Article Alexandra Bouchet
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Article Alexandra Bouchet
Les écritures itinérantes de soldats de l’Espagne Moderne Alexandra Bouchet I.R.I.E.C Université Montpellier III Les autobiographies de soldats d’Alonso de Contreras, Diego Duque de Estrada, Miguel de Castro et Jerónimo de Pasamonte furent écrites entre la fin du XVIème et la première moitié du XVIIème siècles. José María de Cossío les regroupa dans un ouvrage commun en 1956, alors que Henry Ettinghausen proposa une version critique de l’œuvre du second. Lorsque nous y réfléchissons, l’acte même de création autobiographique est déjà synonyme de voyage, si nous considérons le double exercice auquel doit se livrer l’autobiographe, à savoir la rétrospection et l’introspection. Le premier consiste à regarder vers le passé pour reconstruire ce qui n’est plus, grâce aux souvenirs; il offre à l’auteur la possibilité d’effectuer un voyage temporel et mémoriel. Le second est un voyage à l’intérieur de soi que l’intéressé exécute pour s’analyser en profondeur et cerner sa personne dans sa totalité (Lejeune 1998: 14). Chacun de ces soldats s’est adonné au premier exercice. En revanche, le voyage intérieur tel que nous l’entendons aujourd’hui était impossible à une époque où l’on commençait tout juste à accorder une place à l’individu. Il ne s’agit aucunement pour ces soldats de s’autoanalyser, mais d’exécuter un retour sur soi dans l’action (Levisi 1984). Nous accédons toutefois à leurs états d’âme, réactions, sentiments, réflexions. Pasamonte, le plus religieux de ces soldats se livre à une introspection spirituelle. Grâce à cet acte créatif réalisé par les quatre soldats, les œuvres ont traversé le temps et font découvrir aux lecteurs des vies et une époque lointaines, en leur proposant un voyage dans le passé. Gonzalo Gil l’a très bien expliqué à propos de la vida de Contreras, « no podemos recuperar ya a este hombre, arrebatado por el océano del tiempo, pero la obra que nos ha dejado es su navío más marinero. Lleva desplegadas las velas en feliz singladura, y sortea los siglos una y otra vez para traernos noticias suyas y mostrarnos la imagen de un mundo no del todo perdido porque en nosotros cobra vida [...]» (Gil 2006: 18). Mêlant histoire de soi, histoire universelle, histoire des mentalités et vraisemblance, les autobiographies retracent la vie de ces hommes au gré de leurs déplacements. Du voyage à la création, nous allons évoquer les périples qu’elles contiennent, essayer de mieux comprendre les raisons de leur présence massive et la multiplicité des destinations, à l’aide d’un bref panorama historique. Puis, de par le type d’informations contenues dans ces autobiographies, nous serons amenée à élaborer une comparaison avec le récit de voyage. Nous insisterons enfin sur les spécificités des autobiographies, et réfléchirons précisément sur le véritable rôle du voyage dans les quatre narrations. Panorama historique De manière générale, les soldats se sont déplacés au sein même de la péninsule ibérique mais également dans toute l’Italie, en France, Autriche, Hongrie et Transylvanie, au Maroc, en Algérie, Tunisie, Egypte, Grèce, Turquie, à Malte et jusqu’à Porto-Rico. Cette profusion de déplacements aux destinations variées se doit en premier lieu à l’étendue de l’Empire hispanique au Siècle d’Or: sa construction débuta sous le règne des Rois Catholiques fin XVe début XVIe. Ils achevèrent la Reconquête en Espagne, prirent possession de divers royaumes d’Italie, et entreprirent la conquête du Nouveau Monde (Dedieu 2005: 5-6). Puis à partir de 1516, ce fut Charles Quint qui accéda au trône de Castille et d’Aragon, pour devenir quatre ans plus tard, l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique, associant ces possessions à celles de l’Espagne (Dedieu 2005: 8). En second lieu, elle s’explique par les conflits géopolitiques opposant l’Espagne aux hérétiques protestants en Europe, ainsi qu’aux infidèles turcs et musulmans en Méditerranée et dans les pays alentours. Mais pour l’heure voyons, au travers de quelques exemples, quel est le type d’informations relatives au voyage contenues dans ces récits de vie de soldats, et qui rappellent celles que nous pouvons trouver dans les récits de voyage. Autobiographies de soldat et récit de voyage Un récit de voyage est un écrit imaginaire ou réel dans lequel le narrateur raconte ce qu’il a vu, découvert, au cours d’un déplacement dans une contrée étrangère. Lorsqu’il est réel, l’objectivité y est de rigueur. Elle n’est toutefois pas toujours respectée car le narrateur se base sur sa propre expérience (Le Huenen 1990). Le but d’écriture est didactique. Le narrateur doit transmettre ses connaissances à quelqu’un appartenant à la même culture que lui. Ce genre polymorphe peut se présenter par exemple sous la forme d’un conte, d’une épopée, d’un journal intime, carnet de voyages, essai, d’une autobiographie ou de lettres. Cette sorte de récits a toujours existé. Des documents datant des XVI-XVIIe siècles, tels que les relaciones, les lettres rédigées par des missionnaires ou des conquistadors intègrent de plein droit ce genre. Les discours peuvent embrasser des domaines très variés, mais l’objet principal de ces écritures est le voyage : il est « leur » raison d’être. Certains de ceux que rapportent Contreras, Castro et Duque de Estrada, ont eux aussi une portée didactique. En premier lieu, des informations géographiques et topographiques sont fournies au lecteur. Rien de moins surprenant dans le cas de Contreras qui rédigea un routier vers 1616. Sa passion pour la navigation le conduisit à observer les pilotes et à noter tout ce qui pouvait lui être utile. Nous devinons qu’outre ses souvenirs, Contreras a pu s’aider de son routier pour apporter des précisions supplémentaires et faire place à quelques descriptions au sein de son autobiographie, écrite quatorze ans plus tard : la description est par ailleurs la clé de voûte de tout récit de voyage, puisqu’il vise à « instruire, donner des informations, transmettre un savoir au lecteur» (Le Huenen 1990). Celles que Contreras ajoute sont de longueurs variables et peuvent être accompagnées d’explications, lorsqu’il s’agit de faciliter la compréhension des faits au lecteur. Tel est le cas lorsque de retour d’une expédition au Nouveau Monde en 1619, il se rendit au Nord du Maroc, pour persuader les maures de lever le siège fait à l’embouchure de la rivière de la Maâmora dans les plus brefs délais. Ce lieu, hautement stratégique pour l’Espagne est présenté comme suit : La Mámora es un río en cuya boca existe la barra dicha, pero donde entran navíos gruesos, y si los enemigos le tuvieran, harían grand daño a España, porque no estando a más de 42 leguas de Cádiz, entrando y saliendo las flotas en aquel puerto o en Sanlúcar, con facilidad podían hacer gran mal tomando los bajeles, y en el mismo día volverse a su casa sin necesidad de hacer larga navegación para ir a Argel y Túnez, además del riesgo que supone pasar el Estrecho de Gibraltar. Sube aquel río hasta 30 leguas arriba de Tlemcen y es fondeable en todas partes, y con la comodidad de los bastimentos tan baratos podían aprestar allí una armada muy buena; [...]. (Contreras 1956: 126) La précision de l’explication permet au destinataire de comprendre l’urgence de l’intervention militaire. A cette époque, les corsaires barbaresques naviguaient sans cesse dans ces eaux, et commirent un nombre considérable de razzias maritimes et terrestres sur les côtes espagnoles. La lutte contre ces attaques légitima la présence de places fortes espagnoles en Afrique du nord, notamment à Ceuta, Melilla, au rocher de Vélez de la Gomera et à Mers-elKébir. Duque de Estrada élabore pour sa part deux itinéraires complets de voyages effectués, l’un de l’Italie vers la Transylvanie (état indépendant à majorité protestante, vassal des Ottomans) l’autre de l’Autriche vers l’Italie: en 1627, il accepta de devenir le gentilhomme de la chambre du prince de Transylvanie Bethlen Gabor, ainsi que son maître des cérémonies et des langues. Ce ne sont pas moins de quatre pages qui évoquent la traversée de villes de l’Europe du sud et de l’est, allant de Gradisca à Zara pour arriver enfin en Transylvanie à la cour Alba Iulia. Le soldat mentionne les dates auxquelles il est passé ou s’est arrêté dans les villes, comme dans un journal tenu au jour le jour. Il y énumère également divers fleuves dont il compare les dimensions. Ce voyage effectué en l’espace de deux mois, suscite l’intérêt car les informations qui s’y rapportent sont destinées à un lecteur clairement mentionné et qualifié de « curioso », ou qui comme lui serait « égaré» (Duque de Estrada 1982: 340), et désirerait suivre ses traces. Le second itinéraire le conduisit de Vienne à Rome, puis de Rome à Naples. Il participa effectivement à différents conflits au sein de l’Empire autrichien opposant les catholiques aux protestants : rappelons simplement que depuis la Réforme de Luther datant de 1517, le protestantisme s’était propagé au travers de l’Europe. Sur le point d’être nommé gouverneur de Fraumberg, Duque de Estrada prit conscience des dangers de cette guerre sans fin (la Guerre de Trente ans, 1618-1648). Il décida par conséquent de renoncer au poste qui lui était proposé et de rentrer en Italie rejoindre sa femme après une absence de neuf ans. A l’inverse du voyage en Transylvanie, nous ne nous trouvons plus face à une narration mais à une liste de noms de villes qui s’étend sur deux pages. En face de chaque ville ainsi répertoriée, le soldat note la distance parcourue. Il totalise enfin les milles séparant Vienne de l’Italie, puis Dogna de Rome (Duque de Estrada 1982: 440-441). Bien qu’en nombre inférieur, de semblables indications apparaissent dans le récit de Miguel de Castro (Cossío 1956: 489, 492), alors que Pasamonte, lui, n’en intègre quasiment aucune. Outre ces itinéraires, Duque de Estrada s’intéresse très précisément à la topographie de villes italiennes. Les descriptions qu’il en fait constituent de véritables digressions au cœur de sa narration autobiographique. Là encore, elles ont pour but d’apprendre, de faire partager ses connaissances à qui n’aurait pas eu la chance de s’y rendre. Elles sont plus longues que celles de Contreras qui de manière générale va à l’essentiel, et le style qu’il emploie est très rhétorique. De passage à Pise qu’il juge à la fois grandiose et merveilleuse, son attention se porte sur les édifices et l’architecture des constructions qui ont fait sa renommée: Vi a la ciudad de Pisa, famosa [...] por sus grandes edificios y torres, particularmente la del Domo e iglesia mayor, la cual desde su fundamento empieza con arte maravilloso a parecer que se caiga en tierra, con muchas labores mosaicas y extraño artificio; el río Arno, que atraviesa la ciudad ciñendo la mitad en forma de pretina; sus famosas escuelas; su judaica sinagoga, de ricos hebreos; sus puentes de cal y canto grandiosos; sus puertas, plazas y calles, que muestran bien la grandeza de sus antepasados. (Duque de Estrada 1982: 176) Il n’est jamais vraiment très précis et se contente, la plupart du temps de recourir à l’énumération, usant de termes souvent hyperboliques pour exprimer une admiration démesurée: de Pise, il dira que c’est une ville «mercantil, abondante, rica, hermosa y deliciosa de gentes» (Duque de Estrada 1982: 176). Quant à Naples, « [...] es la más populosa, rica, deliciosa, fecunda y noble de toda la Europa [...]; adórnanla nobles y suntuosos palacios; guárdanla fuertes y hermosos castillos; ennoblécenle grandiosos y potentes Príncipes; hermoséanla ilustres y bellas damas; y guarnécela y enriquécela el mar [...]» (Duque de Estrada 1982: 187). La description se poursuit et s’achève par l’évocation du port de Santa Lucía, de felouques couvertes de riches tissus, et des jardins merveilleux (Duque de Estrada 1982: 188). Conscient de son imprécision, le soldat stipule qu’un livre entier serait nécessaire pour traiter de toutes ses richesses, ce qui selon lui aurait déjà été fait. Contrairement à Duque de Estrada, Pasamonte ne se livre à aucun exercice de ce style. Miguel Angel de Bunes Ibarra l’a clairement souligné, en dépit du fait qu’il ait parcouru la Méditerranée orientale sur les galères où il fut captif dix-huit années et au cours desquelles il fit escale dans des villes comme Alexandrie ou Istanbul, décrire les rues et le caractère de leurs habitants ne l’intéresse pas le moins du monde (Bunes de Ibarra, Cossío 2006: 12). En second lieu, les autobiographies de soldat fournissent également au lecteur des données d’ordre ethnologique. De même que dans certains récits de voyage, leurs déplacements dans différents pays, zones géographiques, contrées, ont rendu possible les contacts entre deux cultures, «mises en rapport (direct ou indirect, physiques ou non, continu ou épisodique, conscient ou inconscient) » (Poirier 1972: 24-25). De manière générale, leur écriture témoigne d’un rejet de « l’autre » lorsqu’il s’avère être l’infidèle turc ou, plus généralement, musulman. Après la prise de Constantinople en 1453, et plus particulièrement depuis le milieu du XVIème les Turcs n’eurent de cesse de faire peser des menaces sur les pays chrétiens. Or, ce danger était d’autant plus inquiétant pour les Espagnols que l’objectif des souverains Habsbourg depuis Charles V, était d’accroître leur puissance au détriment des autres pays. De plus, suite à la Reconquête d’Espagne et à la victoire des chrétiens sur les musulmans, il se développa dans la pensée espagnole du XVIème siècle, l’idée d’une mission providentielle : l’Espagne avait été élue par Dieu pour instaurer un christianisme universel. En cela, cet état était supérieur non seulement à tout autre état chrétien, mais aussi et surtout aux pays musulmans qu’il fallait combattre et réduire à néant. Si les stéréotypes de l’époque (ou clichés, idées reçues) représentaient les Turcs par un certain nombre de traits simplistes comme la barbarie, la cruauté et l’ignorance (Thomas 2008: 64 ; Mas 1967: 160, 180), au cours de son voyage en Transylvanie, Duque de Estrada qui se vit contraint de longer la frontière turque, dénoncent leur vulgarité et les incivilités commises (Duque de Estrada 1982: 367). Pour sa part, Pasamonte les considère comme des « enemigos de la fe », tout comme les maures et les juifs (Pasamonte 1956: 72), ce qui s’avère être un autre lieu commun de l’époque. Toutefois, l’idéologie des soldats est évolutive. Il arrive qu’en certaines occasions, ces derniers soient davantage tolérants à l’égard de l’ennemi et de l’autre de manière plus générale: Pasamonte par exemple, admire et respecte les musulmans qui selon lui se trahissent moins mutuellement que les chrétiens. Passant d’un extrême à l’autre, il affirme même que parmi les catholiques le diable a aussi ses disciples (Pasamonte 1956: 5). Outre l’infidèle turc le protestant n’est pas en reste, la lutte contre ces hérétiques étant devenu l’autre cheval de bataille des Espagnols, champions du catholicisme. Sans omettre de condamner fermement le livre « diabolique » à l’origine de l’hérésie (Duque de Estrada 1982: 373), Duque de Estrada dénigre les protestants qui peuplent la Hongrie, qu’il côtoie pendant son séjour en Transylvanie et qui ne sont à ses yeux que des barbares aux coutumes ellesmêmes barbares (Duque de Estrada 1982: 339). Néanmoins, Castro, Contreras, et Duque de Estrada ont un point en commun : celui d’être attirés par la beauté des femmes, quelles que soient leur religion et leurs origines. Ainsi, Castro tombe éperdument amoureux de Mine, une esclave turque qu’il parviendra à fréquenter un temps, jusqu’à ce que son maître décide de la vendre. Il compare notamment son éclat au soleil et la considère comme une personne de qualité (Castro 1956: 505, 508). Alonso de Contreras loue celle d’une turque renégate d’origine hongroise affirmant qu’il n’avait jamais vu d’aussi belle femme. De même, il découvre avec intérêt la vie des habitants de l’île grecque d’Astypalaia (nord-ouest de Rhodes) et insiste sur le charme de la gente féminine. Duque de Estrada, quant à lui, se livre à des jeux amoureux avec la princesse de Transylvanie, protestante, ainsi qu’avec ces deux dames de compagnie, Madame de Esternemberg protestante également, et Peci Raquel, d’obédience juive. Mais en dépit de ce vif intérêt, de cette attirance irrésistible, la barrière culturelle ne cède pas chez Contreras et Duque de Estrada : le peuple catholique d’Astypalaia se trouvant sous domination turque, Contreras craint de passer pour un renégat s’il accepte la proposition de mariage qui lui a été faite en échange d’un service rendu (Contreras 1956: 91); le second appréhende la colère de Dieu puisque ces femmes sont des hérétiques et infidèles (Duque de Estrada 1982: 374). Ce dernier est en outre marié à une italienne depuis quelques années déjà. Toutes les informations évoquées jusque là et qui sont autant de similitudes avec le récit de voyage, restent pourtant secondaires dans ces autobiographies de soldats. Les ressemblances s’expliquent par le fait que les quatre récits se nourrissent de l’expérience itinérante de ces hommes. Le voyage est un matériau tout comme l’événement historique qui, parfois, prend le dessus sur la narration autobiographique, lui donnant des allures de mémoires. Le voyage en tant que matériau est utile à la construction du récit, et donne lieu à des descriptions, à des jugements, mais il n’est pas sa raison d’être, ce pour quoi l’acte d’écriture s’est engagé. Par conséquent, nous allons maintenant déterminer les spécificités de ces autobiographies et insister sur le rôle véritable du voyage. Spécificités des autobiographies et rôle du voyage L’axe principal de ces récits est la trajectoire vitale de chacun des soldats au fil de leur carrière, et le but d’écriture s’avère utilitaire comme nous allons nous en rendre compte dès à présent. Contreras s’enrôla dans l’armée où il connut une ascension fulgurante, due essentiellement à son ambition, sa témérité et son mérite : de galopin de cuisine, il accéda au grade de capitaine et fut armé chevalier de l’ordre de Malte. Suite à un problème l’ayant opposé à un supérieur hiérarchique, Contreras aurait voulu redorer son blason en brossant de lui un portrait héroïque. D’ailleurs, il est tout à fait vraisemblable qu’il ait rapporté précisément certains périples dans des zones dangereuses comme le Levant dans cette optique. Duque de Estrada, soldats aux origines nobles, se décrit comme une victime de la fortuna et de son libre-arbitre, depuis le drame d’honneur qui le conduisit à tuer sa fiancée et son « prétendu » amant. Recherché par la justice de Tolède, il fuit dans le sud de l’Espagne, puis partit pour l’Italie où il finit par intégrer les rangs de l’armée. C’est l’ensemble des péripéties qu’il vécut, au sein même ou en dehors de l’armée, qui le conduisirent à voyager, et non les voyages effectués qui provoquèrent les désagréments. Lassé par tant d’inconstance et d’instabilité, il décida d’entrer en religion. Son œuvre témoigne d’un style recherché qui contraste avec celui des autres soldats. Selon les critiques, par le biais de son œuvre, Duque de Estrada aurait désiré s’attirer les faveurs d’un grand. Miguel de Castro, engagé dans l’armée sans raison apparente, ne rapporte que peu de voyages étant donné que son récit revient essentiellement sur la vie de débauche qu’il a menée. Son intérêt pour les femmes et sa passion effrénée pour la prostituée Luisa de Sandoval, l’ont éloignés du droit chemin. Possédé par cette femme, Castro ne pensa pas à sa carrière, il vécut tel un héros picaresque. Conscient que la situation précaire dans laquelle il se trouvait se devait à son attitude passée, il écrivit pour se repentir, espérant certainement obtenir les faveurs d’une personne plus élevée socialement. Enfin, l’écriture de Pasamonte viserait un double objectif, à la fois utilitaire et didactique. Cet homme s’enrôla dans l’armée car son frère s’opposa à sa vocation de religieux, leurs ancêtres hidalgos ayant gagné l’honneur sur les champs de bataille. Les critiques ont donc jugé que son écriture était une tentative pour obtenir une place au sein de l’Eglise. D’ailleurs son récit de vie est adressé à un public de doctes religieux, qu’il souhaite informer de toute urgence du péril qui menace la chrétienté, grâce à son expérience personnelle : il tend à démontrer que des ángeles malos (mauvais chrétiens, protestants, juifs et musulmans) pactisent avec le diable et le harcèlent depuis sa tendre enfance. Si les voyages ne sont pas le révélateur de ce problème, ils contribuent néanmoins à renforcer sa théorie, car le contact avec des étrangers au cours de sa captivité, n’a fait que multiplier les exemples de persécutions dont il s’estime victime. Son but serait donc également didactique, et son récit l’illustration du problème qu’il évoque. Dans ces autobiographies, les destinations permettent de situer l’action dans un espace précis, mais aussi à comprendre les raisons de certains combats relatés, voire de deviner par avance à quels ennemis vont être confrontés les soldats: lorsque Contreras déclare s’être rendu avec les galères de Sicile et de Malte à Hammamet, le lecteur comprend qu’il dut affronter les maures, infidèles musulmans alliés des Turcs. Après étude des modalités d’écriture de ces récits, nous pouvons affirmer que les détails apportés grâce à leur expérience, servent aussi en partie à mettre en avant leurs connaissances, eux qui éprouvent déjà tant de fierté à montrer qu’ils maîtrisent plus ou moins les langues des populations côtoyées (l’italien, le français et le turc). Excepté Duque de Estrada, les trois autres soldats n’ont bénéficié que d’une éducation limitée. Autodidactes, ils pouvaient certainement se vanter d’en savoir plus dans certains domaines que la plupart des individus de même niveau social. Les quatre autobiographies de soldats déclinent le périple en différentes façons. Ces hommes n’ont pas conquis une terre inconnue, mais reconquis leurs souvenirs pour reconstruire un passé révolu, leur permettant d’atteindre un but particulier : il s’agit d’un voyage mémoriel et temporel. Ce passé révolu est constitué d’une multitude de déplacements, et leur narration possède des caractéristiques communes avec le récit de voyage. Ils jouent dans ces autobiographies un rôle secondaire, n’étant pas à l’origine de l’acte d’écriture, mais sont indissociables de la carrière militaire de ces hommes et du contexte historique, concédant un caractère itinérant à leurs écritures. Références bibliographiques Contreras, Alonso de (2006) Discurso de mi vida (aventura corsarioa de un honorable capitán), édition critique de Gonzalo Gil, Madrid: Langre, 2006. Cossío, José María de (1956) Autobiografías de soldados, siglo XVII, Alonso de Contreras, Jerónimo de Pasamonte, Miguel de Castro, Duque de Estrada, Madrid: Atlas. Dedieu, Jean-Pierre (2005) L’Espagne de 1492 à 1808, Paris: Belin. Ettinghausen, Henry (1982) Comentarios del desengañado de sí-mismo, Vida del mismo autor, édition, introduction et notes d’Henry Ettinghausen, Madrid: Clásicos Castalia. 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Acculturation, stéréotypes et « conquête des corps », Thèse de Doctorat, Montpellier.