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LOGEMENT Prix du logement : quelques vérités oubliées PAR JEAN-PAUL LACAZE1 Pendant des décennies, c’est la construction neuve qui a dominé le marché du logement. Mais aujourd’hui, on vend cinq logements anciens pour un logement neuf. On ne peut comprendre les prix du logement que si l’on tient compte de cette mutation importante2. P our le candidat à l’achat d’un logement, le barème des prix dans les différents quartiers d’une ville est relativement facile à appréhender : les vitrines des agences immobilières et les petites annonces de la presse livrent une information abondante, et les professionnels spécialisés peuvent justifier les variations de ces prix en fonction de la localisation des biens et de différents facteurs objectifs concernant la facilité et l’agrément d’usage des logements mis en vente. Pourtant, le sujet de la formation des prix immobiliers est loin d’être épuisé. En effet, s’il est relativement aisé d’expliquer les différences de valeur entre certains biens à un moment donné, la question de savoir pourquoi le prix moyen du studio ou de la villa s’établit à tel ou tel niveau reste entière, ainsi d’ailleurs que celle de l’évolution de ces prix moyens sur une longue période. Les théories économiques usuelles n’apportent pas de modélisation réellement convaincante. D’une part, ces théories s’intéressent surtout aux flux de biens, de services et de finances, et accordent moins d’intérêt aux questions relatives aux évolutions de la valeur des stocks. D’autre part, la plupart des théories repose sur une simplification excessive de la géographie des prix immobiliers, toujours en référence à la distance au centre de la ville. Ces questions préoccupent depuis longtemps les professionnels de l’immobilier. Pourquoi des clients à La Défense acceptaient-ils d’acheter les charges foncières de bureaux quatre fois plus cher que ne les vendaient les villes nouvelles dans les années 1980 ? Parler de rente de situation ne suffit pas pour expliquer à quel niveau s’établissent ces rentes. Les “images sociales” Les travaux d’un sociologue français un peu oublié, Maurice Halbwachs, apportent un éclairage intéressant sur ces problèmes. En travaillant sur les expropriations d’Haussmann, ce dernier a ouvert en effet une piste qui retrouve aujourd’hui toute son actualité. 1 Ancien Directeur général de l’EPAD et de l’ANAH. Les thèmes présentés dans cet article sont développés dans les deux derniers ouvrages de l’auteur : Le Logement au péril du territoire, Editions de l’Aube, 1996 ; Les Politiques du logement, Flammarion, collection Dominos, 1997. 2 IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES - N° 19 - Octobre 1997 De la Libération jusque vers 1975, la construction neuve dominait largement : il y a vingt ans, on vendait encore deux logements neufs pour un logement 19 LOGEMENT d’occasion. Dans un tel contexte, les prix directeurs sont bien sûr ceux du neuf, et ils peuvent s’analyser comme une somme de coûts de production, par des méthodes proches de celles de l’économie industrielle. Mais cette ère est définitivement révolue. On vend aujourd’hui cinq logements d’occasion pour un logement neuf. La hantise des maires n’est plus le manque de logement, mais les effets directs et indirects d’un nombre trop élevé de logements vacants. Ce basculement du marché, après des siècles de pénurie de logement dans les villes, est un phénomène irréversible. La construction neuve jouera désormais un rôle décroissant ; elle doit déjà aligner ses prix sur ceux des marchés d’occasion majorés d’une prime réduite, ce qui confirme le rôle directeur des marchés de seconde main. Dans cette situation qui rappelle à bien des égards la fin du XIXe siècle, la relecture des travaux scientifiques relatifs à cette époque est riche d’enseignements. Que nous dit donc Halbwachs ? Au risque de simplifier exagérément une pensée complexe, on peut tenter de la résumer comme suit. Les prix immobiliers sont la traduction financière de ce que la géographie sociale appelle les “images sociales” des immeubles et des quartiers. Ces images sociales font elles-mêmes partie de la “mémoire collective” des habitants de la ville ou du quartier. Elles expriment en termes très concrets ce que les gens ordinaires pensent de la place que les occupants de ces immeubles tiennent dans la société locale. L’expérience de l’ANAH, et surtout l’observation de nombreuses Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) sont particulièrement éclairantes de ce point de vue. Menées par des municipalités actives, les OPAH réussissent fréquemment à opérer une réelle revalorisation de l’image du quartier alors qu’auparavant, propriétaires et locataires étaient découragés ; un taux de vacance élevé tirait prix et loyers à la baisse, les nombreux volets fermés et les façades décrépites rendaient les rues tristes, les commerces périclitaient, plus personne ne voulait s’installer ou investir dans un tel quartier. Comme chacun peut le vérifier sur de très nombreux exemples, les aides publiques couplées avec l’engagement résolu de la municipalité permettent d’inverser la spirale perverse d’une dévalorisation cumulative. Quelques chantiers pilotes bien montés, le démarchage systématique des propriétaires pour faire jouer l’effet d’aubaine, quelques interventions d’amélioration des voies et des équipements publics font 20 redécouvrir les potentialités du quartier. Des façades repeintes, des logements réaménagés en fonction des goûts des locataires d’aujourd’hui, et la micro-économie immobilière du quartier repart à la hausse. Le discours des habitants et des passants redevient optimiste. Une sorte de phénomène collectif de “retour d’affection” manifeste que l’image sociale du quartier se revalorise. Les enquêtes montrent que cette revalorisation d’ordre symbolique, qui se passe dans la tête des gens, se traduit en même temps par une revalorisation des prix de vente et des loyers. Les deux phénomènes apparaissent comme indissociables l’un de l’autre, ce qui, soit dit en passant, conduit souvent à mettre en position difficile les locataires à faibles ressources qui s’étaient installés là parce que les loyers restaient à leur portée. Pourquoi un Van Gogh vaut-il plus cher qu’un Manet ? La formation des prix immobiliers s’explique ainsi par une sorte de travail social d’une nature particulière, que l’on peut comparer au mécanisme qui détermine la cotation des œuvres d’art. Parler de rareté ne suffit pas non plus à expliquer pourquoi un Van Gogh vaut plus cher qu’un Manet. L’essentiel de ce travail s’effectue entre acteurs spécialisés : critiques d’art, collectionneurs, marchands de tableaux, historiens et conservateurs de musée discutent sans cesse entre eux des mérites respectifs des peintres et publient de nombreux articles et ouvrages documentés sur le sujet. Il se forme ainsi des consensus qui sont très stables dans une perspective à court terme. C’est la connaissance des mercuriales correspondantes qui fonde le travail d’expertise. Mais dans une perspective à plus long terme, ces consensus évoluent, certaines signatures prennent de la valeur tandis que d’autres en perdent. Pour les logements, un travail social comparable s’effectue en permanence, mais avec des différences importantes : les acheteurs de tableaux sont en majorité des collectionneurs avisés, alors que l’achat d’un logement est un acte beaucoup plus rare. De plus, l’impact sur le budget des ménages est beaucoup plus fort. Accéder à la propriété représente le plus souvent un investissement de l’ordre de grandeur de trois années de revenus. Avant de sauter le pas, les candidats prennent des avis et des conseils auprès de leurs amis et parents et questionnent les professionnels spécialisés. Faute de disposer d’une expérience suffisante, ils font ainsi appel à la mémoire collective pour IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES - N° 19 - Octobre 1997 LOGEMENT appréhender la mercuriale des prix telle qu’elle se présente à ce moment. En opérant ainsi, chacun d’eux contribue à consolider cette mémoire et donc à renforcer son rôle. Les professionnels spécialisés jouent un rôle essentiel comme porteurs et présentateurs de toutes les nuances de la géographie sociale de la ville ou du quartier. Comme pour les œuvres d’art, ils savent en déduire une mercuriale des prix bien définie et stable à court terme qui justifie tout à fait que l’on puisse parler de marchés immobiliers, à condition de mettre l’expression au pluriel car les images sociales, comme ces marchés, varient avec les localisations et les types de constructions. A plus long terme, les consensus sociaux qui organisent ces marchés sont eux aussi susceptibles d’être remis en cause. A l’échelle de la ville, certains quartiers s’embourgeoisent, d’autres se paupérisent. Cela signifie que les prix immobiliers et les images sociales évoluent simultanément dans ces quartiers, à la hausse dans le premier cas, à la baisse dans le second. IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES - N° 19 - Octobre 1997 Les facteurs macro-économiques généraux ajoutent leurs effets. Le niveau des taux d’intérêt et surtout le taux d’inflation se répercutent bien sûr sur les prix immobiliers, mais de manière plus uniforme, car ces variations n’entraînent pas de modification des images sociales. Par contre, celles de l’activité économique locale ont de plus en plus d’influence. En particulier, les grands sinistres industriels qu’ont connus certaines villes se sont répercutés sur leurs marchés immobiliers. Les règles générales brièvement présentées ici paraissent suffisantes pour expliquer le mode de formation des prix immobiliers dans ces marchés désormais régulés par le commerce des biens de seconde main. Mais il reste beaucoup à faire pour mieux comprendre comment se forment les consensus sociaux. Et aussi pour tenter d’expliquer pourquoi et comment les acteurs les plus spécialisés ont perdu leur “mémoire collective” de ces vérités anciennes, au point de réussir à organiser une bulle spéculative aussi spectaculaire que celle que nous avons vécue récemment. ❏ 21