Management et culture au Burkina-Faso

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Management et culture au Burkina-Faso
MANAGEMENT ET CULTURE AU BURKINA-FASO
Par Mamadou B. Traoré
PLAN
INTRODUCTION
Chapitre I : LE BURKINA-FASO ET LES ASPECTS GÉNÉRAUX DE
SA CULTURE QUI INFLUENCENT LE MANAGEMENT
A/ LE BURKINA-FASO
B/ ASPECTS GENERAUX DE LA CULTURE INFLUENÇANT LE
MANAGEMENT AU BURKINA-FASO
1) LES CROYANCES
2) LE COMMUNAUTARISME
3) LES ATTACHES AVEC LES MÉTIERS TRADITIONNELS
4) LA LANGUE
Chapitre II : CARACTÉRISTIQUES DU SECTEUR INFORMEL AU
BURKINA-FASO
A/ NON-DECLARATION AUPRÈS DES AUTORITÉS
B/ ÉQUIPEMENT
C/ GESTION
D/ LA FORMATION
Chapitre III : CAS CISSE
INTRODUCTION
A/ HISTORIQUE
B/ SITUATION ACTUELLE
1) LE PATRON, LES AMIS DU PATRON ET SA FAMILLE
2) LE COMPTABLE
3) LES CHAUFFEURS
4) LES APPRENTIS
5) L’OUTIL
6) L’AUTORITÉ
C/ LOGIQUE MANAGÉRIALE, FONCTIONS/ROLES
1) LOGIQUES MANAGÉRIALES
2) MANOEUVRES STRATÉGIQUES
3) LA GESTION DE L’INTERACTION ENTREPRISE - ENVIRONNEMENT
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
On ne conduit pas une entreprise de la même manière en Belgique qu’en Allemagne, aux
États-Unis ou au Japon. Autrement dit, « toute entreprise, pour fonctionner correctement,
présuppose des motivations symboliques de la part de ses acteurs, un système de valeurs
compatibles » (T. Verhelst1). Et nombre de ces valeurs proviennent essentiellement de la culture du
milieu.
Nous entendrons par culture l’ensemble des solutions originales qu’un groupe d’hommes
invente pour s’adapter à son environnement naturel et social. Elle concerne tous les aspects de la
vie: savoir-faire, techniques, coutumes, religion, mentalité, langue, comportements socioéconomiques, modes de prise de décision, etc. La culture ainsi définie aura une grande influence
sur l’environnement interne et externe de l’entreprise et le management ne peut, pour être efficace,
ne pas en tenir compte.
Au Burkina-Faso, pays enclavé de l’Ouest Africain, à l’image de tout un continent où les
entreprises essayent de se moderniser dans leurs modes de production et de fonctionnement pour
être compétitives, la culture se présente a priori comme une force s’opposant à cette modernisation :
par exemple, le temps y est considéré comme élastique ce qui contredit les notions d’efficacité, de
ponctualité et de prévision.
Signalons aussi d’ores et déjà que des comportements et des pratiques semi légaux ou
illégaux, non-enregistrement auprès des autorités, débrouillardise ont une telle importance et tolérés
par la société et l’État Burkinabé que ce secteur, pudiquement appelé secteur informel, « pénètrent
et gangrènent le caractère formel de la vie des entreprises légales» (S. Latouche2).
Nous nous fixons pour objectifs dans le cadre de cet article, d’une part de faire le constat
des interactions entre le Management et la culture au Burkina-Faso, que nous illustrerons par des
exemples recueillis sur place, et d’autre part, nous présenterons un cas (cas Cissé) que nous
essaierons d’analyser et tirer des conclusions utiles pour le Management. Mais avant, plantons le
décor en présentant brièvement le Burkina-Faso et les aspects de sa culture que nous jugeons
intéressants pour notre cas, notamment, les croyances, le communautarisme, le primat du groupe,
la conception du temps ...
1
T. Verhelst, juriste, anthropologue, secrétaire international du Réseau Nord-Sud, Revue Culture &
Développement Quid Pro Quo 20/21 du 2/1995
2
S. Latouche, Université de Paris XI
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Chapitre I : LE BURKINA-FASO ET LES ASPECTS GÉNÉRAUX DE
SA CULTURE QUI INFLUENCENT LE MANAGEMENT.
A/ LE BURKINA-FASO
Cette ancienne colonie française, située en Afrique de l’ouest, entre la Côte d’Ivoire, le
Bénin, le Togo, le Ghana, le Mali et le Niger, (carte en annexe) connaît, ces dernières années, un
véritable essor économique grâce à sa stabilité politique et au dynamisme de ses entreprises. Le
gouvernement s’affaire à libéraliser l’économie en privatisant de nombreuses entreprises publiques.
Cité souvent comme exemple de bonne gestion en Afrique et bon élève du F.M.I. (Fond monétaire
international), le Burkina-Faso doit tout de même relever le défi de l’alphabétisation.
L’essor relatif de l’activité "entreprenariale" ne doit pas non plus cacher le manque de
connaissances de gestion de la majorité des acteurs, ajouté à l’influence de la culture, qui en
général, s’oppose à la recherche du profit, donc entrave la compétitivité des entreprises.
B/ ASPECTS GÉNÉRAUX DE LA CULTURE INFLUENÇANT LE
MANAGEMENT AU BURKINA-FASO
Nous présentons dans cette section les aspects généraux de la culture influençant le
management que nous avons trouvés lors de nos recherches dans la littérature ou/et sur le terrain.
Dans l'ensemble, notre enquête sur le terrain confirme ce que nous avons appris théoriquement;
cependant, il subsiste quelques points de divergence surtout dans les interprétations des constats.
Dans la suite nous signalerons systématiquement ces divergences.
1) LES CROYANCES
Les croyances sont composées d’un mélange de croyances d’origine traditionnelle africaine
et de croyances d’origine extra africaine.
a) croyances traditionnelles
- L’animisme : c’est croire que les objets ont une âme, par exemple dans une entreprise,
quand une machine tombe en panne, cela peut être interprété de la façon suivante : « la machine ne
veut pas travailler aujourd’hui ». La rouille est considérée comme l’excrément du fer, un accident
mortel sur un chantier est attribué aux génies du chantier « les génies du chantier ont pris leur part »
...
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4
L’animisme peut être régulateur, par exemple dans la protection de la nature,
malheureusement, peu de considérations restent actuelles dans ce domaine, contrairement au
précédent aspect.
- À côté de l’animisme, il y a beaucoup d’autres croyances qui influencent positivement ou
négativement la vie des entreprises. Par exemple, la bénédiction : un des entrepreneurs que nous
avons rencontrés nous a dit qu’il réussissait tout parce qu’il a reçu la bénédiction de ses parents. La
chance, les génies veillent sur la sécurité, contre le mauvais sort, menaces de la sorcellerie, ...
b) les religions musulmanes et chrétiennes
Au Burkina-Faso, les religions musulmanes ou chrétiennes sont pratiquées selon les
statistiques officielles, par plus de 80 % de la population.
Elles sont souvent interprétées et
adaptées par la population. Les lois religieuses sont souvent appliquées dans la gestion des
entreprises. Nous avons rencontré le patron d’une boutique de vente au détail qui a retiré de ses
rayons les alcools (qui pourtant se vendaient bien, et lui rapportaient une marge importante) parce
qu’il a été rappelé à l’ordre par son marabout : « faire du profit sur la vente de l’alcool n’est pas
digne d’un bon musulman », dit-il. En outre, une partie du profit qui peut être vitale pour l’entreprise
est redistribuée aux autorités religieuses pour paraître un bon fidèle. Ou bien, ne pas travailler le
vendredi, jour du Seigneur, tout en ne travaillant pas le dimanche, jour de congé officiel.
2) LE COMMUNAUTARISME
Le communautarisme règne au détriment de la promotion individuelle, chaque membre veille
aux intérêts du groupe. Cela se manifeste dans l’entreprise par une cohésion et une solidarité qui
n’existe pas, sinon peu en occident. Tout membre de l’entreprise est pris en charge par tout le
groupe. En cas de problème, le groupe s’autorégule, se soutient sans que l’intervention du chef les
en contraigne.
Le revers de la médaille est que les employés se couvrent les uns les autres en cas de
faute, la hiérarchie reste complaisante au cours d’une évaluation par exemple.
Parfois, pour
soutenir un employé qui a un problème extraprofessionnel, toute l’entreprise se mobilise au
détriment de la production. En un mot, la convivialité doit l’emporter sur l’efficacité. Les relations
entre les hommes viennent avant les fonctions économiques individuelles utilitaires. La culture de
relations, de solidarité et d’entraide accroît la sécurité des membres du groupe.
4
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3) LES ATTACHES AVEC LES MÉTIERS TRADITIONNELS
Au Burkina-Faso, chaque métier traditionnel est exclusivement pratiqué par une caste
donnée. N’est forgeron qui le veut, on naît forgeron. Par extension, dans la société moderne, tous
les métiers qui transforment le fer sont liés au métier de forgeron, cela crée une barrière
« naturelle » à l’entrée, certes, mais renforce le savoir-faire des pratiquants ayant hérité des secrets
du métier de leurs parents; du même fait, sacralise le métier.
4) LA LANGUE
Le Burkina est une terre de tradition orale, l’écrit, bien que de plus en plus pratiqué, n’est
pas systématique, voire suspect : demander un écrit, est souvent considéré comme un manque de
confiance. Cela pose inévitablement le problème de la preuve, handicape le contrôle s’il y en a. La
communication au sein de l’entreprise se passe bien de l’écrit. En effet, après le français, la langue
officielle, viennent le Dioula, le Moré et le Peul. Bien sûr, il y a plusieurs autres dialectes, mais la
majorité des burkinabés comprend au moins deux de ces langues.
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Chapitre II : CARACTÉRISTIQUES DU SECTEUR INFORMEL AU
BURKINA-FASO
Le secteur informel est non seulement le secteur le plus important au Burkina-Faso (30% du PIB,
produit int. brut; 60% des emplois urbains3) mais aussi le secteur le plus ancré dans la culture du
milieu. C’est donc à notre avis le secteur de prédilection pour observer les interactions
entreprises/culture.
A/ NON-DECLARATION AUPRÈS DES AUTORITÉS
Le secteur informel est un secteur semi-illégal, non déclaré auprès des autorités, mais l’état
n’ignore pas son existence et prélève indirectement des taxes sur ce secteur. Par exemple, une
société de transport dans l’informel payera, les vignettes, les taxes de circulation, patente, taxe sur
les carburants et donnera des pourboires aux contrôles, ...
B/ ÉQUIPEMENT
L’équipement est caractérisé par sa vétusté.
Ce sont souvent des ancêtres ou de la
récupération de machines outils d’occasion. Nous avons rencontré des tours, des fraiseuses datant
d’avant-guerre, entièrement manuels. Ces machines solides et robustes ont l’avantage d’être
« increvable », ils demandent également peu d’entretien.
C/ GESTION
Organisée en général en entreprise familiale, la gestion des entreprises du Secteur informel
est plutôt sociale, domestique, sans véritable comptabilité écrite. Mais la mémoire phénoménale de
ces patrons, qui compense leur illettrisme, et leur permet en permanence d’avoir un véritable
tableau de bord financier en tête..., les rémunérations sont variables, parfois irrégulières, absence
d’horaire fixe, autofinancement privilégié au crédit bancaire.
En ce qui concerne la communication externe, les entrepreneurs que nous avons
rencontrés, prétendent ne pas recourir à la publicité; ce qui confirme nos trouvailles dans les
ouvrages que nous avons consultés. En poussant plus loin nos investigations, nous avons
découvert que les entreprises concernées utilisent des réseaux de communication propre à la
culture du milieu pour se faire de la publicité. Il s’agit des griots ou des artistes locaux, qui chantent
lors des rassemblements de population les mérites de telle ou telle entreprise, en échange d’une
petite récompense. En fonction de l’activité de l’entreprise, il y a un savant ciblage de la population.
3
6
Source : INS Burkina-Faso
7
Par exemple, lors des rassemblements des femmes pour un mariage ou un baptême, à tour de rôle,
les griots chantent les qualités de tel ou tel produit de beauté, ou ménager.
D/ LA FORMATION
La formation se fait par apprentissage : formation sur le tas. L’apprenti est souvent
considéré comme un fils du patron.
En conclusion de ce chapitre, nous voudrions souligner le fait que le secteur informel n’est
pas aussi informel qu’il le laisse croire. Très subtilement et de façon naturelle, il y a un organe de
gestion très fin qui pratique, avec bien sûr la logique culturelle du milieu, la plupart des techniques
utilisées par des entreprises modernes et tout cela presque instinctivement et sans écrit.
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Chapitre III : CAS CISSE
INTRODUCTION
Dans le cadre de notre enquête sur le terrain, nous avons rencontré douze chefs
d’entreprise dont nous avons analysé sept cas. Des douze entreprises prises au hasard, à part
deux, l’un dirigé par un européen, et l’autre par un national qui a fait en France des études de
gestion, il ressort plusieurs similitudes, tant dans la structure, le style de management, que dans le
fonctionnement de ces entreprises. Nous avons choisi de présenter ici, le cas Cissé, car ce cas
paraît comme une synthèse des sept autres.
A/ HISTORIQUE
Dans les années 50, Monsieur Cissé, à l’époque jeune homme, faisait du commerce de noix
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de cola . Il partait lui-même chercher sa marchandise à dos d’âne en Côte d’Ivoire pour le revendre
à Bobo Dioulasso au Burkina-Faso. A chaque voyage, il parcourait plus de 300 km pour ramener
environ 120 kg de noix qu’il revendait au double du prix d’achat.
En 1960, c’est l’indépendance, les français plient bagage et vendent leurs biens. Cissé, qui
avait fait un peu d’économies, saute sur l’occasion pour se procurer son premier camion.
« Au départ, je ne transportais que mes propres marchandises », dit-il « un jour, j’en ai transporté
pour un ami contre rémunération. Voilà comment je suis devenu transporteur ». Et l’un après l’autre,
avec ses propres fonds, Cissé agrandit son parc de camion. Au jour de notre entretien, il en
possédait une trentaine.
B/ SITUATION ACTUELLE
L’entreprise Cissé compte de nos jours trente camions dont dix remorques, quinze camions
dix tonnes et cinq bennes. Les semi-remorques font essentiellement le relais entre les ports de
Lomé et Abidjan et le Burkina-Faso. Les dix tonnes ne font que du transport à l’intérieur du pays et
les bennes sont louées à diverses entreprises de construction. Le personnel est composé d’un
« comptable », neveu du patron, de vingt-cinq chauffeurs, en majorité provenant de la famille
proche, dont deux de ses fils et de vingt-cinq apprentis chauffeurs. Il faut aussi citer de nombreux
cousins, amis et beaux-frères de Cissé qui sont plus ou moins impliqués dans l’entreprise. Les uns
remplacent un chauffeur absent pour telle ou telle raison, les autres font telle ou telle course pour
l’entreprise, tout comme les chauffeurs font parfois les courses pour la famille de Cissé.
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Cola : arbre poussant sur la côte occidentale d’Afrique dont le fruit, la noix de cola, contient des
alcaloïdes stimulants. (Grand Larousse de la langue française).
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Schéma 1: organigramme
Monsieur Cissé
Amis
Comptable
Famille large
Les chauffeurs
Les apprentis
1) LE PATRON, LES AMIS DU PATRON ET SA FAMILLE
Au sommet de l’organigramme, il y a Monsieur Cissé, suivi de son comptable. Entre le
comptable et Cissé, interviennent les amis du patron, amis qui ne font pas partie proprement dit de
l’entreprise, mais ils ont un certain pouvoir et une influence sur l’entreprise. Tous les employés leur
doivent respect et obéissance. La source de leur pouvoir est étroitement liée au fait qu’ils sont des
amis du patron.
En outre, ils ont souvent de l’expérience dans les domaines précis où ils
interviennent. Par exemple, pour les problèmes de mécanique, c’est l’ami garagiste du patron qui
donne les directives (tel pneu doit être changé, tel chauffeur doit faire attention à telle défaillance
mécanique, ...). En quelque sorte, les amis sont des conseillers, chacun spécialisé dans un domaine
précis. Les amis, ainsi que la famille proche jouent aussi parfois le rôle de contrôleur. Tous les
membres de la famille sont directement ou indirectement à la disposition de l’entreprise. Il n’est pas
rare qu’une des épouses (signalons que Cissé a trois femmes) soit déléguée pour négocier un
marché si elle est la mieux placée pour le faire (par exemple pour le transport des marchandises
d’une commerçante). En effet, la culture de la région veut que les femmes traitent entre elles et les
hommes entre eux.
L’intervention de la famille est hiérarchisée selon l’âge, le sexe et les
compétences, mais c’est surtout l’âge qui prime. Cissé est le patron, c’est lui qui prend toujours la
décision finale, il supervise tous les autres (sauf ses amis), délègue et rétribue.
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2) LE COMPTABLE
C’est un neveu du patron. Quand on a demandé à Cissé pourquoi il a engagé celui-là et
pas un autre, il nous a dit qu’avant tout, c’est son neveu et qu’il est sérieux. Son rôle n’est pas bien
défini. En un mot on peut dire qu’il s’occupe de tout ce qui est paperasserie (l’immatriculation des
véhicules, les taxes, les recettes, les dépenses, les rémunérations, les lettres du patron, les
factures, ...) ceci pour l’entreprise et le privé du patron. Il s’occupe même des inscriptions à l’école
des enfants de Cissé. Il a un salaire fixe qu’il considère comme un don. Nous lui avons demandé ce
qui se passerait s’il arrivait que Cissé ne le paye pas et il nous a répondu textuellement : « Je suis
comme son fils, il me nourrit et me loge. Alors s’il n’a rien à me donner à la fin du mois, je
comprendrai que c’est parce qu’il n’en a pas assez. Il n’est pas obligé de me donner ce qu’il me
donne. S’il le fait, c’est pour m’encourager ».
3) LES CHAUFFEURS
Ils sont hiérarchisés par l’ancienneté. Les plus jeunes ont été d’abord les apprentis des plus
âgés et quand Cissé acquiert un nouveau camion, le plus ancien apprenti passe au rang de
chauffeur. On lui confie le camion le plus petit et le plus vieux. Les camions les plus neufs sont
pour les chauffeurs les plus anciens, qui en général sont les plus âgés. Les chauffeurs sont
responsables de leur camion et de leur apprenti. S’il y a un problème mécanique ou autre, ils le
signalent au doyen des chauffeurs ou au comptable qui à leur tour informent Cissé. Cissé décide de
ce qu’il faut faire ou bien il consulte ses amis ou le chauffeur en question.
Schéma 2: Procédure de consultation.
Marabout
ou
Amis
Patron
ou
Doyen des
chauffeurs
ou
ou
ou
Chauffeurs
Apprentis
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Comptable
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N.B. : a) Nous remarquons que dans cette procédure, la famille (notamment les
femmes), n’intervient pas.
En effet, elle intervient souvent dans l’exécution, mais dans la pratique on
ne demande jamais son avis.
b) Le Marabout joue aussi parfois un rôle dans les prises de décision. Il veille
à ce que tout se passe selon les principes religieux, il est le conseiller par
excellence du patron.
Parmi les chauffeurs, on distingue ceux qui sont logés et nourris par le patron, et ceux qui ne
le sont pas, les mariés et les célibataires.
- Ceux qui sont célibataires, logés et nourris par le patron, n’ont pas de salaire fixe. Ils reçoivent de
l’argent selon leurs besoins, et une prime à chaque voyage, les jours de fête, ...
- Les célibataires qui ne logent pas chez Cissé ont un salaire qui est fonction de leur ancienneté (ce
salaire est fixe).
- Les chefs de famille reçoivent un salaire en fonction de leur ancienneté et du nombre d’enfants
qu’ils ont à leur charge.
4) LES APPRENTIS
Les apprentis sont choisis respectivement par les chauffeurs. Il arrive qu’un chauffeur soit
proposé par le patron, mais les chauffeurs ont le droit de l’accepter ou de le refuser. Les chauffeurs
considèrent les apprentis comme leurs propres enfants, les habillent, parfois les logent et les
nourrissent.
Tous les matins, chaque apprenti contrôle le camion de son patron et le nettoie. Ils rendent
aussi de petits services aux chauffeurs et peuvent être utilisés comme main d’oeuvre chez le
« patron » (le chauffeur en charge) ou chez le « grand patron » (Cissé).
Ils peuvent bien maîtriser le métier mais tant qu’il n’y a pas de nouvelle place, ils restent apprentis.
Ils ne sont pas payés. Ils reçoivent parfois des primes et cadeaux des chauffeurs.
5) L’OUTIL
Essentiellement constitué de matériel d’occasion importé d’Europe, l’outil est caractérisé par
sa vétusté.
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Nous soulignons ici le fait que la maintenance est défaillante.
Il n’y a pas d’entretien
régulier. Les camions ne rentrent du garage que quand ils sont en panne. De ce fait, beaucoup de
pannes prévisibles ne sont pas prises à temps, et il n’est pas rare qu’un camion chargé de
marchandises tombe en panne sur la route.
A ce sujet, Cissé nous dit que la panne d’un camion dépend plus de la volonté divine que de
l’homme : « Quand le camion doit tomber en panne il tombera en panne, l’homme ne peut pas
prévoir cela, c’est Dieu qui décide », il poursuit, « même les camions neufs tombent en panne ».
Les chauffeurs, quant à eux, demandent chaque jour, dans leur prière à Dieu, de les
préserver des pannes et des accidents de la route. Il y a aussi les petits gris-gris, censés veiller sur
la bonne marche de la mécanique, cachés dans la cabine par les chauffeurs.
6) L’AUTORITÉ
L’autorité de Cissé est incontestable à l’image de ce que souligne Issiaka-Prosper LALEYE5
dans sa contribution (intitulé L’AUTORITÉ EN AFRIQUE, UNE RÉALITÉ EN MUTATION) à
l’ouvrage collectif ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET CULTURES AFRICAINES (page 150): «De
l’autorité traditionnelle et de ses formes, il n’a donc eu que la connaissance-expérience des
transformations adaptatives au milieu urbain. Du village, de ses hiérarchies et rites de passage
comme de ses ritualisations et théâtralisations des différents aspects du pouvoir, il n’a donc qu’une
connaissance indirecte à la limite du conte et de la légende ».
D’après Cissé, les chauffeurs ne sont pas de simples employés, ce sont avant tout des
apprentis entrepreneur car ils devront un jour se mettre à leur propre compte. Il nous a parlé avec
fierté du cas d’un de ses anciens chauffeurs auquel il a laissé un camion en « travail payé » (à crédit
sans intérêt) pour le remercier de ses bons et loyaux services. Celui-ci a réussi dans son entreprise
avec la bénédiction de Cissé. Nous lui avons demandé s’il ne risquait pas de se faire ainsi de
nouveaux concurrents, la réponse de Cissé est claire : il ne s’agit pas de concurrents mais de
nouveaux partenaires. « Nous nous entendons parfaitement, chacun a son marché, et s’il arrive que
nous convoitions le même client, il me donne toujours la priorité. » Ainsi, Cissé installe sa notoriété
dans le milieu, l’ancien employé reste reconnaissant et finalement, tout se passe comme si Cissé
avait créé une filiale indépendante. Son autorité est également renforcée par les liens de parenté
avec le personnel et par le fait que la plupart dorment et mangent chez lui.
A la question « Peux-tu nous dire pourquoi, à ton avis, ceux qui t’obéissent dans l’entreprise,
t’obéissent ? », Cissé commence par évoquer le fait qu’il est comme un père ou un frère de tous ses
5
Cultures et Dynamique Sociale - B.P. 427- Saint-Louis (Sénégal).
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employés, puis il nous dit que cela est dû aussi au fait qu’il est respecté dans toute la ville. Pour lui,
qu’il soit obéi est tout à fait naturel et légitime.
« Est-il arrivé que tu demandes à quelqu’un de faire une chose et qu’il refuse ? ».
La
réponse est non. « Il peut arriver que quelqu’un oublie d’exécuter un de mes ordres ou bien qu’il
soit confus par le fait qu’un de ses supérieurs lui donne un ordre contraire, dans ce dernier cas, il
attend une confirmation après que ce supérieur vienne me consulter ». « Mais si sans te désobéir,
quelqu’un faisait mal ce que tu lui demandes, quelle serait ta réaction ? » - « Sur le coup, je
m’énerve et gronde la personne. Mais quand je suis calmé, je reviens sur le problème à tête
reposée, je cherche à savoir la cause exacte de la faute, si c’est par négligence, par paresse ou par
ignorance. Des trois causes que j’ai citées, je pardonne sur-le-champ l’ignorance, car c’est en
faisant des fautes qu’on apprend. Mais en général, je sais qui peut faire quoi dans mon équipe. Par
exemple, je n’envoie jamais à Lomé un chauffeur inexpérimenté à cause de la difficulté à franchir la
falaise de la frontière Togolaise. Si c’est par paresse que la personne a commis la faute, je lui
donne davantage de travail pour qu’il apprenne à être courageux, et si c’est par négligence, là je
sanctionne » - « Et quelles sont les sanctions ? » - « Cela peut aller d’une privation de paye à une
rétrogradation à un camion en moins bon état » - « Il ne t’est jamais arrivé de te débarrasser de
quelqu’un ? » - « Non jamais, j’ai même une fois eu le cas d’un chauffeur qui avait peur de conduire
après un accident, je l’ai tout de même gardé comme convoyeur; ici tout le monde est utile ».
Facteur d’obéissance des travailleurs
Nous avons choisi quatre chauffeurs pour mener notre enquête, nous les nommerons A, B,
C et D.
A la question « Pourquoi obéis-tu à Cissé ? » posée à A, B, C et D, voici les réponses:
Personnes
interrogées
Réponse fournie
Parce qu’il est
plus âgé que
moi
Parce qu’il
connaît plus
que moi
Parce qu’il
me
nourrit
Parce que
c’est lui qui
me paie
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A
B
C
D
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
14
Il apparaît clairement que l’âge et la connaissance font l’unanimité. C et D habitent chez
Cissé, d’où le critère de la nourriture, contrairement à A et B. Par contre, contrairement au cas de
Monsieur
Laleye
(en
annexe
L’INCONTESTABLE
AUTORITE
D’UN
GARAGISTE
ENTREPRENANT), aucun ne répond positivement à la question « parce que c’est lui qui me paye »,
cela ne veut pas dire que l’argent n’a aucune influence sur l’obéissance des employés burkinabés,
loin de là, mais nous avons remarqué le long de notre enquête qu’à tous les niveaux, l’argent reste
un sujet tabou. Tout le monde se fait passer pour un désintéressé. Alors comment expliquer que
Monsieur Laleye a pu obtenir des réponses positives à cette question ? Il peut y avoir plusieurs
raisons à cela : Premièrement, son cas se situe au Sénégal, peut-être qu’en la matière, les moeurs
sont plus libérées au Sénégal qu’au Burkina-Faso (cela évoque le problème de différence de culture
au sein même de l’Afrique noire). Secundo, il se peut que dans le milieu des garagistes, lié au
métier ancestral des forgerons, les gens sont plus directs que dans le milieu des transports
apparenté plutôt au commerce (problème de différence de culture dans les corps de métier) ... Un
bon exemple de la complexité de la réalité culturelle.
C/ LOGIQUE MANAGERIALE, FONCTIONS/ROLES
1) LOGIQUES MANAGERIALES
La logique managériale de Cissé se repose en grande partie sur sa foi en Dieu, l’autorité
que la tradition et son sang de chef d’entreprise lui confèrent, et le paternalisme.
a) Ses croyances
Les croyances font que Cissé adopte une attitude passive face au risque, l’environnement et
le futur. Pas question de planifier car « l’avenir ne nous appartient pas ». Inutile de prévoir car de
toute façon « c’est la volonté de Dieu qui aura raison ». Dans ce contexte, l’entreprise est dirigée en
« flux tendu », une sorte de « just in time », c’est-à-dire à l’instant présent. En outre, ses croyances
font qu’en négociation il fait des cadeaux à la partie adverse en se disant que « un bien fait n’est
jamais perdu »...
b) L’autorité
Cette autorité est d’autant forte qu’on se trouve en face d’une sorte de diktat du chef
d’entreprise. Cela lui facilite la tâche quand il s’agit de faire régner l’ordre et la discipline. En
revanche, nous avons remarqué qu’il existait chez les employés une sorte de tension qui réduisait
leur efficacité en leur interdisant toute spontanéité.
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c) Le paternalisme
C’est le maître mot du style de management de Cissé, d’ailleurs, l’écart entre l’entreprise et
sa famille est quasi inexistant.
Il est très dirigiste, ne délègue jamais totalement une tâche (il
intervient inéluctablement). A ce sujet, il dit « La délégation soulage le corps mais ne soulage pas
l’esprit ».
d) La prise de décision
Nous avons remarqué, suite à nos investigations, que Cissé prend ses décisions sur base
de la demande et de la situation de la caisse. Il a fort confiance en son expérience et son intuition.
Il arrive aussi qu’il imite d’autres entrepreneurs « Quand tout le monde danse sur le pied gauche, il
faut danser sur le pied gauche », dit-il.
2) MANOEUVRES STRATEGIQUE
Il n’y a pas explicitement de manoeuvre stratégique dans la gestion de Cissé, mais il ne fait
rien au hasard comme il le laisse croire.
Par exemple, il prétend que s’il pratique des prix
légèrement bas, c’est plus pour faire plaisir à ses clients que de les prendre aux « autres »
(concurrents).
Nous signalons tout de même que son marché est essentiellement local.
3) LA GESTION DE L’INTERACTION ENTREPRISE - ENVIRONNEMENT
a) Relation avec le client
Les relations avec le client sont caractérisées par d’importants contacts personnels qui se
passent conformément à la tradition (le respect mutuel, la confiance, l’intégrité).
Il n’y a
pratiquement pas d’écrits, tout s’arrange sur parole et ça marche. Le client est avant tout un
« frère » qu’il faut aider de son mieux, d’où quelques complaisances.
b) Les valeurs fondamentales de l’entreprise
L’esprit d’équipe, de communauté, de famille règne à tous les niveaux de l’entreprise. Et
dans cette grande famille qu’est l’entreprise, les valeurs les plus promues sont avant tout
l’honnêteté, la foi, la volonté et la capacité d’apprentissage, enfin, la reconnaissance mutuelle.
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La gestion de Cissé, dans certains de ses aspects, présente des lacunes aux yeux de
l’observateur occidental. Pourtant l’entreprise marche et prospère. Ce constat peut nous amener à
conclure, en absence de compte de résultat, qu’elle est bonne et adaptée à son milieu. Adapté au
milieu certes, bonne ? Nous avons des doutes car à voir de près, la réussite de l’affaire se fait au
prix de nombreuses privations. En effet, Cissé ne part jamais en vacances, ne s’octroie presque
pas de salaire, met à contribution toute sa famille, etc.
A notre avis, le management moderne peut apporter, à un chef d’entreprise comme Cissé,
des outils qui pourront, sans être en contradiction avec la culture du milieu, l’aider à atteindre ses
objectifs.
Le cas Cissé est un cas extrême, cependant, au cours de notre enquête sur le terrain, dix
entreprises sur douze présentaient à quelques détails près, les mêmes caractéristiques,
caractéristiques liées à la culture, que, à juste titre, la littérature en la matière n’avait pas manqué de
souligner.
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CONCLUSION
Quand nous sommes allés au Burkina-Faso à la rencontre des acteurs de l’entreprenariat
burkinabé, un de nos principaux soucis était de rester non seulement le plus objectif, méthodique et
complet, mais aussi de pouvoir respecter notre planning. Nous n’avons pensé à aucun moment que
la culture du milieu pouvait en décider autrement. Nous avons été nous aussi la proie de cette
culture, à l’image de cette phrase que nous a dite un chef d’entreprise : « Sans l’accord du vent, la
feuille morte ne peut dire "demain je serai de l’autre côté du chemin" ».
En effet, nous sommes partis pour deux semaines, nous en avons pris quatre. Quand nous
avons voulu prendre des notes, un de nos interlocuteurs nous a accusé de passer notre temps à
écrire plutôt qu’à l’écouter ...
La culture est très forte, le management ne peut que composer avec, la canaliser pour en
faire une opportunité, comme les japonais, trouver des parades quand elle s’avère menaçante.
La culture n’est pas immuable. En ce qui concerne le Burkina-Faso et même l’Afrique noire
en général, le métissage culturel dû à la colonisation rend les interactions culture - entreprises
encore plus complexes et ne facilite guère la tâche des dirigeants d’entreprise, ce qui oblige ces
derniers à pratiquer une sorte de « pilotage à vue ».
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BIBLIOGRAPHIE
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de M.PASSY, Edit. DATAFRO.
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Une véritable somme sur la question.
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