet ouvrage comme un roman historique. C‟est comme si on enlevait la part d‟imaginaire que j‟ai mise dans ce roman, et j‟en ai mis énormément. J‟ai d‟abord et avant tout 126 voulu raconter une histoire. » 71 L‟histoire des engagés indiens constitue également une révélation quant à l‟identité multiculturelle du Mauricien, car d‟après les propos de Nathacha Appanah, la multiculturalité des Mauriciens n‟est pas toujours un phénomène évident aux yeux du monde francophone. Un habitant de l‟Île Maurice n‟est pas nécessairement métis, il peut être d‟origine indienne, noire, créole, chinoise ou blanche. Ainsi, dans le cas de notre auteure, son premier roman est une occasion d‟expliquer la raison principale de la présence indienne sur le sol mauricien en faisant découvrir les circonstances de l‟arrivée des Indiens sur l‟île et la raconter sous forme de roman. Parfois, il s‟avère essentiel pour un écrivain de révéler son identité en racontant qui il est et d‟où il vient. Mêler la réalité à la fiction permet également de porter un jugement neutre sur les événements en prenant une certaine distance par rapport à cette période. Ce qui explique que Les Rochers de Poudre d’or ne privilégie aucun point de vue particulier. Même si les personnages indiens semblent prédominer la scène, le roman donne également la parole aux Blancs jouant le rôle du colonisateur, ainsi qu‟aux Noirs, anciens esclaves portant un regard méfiant sur leurs successeurs. Ensuite, en ce qui concerne l‟Île Maurice, elle est généralement rattachée au concept d‟exotisme, vu sous son beau jour, puisqu‟une île fait souvent penser à son charme, à ses danses, à ses chants ainsi qu‟à sa nature exotique. Le choix d‟un thème aussi sérieux que l‟engagisme va en fait, à l‟encontre de tels clichés insulaires, et permet à Nathacha Appanah de ne pas tomber dans le piège de l‟artifice exotique. En racontant à propos du voyage des Indiens jusqu'à Maurice, cette jeune auteure cherche également à mettre en valeur le courage de toute une communauté qui a su casser ses superstitions et ses tabous en se lançant vers un pays lointain et inconnu. En effet, les Indiens, qui sont liés aux éléments de terre et de feu, sont normalement très superstitieux, mais ils ont défié leurs croyances avec un grand courage, en traversant la mer, le kalapani, puisque cela équivalait à perdre leur caste, qui signifiait aussi perdre leur identité. Ainsi, parler de ses souches signifierait en même temps rendre hommage aux ancêtres, qui sont à l‟origine de notre présence sur terre, en faisant preuve d‟un témoignage de respect et d‟admiration envers eux. Dans le cas précis des Rochers de 71 Vide Nathacha Appanah-Mouriquand, Les Rochers de Poudre d’or. Disponible sur : < http://www.indereunion.net/actu/NAM/intervnam.htm> (consulté le 07. 06.2009) 127 Poudre d’or, le fond historique servirait à glorifier la mémoire de l‟engagé indien qui réussit à se forger une place dans la société mauricienne, après avoir surmonté maintes obstacles et souffrances. Dévoiler le destin des engagés indiens est également un moyen de faire connaître les injustices et les abus dont furent victimes de nombreux immigrants durant la période initiale de l‟engagisme. Il est à remarquer que les deux parties du roman, sont chacune introduites par une citation placée en épigraphe. La première partie qui situe l‟histoire en Inde, débute avec l‟extrait d‟un pamphlet distribué dans l‟Etat d‟Uttar Pradesh à la fin du dix-neuvième siècle. Quant à la deuxième partie, consacrée à la vie dans la plantation, elle est accompagnée d‟un extrait de Chant l’amour de Kaya, chanteur d‟origine mauricienne. Il s‟agit pour Nathacha Appanah de rendre hommage à son peuple et à sa culture, tout en glorifiant la mémoire de ses ancêtres indiens. En bref, la présence d‟un contexte historique dans un ouvrage de fiction, n‟a pas la fonction d‟un simple décor pittoresque, mais pourrait être analysé sous différentes dimensions. III.3.2. La détention des Juifs dans Le Dernier Frère A ce niveau de notre recherche, il est intéressant de mentionner un autre roman évoquant l‟exil forcé d‟une communauté, déportée vers l‟Île Maurice. A travers Le silence des Chagos (2005), Shenaz Patel, jeune romancière mauricienne, narre le cruel destin des habitants des îles Chagos, qui sont évacués de leur terre par les Etats-Unis qui comptent y établir une base aéronavale. Se fondant également sur la mémoire récente, mais oubliée de l‟île, le roman reconstitue les différentes étapes de la déportation, tout en tentant d‟explorer l‟existence douloureuse de ces êtres condamnés à vivre comme des déracinés sur l‟Île Maurice, mêlant ainsi le réel à la fiction. Alors que Shenaz Patel tente de reconstituer les étapes de la déportation, Nathacha Appanah a choisi de ressasser patiemment les souvenirs de cette période obscure. Le Dernier Frère repose sur une histoire d‟amitié entre deux enfants, un thème assez banal ; cependant, le récit trouve toute sa valeur dans le fond historique qui lui confère une 128 certaine originalité. Les propos suivants de l‟auteure le révèlent : « J'ai également de l'intérêt pour le fait que la vie ordinaire des personnes devient extraordinaire lorsqu‟elle rencontre soit un élément de l‟Histoire, soit un évènement un peu extraordinaire.» 72 En ce qui concerne le dernier roman de Nathacha Appanah à ce jour, il paraîtrait, aux premiers abords, étrange qu‟elle ait choisi comme toile de fond l‟internement des Juifs, une communauté qui ne semble pas avoir de réel rapport avec l‟Île Maurice. Cependant, il existe un lien très puissant entre les Juifs et cette île de l‟Océan Indien, que nous révèle justement l‟écrivaine à travers son roman intitulé Le Dernier Frère. Contrairement à l‟histoire des engagés, qui reste un thème commun à Maurice, la venue et l‟internement des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale sont des sujets peu connus même des Mauriciens. De ce fait, il s‟agit d‟un contexte historique hors du commun, même s‟il reste lié à l‟histoire mauricienne. Reprenons les propos de Nathacha Appanah à ce sujet : « il n‟y a eu aucune transmission, aucune mémoire. C‟est comme si un monde parallèle s‟était ouvert pendant quatre ans à Maurice, ils sont venus, ils sont restés, ils sont repartis. » 73 Ainsi, le cloisonnement des Juifs et l‟absence de contact avec le monde extérieur expliquent que les Mauriciens eux-mêmes ne furent pas au courant de ce fait. Quant à notre écrivaine, elle l‟a appris d‟un collègue lorsqu‟elle était journaliste. Loin de négliger la chose, comme étant un simple événement historique comme tant d‟autres, Nathacha Appanah ne put rester indifférente à ce souvenir. Ayant toujours cru que l‟Île Maurice n‟avait rien à voir avec le conflit mondial et qu‟elle n‟en portait aucune trace, cette découverte fut remarquable. En France, elle réalisa l‟importance de la Seconde Guerre Mondiale dans la vie quotidienne. Ayant appris l‟existence d‟un cimetière juif à l‟Île Maurice il y a une quinzaine d‟années, elle va tenter de rejoindre les deux éléments, c‟est-à-dire « la Grande Histoire et la petite histoire », pour reprendre ses propres paroles. Il s‟agit ainsi de révéler au monde, mais aussi aux Mauriciens une période de l‟histoire qui est restée dans l‟oubli et qui renferme un souvenir poignant. A ce stade, il est indispensable de réitérer que l‟écrivaine ne vise pas à jouer le rôle d‟une historienne travaillant à 72 Vide Entretien avec Nathacha Appanah, Un autre horizon mauricien. Disponible sur : <http://livres.fluctuat.net/nathacha-appanah/interviews/2432-un-autre-horizon-mauricien.html> (consulté le 28. 11.2009) 73 Vide Disponibe sur : <http://www.zone-littéraire.com/zone/interviews/une-soeur-mauricienne> (consulté le 30.11.2009) 129 rapporter méticuleusement l‟Histoire. Elle en a déjà fait mention dans une interview : « J‟ai toujours voulu raconter des histoires à hauteur d‟Homme. Je ne suis pas historienne, mais je trouve que c‟est très intéressant. »74 « Je suis une romancière, mon but n‟est pas de dire une vérité implacable mais d‟être au plus juste des choses et dans la plus grande sincérité qui soit. » 75 Il est également à remarquer que le dernier roman de Nathacha Appanah diffère des Rochers de Poudre d’or par sa démarche narrative, car il s‟agit dans le premier cas d‟une narration plus personnalisée, plus intimiste, car en effet, le personnage principal, joué par Raj, se trouve confronté à une terrible réalité lorsqu‟il apprend la vérité à propos de la prison de Beau-Bassin et de l‟oppression des Juifs. Cela le contraint à s‟interroger à propos de l‟attitude qu‟il aurait dû adopter face à l‟Histoire apparue sous la forme d'un pauvre petit Juif. Dans ce cas précis, il s‟agit d‟une découverte non seulement pour le lecteur, mais aussi pour le personnage lui-même qui se trouve alors amené à se remettre en question par rapport au passé. En bref, la présence d‟un contexte historique peut parfois influencer la psychologie des personnages dont l‟attitude aurait pu être différente, si les circonstances avaient été autres. La toile de fond peut ainsi avoir un certain impact sur la trame narrative d‟un roman. En dernier lieu, exposer une affaire historique à travers une histoire romancée pourrait relever du devoir moral d‟un écrivain face à la condition humaine. Dans le cas du Dernier frère, il s‟agit de faire connaître le sort infligé aux Juifs, tout en dénonçant implicitement le silence coupable de certaines autorités. A ce titre, citons les propos opportuns de Shenaz Patel quant à la responsabilité morale de l‟écrivain : « Si l‟écrivain a un rôle quelconque à jouer, (ce qui demeure une question posée), c‟est peut-être pas seulement d‟inventer des histoires, mais aussi de ne pas laisser mourir les histoires qui existent autour de lui, et qui demandent à être racontées pour ne pas sombrer dans l‟oubli et le silence. Et le romanesque me semble, au fond, un moyen privilégié de rendre plus réel, plus vivant, 74 Vide Entretien avec Nathacha Appanah, Un autre horizon mauricien. Disponible sur : <http://livres.fluctuat.net/nathacha-appanah/interviews/2432-un-autre-horizon-mauricien.html> (consulté le 28.11.2009) 75 Vide Interview de Nathacha Appanah. Disponible sur : <http://www.biblioblog.fr/post/2007/11/04/720interview-de-nathacha-appanah> (consulté le 26.11.2009) 130 de donner une chair, un sang, des yeux, une respiration, une incarnation à une histoire qui pourrait autrement rester uniquement une affaire de dates et d‟événements. »76 Après avoir étudié les évènements historiques à l‟origine des deux quêtes entreprises par les engagés indiens et les Juifs, il faut rappeler que les romans de Nathacha Appanah ne se réduisent pas à des ouvrages de nature purement historique, qui chercheraient uniquement à reproduire la réalité le plus fidèlement possible. La fiction y joue un rôle majeur. Ainsi, le thème de la quête sera également analysé d‟un point de vue fictif, à travers un suivi de l‟itinéraire des personnages peuplant le monde romanesque de Nathacha Appanah. 76 Vide Disponible sur : <http://www.kiltir.com/francais/b0033/silence_chagos_pourquoi.shtml> 131 Chapitre IV La quête des personnages 132 CHAPITRE IV La quête des personnages IV.1. Le concept de la quête et son évolution Cette partie de la thèse s‟efforcera d‟analyser le concept même de la quête à travers les quatre romans de Nathacha Appanah. Avant d‟entrer dans le vif du sujet, il serait primordial de définir ce qu‟est une quête ainsi que son évolution sémantique tout au long du champ littéraire. Le mot « quête » vient du latin classique, quaerere, signifiant « chercher ». Selon une définition, le terme « désigne l'action de chercher à trouver, à découvrir. Par extension, une quête peut être une mission suivie par des personnes qui se consacrent à recueillir ou parvenir aux buts qu'ils se sont donnés »77. Il s‟agit d‟une notion fonctionnelle et fondamentale que l‟on retrouvait tout particulièrement dans la littérature médiévale qui a produit des récits de quête. Le cycle romanesque immense consacré aux romans de chevalerie offre le parfait exemple d‟une quête que le héros se doit d‟accomplir afin de combler le manque qui caractérisait la situation initiale. La quête peut intervenir de manière moins explicite dans n‟importe quel type de récit, mais l‟analyse structurelle permettra de révéler sa fonction. D‟autres récits peuvent constituer des quêtes sous des formes très diverses. Par exemple, le récit d‟un voyage, d‟une guerre, d‟une poursuite, d‟une survie ou d‟une méditation, autant de thèmes qui se rattachent à cette notion puisqu‟ils visent des objets divers. Ainsi, il ne serait pas évident d‟énumérer tous les différents types de quête. Si l‟on remonte au XIIème siècle, la tradition médiévale chrétienne évoque „le Graal‟, une mystérieuse coupe sacrée, qui fut l‟objet d‟une quête menée par les Chevaliers de la Table Ronde au service du Roi Arthur. Au XIIIème siècle, d‟après une mythologie, les Argonautes étaient en quête de la Toison d‟Or, toison d‟un magnifique bélier ; ensuite, il s‟agit de chercher l‟amour avec Tristan et Iseut. Dans les ouvrages tels que La recherche de l’absolu de Balzac ou A la recherche du temps perdu de Proust, il s‟agit de la quête d‟un secret rattaché au passé. Les œuvres poétiques de Baudelaire ou les romans de 77 Vide Disponible sur :< http://fr.wikipedia.org/wiki/Qu%C3%AAte > (consulté le 24.01.2009). 133 Sartre sont porteurs d‟une quête, mais à différents niveaux et sous diverses formes. Ainsi, ce thème est l'objet de plusieurs œuvres de fiction. La littérature a toujours conféré une place privilégiée à ce thème qui a souvent fasciné l‟imagination des auteurs depuis des siècles. D‟une manière générale, une quête s‟avère nécessaire lorsqu‟il y a un manque ou lorsqu‟un but doit être atteint. Jadis, les personnages étaient à la quête de trésors cachés ; ensuite, ce fut la quête de concepts abstraits, tels que l‟amour, la liberté, le bonheur,... De nos jours, les ouvrages littéraires nous confrontent à des personnages, qui sont en quête d‟identité. La quête matérielle est devenue une quête de nature plus philosophique ou psychologique. Son déroulement peut prendre diverses formes, mais les obstacles sont toujours inévitables. Par ailleurs, l‟issue d‟une quête revêt une importance non négligeable, puisqu‟elle détermine la destinée du personnage qui peut en ressortir vainqueur ou bien vaincu. Si l‟on analyse les ouvrages de Nathacha Appanah, ils révèlent des personnages amenés à poursuivre leur existence dirigée par une quête qui les mènera à se confronter à la réalité des choses. Notre attention s‟est portée sur le fait que chacun des quatre romans nous met en face de personnages en quête d‟un certain but, mais qui dépend d‟une logique interne qui lui est propre. Par ailleurs, le déroulement de la quête marque une certaine évolution psychologique chez le personnage qui tente tant bien que mal, d‟être en accord avec sa conscience, tout en s‟adaptant aux circonstances sur lesquelles il n‟a aucun contrôle. Cette analyse se fera en trois étapes, à commencer par l‟origine de la quête, son éventuel déroulement, ainsi que son aboutissement. IV.2. La Quête dans Les Rochers de Poudre d’Or En ce qui concerne ce premier roman, le thème de la quête est intimement lié au contexte historique, sans lequel il n‟aurait lieu d‟être. Des circonstances variées amènent des Indiens, vers la fin du XIXème, à entreprendre un long trajet vers l‟Île Maurice. Dans ce cas précis, la quête est présente sous deux formes : elle est soit voulue, elle est soit forcée. Une quête est voulue lorsqu‟elle est recherchée, désirée par le protagoniste. Ce dernier décide volontairement de poursuivre sa quête et il est déterminé à affronter les 134 obstacles rencontrés en chemin. La quête est forcée lorsqu‟elle est entreprise à contrecœur, après un certain dilemme durant lequel l‟esprit du protagoniste est tiraillé par l‟angoisse et le désespoir. Le protagoniste est ainsi contraint à poursuivre une quête sans l‟avoir particulièrement choisi de son bon gré et doit également faire face à des entraves inattendues durant son trajet. IV.2.1. Les deux facettes de la quête Commençons par le personnage de Badri, le joueur de cartes, « par excellence ». Le jeune Indien, qui vit dans un village, semble passer son temps à faire des parties de cartes avec sa bande d‟amis, malgré les réprimandes de ses parents. En dépit de ses espiègleries, Badri nourrit secrètement une ambition : s‟embarquer dans un grand bateau et travailler pour des Blancs. Les récits de son ami l‟influencent également à s‟imaginer travailler dans un grand navire, parmi des Blancs, et à devenir « plein aux as », en peu de temps afin de pouvoir mener une existence sans souci. C‟est pourquoi il saisit l‟occasion pour voir son rêve se concrétiser. Lorsque Badri perd tout l‟argent qu‟il a misé durant une partie de cartes, il décide de quitter son village, ne pouvant affronter les moqueries et les réprimandes qui l‟attendaient s‟il se faisait prendre. Les circonstances semblent d‟abord contraignantes ; toutefois, le jeune homme utilise cet incident comme un prétexte pour partir à Agra, première étape de sa quête. Ainsi, il est clair que Badri recherche un moyen facile de gagner aisément sa vie. Son imagination nourrit également son ambition. Espérant travailler pour des Blancs sur un bateau, Badri apprend que son travail est confiné à l‟intérieur d‟un champ de cannes à sucre. Il espère toujours pouvoir gagner de l‟argent par d‟autres moyens. Son ambition est telle qu‟il est convaincu de pouvoir revenir un jour à son village natal avec une fortune considérable. En ce qui concerne ce personnage, il s‟agit notamment d‟une quête monétaire. Passons maintenant à Vythee Sainam, originaire d‟un village dénommé Manavalli. Contrairement à Badri, ce jeune homme est un travailleur plutôt acharné prêt à gagner sa vie par l‟agriculture. Il ne rêve pas de richesses, mais de fraternité retrouvée. 135 Cependant, certaines contraintes externes, telles que la sécheresse et le manque d‟eau, ne lui permettent pas de travailler la terre. Malgré ce problème, Vaithee a une raison supplémentaire de vouloir quitter son village natal : répondre à l‟appel de Jay, son frère aîné travaillant comme engagé à l‟Île Maurice. En dépit de ses nombreuses lettres le pressant de venir le rejoindre à Maurice, Vaithee n‟a jamais eu le désir d‟abandonner le monde qu‟il connaissait depuis sa naissance, étant attaché à sa terre natale. Toutefois, plus le temps avançait, plus l‟envie de rejoindre Jay devenait plus forte. Comme dans le cas de Badri, les circonstances poussent Vaithee à poursuivre sa quête : rejoindre son frère par tous les moyens. Ainsi, il s‟agit surtout d‟une quête de nature plus personnelle, puisqu‟il s‟agit de rejoindre un des siens. Badri et Vaithee poursuivent le même genre de quête. Elle est voulue, désirée, entreprise volontairement par le personnage, dans l‟espoir de changer son existence. Chotty Lall représente, quant à lui, le paysan indien typique, submergé par sa dette. Ce pauvre paysan d‟âge moyen est certes endetté envers un « zamindar », qui ne lui montre aucune pitié. Malgré ses efforts acharnés, ce que Chotty gagne suffit à peine à nourrir sa famille. La dette, accumulée par son père ne cesse de s‟accroître au fur et à mesure que les jours passent. Entretemps, il entend parler de l‟arrivée d‟un recruteur, venu embaucher des gens pour travailler à Maurice. Chotty est curieux de savoir de quoi il s‟agit. C‟est, en fait, son épouse, Reshmee, qui le force littéralement à s‟engager auprès du recruteur. Après réflexion, le paysan se voit amené à donner son nom au recruteur. Cependant, cette décision s‟est faite sur de faux espoirs. En effet, Chotty pense pouvoir revenir au pays natal après un an, mais le trajet de retour ne se déroulera qu‟après cinq ans. Cette nouvelle choque l‟Indien, qui s‟apprête même à revenir sur sa décision. Mais sa dette ainsi que son devoir de fournir à sa famille une meilleure condition de vie obligent le pauvre paysan à poursuivre son trajet tant bien que mal. Il s‟agit dans ce cas précis d‟une quête non voulue que le personnage entreprend, parce qu‟il est aux prises avec des circonstances astreignantes. Finalement, le seul personnage féminin de ce corpus est Ganga. Alors que les autres personnages du roman sont issus de la classe moyenne, Ganga appartient à une famille 136 royale. Tout va à merveille dans sa vie jusqu'au décès soudain de son jeune mari au lendemain de ses noces. Ce drame cause à la jeune princesse une violente émotion. Avant même qu‟elle puisse se ressaisir, Ganga est confrontée à une situation inattendue : selon le rituel hindou, l‟épouse est censée mourir dans le bûcher avec son mari. Toutefois, la jeune veuve n‟est pas prête à s‟assujettir à une telle tradition. Réalisant que sa vie est en danger, elle est contrainte à prendre rapidement une décision. Comme dans le cas de Chotty, Ganga est également sous le poids de facteurs externes, représentés cette fois par des contraintes religieuses. Selon les recommandations de sa femme de chambre, elle se résout à quitter le palais en cachette. Ainsi, Ganga se retrouve embarquée malgré elle dans une aventure inattendue. Dans ce dernier cas, la quête est notamment rattachée à une question de survie du protagoniste qui se voit contraint à s‟engager dans une voie imprévisible, seule manière de rester en vie. A part ces personnages principaux, le récit fait mention de personnages secondaires, telles que Roy, Das, Jotsana, Sandhya et Madri, dont l‟étude ne serait pas inutile. Certains sont venus à Maurice en quête d‟un certain but, d‟autres ont été victimes des circonstances. Roy, qui venait du Bihar, rêvait de s‟embarquer vers Maurice comme l‟avaient fait avant lui ses confrères villageois et d‟en revenir richissime. Quant à Das, habitant de Mumbai, c‟était un orphelin qui gagnait sa vie avec son rickshaw. C‟est après avoir rencontré Roy que ce jeune rickshawalla se prend l‟envie d‟aller à la découverte de cette île où l‟on pouvait, soi disant, trouver de l‟or caché sous les rochers. Il est intéressant de remarquer que cette rumeur, propagée probablement par les recruteurs, faisait son effet en incitant de nombreux jeunes à s‟élancer dans cette aventure tout au plus périlleuse. Jotsana, vendeuse de fleurs, a dû se soumettre à ses obligations conjugales en suivant son mari Vinod, qui s‟était porté volontaire pour partir à Maurice, voulant gagner davantage que ce que pourrait lui rapporter son métier de batelier. Sandhya et Madri sont, ce qu‟on peut appeler, de „vieilles filles‟, abandonnées à leur sort par leur frère aîné qui a échoué d‟accomplir ses devoirs en n‟ayant pas pris la peine de leur trouver de bons partis. Ainsi, les deux sœurs n‟avaient eu aucun autre choix pour gagner leur pain que de quitter leur nation et vivre seules 137 dans cette île. Dans les Rochers de Poudre d’Or, le concept de la quête revêt des dimensions variées par rapport à l‟état d‟esprit du protagoniste, victime de circonstances particulières. IV.2.2. Une quête unifiante Elle se veut tout à fait particulier dans ce roman, car elle permet de réunir tous les personnages cités précédemment dans une trame similaire. En effet, selon que la quête soit voulue ou forcée, elle amène les protagonistes à quitter leur patrie mère et à traverser l‟océan, vaste espace qui a toujours été une cause de frayeur parmi les Indiens. L‟auteure fait ainsi se rejoindre quatre personnages, originaires d‟horizons différents, mais ayant un point de chute commun. Ainsi, ils embarquent à bord de l‟Atlas, l‟intermédiaire qui leur permettra de franchir non sans difficulté la première étape de leur quête. Il n‟est pas rare que certains, comme Chotty Lall, succombent dès le commencement de l‟épreuve. Les autres personnages ne sont guère épargnés, puisqu‟ils doivent faire face aux pires expériences afin de rester en vie. Vaithee se voit confronté à la mort des siens, tout en gardant son sang-froid ; quant à Badri, il doit supporter les humiliations des Blancs. Enfin, Ganga semble avoir l‟apparence d‟une proie facile, car en tant que sexe féminin, elle n‟est perçue que comme un objet d‟attraction voué à procurer du plaisir. Ainsi, elle se fait presque agresser physiquement par le Dr. Grant, le médecin de bord. En ce qui concerne le reste des engagés, leur sort n‟est nullement enviable. Tous les volontaires ayant décidé de tenter leur chance à l‟Île Maurice sont contraints de supporter les vicissitudes du trajet : entassement bestial des Indiens dans la cale, l‟invasion de rats, l‟humiliation constante des Blancs, la souffrance des corps et les conséquences du mal de mer, l‟hygiène précaire et la nourriture non nutritive et exécrable font de la traversée un véritable enfer. Toutes ces entraves sont le prix à payer pour pouvoir entreprendre leur quête. Par ailleurs, les engagés indiens doivent également supporter les aléas du temps. Certains sont victimes d‟infection contagieuse, comme la diarrhée, le choléra ou les vomissements, d‟autres souffrent de troubles psychologiques, dûs à leur crainte obsessionnelle de traverser le kalapani. Ces troubles les mènent parfois à des actes 138 suicidaires. Quoiqu‟il en soit, seuls les plus braves, les plus téméraires, surtout ceux qui ont su garder leur sang- froid, pourront survivre à cette traversée, franchissant ainsi l‟étape initiale de leur quête. Arrivés sur la terre considérée par certains comme l‟eldorado et par d‟autres comme la terre de délivrance, ils s‟attendent tous à voir leurs rêves se réaliser. IV.2.3. L‟issue de la quête La question cruciale que l‟on se doit poser est la suivante : les engagés indiens ont-ils trouvé ce qu‟ils cherchaient ? Cette question nous amène à nous interroger sur l‟issue de leur quête. D‟une manière générale, le bilan ne semble guère totalement positif. Comme nous l‟avons déjà mentionné, le paysan Chotty Lall n‟a pu survivre jusqu‟au bout de sa quête, laissant sa famille sombrer dans la pauvreté et la dette. Quant à Vythee Sainam, l‟on sait qu‟il a quitté sa nation dans le seul but de rejoindre son frère Jay, employé dans le domaine de Mont Trésor. Malheureusement, le destin en a voulu autrement. Son contrat est tel que Vythee se retrouve au service d‟un propriétaire français, M. Rivière, résidant à Poudre d‟Or. Selon son contrat, il doit travailler pour ce dernier pendant une période de cinq ans. Vythee tente pourtant de persuader son patron de le libérer de ses fonctions en échange d‟une compensation, mais en vain. Il est ainsi condamné à rester dans une terre inconnue, séparé de son frère qu‟il ne pourra retrouver qu‟après l‟expiration de son contrat. Le cas de Badri n‟est guère plus enviable, car il se retrouve dans une situation misérable. Habitué à exécuter des taches simples, Badri se trouve confronté à d‟énormes tiges de canne à sucre qu‟il doit couper : c‟est bien au dessus de ses forces. C‟est alors que le jeune joueur de cartes réalise que le concept de l‟argent gagné facilement n‟a plus de sens sur cette nouvelle terre. Ainsi, son rêve de pouvoir s‟enrichir sans se donner trop de peine, dans la mesure de ces capacités, et de vivre en toute liberté se voit briser en mille morceaux. Cependant, Badri ne s‟affirme pas vaincu. Sa témérité le pousse à s‟échapper du domaine de Poudre d‟Or, dans l‟espoir 139 de trouver d‟autres Anglais et de poursuivre sa quête. Ses efforts se révèlent futiles, car il se retrouve condamné à casser des pierres pour le restant de ses jours, punition pour s‟être échappé d‟un domaine sans permission. En ce qui concerne Badri, sa quête ne le mène nulle part, ou plutôt au fin fond de la misère. Ganga semble être la seule à avoir réussi, partiellement, à atteindre l‟objet de sa quête : la survie. Dans le domaine de M. Rivière, sa vie n‟est effectivement pas en danger. Toutefois, contrairement aux autres, seul l‟accomplissement de diverses tâches ne suffit pas à assurer sa survie. Celle-ci s‟accompagne d‟un prix à payer. Ganga est bel et bien en vie, mais elle est contrainte de sacrifier ses sentiments, ses désirs, ses émotions pour devenir la courtisane du vieil homme, M. Rivière. Quant à Das et Roy, ils semblent avoir sacrifié leur jeunesse en échange de quelques pièces gagnée après un dur labeur. Au fond, nous avons l‟impression qu‟ils auraient pu être plus heureux dans leur pays. Jotsana avoue qu‟elle aurait pu se contenter de sa simple vie de vendeuse de fleurs, si son mari n‟avait pas décidé de refaire sa vie ailleurs. Même si l‟on ne sait rien à propos du sort des deux sœurs célibataires, l‟on peut facilement imaginer qu‟elles sont restées domestiques jusqu'à la fin de leurs jours. Par conséquent, ces hommes et femmes se sont engagés dans une aventure qu‟ils espéraient magique et unique pour finalement se retrouver dans des conditions de travail inhumaines et parfois pires que celles qu‟ils subissaient déjà, loin de leur famille. Il s‟agit là du récit d‟un leurre, d‟une duperie gigantesque aux conséquences dramatiques. IV.3. La Quête dans Blue Bay Palace Blue Bay Palace nous confronte à un personnage dont la quête change et évolue au fur et à mesure des événements perturbateurs qui se déroulent dans sa vie. Ce second roman de Nathacha Appanah évoque l‟amour, ou plutôt le désamour autour duquel se forment la quête de Maya, le protagoniste principal. 140 IV.3.1. Une quête changeante Durant son enfance, cette jeune Mauricienne de 18 ans avait un désir caractéristique des personnages insulaires : quitter l‟île, afin de s‟élancer dans l‟exploration du monde. D‟autres membres de la famille avaient déjà fait ce choix. Ainsi, Maya cite l‟exemple de sa tante maternelle travaillant comme infirmière en Angleterre. Quand elle était petite, elle souhaitait « monter à la capitale, devenir fonctionnaire et travailler de neuf à quatre dans un de ces bureaux climatisés où l‟on vous apporte le thé deux fois par jour. » 78 Elle confirme cette même quête d‟un avenir prometteur par les propos suivants : « Ȇ tre fonctionnaire, c‟était, pour moi, la certitude de sortir de Blue Bay et la garantie d‟un boulot à vie où je n‟aurais pas à servir des touristes.»79 Elle voulait en réalité perpétuer une tradition qui était inscrite dans les familles mauriciennes, celle de partir ou au moins d‟en rêver. Ainsi, par sa quête d‟un nouvel horizon, Maya rejoint le personnage de type insulaire souffrant d‟un certain sentiment d‟étouffement à cause du cloisonnement insulaire. Cependant, son destin en avait décidé autrement. Probablement, n‟a-t-elle pas pu nourrir ce désir assez longtemps, pour qu‟il puisse se réaliser. Son désir de vouloir partir se dissipe complètement lorsque l‟amour pénètre peu à peu dans sa vie. En effet, Maya voit sa vie bouleversée lorsqu‟elle fait la connaissance de Dave, le jeune héritier de l‟hôtel où elle est employée en tant que réceptionniste. Sa rencontre avec Dave, l‟homme de sa vie, bouleversa son existence dans le sens qu‟elle affecte la nature même de sa quête initiale. Tandis qu‟elle désirait découvrir le monde extérieur, son coup de foudre pour Dave transforme totalement sa perspective sur le monde. Son amour est tel que Maya désire seulement rester auprès de son bien-aimé devenu son nouveau monde. L‟exploration du monde extérieur ne présente ainsi plus d‟intérêt comparée à la découverte de celui entourant Dave. Sa quête est désormais tournée vers l‟amour que lui inspire Dave avec qui elle désire se lier pour la vie à travers les vœux du mariage. Elle est convaincue de pouvoir réaliser sa nouvelle quête qu‟elle laisse 78 79 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 19. Ibid., p. 19. 141 comprendre à travers ses propos : « Pour moi, notre mariage était comme acquis. […] Dans ma tête, aucun obstacle ne pourrait venir à bout de ce que nous avions. »80 Par conséquent, l‟on constate que sa quête change de nature puisque sa zone d‟influence devient plus restreinte, plus limitée. L‟amour, à l‟origine de la nouvelle quête de Maya, possède une certaine complexité dans la mesure où il s‟agit d‟un sentiment obsessionnel où se mêle la passion amoureuse, mais aussi le désamour, la colère, la haine, etc. En ce qui concerne Maya, sa quête revêt des formes variables, suivant son état d‟âme qui change selon les différentes étapes de sa vie. Pareil à son désir de quitter l‟île, son désir d‟épouser l‟homme de sa vie, ne se réalise pas. Son amour est écrasé par des contraintes d‟ordre social puisqu‟il concerne deux jeunes gens appartenant à différentes castes. Maya est une réceptionniste, venant d‟une famille très modeste, alors que Dave est un riche Brahmane. Venant de deux mondes différents, leur amour semble voué à l‟échec dès le début. La différence de castes, considérée comme obstacle, reste une réalité actuelle dans le contexte mauricien, mais également dans d‟autres sociétés, telles la société indienne où prévaut le mariage arrangé. Le mariage de Dave avec une autre femme survient comme un choc mental pour la jeune Mauricienne. L‟histoire d‟amour qui tourne au tragique pourrait sembler aux premiers abords banal, mais la manière dont cet amour change et se manifeste, mérite notre attention. En effet, cette nouvelle dramatique a un énorme impact sur le moral de Maya, affectant en même temps la nature de sa quête. Victime d‟un chagrin d‟amour, le choc d‟avoir été trompée la mène au désespoir. Le désarroi laisse vite la place à la colère qui devient une obsession. Le sentiment amoureux envers Dave se transforme peu à peu en un sentiment de haine que lui inspire cette nouvelle rivale. Une quête galante va ainsi prendre la forme d‟un désir violent de vengeance. La haine de Maya est telle qu‟elle est amenée à rechercher la vengeance, seule solution pouvant apaiser son âme déçue et troublée par l‟infidélité de Dave. Il s‟agit d‟un choix délibéré de la part de Maya qui ne s‟est laissée vaincre ni par son désespoir, ni par ses tendances suicidaires. Une voie logique aurait été de se venger de Dave, celui qui l‟a trompée, mais elle l‟aimait trop pour pouvoir le faire. Néanmoins, les pensées de Maya ont 80 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 19. 142 commencé à se focaliser sur son « homologue », sa rivale sacrée, celle qui avait osé prendre sa place, celle qui lui avait dérobé le bonheur qui lui était destiné. Autant de raisons que s‟est donnée la jeune fille pour justifier ses impulsions. Celles-ci commencent par le désir de vouloir tourmenter l‟épouse de Dave par des harcèlements téléphoniques. Ces menaces, ces insultes proférées envers cette inconnue semblaient conférer un certain soulagement à Maya, mais il s‟agissait de satisfaction temporaire. Malgré le fait que ce désir de vengeance soit un choix délibéré de la part de Maya, son obsession ne la laisse pas en paix, la torturant à travers des cauchemars incessants. Ces derniers révélaient l‟horreur qui se cachait au fin fond de son subconscient : le désir de tuer sa rivale. A ce titre, il serait intéressant d‟analyser la manière dont est représenté le désir de vengeance qui naît peu à peu dans l‟esprit de Maya. Nathacha Appanah utilise une allégorie intéressante, pour illustrer la progression dans les impulsions du personnage. Il s‟agit d‟une image qui revient à plusieurs reprises dans le récit après la découverte de la trahison de Dave. L‟image, qui consiste en un robinet qui coule, goutte à goutte, suivant un certain rythme, est associée à la cadence des impulsions de Maya. En effet, cette image de goutte à goutte imaginaire, apparaît pour la première fois lorsque Maya apprend le mariage de Dave. A partir de cet instant, la jeune fille se voit troublée par son obsession de vengeance qui prend la forme d‟un robinet commençant à couler goutte à goutte. Au fur et à mesure que son obsession grandit, le rythme de cet écoulement s‟accélère, suggérant le caractère rebelle des pensées sur lesquelles Maya semble peu à peu perdre contrôle. Cet égouttement, qui est également décrit comme un « tic-tac », suit un rythme irrégulier, s‟accordant ainsi aux humeurs changeantes de Maya. Cet écoulement imaginaire devient peu à peu une sorte de bourdonnement, nourri par une fusion de sentiments variés, tels que la déception, la colère, le besoin de vengeance. Ce qui n‟était qu‟un égouttement inoffensif se transforme progressivement en un bourdonnement d‟une cadence infernale entraînant Maya à commettre un acte fatal qui est, en fait, la concrétisation de sa quête finale. L‟on remarque que l‟écoulement psychologique disparaît une fois la vengeance accomplie. Une logique de nature psychologique pourrait expliquer ce phénomène d‟égouttement, qui fait 143 référence à l‟acte de débarrasser une chose du liquide qu‟elle contient. De la même manière, Maya est au prise de puissantes impulsions, dues à son amour irréalisé. Le choc d‟avoir perdu l‟homme de sa vie, la désillusion de voir ses projets d‟avenir s‟écrouler devant ses yeux, l‟indignation d‟avoir perdu sa place face à une inconnue, tout se mêle dans l‟esprit de Maya qui essaye, malgré elle de se dissoudre dans la vie quotidienne. Toutefois, plus elle tente de refouler ses pensées, plus celles-ci l‟obsèdent. Pareil à un robinet qui déverse son contenu, la jeune fille tente de se débarrasser de ses obsessions. C‟est uniquement en leur donnant une forme qu‟elle arrive à vaincre son trouble. Ainsi, après avoir concrétisé sa quête, voire son obsession de vouloir tuer sa rivale, l‟esprit de Maya semble avoir retrouvé sa sérénité, dégagé de toutes pensées rebelles ou malsaines. Malgré le fait qu‟elle sera condamnée à comparaître devant les autorités pour « homicide volontaire », Maya ne semble guère s‟en soucier, puisqu‟elle paraît avoir atteint une certaine harmonie avec sa conscience qui a cessé de la ronger. IV.3.2. Un résultat ambigu Passons maintenant à l‟aboutissement de la quête de Maya qui a connu une évolution considérable. Il s‟agit d‟un bilan mitigé, dans la mesure où notre protagoniste n‟a pu accomplir ce qu‟elle recherchait : quitter l‟île et épouser l‟homme de sa vie. Cependant, elle se retrouve triomphante dans sa quête finale. En effet, bien que ses quêtes initiales n‟aient pas connu le jour, cette jeune Mauricienne a pu concrétiser sa dernière quête, se venger de sa rivale. Il s‟agit d‟un aboutissement qui lui confère un réconfort moral tout en apaisant son état d‟âme. L‟on pourrait remarquer qu‟il s‟agit d‟un aboutissement qui paraît positif à la surface, mais qui semble plutôt dérisoire, puisque Maya a compromis sa liberté afin d‟arriver à ses fins. Sans envisager les conséquences de son acte, le récit se clôt néanmoins sur la figure rayonnante de Maya, qui nage, littéralement, dans le bonheur. 144 IV.4. La Quête dans La Noce d’Anna Racontée à la première personne comme Blue Bay Palace, La Noce d’Anna concerne la vision d‟un personnage tourné vers son passé menant à une analyse rétrospective de soi-même. Résumons brièvement la situation de Sonia : elle a quitté volontairement Maurice afin de se lancer dans la découverte du monde ; après avoir connu la passion amoureuse, elle choisit de vivre en tant que mère célibataire, tout en gagnant sa vie à travers l‟écriture. L‟on apprend qu‟elle fait partie des personnages insulaires, puisque, très jeune, elle s‟est décidée à quitter l‟Île Maurice sans le moindre regret, car elle rêvait d‟un ailleurs différent de son entourage quotidien qui lui ferait sentir de nouvelles sensations insolites. En effet, elle mourrait d‟envie « de prendre le métro, de sentir le froid [lui] mordre le nez,…, de grelotter,…, toucher la neige, la goûter, mettre des gants, boire du chocolat chaud, voir les feuilles virer à l‟orange… » 81 Bref, elle recherchait tout ce qu‟elle ne pourrait trouver dans son magnifique pays. Dans le cas du personnage de Sonia, il s‟agit essentiellement d‟une quête psychologique, puisque rien ne semble manquer dans sa vie. Elle a un métier, une fille pour elle et quelques souvenirs de son île natale. Cependant, nous sommes amenés à nous demander si cela est suffisant pour combler le vide de son existence. IV.4.1. Les origines d‟une quête psychologique La narration commence le matin du 21 avril et se termine la nuit de cette même journée dont les étapes forment la trame du récit. Ces noces seront pour cette jeune mère l‟occasion de faire le point de son existence, afin de voir les choses au clair. Ce que Sonia recherche avant tout, c‟est se rapprocher le plus possible de sa fille, qui n‟était guère son portrait craché. Durant son enfance, des traits physiques distinctifs semblaient séparer la mère et la fille. Les regards extérieurs semblaient parfois douter de leur rapport, en voyant la couleur du teint et des cheveux. Tandis que la petite Anna avait des cheveux blonds, une peau fine et rouge qui lui donnait l‟air d‟une petite 81 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 72. 145 Française, Sonia était une « femme…brune, les cheveux noirs, une étrangère. » 82 Au delà de ces différences physiques qui ont disparu avec le temps, Sonia cherchait surtout à vouloir lire les pensées de sa jeune fille. Vouloir se rapprocher de sa jeune fille impliquait pour Sonia être une mère exemplaire, le souhait probable d‟Anna, tout en ayant conscience de ses lacunes en tant que mère. En même temps, elle ne pouvait s‟empêcher de rechercher une certaine complicité, plutôt interdite, avec sa fille. Cette contradiction caractérise sans doute le portrait de cette jeune mère qui veut parfois dépasser son simple rôle maternel afin de créer un rapport intime avec sa fille. C‟est un certain sentiment de manque apparent qui contraint Sonia à se poser des questions et à se demander ce qu‟elle cherche dans sa vie. Ce manque est sans doute né de plusieurs raisons : sa séparation volontaire avec Matthew, considéré pourtant comme l‟homme de sa vie, l‟écart psychologique vis-à-vis de sa fille, l‟absence d‟un compagnon de « route », ou plutôt d‟un partenaire qui semble accentuer sa solitude. Sonia cherche toujours à être sur la même longueur d‟onde que sa fille. En ce qui concerne son rapport avec sa fille, Sonia est surtout en quête de lucidité face à des gestes, des mots, des décisions qui la remettent en cause en tant que mère. Les questions qu‟elle est amenée à se poser ne la laissent guère en paix. « Comment se fait-il que ma fille soit si différente de moi, que ses envies et ses désirs soient si éloignés des miens ? »83. Certaines pensées la rongent, ce sentiment de culpabilité s‟exprime précisément à travers cette question : « ai-je été une mère distante, absente, faite de cendres et de fumée ? »84 Cette différence la rend quelque peu coupable de ne pas avoir pu remplir pleinement ses devoirs de mère et d‟avoir privé sa fille de la présence et de l‟affection paternelles. En effet, Sonia n‟a jamais pris le temps de raconter à sa fille le mystère de son père anglais disparu avant sa naissance, renforçant ainsi l‟incompréhension qui n‟a cessé de grandir entre mère et fille tout au long des années. Ce n‟est que durant les noces que Sonia prend conscience de la solitude entourant sa petite famille. Ainsi, elle désire se rapprocher de sa fille, tant bien que mal, en tentant d‟effacer les différences. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer qu‟en tant que personnage féminin, jouant le rôle d‟une bien-aimée, ainsi que d‟une mère, Sonia va à l‟encontre des clichés 82 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 102. Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 70. 84 Ibid., p. 15. 83 146 romanesques. En effet, elle n‟a pas cherché à retenir l‟homme de sa vie et à faire durer son bonheur, craignant de s‟engager dans une existence d‟enfermement. Vis-à-vis de son rôle maternel, Sonia n‟est pas le genre de la mère couveuse sans cesse aux petits soins à l‟égard de son enfant. Au contraire, elle souhaite que sa progéniture puisse tout explorer et accueillir à cœur ouvert tous les plaisirs et tous les bienfaits que la vie peut lui offrir avant de s‟embarquer dans l‟institution du mariage. Du côté sentimental, ce n‟est que très tard qu‟elle semble réaliser sa faute : elle a tout simplement laissé échapper le bonheur qui était à portée de la main en n‟ayant volontairement rien fait pour empêcher Matthew de partir. Son remords s‟exprime à travers ces propos : « pour la première fois, je me demande si je n‟ai pas eu tort de ne pas l‟ [Matthew] avoir cherché, de ne pas avoir insisté un peu pour qu‟il reste auprès de moi, peut-être si j‟avais pleuré, crié, hurlé mon amour, serait-il resté ? »85 Elle avoue même qu‟elle avait « vécu le début de quelque chose que bien des hommes et des femmes passent leur vie à chercher. » 86 L‟on peut ainsi imaginer les souffrances d‟une femme après un tel aveu. Après sa séparation avec Matthew, Sonia semble être à la recherche d‟une rencontre qui pourrait lui apporter la même sérénité dont elle a tant besoin. Elle confirme cette quête par les propos suivants : « je n‟aurais pas cherché cela, cette quiétude, cette sérénité, cette douceur mêlée à de la passion, chaque fois que je rencontre un homme. »87 Il s‟agit d‟un besoin plus psychologique que physique qu‟elle exprime à travers ces mots : « l‟acte sexuel ne me manque pas, seulement la présence d‟une personne à mes côtés. Une douce présence… » 88 Afin de ne pas perturber le monde qu‟elle avait formé avec sa fille, Sonia ne s‟est jamais attachée à un homme, se privant ainsi de relations amoureuses à long terme. Elle n‟est pas arrivée à concilier le fait de vouloir vivre une relation maternelle avec sa fille et maintenir simultanément une relation durable avec les hommes. Pourtant, la vue d‟un couple ne la laissait guère indifférente. D‟ailleurs, un certain trouble l‟envahit malgré elle lorsqu‟elle voit Anna et Alain s‟échanger des regards amoureux. Certains incidents la 85 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 50. Ibid., p. 44. 87 Ibid., p. 44. 88 Ibid., p. 111. 86 147 perturbent en lui rappelant son espoir de vouloir vivre pleinement une vie auprès d‟un homme pour qui elle représenterait toujours une femme désirable. Avec Anna à ses côtés, Sonia avait une raison d‟être qui faisait en quelque sorte marcher le train de sa vie quotidienne, mais la pensée de sa séparation avec sa fille place cette mère dans un autre dilemme : le but de son existence. « A quoi vais-je servir désormais ? »89 Sans Anna, sa vie lui semblait dénuée de sens. C‟est en observant sa fille au seuil du mariage qu‟elle prend conscience que sa vie est finalement ratée, puisqu‟elle a manqué de combler le vide de son existence. Cette frustration s‟exprime à travers ces propos : « je tremble de la houle d‟insatisfaction qui me remplit : qu‟ai-je fait de ces années, de cette vie, des chances que j‟ai eues, de toutes les rencontres dont auraient pu surgir l‟amitié, l‟amour ? »90, Lorsqu‟il lui arrive de se retourner vers son passé, Sonia a l‟impression que seul le néant persiste, que la malchance la poursuivait. Son remords ressurgit de temps en temps, mais avec plus d‟intensité. Il va même jusqu'à remettre en cause tout ce qu‟elle a vécu jusqu'à présent, la faisant se sentir misérable. « quelqu‟un va se rendre compte que je ne suis qu‟une imposteur, que je ne sais pas écrire, que je ne sais pas élever un enfant, que je ne sais pas garder un homme… »91 La cause principale de sa frustration réside sans doute dans le fait que cette mère célibataire possède une double personnalité : une facette renferme un être qui s‟est sans cesse retenu de laisser libre cours à ses sentiments, mais une autre partie d‟elle meurt d‟envie de s‟exprimer, de s‟extérioriser, de suivre ses intuitions et de sortir de cette vie étouffante. Ce qui explique qu‟au delà de ses rapports avec sa fille et le manque dans sa vie personnelle, Sonia semble quelque peu mal dans sa peau. Elle semble souvent attirée par la nature qui s‟offre à elle à travers ses traits les plus véridiques. Les paysages sauvages l‟attirent tel qu‟un aimant. Cette sorte d‟attirance envers la nature prouve qu‟elle aspire souvent à vivre en marge de la société, en évitant de se mêler à la monotonie des actes quotidiens. Sonia contient en elle une certaine 89 Ibid., p. 52. Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 69. 91 Ibid., p. 108. 90 148 sauvagerie, qui l‟amène parfois à vouloir fuir les contacts humains. Ce malaise est tel qu‟il se traduit même dans sa carrière d‟écrivaine, son autre vie, car elle se rappelle souvent le sujet de son dernier roman, centré sur la culpabilité d‟un enfant. La vie de Sonia ressemble à ce roman qu‟elle a du mal à écrire, mais qu‟elle voudrait bien terminer. L‟on pourrait établir un parallélisme entre ce thème et son existence marquée par le remords. N‟est-ce qu‟une simple coïncidence si cet intérêt pour ce roman, suivi d‟un sentiment de culpabilité ressurgit, juste quelques mois avant la noce d‟Anna ? Un événement qui devrait la réjouir ne fait que lui rappeler son échec. Au delà de ses troubles sentimentaux et maternels, Sonia semble en quête d‟une identité qui apparaît en filigrane à travers certains extraits. Ayant pourtant vécu plus de vingt ans en France, elle ne se sent pas entièrement adoptée par le pays, malgré les efforts continuels pour faire partie d‟une société occidentale pour laquelle elle a rejeté tout lien avec son pays natal. Malgré son manque de regret de n‟avoir aucun contact avec son île, elle ne peut refouler certaines images rattachées à Maurice, dont la beauté ne lui est jamais indifférente. En même temps, elle avoue être contente de vivre en France, surtout en raison de sa carrière et à la présence de sa fille. Cependant, Londres occupe également une place spéciale dans sa vie, grâce à Matthew et aux doux souvenirs de son premier amour. Ainsi, Sonia semble déchirée par ses différents repères sur lesquels elle n‟a pas de réel appui. La narratrice aborde ainsi la question d'une identité constamment en mutation. A ce titre, elle s‟assimile même à un de ces« arbres aux racines adventices, affleurant le sol, pouvant se faire balayer d‟un coup de vent mais qui tout aussi vite peuvent s‟accrocher à n‟importe quelle terre. »92 IV.4.2. Un déroulement contradictoire Sonia et Anna entretiennent une relation assez originale tout en gardant une affection intense l‟une vis-à-vis de l‟autre. Ayant des rôles plutôt inversés, elles ont parfois des rapports tendus. Mais, Sonia est déterminée à surmonter tous les obstacles afin de détruire le mur invisible qui semble les séparer. Pour cela, elle est même déterminée à 92 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 58. 149 échanger son rôle avec sa fille, car dans cette relation mère-fille, on ne sait plus très bien qui tient le rôle de la mère et celui de la fille. Anna est tellement grave et sérieuse ! Et Sonia tout son contraire. Les noces lui semblent alors l‟occasion la plus appropriée pour se rapprocher de sa fille tout en exauçant son désir, celui de se comporter en mère exemplaire, une mère capable de lire les pensées de son enfant pour qui elle pourra tout sacrifier, même sa personnalité. Oubliant ses sentiments, son désespoir et ses désirs, Sonia décide de se dissimuler derrière l‟image d‟une mère impeccable afin que sa fille nage dans le bonheur. Ainsi, le 21 avril est un jour spécial non seulement pour les mariés, mais également pour Sonia qui sera mise à l‟épreuve afin de faire ses preuves en tant que figure maternelle. Pour pouvoir plaire à sa fille, Sonia se doit de faire attention aux moindres détails, tels que sa coiffure, sa tenue, ainsi que son comportement devant les autres, ce qui n‟est guère chose facile pour cette jeune mère un peu bohème et fantasque qui a toujours vécu sa vie à sa façon. Cependant, réalisant que sa fille s‟éloignait de plus en plus d‟elle, son instinct maternel semble avoir pris le dessus sur sa personnalité. Du côté sentimental, les noces d‟Anna permettent à Sonia de retrouver, en quelque sorte, la sérénité amoureuse qu‟elle avait ressentie il y a des années. Il s‟agit d‟une rencontre inattendue qui va bousculer toutes ses résolutions. Roman entre dans sa vie, telle une brise agréable venue effleurer son âme qui semble s‟être réveillée, après une longue période d‟hibernation. Étrangement, Roman vient aussi d‟Afrique, comme Matthew, rappelant peut-être à Sonia son premier amour. Aux yeux de Sonia, Roman n‟existe plus en tant que père d‟Alain ni en tant que futur beaupère d‟Anna, il représente uniquement une seconde chance que la vie a décidé de lui offrir en matière d‟amour. Elle en reçoit la confirmation lorsqu‟elle prend conscience qu‟elle ne lui est pas indifférente. Bien au contraire, c‟est Roman qui l‟aborde et commence à lui faire la cour, sans se préoccuper de son origine ou de sa profession. C‟est alors que Sonia en a le cœur net. Cette fois, elle ne peut se permettre de refouler ses sentiments, tout en ayant en tête qu‟il s‟agit des noces de sa fille. Sans trop songer à l‟avenir, Sonia se donne à Roman pour pouvoir enfin être en mesure de ressentir cette sérénité amoureuse qu‟elle attendait depuis si longtemps. 150 IV.4.3. Une quête accomplie Contrairement aux romans précédemment analysés, La Noce d’Anna nous met en face d‟un personnage qui semble avoir trouvé sa juste place dans le récit. L‟on doit se poser la question suivante : Sonia a-t-elle pu découvrir ce qui lui tenait à cœur ? Nous pouvons répondre par l‟affirmative. Sur le plan sentimental, Sonia semble heureuse, mais fait surtout preuve de plus d‟assurance après sa rencontre avec Roman. Avec le départ d‟Anna, cette mère célibataire peut enfin espérer rattraper le temps perdu en cherchant à vivre une nouvelle vie. De plus, elle a appris à se contenter du moment présent, de la sérénité actuelle ressentie auprès de Roman, sans se soucier du lendemain de cette nouvelle rencontre. Après bien des années, Sonia se sent bien dans sa peau dans une relation amoureuse. Peu importe l‟avenir d‟une telle relation, l‟essentiel est que cette affaire lui a permis d‟atteindre une certaine quiétude tant physique que morale. Les propos suivants en rendent compte : « ma tête ne se remplit pas de pensées volatiles, non, je suis centrée, concentrée, je n‟ai pas peur.»93 Roman représente la stabilité que Sonia espère trouver auprès d‟un homme. Grâce à lui, elle a enfin pu découvrir ce qui lui manquait durant toute sa vie ; peut-être ce dernier lui apparait-il comme le double de Matthew, donnant ainsi l‟impression que son premier amour revenait après une absence de vingt ans. Cette rencontre a également eu son impact sur le rôle maternel de Sonia. Témoin d‟un tel rapport entre sa mère et son beau-père, Anna est choquée. C‟est l‟occasion pour cette mère, qui a toujours eu peur d‟affronter sa fille, de lui raconter son secret poignant à propos de son existence passée. Tout en écoutant sa mère lui dévoiler les détails de l‟histoire avec son père, Anna se rend compte de la véritable personnalité qui se cachait toutes ces années derrière cette figure maternelle. Une vérité la marque profondément : sa mère a laissé son père partir uniquement parce qu‟elle l‟aimait. Elle n‟a pas voulu détruire ses rêves et ses ambitions au nom de l‟amour. Ainsi, Sonia n‟a pas seulement aimé Matthew, mais elle a également aimé à travers lui, ses rêves et ses aspirations. C‟est durant ses noces qu‟Anna découvre sa 93 Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 146. 151 mère. C‟est un jour spécial pour la mère et la fille qui ont enfin appris à se connaître et à s‟aimer, tout en brisant le mur invisible qui les a séparées si longtemps. D‟un point de vue psychologique, cette mère célibataire qui se sentait si différente de sa fille, cause majeure de sa frustration, semble renaître grâce à la prise en conscience d‟une vérité qu‟elle entend de la bouche même d‟Anna, qui lui révèle : « Vois-tu maman, je ne suis pas si différente de toi, au fond. »94 Ces propos semblent être une révélation pour Sonia qui découvre que leur dissemblance n‟est qu‟illusoire, puisqu‟elle ne représente que la face apparente de leur rapport. On peut voir en Anna le double de Sonia. En effet, vu en profondeur, Sonia prend conscience que sa fille ne correspond en fait qu‟à une autre facette d‟elle-même, voire, une partie d‟elle-même qui n‟a pu se manifester en raison de certaines circonstances, mais qui aurait pu émerger si son destin avait été autre. Cette révélation s‟exprime clairement à travers l‟extrait suivant : « J‟avais peut-être oublié qu‟elle [Anne] était la part cachée de moi-même, celle que j‟aurais été si j‟étais restée avec mes parents…»95 Passons à présent à l‟aboutissement de la quête poursuivie par Sonia. En fin de compte, il semble qu‟elle n‟a que partiellement trouvé ce qui lui manquait dans l‟existence. En termes d‟amour, son rapport avec Roman reste incertain, l‟on est donc amené à se demander si elle a enfin trouvé l‟homme de sa vie, celui qui viendrait prendre la place de Matthew dans son existence. Cependant, cette jeune mère émerge sans aucun doute victorieuse de sa quête ultime, en tant que figure maternelle ayant réussi à trouver le parfait équilibre avec sa fille, avec qui elle s‟est rapprochée après une réconciliation émouvante. Cette dernière est telle qu‟elle a su gommer les moindres différends qui subsistaient entre elles, ainsi que les remords qui ont marqué toute une vie, permettant à Sonia de réaliser son vœu le plus cher : conquérir le cœur de sa fille tout en restant elle-même. Sonia va se rendre compte qu‟Anna lui ressemble, même si ses choix sont différents des siens. En fin de compte, La Noce d’Anna aura permis à deux caractères qui s‟opposent de se rapprocher. Il s‟agit d‟une fin en apothéose. Cette émotion grandissante que partage mère et fille produit une sorte 94 95 Ibid., p. 123. Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 123. 152 d‟affrontement final entre elles, mais elles finissent par se retrouver. En bref, Sonia réussit à se débarrasser de ses angoisses pour assumer sa féminité et sa sexualité longtemps refoulées en même temps qu‟elle repense son rôle et son attitude de mère. IV.5. La Quête dans Le Dernier Frère Comme l‟indique le titre de cet ouvrage, qui reste le dernier chef-d‟œuvre de Nathacha Appanah à ce jour, il s‟agit d‟une quête affective, sentimentale, voire émotionnelle. Une quête qui durera toute sa vie, pour Raj, le septuagénaire. La narration est faite à la première personne. Ce récit nous entraîne dans les pensées d‟un vieux Mauricien, qui est à la recherche de son frère apparu soudainement durant son enfance pour disparaître aussitôt, mais ayant laissé une trace ineffaçable. Non loin d‟être un frère de sang, il s‟agit d‟un être auquel Raj s‟est lié pour la vie à travers les souvenirs de quelques jours passés ensemble. En ce qui concerne ce roman, la quête se rapporte notamment à Raj, le narrateur et le personnage principal, mais elle a egalement, d‟une certaine façon, rapport avec David, désigné comme le dernier frère, en quelque sorte, l‟objet de cette quête. Cette recherche qui est née durant l‟enfance de Raj durera jusqu'à la fin de ses jours, avec une certaine évolution. En effet, après la mort prématurée de David, Raj tentera de retrouver ses traces dans les moindres détails, ce sera sa manière à lui de rester en contact avec son cher compagnon qui lui était plus qu‟un ami, des liens fraternels s‟étant formés entre eux en l‟espace de quelques jours. David n‟a pas seulement joué le rôle d‟un frère, mais sa présence a marqué presque un tournant dans l‟existence de Raj, abattu par la tragédie qui frappa sa famille entière, mais qui a peu à peu repris goût à la vie après avoir croisé ce petit Juif aux cheveux blonds. Ainsi, la quête peut être considérée de deux manières : une quête enfantine qui se transforme en une recherche émotionnelle. IV.5.1. Une quête de nature « enfantine » En tant que petit Mauricien frêle de neuf ans, Raj n‟a pas réellement connu une enfance heureuse. Les deux seules choses qui le consolaient : l‟amour inconditionnel 153 de sa mère et l‟affection de ses deux frères. Les quelques moments passés en famille l‟aidaient à survivre face à la violence d‟un père qui était souvent sous l‟emprise de l‟alcool. Cependant, les rares moments de bonheur dont il jouissait ne dureront pas longtemps. Un cyclone, qui a provoqué un éboulement, emporte ses deux frères à jamais vers une fin tragique. Ce drame dévaste la famille qui décide de quitter les lieux et de se refaire une nouvelle vie ailleurs. Néanmoins, il s‟agit d‟un poids énorme à supporter pour le petit Raj devenu orphelin de frère. Une certaine culpabilité s‟ajoute à sa tristesse et l‟envahit en pensant aux chances que la vie lui a offertes, mais dont ses frères ont été privés. Raj est le seul à avoir survécu au cyclone et le seul à être envoyé à l‟école. Pourquoi lui seul ? Cette question semblait souvent le torturer. L‟affection toute particulière de sa mère le soulageait quelque peu, mais sans pouvoir combler le vide créé dans son existence, à la suite de la disparition des siens. Raj ne pouvait supporter de tout avoir pour lui tout seul, lui qui prenait plaisir à tout partager avec ses frères. Il ressentait le besoin de la présence d‟un être, qui ne serait pas uniquement un compagnon de jeu, mais quelqu‟un avec qui il pourrait partager ses rêves, son imagination, son bonheur, sa tristesse. Après la mort des siens, Raj ne se permettait pas de nouveaux plaisirs. Il préférait rester seul dans son coin et parler tout seul, tant leur absence le tourmentait. En bref, la mort soudaine de ses deux frères, la violence de son père, son sens de culpabilité, tout explique que Raj éprouve le besoin d‟une présence qui puisse le réconforter, et le plonger dans le monde des enfants, gorgé uniquement de rires et de couleurs. Avant de rencontrer David, Raj avait tendance à se créer un monde à lui, un monde imaginaire en marge de la réalité où il vivait avec les souvenirs de ses frères. En fin de compte, c‟est grâce à David que notre petit Mauricien reprend, d‟une certaine manière, contact avec le monde réel. Ce nouveau compagnon n‟est peut-être pas uniquement venu pour prendre la place de ses frères, mais c‟est grâce à lui que Raj espère retrouver le bonheur qu‟il a connu auparavant, un bonheur que seule l‟enfance peut lui offrir. Dès sa première rencontre avec le petit Juif, Raj l‟assimile déjà à l‟un de ses frères, tant par sa tenue et ses gestes. A ce propos, citons ces quelques extraits : « Il avait un short marron comme mon petit frère Vinod. », « même quand on ne se connaissait pas, on faisait les mêmes choses… »96 Ainsi, ce que Raj cherchera avant 96 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 56-57. 154 tout à faire, c‟est de vouloir garder David auprès de lui à jamais, en tant que son troisième et dernier frère, un frère qu‟il a choisi, et qui lui a été envoyé comme un cadeau divin. A ce titre, citons ces propos de Raj : « J‟avais trouvé David, un ami inespéré, un cadeau tombé du ciel… »97 Afin de concrétiser sa quête, il est prêt à courir tous les risques et à affronter tous les dangers, sans réfléchir aux conséquences de tels actes. IV.5.2. Une aventure insouciante Au premier abord, nous pouvons sans aucun doute évoquer une quête de fraternité. Raj ressent le besoin d‟une présence fraternelle, surtout après la mort soudaine de ses deux frères qui ont toujours pris soin de lui. Malgré le fait que cela soit le hasard qui ait fait se rencontrer deux enfants issus de deux mondes entièrement différents, la persistance de Raj y est également pour quelque chose. A moins d‟une insatiable curiosité et patience, un enfant ne trouverait aucun intérêt à rester planté devant la grille d‟une prison des heures de suite. Mais, notre petit Raj n‟a pas perdu patience en face de la cour de la prison vide et silencieuse où travaillait son père. Cet intérêt soudain pourrait s‟expliquer à travers les avertissements de son père, qui tentait de l‟effrayer en disant que cette prison abritait « des gens dangereux, des marrons, des voleurs, des méchants »98, afin de le dissuader de se promener dans les parages. Cependant, ces mêmes menaces ont incité ce petit Mauricien à vouloir explorer l‟endroit en question. Sa patience a même porté fruit, puisque c‟est dans cette prison qu‟il voit pour la première fois David, un petit Juif interné avec d‟autres groupes de Juifs fuyant le Nazisme. Ne sachant rien des circonstances entourant cet internement, Raj voit à travers David une occasion inespérée de retrouver et de retourner vers l‟enfance. Dès les premières rencontres, les deux enfants se lient d‟une amitié inexplicable dépassant les frontières de la langue et de la race. Il s‟agit presque d‟une attraction immédiate et intense. En quête de fraternité, Raj semble avoir retrouvé sa joie de vivre auprès de David. Malheureusement, la vie n‟est pas facile pour ces deux enfants meurtris qui ne 97 98 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 88. Ibid., p. 48. 155 peuvent se reconnaître immédiatement que dans le malheur. Citons les propos suivants : « J‟ai enfoui ma tête dans les feuilles et j‟ai pleuré, comme lui à quelques mètres de moi. »99 N‟ayant pas été épargné par les vicissitudes de la vie, leur amitié semble avoir le pouvoir d‟embaumer leur existence, ne serait-ce que pour une durée éphémère. Tout en sachant le traitement qu‟il aurait à subir aux mains de son père, en cas de désobéissance, Raj n‟est pas prêt à céder. Après sa première rencontre avec David, le petit Mauricien décide de revenir à plusieurs reprises à sa même cachette, près de la grille de barbelés entourant la prison dans l‟espoir de revoir son nouveau compagnon qui lui rappelait souvent l‟image de l‟un de ses frères. L‟excitation qu‟ils éprouvaient l‟un en présence de l‟autre était telle que rien d‟autre n‟importait, ni la maladie, ni les douleurs. Cependant, leurs jeux insouciants et leur joie de vivre ne peuvent venir à bout de la triste réalité concernant David. Ce jeune garçon de dix ans fait partie des internés qui sont incarcérés à la prison de Beau-Bassin, des internés qui ont perdu leur liberté de s‟exprimer, de se déplacer. Ils n‟ont que le droit d‟espérer un miracle. Ainsi, Raj et David ne peuvent se rencontrer qu‟en cachette. Raj n‟a pas la permission d‟entrer dans ce domaine surveillé ; de la même manière, David n‟a pas le droit de sortir de cette prison. C‟est le premier obstacle à leur amitié qui nécessitait de prendre un vrai risque. Ainsi, leur rencontre et leurs jeux cachés se déroulent dans l‟insouciance, malgré le danger que cela représente. A ce titre, il est essentiel de remarquer que la nature de la quête va changer de direction lorsqu‟un danger se présente. En quête de fraternité, Raj sera en quête de délivrance, afin de libérer son seul ami de l‟enfer qu‟il subit dans cette geôle. La nature qui sera responsable de la perte de ses frères, cette même nature saura lui montrer les moyens de délivrer ce dernier frère. En effet, Raj saura mettre à profit les effets dévastateurs d‟un cyclone pour entraîner secrètement David en dehors de la prison. Les deux enfants s‟enfuient discrètement, espérant enfin retrouver leur liberté. Ne sachant rien à propos de son ami, cette fugue représentait pour Raj, la seule manière de retrouver le bonheur, tout en délivrant David de cet enfer. En le sauvant, le petit Mauricien n‟avait qu‟une pensée en tête : garder David auprès de lui. En réalité, cette délivrance visait essentiellement à procurer à Raj une impression de soulagement face à la crainte de devoir à nouveau 99 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 58. 156 perdre celui qu‟il considérait comme son dernier précieux frère et se retrouver dans la solitude. Loin d‟être entièrement altruiste, le Mauricien luttait face à son malheur, qui lui paraissait incommensurable. Les propos qui vont suivre, révèlent que David était en quelque sorte une bouée de sauvetage pour ce petit Mauricien qui cherchait à se redonner un peu de sens et de joie à sa misérable existence : « Je n‟ai pas voulu sortir David de la prison parce qu‟il y était malheureux, non, j‟ai voulu le sortir parce que, moi, j‟étais malheureux. »100 Néanmoins, il n‟est pas certain si David éprouvait le même désir de vouloir s‟échapper de la prison, ce qui signifiait également se séparer des siens, à savoir de sa communauté juive. Le petit blond décide de suivre son compagnon mauricien, car sa confiance en lui était très grande. Mais la partie n‟était pas encore jouée. Raj courait le risque de se faire découvrir par les autorités et surtout par son père pour avoir fait échapper un jeune détenu. Se refusant à quitter David quoi qu‟il arrive, Raj devait se confronter à diverses contraintes, à commencer par mentir à sa chère mère sur la venue soudaine de ce nouvel ami qui devait également échapper au regard de son père impulsif. Ainsi, la liberté que Raj espérait, nécessitait de se dissimuler au moindre signe de danger. Finalement, les enfants sont obligés de refaire une fugue, craignant de se faire découvrir. Cette décision fut prise par Raj qui voulut emmener David à Mapou dans l‟espoir de retrouver son frère Anil et de reformer une famille comme dans le passé. Il s‟agissait en fait d‟une illusion de liberté, dont jouissaient les deux enfants, qui seront rattrapés par les autorités concernées. La mort de David vint comme un choc pour le petit Mauricien, qui s‟en voulait de n‟avoir pas pu garder sa promesse. Bien des années plus tard, Raj ne s‟était pas réellement remis de cette seconde tragédie à cause d‟une incompréhension, d‟un mystère entourant l‟existence de David. Ce malaise durera jusqu‟au moment où il entendit parler pour la première fois de Juifs et de la Seconde Guerre Mondiale. Ces termes éveillèrent les pensées enfouies dans son subconscient et l‟incitèrent à vouloir chercher la vérité concernant David, bien des années après son décès. Cette quête de vérité importait énormément pour Raj qui n‟était plus le même depuis ce fâcheux incident qui semblait lui avoir enlevé toute son innocence enfantine. Les malheurs de la vie l‟avaient rendu 100 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 151-152. 157 froid et distant, voire un peu brutal. Pourtant, l‟évocation de la Seconde Guerre Mondiale et des Juifs firent revenir en lui les doux souvenirs concernant David. Cette mémoire aura pour effet, en quelque sorte, d‟humaniser le jeune garçon qui aurait pu sombrer dans la dépression et la solitude face aux épreuves subies durant son enfance. De nombreuses années s‟écoulent avant que Raj n‟apprenne la vérité concernant les Juifs internés de force à l‟Île Maurice durant les années 1940-45. Devenu adulte, il réalise l‟horreur de cette période, ainsi que le calvaire qu‟a dû subir un jeune garçon juif, orphelin, séparé de son pays et de sa famille. Raj a sans aucun doute découvert la réalité en ce qui concerne son compagnon, mais cette triste réalité semble renforcer son sentiment de culpabilité et le remords d‟avoir commis des erreurs de jugement qui ont coûté la vie à son cher David qui méritait également de vivre, comme n‟importe quel enfant de son âge. IV.5.3. Un aboutissement révélateur L‟on est tenté, à présent, de se poser la question suivante : Raj a-t-il retrouvé son dernier frère ? Une question à laquelle il n‟est pas aisé de répondre par un simple oui ou non. En effet, voulant retrouver ce dernier frère, Raj s‟est heurté à une réalité difficile à digérer. Bien que Raj ait été le deuxième enfant dans la famille, ses deux frères ont toujours été protecteurs à son égard. Leur mort aurait pu le handicaper pour la vie si David n‟était pas entré dans son existence sous la forme d‟un compagnon de jeu, pour ensuite devenir un frère. Cette fois-ci, c‟est Raj qui se devait de s‟occuper de ce jeune garçon qui paraissait plus chétif que lui. A travers David, Raj semblait voir ses deux frères. Ainsi, il était de son devoir de prendre soin de lui, ce qui était aussi une seconde chance de rattraper le temps perdu. Vu sous cet angle, l‟on doit avouer que Raj a trouvé son dernier frère sous la forme d‟un petit Juif. Malheureusement, il s‟agit d‟un miracle, d‟un bonheur éphémère dont notre protagoniste ne pourra jouir bien longtemps. Cette découverte d‟un dernier frère ne portera pas de fruits à long terme. Il s‟agit d‟une amitié, un lien fraternel qui durera uniquement quelques jours. La mort est de nouveau responsable de leur séparation sur le plan physique. La quête de Raj n‟a pas porté ses fruits à long terme, pour plusieurs motifs. L‟une des principales 158 raisons reste l‟ignorance totale de Raj par rapport aux circonstances entourant l‟enfermement de David, ainsi que l‟horreur déchirant le monde sous la forme d‟une guerre mondiale. Ensuite, vient la méconnaissance de l‟état physique et mental de David dont la santé paraissait déjà critique. Atteint de malaria, qui l‟avait énormément affaibli, ce petit Juif nécessitait d‟être sans cesse sous surveillance médicale. Le manque de repos, ainsi que le manque de traitement adéquat ont eu raison de ce pauvre enfant qui ne cherchait qu‟à suivre les instructions de Raj à la lettre tellement il avait une confiance aveugle en son compagnon. L‟on est amené à se demander la raison pour laquelle Raj a rencontré un tel frère pour devoir le perdre aussitôt ? Tout en l‟affligeant énormément, la mort de David demeure une révélation pour ce Mauricien qui a pu reprendre goût en la vie, en se rendant compte qu‟il reste toujours une lueur d‟espoir même dans les pires circonstances. Une rencontre inespérée, à la suite d‟une tragédie, en est la preuve. Même après soixante ans, Raj n‟a jamais cessé de fouiller dans ses souvenirs afin de retrouver David, sa seule manière de continuer à vivre sous le poids du remords tout en sachant qu‟il avait causé la mort d‟un être cher. Il est certain que Raj portera en lui à jamais le souvenir de ce frère qu‟il avait choisi de son plein gré et dont il a précieusement gardé l‟étoile, une sorte de commémoration faite en l‟honneur de sa mémoire, mais également en l‟honneur des Juifs qui n‟ont pas survécu à cet internement. Après avoir analysé le thème de la quête dans les œuvres de Nathacha Appanah, il serait utile de se pencher sur la contribution de cette écrivaine à la littéraire mauricienne francophone en explorant la manière dont elle tente de déconstruire les mythes émanant de ce thème et de l‟espace insulaire en général. 159 Chapitre V La Déconstruction des Mythes dans l’Œuvre de Nathacha Appanah 160 CHAPITRE V La Déconstruction des Mythes dans l‟Œuvre de Nathacha Appanah V.1. Des Mythes Déconstruits L‟objectif spécifique de cette partie conclusive consistera à faire ressortir les caractéristiques les plus saillantes de l‟écriture de Nathacha Appanah qui fait partie d‟une lignée de figures littéraires contemporaines qui ont su régénérer le paysage littéraire de l‟Ile Maurice. Par ailleurs, Nathacha a le double mérite de faire aussi partied‟une ligue féminine, tout en ayant trouvé sa place dans le champ littéraire mauricien. Sa contribution rejoint celle de ses compatriotes ayant su renouveler le champ littéraire mauricien établi progressivement par leurs prédécesseurs qui ont donné naissance à cette littérature, en dépit des contraintes politico-historiques de toutes sortes. Notre dessein n‟est pas de faire une étude comparative des écrivains mauriciens francophones contemporains, ce qui nécessiterait de faire des recherches plus exhaustives, mais uniquement de mettre en lumière l‟apport de Nathacha Appanah à ce magnifique paysage littéraire. L‟Île Maurice n‟est pas seulement faite de sable, de cocotiers, ou de paysages envoûtants, elle renferme également des mystères, des secrets qui vont parfois à l‟encontre des clichés rattachés aux espaces insulaires. L‟île exotique, la gentillesse des habitants ou la tolérance à l'égard des autres sont autant de clichés qui ne correspondent pas toujours avec la réalité mauricienne. Il s‟agit de cette dimension que nous révèlent certains des ouvrages d‟Appanah. Dès la première lecture, l‟on ne peut manquer de remarquer que les romans de cette jeune Mauricienne semblent aller à l‟encontre de certains mythes ou clichés, dont certains sont directement rattachés à son pays. Ces mythes déconstruisent l'image-cliché de l'île, ainsi que les formes classiques de sa représentation littéraire. Notre attention se portera également sur le style narratif d‟Appanah, qui a connu une certaine évolution à travers les années, tout en parachevant la qualité littéraire de son œuvre. 161 V.1.1. Mythe concernant l‟esclavage L‟esclavage, un sujet extrêmement sollicité dans la littérature demeure une période de l‟Histoire qui a profondément marqué les esprits et bouleversé la vision de la société. Les littératures coloniales et postcoloniales ont tout particulièrement gardé l‟empreinte de cette période obscure. L‟abolition définitive de cette pratique inhumaine en 1848 aurait sans doute aidé à l‟émancipation des Noirs ; néanmoins elle ne mit pas entièrement fin à l‟esclavagisme. Traditionnellement, lorsque l‟on parle d‟esclaves, on pense immédiatement à des hommes et femmes noirs, issus d‟Afrique, arrachés à leur pays, pour aller fournir la main-d‟œuvre nécessaire à l‟exploitation de ressources naturelles dans les colonies. La première nouveauté dans Les Rochers de Poudre d’or réside dans le fait que l‟esclavage cité ne concerne guère ni les mêmes personnes, ni la même époque. L‟originalité de Nathacha Appanah est d‟avoir situé le récit à une période postérieure à l‟abolition de l‟esclavage. A la lecture du roman, on apprend que l‟action se passe en 1892, bien après l‟abolition de l‟esclavage et que les esclaves ne sont pas Africains, mais Indiens, une race méconnue par rapport à l‟esclavage. De plus, ces Indiens ne sont pas désignés par le terme d‟esclave, mais par l‟euphémisme d‟engagé ou du terme péjoratif de « coolie ». Il s‟agit, en réalité, de la naissance d‟une main-d‟œuvre souspayée qui constitue une des conséquences à long terme de la dissolution de la traite négrière. D‟ores et déjà, le roman ne tombe pas dans la facilité et le déjà vu. Par ailleurs, la croyance que les esclaves devenus « nouveaux libres » purent se refaire une nouvelle vie paisible comme tout être libre semble également quelque peu illusoire, car leur intégration à une société normale ne s‟est pas faite sans difficultés. En effet, le récit les montre menant une vie séparée, à l‟écart des autres communautés et gardant toujours un certain ressentiment par rapport à la manière dont ils ont été traités pendant des siècles. D‟une manière générale, ce récit évoque une sorte d‟esclavage moderne et rappelle également que ce rapport de domination reste malheureusement une vérité intemporelle. En réalité, on ne peut pas affirmer catégoriquement que l‟esclavage a totalement disparu, mais seulement dire que ses effets se sont estompés tout en 162 subsistant sous diverses formes. Ce roman met en scène des personnages pris dans une espèce de toile d‟araignée, en d‟autres mots, un esclavage commercial, qui implique un contrat et une rémunération. Cependant, il s‟agit d‟une façade trompeuse qui dissimule une véritable exploitation des Indiens, par des autorités britanniques dont le seul but est de mettre à profit leurs colonies en y envoyer le plus de travailleurs possible. Dans le cas contraire, l‟avenir des dépôts d‟émigrés serait en péril. A ce titre, citons un extrait du roman : « Ce mois-ci, Madras n‟a envoyé que quatre-vingt-dix-sept travailleurs à Maurice ! C‟est trop peu. Il faut au moins le double. Si nous continuons, nous fermerons, comme Bombay ! »101 Prononcé par le chef du dépôt de Madras, ce passage révèle l‟aspect purement commercial de ce recrutement, qui n‟est nullement favorable aux travailleurs puisqu‟il est destiné à satisfaire les besoins des propriétaires terriens des colonies. Durant le recrutement, l‟abus se poursuit, car les officiers profitent de l‟analphabétisme de la plupart des Indiens en les faisant signer leur contrat de travail dont ils ignorent le contenu. Arrivés sur les colonies, les émigrés, devenus engagés, perdent toute dignité puisqu‟ils se font traiter comme du bétail humain. Le viol de Ganga, les coups reçus par Badri, l‟humiliation à laquelle fait face Vythee sont autant de preuves qu‟il existe toujours des catégories d‟êtres humains assujettis et qui n‟ont pas les moyens de lutter ni de se défendre contre des communautés dont le statut social et économique les surpassent largement. Même si le récit de Nathacha remonte à plus d‟un siècle, l‟oppression dont sont victimes les personnages ne semble pas très éloignée de notre réalité actuelle. « L'esclavage moderne est présent dans bien plus de 12 pays cités par le HRW (Human Rights Watch) »102. L‟exploitation de l'homme par l'homme reste une cruelle réalité dont sont souvent proie les travailleurs clandestins qui subissent le travail forcé. A cela s‟ajoute les effets de la xénophobie, le trafic d‟enfants engendrant l‟exploitation juvénile ainsi que les victimes de l‟esclavage sexuel. En bref, Les Rochers de Poudre d’or introduit les lecteurs à une sorte de résurrection de l‟esclavage, soi-disant officiellement banni en 1848 ; par conséquent, le roman en 101 102 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, op. cit., p. 58. Vide http://astrosurf.com/luxorion/esclavage8.htm 163 question semble bafouer la croyance selon laquelle le commerce humain se serait éteint avec la libération des esclaves noirs. V.1.2. Mythe d‟une société multiculturelle et harmonieuse Maurice jouit d‟un statut culturel particulier caractérisé par sa richesse multiculturelle s‟expliquant par les vagues de migration provenant d‟Afrique, d‟Asie et d‟Europe, ce qui lui a valu l‟appellation de « nation arc-en-ciel ». S‟agit-il d‟une utopie ? A ce stade, il faut souligner que malgré l‟image que possède l‟Île Maurice d‟une nation pluriculturelle où coexistent des communautés diverses, il y existe néanmoins des hiérarchies socio-économiques que nul ne doit violer. La société mauricienne est une société extrêmement complexe où subsistent des réalités parallèles et contradictoires. Deux « fléaux » semblent être à l‟origine de cette situation : le communalisme ainsi que le castéisme. Des termes sans doute « néologiques » qui caractérisent le cloisonnement du Mauricien au sein de sa communauté et sa caste. Dans ce cas, la tolérance qui pousse le Mauricien à vivre avec l'Autre au quotidien pourrait être une façade souvent idéalisée par les étrangers qui dissimulerait de nombreux problèmes. A vrai dire, Maurice est porteuse de nombreuses tensions au sein et entre les différentes communautés. Blue Bay Palace met en scène deux mondes qui se côtoient et qui dépendent l‟un de l‟autre, sans pour autant briser le mur invisible qui les sépare, deux mondes séparés par la caste. Selon les propos de Jeeveetha Soobarah, ce second roman de Nathacha Appanah « lève le voile sur le mythe de l‟harmonie sociale qu‟on a toujours associé à la société multiculturelle mauricienne. Tout mariage, tout amour inter-caste, interreligieux est vécu comme une transgression sociale sévèrement punie, ou sinon interdite. La fin tragique de Blue Bay Palace est emblématique de la juxtaposition impossible des oppositions, telles : riche/pauvre, sale/propre, réalité/illusion, 164 amour/haine, réussite/échec qui jalonnent ce roman.»103 Ainsi, le rapport riche/pauvre, haute caste/basse caste, n‟a jamais été possible sans donner lieu à des tensions. La différence de castes104, considérée comme obstacle, reste une réalité actuelle dans le contexte mauricien, mais également dans d‟autres sociétés, telles que la société indienne, où prévaut le mariage arrangé. Maya elle-même est consciente de l‟écart qui la sépare de Dave : ils appartiennent à deux mondes différents, ce qui expliquerait sans doute l‟hésitation, l‟appréhension qu‟elle ressentait au tout début de leur relation, qui lui semblait irréaliste : « Moi, hindoue de caste insignifiante et lui, brahmane. Moi et ma famille sans le sou. Dave et sa fortune colossale. »105 Au commencement de leur liaison, Maya éprouve une certaine prémonition qui se rattache sans doute au préjugé selon lequel il ne fallait pas aspirer à plus ce que l‟on mérite. Des phrases telles que « j‟ai eu honte de la chance que je croyais avoir », « Je me disais que je ne méritais pas cette chance », « je voyais bien que j‟étais trop heureuse »106, révèlent le sentiment de culpabilité qui s‟est abattu un moment sur Maya, qui était originaire d‟un milieu où aspirer à une existence heureuse restait inconcevable. Toutefois, elle a su surmonter ces préjugés au nom de l‟amour dont la puissance est telle qu‟aucun obstacle ne peut lui tenir tête. Cependant, piégé par les circonstances, l‟homme de ses rêves, Dave, n‟a pas su faire preuve d‟une bravoure semblable. Obligé de céder aux pressions familiales, il n‟a pas osé franchir la barrière qui le séparait de Maya. Il est resté prisonnier du système de castes qui est fondé sur la perpétuité d‟une lignée à travers l‟endogamie, prouvant en même temps, l‟état d‟esprit communautaire du personnage mâle. Afin d‟assurer le bonheur de sa famille, Dave a tout bonnement renoncé à son amour. Pour combler le tout, l‟aveu qu‟il fait à Maya à la suite de son mariage de convenance, est empreint d‟une amertume qui n‟est pas sans laisser percevoir une touche d‟hypocrisie. A quoi bon vouloir quitter sa nouvelle épouse, alors qu‟il aurait pu tout simplement refuser de l‟épouser et faire front à sa famille ? Faisant preuve de 103 Jeeveetha Soobarah, La Construction d’Une Littérature par La Déconstruction des Mythes : Devi et Mouriquand, Ecrivaines Mauriciennes, Communication présentée au „National seminar on challenges of teaching French in India‟, Université de Rajasthan, 11-13 Janvier 2008. 104 La communauté hindoue est divisée en quatre classes sociales principales : les Brahmanes (prêtres), les Kshatriyas (guerriers), les Vaïshyas (commerçants) et les Shûdras (travailleurs manuels). 105 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 55. 106 Ibid., p. 27. 165 lâcheté devant les exigences sociales, Dave ne peut exprimer son désespoir qu‟à travers des plaintes continuelles et des menaces inutiles, tout en se noyant dans l‟alcool. Si l‟on compare son attitude à celle de Maya, cette dernière ne semble pas être du genre à se résigner. Les contraintes sociales ne l‟intimident pas, au contraire, ces entraves la provoquent. A ces obstacles, s‟ajoutent les propos déconcertants de Dave par rapport à sa nouvelle épouse : « Quand je rentre, je prie pour qu‟un cambrioleur l‟ait assassinée et que je la vois […] elle, la gueule en sang, sur une civière.»107 Cette outrance semble être l‟unique issue qui lui reste afin de laisser libre cours à sa déception. Cette furie n‟est pas seulement orientée contre son épouse, mais elle est surtout dirigée contre les contraintes socio-économiques qui lui ont mis les menottes. Faute de pouvoir agir et maîtriser la situation, Dave n‟a fait que transmettre sa fureur à Maya. Face à cette trahison ainsi qu‟à la rigidité de la différence, les seules réponses que Maya apportent sont la folie et la violence qui la mène au paroxysme de la haine. Ce qui n‟était qu‟un simple délire aux yeux de Dave, devient une réalité concrétisée par Maya. En fin de compte, Blue Bay Palace semble témoigner des réactions des amants face au système hiérarchique contre lequel ils restent impuissants. Malgré l‟ambiance multiculturelle qui y règne, l‟on ne devrait pas se méprendre sur la société mauricienne, marquée par la pérennité du modèle communautaire. Chaque individu demeure en butte aux exigences de sa communauté. Il doit s‟y plier comme le fait Dave, ou il lui faut recourir à la violence pour apaiser sa fureur tout en dénonçant cette injustice sociale, alternative choisie par Maya. Cette dernière a la fonction de révéler le faux-semblant tant au niveau individuel que social. Ce roman possède donc la particularité de dévoiler les tabous et préjugés qui règnent au sein de la communauté hindoue. Par conséquent, ce deuxième roman d‟Appanah s‟avère remettre en question l‟étiquette paradisiaque, idyllique rattachée à l‟Île Maurice où règnerait une homogénéité sociale et raciale entre et au sein des diverses communautés. 107 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 73. 166 V.1.3. Mythe du retour aux origines Dépourvue d‟une population autochtone, l‟Île Maurice s‟est uniquement formée par le brassage de diverses ethnies postérieur aux colonisations. Il est ainsi naturel que ses habitants soient à la recherche de leurs origines ou de leur souche. Cette inclination rejoint une soif d‟identité, une quête d‟ordre psychologique. Retrouver ses racines équivalait, en fait, à se retrouver avec soi-même en toute sérénité. Dans le cas de La Noce d’Anna, la situation est toute autre. L‟éloignement de l‟Île Maurice n‟est pas vécu avec nostalgie et encore moins avec amertume. Ayant quitté le nid parental de son plein gré, Sonia n‟éprouve plus le besoin d‟y retourner. En fait, Sonia ne regrette nullement de ne pas être retournée vers son île ni même de l‟avoir quitté il y a vingt-cinq ans. Attirée par le mode de vie occidentale, mais surtout par l‟autonomie qu‟il procure, elle s‟est complètement adaptée, intégrée à ce monde si différent du sien. Aussi étrange que cela puisse paraître, aucun incident ne l‟a poussée à vouloir retrouver sa patrie-mère. Durant le moment crucial de sa vie, lorsqu‟elle devait mettre au monde sa fille et l‟élever sans la présence d‟un père, Sonia a préféré vivre dans la solitude plutôt que de chercher consolation dans le milieu familial. Même la mort de ses parents n‟affecte point la résolution de Sonia qui préfère rester dans son nouveau monde, plutôt que de faire face à la société mauricienne. Ce refus de revenir au pays natal trouve également son origine dans une certaine crainte d‟être confrontée aux siens, qui ne la verront pas d‟un bon œil à cause de son célibat assez particulier. Bien qu‟elle ait eu, par moment, envie de revoir sa terre natale, sa situation personnelle n‟était pas à son avantage. Ayant eu un enfant hors mariage, ce qui n‟était guère convenable dans une société comme la sienne, elle savait qu‟elle ne serait pas accueillie à bras ouverts. Cette peur de ne pas pouvoir s‟intégrer parmi les siens, a sans doute dû la rapprocher du pays d‟accueil où elle n‟avait de comptes à rendre à personne. Le retour vers le pays natal doit se faire en toute dignité, sinon il n‟est plus envisageable. C‟est ce qui se déroule dans le cas de Sonia pour qui ce voyage constituerait plus un châtiment qu‟une source de jubilation. 167 Néanmoins, les souvenirs du pays natal ne sont pas négligeables. Il s‟agit essentiellement d‟images exotiques et de scènes d‟enfance que la narratrice évoque de temps à autre, lorsque les idées lui font défaut. C‟était surtout un point d‟appui dont elle se servait, quand les circonstances ne lui sont pas favorables. Les souvenirs lui permettent de mieux se découvrir par rapport aux autres, et de prendre conscience de sa singularité en tant que fille et mère. Non loin de provoquer en elle un certain mal du pays, ces évocations lui servent de points de repère, tout en lui permettant essentiellement de s‟échapper momentanément du moment présent. Elle a choisi volontairement de ne pas se laisser emporter par ses nostalgies ou, serait-il plus juste de dire, de ne pas « succomber » à ses souvenirs qui ne restaient que de simples images de son passé. D‟ailleurs, elle trouvait bizarre le fait d‟être souvent questionnée sur l‟Île Maurice, pays merveilleux qui devait absolument lui manquer, faute de quoi, elle serait probablement perçue comme une insensée. Sonia éprouvait une certaine gêne à chaque fois qu‟elle était contrainte de justifier son choix d‟avoir quitté son île, décision qu‟elle avait prise tout naturellement. En bref, Sonia semble représenter le personnage îlien, qui a toujours éprouvé le besoin de découvrir, mais également d‟errer en dehors de sa patrie. Toutefois, elle remet en cause le cliché du retour au pays d‟origine en rompant le lien affectif qui la lie à l‟Île Maurice dont elle a conservé quelques souvenirs sans avoir ressenti un réel besoin de retrouver tout ce qui lui était familier. Par conséquent, elle se détache du personnage typique se trouvant au sein d‟un univers étranger, quasiment aliénant, et dont l‟impulsion se dirige vers le pays natal, source de réconfort. Ainsi, Sonia ne correspond en rien au portrait du personnage vivant en dehors de son pays, souffrant de l‟éloignement et attendant la moindre occasion pour revoir sa terre d‟origine. Elle dépasse ce cliché par sa capacité d‟avoir su non pas rompre, mais du moins se distancier du cordon affectif qui la rattachait à son pays natal. V.1.4. Mythe d‟une nation accueillante Tout comme l‟œuvre de ses contemporains, celle de Nathacha Appanah échappe aux 168 moindres clichés exotiques. L‟exemple du Dernier frère en est une nouvelle preuve. Son mérite réside dans le fait d‟avoir pris des distances par rapport à toutes sortes de mythes entourant les espaces insulaires. A ce titre, citons les propos de Jean-Louis Guébourg : « Les îles tropicales de l‟Océan Indien n‟échappent pas à la vision générale européenne, le mythe de l‟île paradisiaque, aux femmes créoles belles et lascives, images savamment véhiculées à partir du XVIIIe siècle, notamment dans la littérature exotique. »108 La première chose qui démarque ce roman des ouvrages exotiques est la représentation de l‟île comme une prison naturelle mettant en valeur son isolement insulaire. « Les gouvernements européens ont souvent utilisé leurs dépendances insulaires comme lieu d‟exil. »109 En ce qui concerne le récit d‟Appanah, il s‟agit d‟un exil temporaire des Juifs imposé par les autorités anglaises. Ayant fait l‟objet de plusieurs colonisations, il est évident que Maurice a gardé les marques d‟oppression ainsi que les traces de ces liens avec les colonisateurs. Toutefois, l‟on est amené à s‟interroger sur le statut social rattaché à ce pays. S‟agit-il d‟une nation neutre ? Pour expliciter et simplifier cette expression, il s‟agirait d‟une nation qui n‟aurait joué aucune sorte de rôle durant les conflits mondiaux. Une terre colonisée, soit, mais Maurice a également joué le rôle d‟une terre d‟isolement, de claustration. C‟est ce que nous révèle implicitement, Le Dernier Frère. Cette île a longtemps dissimulé une période restée inconnue. Non loin d‟avoir été une nation neutre ou accueillante, Maurice a été chargée d‟une tâche bien spécifique durant le conflit mondial des années 1940-45 : se porter garante de l‟internement d‟un groupe de Juifs. Vestige d‟un passé encore trop méconnu, le dernier roman d‟Appanah est l‟occasion de se remémorer le cheminement de toute une communauté qui a dû se séparer de son pays et vivre une nouvelle vie carcérale sur une île située à l‟autre bout du monde. Contrairement aux autres peuples, cette communauté n‟a laissé presqu‟aucune trace de son passage ou de son internement. Par ailleurs, il s‟agit d‟un peuple sans apparent lien historique avec l‟île. Cette période obscure demeure sans doute le seul témoignage d‟un possible lien entre les Juifs et l‟Île Maurice. Employée à des fins politiques, l‟île se détache ainsi du cliché évoquant un espace bénéficiant d‟une ambiance romantique unique. 108 Jean-Louis Guébourg, Petites Îles et Archipels de l’Océan Indien, Collection Homme et Société : Histoire et géographie, Éditions Karthala, Paris, 2006, p. 39. 109 Ibid., p. 39. 169 Par ailleurs, les ouvrages de nature exotique ont souvent tendance à décrire la nature insulaire tropicale à travers une apparence amène et accueillante, en minimisant le caractère agressif et les dangers du milieu insulaire. Cette violence de la nature est bien mise en relief dans le dernier roman d‟Appanah. Il s‟agit d‟un monde assez sauvage et hostile qui n‟épargne même pas les connaisseurs de la terre en bouleversant leur destin, apparaissant sous forme de cyclones auxquels s‟ajoutent les maladies mortelles dues à la chaleur. Le Dernier Frère situe l‟histoire dans un village dont les habitants sont constamment menacés par l‟hostilité des éléments naturels. Durant le récit, le cyclone s‟abat à deux reprises, bouleversant le destin du personnage principal, le petit Raj. En effet, c‟est bien un cyclone qui détruit le bonheur familial de Raj en emportant ses deux frères à jamais. Il s‟agit bel et bien d‟une nature imprévisible qui se déchaîne, en n‟ayant aucune pitié de pauvres êtres pris au dépourvu par sa furie. L‟écriture d‟Appanah révèle parfaitement cette impétuosité, à travers des tournures métaphoriques appropriées qui dévoilent un tableau presque fantasmagorique du paysage. A ce titre, citons certains extraits révélateurs : « A Mapou, la pluie était un monstre. On la voyait prendre des forces, accrochée à la montagne, comme une armée regroupée avant l‟assaut, écouter les ordres de combat et de tuerie. »110 L‟impuissance et la fragilité de l‟homme sont certes illustrées par sa confrontation avec des éléments naturels qui effrayent par leurs complicité ainsi que par leur pouvoir de transformer en un danger imminent ce qui paraissait au premier abord inoffensif. A ce propos, citons l‟angoisse de Raj face au cyclone : « Je hurlais de toutes mes forces, mais le vent, la pluie, le tonnerre, les éclairs, le grondement de la coulée de boue qu‟était devenue notre rivière adorée couvraient ma voix et ne me laissaient aucune chance. »111 Le second cyclone a des effets aussi dévastateurs que le précédent, tant la nature semble prise de démence. Citons « Des nuages bas, effilés, et noirs comme des fantômes maléfiques sont passés rapidement au-dessus de nous […] Les cimes des arbres dansaient contre le ballet des nuages, une nuée d‟oiseaux s‟est envolée à toute allure en criant […] Dehors, la forêt craquait, se brisait, résistait, et on aurait dit une 110 111 Nathacha Appanah, Le dernier frère, op. cit., p. 19. Nathacha Appanah, Le dernier frère, op. cit., p. 34. 170 meute hurlante entourant notre maison, un être vivant en folie. »112 Ce nouveau cyclone a également des répercussions sur l‟existence de Raj et David, puisqu‟ils arrivent à s‟échapper ensemble à travers une fente qui s‟était formée dans la barrière entourant la prison, abîmée à la suite des ravages du cyclone. Malheureusement, cette décision sera fatale pour le petit Juif, tout en laissant une profonde cicatrice dans l‟âme du jeune Mauricien. Par conséquent, le roman d‟Appanah dévoile un paysage mauricien qui dépasse le simple leitmotiv pittoresque représenté dans les cartes postales pour devenir une réalité terrifiante faisant partie de la vie quotidienne qui n‟échappe pas à ses soubresauts. V.2. Une narration personnalisée V.2.1. Points de vue multiples Les thèmes d‟Appanah évoquent certes l‟Inde, Maurice ou la femme, mais elle ne cherche guère à promouvoir son identité, ni ses souches. Étant elle-même une descendante d‟une famille indienne d‟engagées, elle a choisi l‟histoire de ses ancêtres comme intrigue de son premier roman. Quoi de plus surprenant que d‟évoquer le pays d‟origine ? L‟on pourrait penser à un retour vers les sources, à une quête de l‟identité, thème de prédilection pour les écrivains francophones de l‟Océan Indien pour qui l‟évocation de la diaspora indienne équivalait peut être à un retour vers les origines. L‟évocation du paysage indien est certes une manière d‟honorer le pays de ses ancêtres, mais Appanah n‟effectue pas un simple éloge de la société indienne. La figure de Badri est l‟incarnation même de l‟adolescent fainéant, obsédé par les jeux d‟argent. En fait, elle n‟hésite pas à critiquer certaines pratiques ou rites archaïques et misogynes, marquant une vision moderne et féministe. Le personnage de Ganga est l‟exemple d‟une femme qui, par sa fuite, rejette la coutume qui exige qu‟elle soit brûlée vive, en public. En contraste avec l‟image des Indiennes généralement dociles, Ganga reste une exception non seulement par ses origines royales, mais surtout par sa force de caractère déroutante. Même face à des maîtres impitoyables, elle ne fléchit 112 Ibid., p. 104-105. 171 pas et lutte jusqu'à la fin pour garder sa fierté et sa dignité. Un autre protagoniste féminin qui ne semble pas adhérer au stéréotype traditionnel, est Roopaye, recruteuse d‟engagés. Dans un milieu majoritairement masculin, elle a su gagner la confiance des colons anglais et des Indiens, tout en devenant une figure de transition. Toutefois, son portrait est marqué également par des nuances péjoratives dans la mesure où c‟est une femme qui a su s‟enrichir au détriment de la liberté de ses frères et en devenant quelque peu complice d‟esclavagisme. Nathacha Appanah se distingue par sa perspective narrative. En effet, centré vers l‟interculturalisme, son premier roman ne donne pas seulement la parole aux Indiens piégés dans le système de l‟engagisme, mais il nous offre également le point de vue des autres communautés. Les colons ne sont pas tous peints comme des despotes. Jusqu‟à la fin, le Dr. Grant reste, malgré lui, quelque peu fasciné par les rituels insolites des Indiens, tandis que le Protecteur des Immigrants, Pratt essaye de se montrer bienveillant avec ces pauvres êtres sans chercher à les intimider comme le reste des officiers. Le capitaine de l’Atlas va encore plus loin en exprimant sa fascination pour la culture des Indiens à tel point qu‟il s‟est décidé à prendre sa retraite dans ce pays. Malgré la brièveté de leur rôle dans le récit, les anciens esclaves noirs ne manquent pas de dévoiler leur état d‟âme après leur libération. Ayant eu droit à leur part de souffrances, certains envient secrètement le destin de leur successeurs, alors que d‟autres, remplis de haine, n‟hésitent pas à dénoncer les Indiens à la moindre occasion, le seul moyen de prendre leur revanche. Ces points de vue variés indiquent clairement que l‟auteure ne cherche nullement à prendre parti en faveur de quiconque, son roman n‟étant pas un réquisitoire contre le système colonial. Il s‟agit avant tout de donner un visage à des personnages qui ont peuplé une période de l‟Histoire peu connue : l‟après-abolition de l‟esclavage. V.2.2. Narration distinctive A part le premier roman d‟Appanah, les autres sont racontés à la première personne. En ce qui concerne Les Rochers de Poudre d’Or, il ne s‟agit pas d‟une narration 172 totalement omnisciente. L‟on est ainsi amené à se demander en quoi la technique narrative employée se distingue du reste des ouvrages. Le choix narratif de l‟auteur parait judicieux dans la mesure où il peut favoriser l‟adaptation cinématographique de ce roman. Certains procédés particulièrement intéressants permettent d‟éviter que le récit de tombe dans un fil narratif linéaire et ennuyeux. En premier lieu, l‟on constate la singularité des titres attribués aux chapitres. Tous sont tirés du chapitre qu‟ils introduisent. Certains tels que « Et les cannes en fleur bougeraient dans le vent pour les saluer »113 et « Quelques étoiles de leurs larmes étaient de chagrin »114 sont imprégnés d‟une nuance poétique remarquable. Ensuite, l‟on remarque l‟hétérogénéité des premiers chapitres qui soutient l‟attention des lecteurs qui peuvent les lire quasiment comme des nouvelles autonomes. En effet, chaque chapitre s‟intéresse à un personnage, une histoire et un lieu géographique différents. En évitant de mêler leurs histoires, l‟auteur a su habilement les mener vers un point focal, à savoir l‟Atlas, où l‟on assiste à la convergence des personnages. Au niveau de la narratologie, Appanah opère une rupture à partir du moment où le récit est assuré par le docteur Grant. Ainsi, d‟une narration extradiégétique, nous passons à une narration intradiégétique115. L‟histoire est alors narrée sous le point de vue méprisant et haineux du docteur Grant. Il y a également un changement au niveau de la forme narrative, car d‟une narration plus éparse et moins linéaire, nous passons à une reconstitution chronologique des faits à travers le journal du capitaine. Cette forme ne semble pas avoir été choisi au hasard par Appanah, car elle présente également un autre avantage, celui d‟indiquer pour la première fois dans le récit la situation temporelle : « le 23 avril 1892 »116. Une nouvelle rupture narrative a lieu dès le début de la deuxième partie, où l‟on revient à un récit extradiégétique avec l‟exposition des mésaventures des engagés indiens sur la plantation sous le joug des propriétaires mauriciens. La seconde partie se distingue aussi de la première par le changement de lieu et la disparition de certains personnages au profit d‟autres qui font leur apparition, conférant au récit une variété au niveau 113 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’or, op. cit., p. 129. Ibid., p. 162. 115 Le narrateur extradiégétique ne fait pas partie de la fiction, mais sait tout ce qui se passe (comme le narrateur omniscient), tandis que le niveau intradiégétique concerne le point de vue d‟un personnage. 116 Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’or, op. cit., p. 77. 114 173 narratif. D‟autre part, en clôturant le roman sur le retour en Inde, l‟auteure semble représenter une circularité qui assure en même temps la cohésion du texte en refusant de situer l‟épilogue à l‟Île Maurice. Ce retour à la situation initiale est une symbolique de la vanité du voyage entrepris par les engagés, puisqu‟ils ne connaissent aucune progression. V.2.3. Des épilogues à suspense Refusant de tomber dans le piège de l‟exotisme ou d‟une narration centrée exclusivement sur Maurice en tant que telle, Appanah manie une écriture assez sobre, dans la mesure où elle n‟emploie pas de descriptions surchargées sur des lieux ou des rituels de nature tropicale. Toutefois, le style n‟en est pas désavantagé, car il est riche en émotions violentes qui prennent souvent le dessus sur une écriture qui glisserait plus ou moins dans un simple registre exotique. Il faut avouer qu‟il s‟agit de caractéristiques propres aux écrivains mauriciens de sa génération. Sans la placer constamment au même rang que ses contemporains, l‟on pourrait se demander ce qui caractérise le style particulier de Nathacha Appanah ? Le succès incontestable de son œuvre romanesque pourrait apporter une réponse. D‟une manière générale, ses récits sont marqués par ses non-dits, sa violence à travers les traits subversifs du langage, ainsi que son évolution. Une attention toute particulière pourrait être conférée au dénouement des romans étudiés lors de cette recherche. Des épilogues que l‟on peut caractériser de partiels, car le récit se conclut sur des silences qui marquent la fin de la narration et non du véritable récit. L‟exemple des Rochers de Poudre d’Or est moins évident, puisqu‟il se termine sur la misère des engagés indiens cédant à la fatalité de leur sort. Cependant, l‟on est amené à imaginer une possible résistance de leur part à la fin de leur séjour. La fin de Blue Bay Palace est remarquable, car elle demeure silencieuse sur le sort qui attend Maya, coupable d‟un meurtre. La Noce d’Anna clôt également sur une question posée par Anna à sa mère, à savoir « Qu‟est-ce qui va se passer maintenant, Maman ? ». Question à laquelle le roman n‟apporte pas de réponse, créant un certain 174 suspense sur le rapport mère-fille. Le Dernier Frère s‟achève sur un témoignage du vieux Raj qui s‟apprête à raconter à son fils un épisode poignant de son enfance. Ce geste permettra-t-il au septuagénaire de se libérer de son sentiment de culpabilité ? La réponse à cette question reste pourtant un mystère. V.2.4. Une écriture violente L‟écriture d‟Appanah peut être caractérisée de violente dans la mesure où elle ne « mâche » pas ses mots, à travers de longues descriptions lyriques ou romantiques. Cette violence, on la ressent en pénétrant dans les moindres recoins de l‟intimité des personnages. En ce qui concerne Les Rochers de Poudre d’Or, le journal de bord du Dr. Grant marque l‟évolution psychologique d‟un Anglais confronté à la communauté hindoue. Apparaissant d‟abord comme un homme insatisfait, méprisant et allergique à toute autre culture que la sienne, particulièrement a la culture indienne qui ne lui inspire que de la répugnance, (« Je déteste les Indiens. Parfois autant que les mouches, parfois plus »117), son attitude connaît un certain changement. En effet, il fait preuve d‟une certaine humanité en certaines circonstances (« Quand ils sont passés devant moi en gardant les yeux baissés, je crois que j‟ai eu pitié d‟eux. »118), pour devenir victime d‟hallucinations, tellement leurs rituels et leurs superstitions ont commencé à le hanter. (« Ils invoquent leur Dieu à plusieurs bras, ils invoquent de choses à têtes menaçantes et aux langues de sang. »119) D‟un personnage méprisable, le Dr. Grant évolue pour donner l‟apparence d‟un pauvre être, vivant dans la solitude et inspirant la pitié, au moment de sa tragique disparition. Blue Bay Palace, entièrement centrée sur la vie de Maya, est l‟histoire d‟une violence passionnée, irrémédiable, qui sera à l‟origine de sa ruine. Poignardée au fond d‟ellemême par la trahison de Dave, Maya ne pourra se libérer de l‟emprise de cette passion 117 Nathacha Appanah, Les rochers de Poudre d’or, op. cit., p. 78. Ibid., p. 82. 119 Nathacha Appanah, Les rochers de Poudre d’or, op. cit., p. 124. 118 175 intense. Elle s‟assimile à son « pays après le cyclone : ravagé, à plat, sens dessus dessous, la terre dans l‟océan, la mer dans la terre, les racines à l‟air, les arbres à terre, le vent plus fort que tout… »120 Belle formule qui résume un état d‟âme, dévastée par la flamme amoureuse. Le parcours de Sonia, protagoniste de la Noce d’Anna, dépasse celle d‟une mère célibataire se souciant du bien de sa fille qui tendrait à simplifier le portrait de cette femme qui s‟est battue toute sa vie pour prouver son instinct maternel. Donnant d‟abord l‟apparence d‟une personne sachant prendre les choses à la légère, vivant sa vie au jour le jour, Sonia est totalement bouleversée à l‟idée de se faire rejeter, renier, oublier par sa fille unique, une crainte qui semble s‟être installée au fond d‟elle. « Je l‟aime tant, ma fille, je ne voudrais pas qu‟elle s‟en aille, je voudrais qu‟elle soit là, à mes côtés, je voudrais qu‟elle pleure à ma mort, qu‟elle souffre, qu‟elle parle de moi les larmes aux yeux, même des années après ma mort »121. Il s‟agit de divagation, certes, mais ce délire ne peut guère nous laisser indifférent, dans la mesure où il illustre le cri de détresse maternel. Le cas du Dernier frère est plus complexe, car il ne repose ni sur des liens familiaux ni sur des rapports amoureux, mais il décrit d‟une amitié enfantine dont le poids a marqué le protagoniste pendant le reste de son existence. Tiraillé déjà entre la violence familiale d‟un père ivrogne et agressif et la mort tragique de ses frères, le petit Raj est condamné à se sentir responsable toute sa vie d‟un acte commis dans l‟enfance. Quoi de plus terrible que de porter un tel fardeau jusqu'à la fin de ses jours ? « Quand je parle de David, mon cœur est lourd, ma tête fourmille et je voudrais pleurer tellement les regrets m‟assaillent.»122 A ce sentiment de remords, s‟est ajouté le choc de la révélation concernant la véritable histoire des Juifs pourchassés de leur pays, dont David faisait partie : « J‟ai craqué comme une branche sèche et bouffée par les mites quand j‟ai appris enfin la véritable histoire de David. » Un énoncé, dont la brutalité 120 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, op. cit., p. 73. Nathacha Appanah, La Noce d’Anna, op. cit., p. 74. 122 Nathacha Appanah, Le Dernier Frère, op. cit., p. 160. 121 176 nous plonge dans l‟émotion, à la pensée qu‟un être ait survécu à une telle culpabilité qui l‟a hantée toute son existence. En somme, les êtres peuplant le monde romanesque d‟Appanah ne sont pas des caricatures, mais des personnages aux traits poignants, qui ne manquent pas d‟émouvoir le lecteur, sans pour autant plonger le récit dans un intense pathos. 177 Conclusion 178 Conclusion La Littérature francophone cesse progressivement d‟être toujours synonyme avec une littérature postcoloniale ou une littérature identitaire pour s‟inscrire dans une optique plus personnalisée. En ce qui concerne la littérature francophone de l‟Océan Indien, il semble qu‟elle n‟ait pas été aussi bien exploitée que les littératures d‟Afrique ou du Québec, d‟où l‟intérêt d‟explorer de nouveaux horizons pouvant mener à de nouvelles perspectives du monde, favorisant un meilleur enrichissement du champ littéraire francophone. Notre thèse s‟est fondée sur un postulat : il existe une logique interne reliant les romans à succès de Nathacha Appanah, figure contemporaine de la littéraire mauricienne d‟expression française. Nous nous sommes efforcés de montrer que ce lien résidait dans le concept de la quête. Le but de cette thèse a été de montrer comment les ouvrages de Nathacha Appanah conçoivent le concept de la quête et toutes les représentations qu‟ils en donnent. Durant cette étude thématique de ses romans, nous avons pu mettre à jour différents éléments : au delà de la quête identitaire, Appanah nous met en face de quête liée au déracinement, à la délocalisation ; il s‟agit également de la découvrir au niveau psychologique, lorsqu‟elle concerne les rapports complexes existant entre des individus ayant des traits très différents. Nathacha Appanah, comme les autres écrivains mauriciens, offre aux lecteurs un tableau de sa patrie peuplée de personnages ayant pourtant certains points communs : Ils ne cèdent jamais devant le malheur. Ainsi, les engagés sont résolus à rester en vie, sans doute attendant une lueur d‟espoir. Maya ne se laisse pas abattre par son chagrin d‟amour et décide de lui faire face à sa façon. Quant à Sonia, elle mène sa vie tant bien que mal, malgré un certain malaise qui la hante depuis la naissance de sa fille. Raj rejoint d‟une certaine manière la destinée des personnages cités précédemment, car il survit en dépit du remords qui n‟a jamais cessé de le ronger depuis son enfance. 179 Malgré l‟adversité qui les poursuit, ces personnages sont impliqués dans la vie et ne renoncent jamais à l‟assumer jusqu‟au bout. Cette seule vertu fait d‟eux des personnages attachants qui ont également le mérite de faire ressurgir différentes facettes évidentes de l‟Île Maurice, surtout celles dont on se douterait le moins, celles que le monde n‟a jamais connues puisqu‟elles s‟éloignent du paysage exotique sans cesse célébré dans les brochures ou les cartes postales. La réalité mauricienne se révèle beaucoup plus complexe et multiforme. Des auteurs mauriciens francophones démontent tous ces clichés, entourant l‟Île Maurice et nous montrent une réalité très dure, parfois même inhumaine. Actuellement, Nathacha Appanah demeure sans aucun doute une des figures littéraires les plus prometteuses de la littérature mauricienne d‟expression française. En attendant la sortie de son prochain ouvrage, nous espérons que notre recherche aura apporté suffisamment de réponses à la problématique posée dans l‟introduction, tout en ayant pu susciter la curiosité des futurs chercheurs quant à l‟exploration d‟une section de la littérature francophone centrée sur l‟Océan Indien, qui mériterait d‟être analysé en profondeur, tellement cet espace littéraire bouillonne de talents incomparables. Il semble que les écrivains francophones d‟origine mauricienne n‟ont pas dit leur dernier mot. 180 BIBLIOGRAPHIE I. Livres a) Sources Primaires 1. Nathacha APPANAH. Les Rochers de Poudre d’Or. 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Thèse pour le Doctorat du 3ème cycle, Université Friedrich Alexander d’Erlangen Nürnberg, p. 45. 192 Sitographie http://patrimages.over-blog.com/article-22423401.html (Date de consultation : 1 / 05 / 2008) http://patrimages.over-blog.com/article-yussuf-kadel-et-umar-timol-conferencede-limoges-sur-la-litterature-mauricienne-fin-2010-65094995.html (Date de consultation : 3 / 07 / 2008) http://skreo-dz.over-blog.com/article-ile-maurice-04-curepipe-florealmaquettes-47758394.html (Date de consultation : 15 / 09 / 2008). http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Ele_Maurice (Date de consultation : 22 / 10 / 2008) http://www.tabletmag.com/arts-and-culture/books/57014/cast-away-2/ (Date de consultation : 7 / 11 / 2008) http://www.americas-fr.com/tourisme/actualite/l’île-maurice-attire-les-français3089.html (Date de consultation : 27 / 02 / 2009) http://www.indereunion.net/actu/NAM/intervnam.htm (Date de consultation : 10 / 05 / 2009) http://livres.fluctuat.net/nathacha-appanah/interviews/2432-un-autre-horizonmauricien.html (Date de consultation : 17 / 07 / 2009) 193 http://www.zone-litteraire.com/zone/interviews/une-soeur-mauricienne (Date de consultation : 19 / 08 / 2009) http://livres.fluctuat.net/nathacha-appanah/interviews/2432-un-autre-horizonmauricien.html (Date de consultation : 20 / 08 / 2009) http://www.biblioblog.fr/post/2007/11/04/720-interview-de-nathacha-appanah (Date de consultation : 20 / 08 / 2009) www.mfe.org/index.php/Portails-Pays/Maurice/Presentation-du-pays/Villesprincipales (Date de consultation : 30 / 10 / 2009) www.geo.fr/voyages/guides-de-voyage/afrique/ile-maurice (Date de consultation : 14 / 11 / 2009) www.rebmannu.net/Port_Louis_Skyline.jpg (Date de consultation : 15 / 11 / 2009) http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_mauricienne (Date de consultation : 12 / 01 / 2010) http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_Maurice (Date de consultation : 30 / 01 / 2010) http://patrimages.over-blog.com/article-23307578.html (Date de consultation : 26 / 02 / 2010) http://whc.unesco.org/fr/list/1227 (Date de consultation : 11 / 03 / 2010) 194 http://cqoj.typepad.com/chest/2006/08/coolies_how_bri.html (Date de consultation : 16 / 03 / 2010) http://perso.inforoutes-ardeche.fr/ec-lampr/page_cm/histesc.html (Date de consultation : 19 / 05 / 2010) http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Esclavage&oldid=66728070 (Date de consultation : 21 / 07 / 2010) http://fr.wikipedia.org/wiki/Engagisme (Date de consultation : 13 / 02 / 2011) http://www.jewishtraces.org/rubriques/?keyRubrique=une_le_lointaine (Date de consultation : 16 / 03 / 2011) http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/antisemitisme.htm (Date de consultation : 18 / 03 / 2011) http://fr.netlog.com/Le_BlogDeJosaphatRobertLarge/blog/blogid=3364319 (Date de consultation : 11 / 07 / 2011) http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/devi.html (Date de consultation : 13 / 07 / 2011) http://www.dailymotion.com/video/xegmb1 cimetière-juif-de-saint-martin-ile news (date de consultation : 5 / 08 / 2011) http://astrosurf.com/luxorion/esclavage8.htm (date de consultation : 10 / 08 / 2011) 195 Table des matières INTRODUCTION…………………………………………………………1-8 1. Contexte francophone et mauricien………………………………………..1 2. Méthodologie et plan succinct de la thèse…………………………………6 CHAPITRE I Les multiples facettes de l‟Île Maurice………………………………..10-42 I. 1. Le facteur géographique…………………………………………….10 I.1.1. Localisation spatiale…………………………………………...11 I.1.2. L‟Île Maurice, vue par Nathacha Appanah……………………14 I. 2. Le parcours historique…………………………………………….16 I.2.1. Une découverte mystérieuse…………………………………...16 I.2.2. La période hollandaise ………………………………………...17 I. 2.3. La période française ………………………………………….18 I. 2.4. La montée en puissance de l‟Empire britannique…………….20 I.2.5. Le XXème siècle………………………………………………21 I. 3. L‟atout culturel……………………………………………………22 I. 3.1. Vers une genèse de l‟identité culturelle…………………….....24 I. 3.2. La diversité linguistique………………………………………26 I. 4. La littérature mauricienne…………………………………………28 I. 4.1. La littérature mauricienne avant l‟indépendance……………...30 I. 4.2. Le créole : un statut spécial…………………………………...31 196 I. 4.3. L‟évolution des thèmes dans les romans mauriciens………......32 I. 4.4. La littérature mauricienne de langue française, par excellence...34 I. 4.5. Les écrivains francophones, représentatifs de l‟Île Maurice…...38 I. 4.6. Un bref aperçu des romanciers mauriciens du XXIème siècle...40 CHAPITRE II Nathacha Appanah, représentante de l‟le Maurice…………………..44-80 II. 1. Le parcours de Nathacha Appanah………………………………..44 II. 2. L‟œuvre de Nathacha Appanah…………………………………...45 II. 2.1. Les Rochers de Poudre d’Or………………………………...46 II. 2.2. Blue Bay Palace……………………………………………..56 II. 2.3. La Noce d’Anna……………………………………………..61 II. 2.4. Le Dernier Frère…………………………………………….66 II. 3. Les thèmes unificateurs…………………………………………...71 II. 3.1. L‟île Maurice : lieux symboliques……………………………71 II. 3.2. Le trajet……………………………………………………….73 II. 3.3. Le retour dans le temps……………………………………….74 II. 3.4. L‟exil………………………………………………………….75 II. 3.5. La société plurielle……………………………………………77 CHAPITRE III Le fond historique lié à la quête……………………………………...82-131 III. 1. Le système de l‟engagisme à l‟Île Maurice……………………...82 III. 1.1. L‟arrivée « indienne »……………………………………….82 III. 1.2. Sous l‟occupation anglaise………………………………….84 III. 1.3. Condition de recrutement et de voyage……………………..86 III. 1.4. Conditions de travail sur l‟île……………………………….90 197 III. 1.5. La place de l‟engagé indien dans la société mauricienne…...95 III. 1.6. Fin de l‟immigration contractuelle………………………….96 III. 1.7. Les engagés vs les esclaves : destin commun ?......................97 III. 1.8. La polémique concernant « l‟immigration contractuelle »..102 III. 2. L‟antisémitisme insulaire……………………………………….105 III. 2.1. Origine de l‟antisémitisme………………………………....106 III. 2.2. La période hitlérienne……………………………………...109 III. 2.3. Un incident méconnu ?.........................................................110 III. 2.4. L‟origine de la quête juive………………………………....112 III. 2.5. L‟odyssée de l‟Atlantic : un voyage tumultueux…………..113 III. 2.6. La vie carcérale à Maurice………………………………....117 III. 3. L‟intérêt du fond historique…………………………………….125 III. 3.1. L‟engagisme dans Les Rochers de Poudre d’or…………..126 III. 3.2. La détention des Juifs dans Le Dernier Frère……………..128 CHAPITRE IV La quête des personnages…………………………………………...133-159 IV. 1. Aperçu général et définitions de la notion de quête…………….133 IV. 2. La quête dans les Rochers de Poudre d’Or…………………….134 IV. 2.1. Les deux facettes de la quête……………………………....135 IV. 2.2. Une quête unifiante………………………………………...138 IV. 2.3. L‟issue de la quête………………………………………...139 IV. 3. La quête dans Blue Bay Palace…………………………………140 IV. 3.1. Une quête changeante……………………………………...141 IV. 3.2. Un résultat ambigu………………………………………...144 IV. 4. La quête dans La Noce d’Anna…………………………………145 IV. 4.1. Les origines d‟une quête psychologique…………………..145 198 IV. 4.2. Un déroulement contradictoire…………………………….149 IV. 4.3. Une quête accomplie……………………………………....151 IV. 5. La quête dans La Dernier Frère………………………………..153 IV. 5.1. Une quête de nature « enfantine »………………………....153 IV. 5.2. Une aventure insouciante………………………………….155 IV. 5.3. Un aboutissement révélateur………………………………158 CHAPITRE V La Déconstruction des Mythes dans l‟Œuvre de Nathacha Appanah...............................................................................................161-177 V. 1. Des mythes déconstruits………………………………………...161 V. 1.1. Mythe concernant l‟esclavage……………………………..162 V. 1.2. Mythe d‟une société multiculturelle et harmonieuse……….164 V. 1.3. Mythe du retour aux origines……………………………….167 V. 1.4. Mythe d‟une nation neutre………………………………….168 V. 2. Une narration personnalisée…………………………………….171 V. 2.1. Points de vue multiples…………………………………….171 V. 2.2. Narration distinctive………………………………………..172 V. 2.3. Des épilogues à suspense…………………………………..174 V. 2.4. Une écriture violente……………………………………….175 CONCLUSION…………………………………………………………...179 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE…………………………………..........181 TABLE DES MATIÈRES………………………………………………..196 199