automatisation et nouvelle division internationale du travail

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automatisation et nouvelle division internationale du travail
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Conférence ISA/CUSUP
HONG-KONG
14-20 août 1985
AUTOMATISATION
ET NOUVELLE DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL
Elsie Charron
Michel Freyssenet
CNRS. Paris
Au cours des années 70 apparaissent et se développent, notamment dans l’industrie
automobile, deux processus : d’une part une nouvelle forme de division internationale
du travail qui se caractérise par une segmentation internationale croissante du procès de
travail pour fournir des marchés de moins en moins cloisonnés et spécifiques ; d’autre
part un changement social de base productive tant dans les pays d’origine des firmes
automobiles, que dans certains pays d’implantation.
Il était tentant d’établir un lien entre les deux processus, comme nous l’avons fait
avec d’autres et avec profits : entre le stade mécanisé de la division capitaliste du travail
et l’implantation d’unités de fabrication et de montage dans des pays à main-d’oeuvre
peu qualifiée pour pénétrer leur marché naissant de l’automobile 1. Le lien que l’on
pouvait imaginer était que la stagnation du marché mondial et les limites physiques et
sociales atteintes par le procès de travail antérieur rendaient nécessaire le passage à un
nouveau stade de division du travail, jetant les bases matérielles d’une relance de la
productivité et d’un nouveau rapport salarial et créant la possibilité d’une avantageuse
et nouvelle segmentation internationale du procès de travail en fonction des capacités
respectives des différentes classes ouvrières à admettre les nouvelles normes de travail.
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Freyssenet M., La division capitaliste du travail, Paris, Savelli, 1977, 221 p.
Freyssenet M. . “Division du travail et mobilisation quotidienne de la main d’oeuvre.
Les cas Renault et Fiat.” CSU. Paris. 1979. 421 p.
Charron E., Freyssenet M., Mahieu Ch. “Division spatiale du travail et automatisation”.
Paris. CSU. 1984. 182 p.
Charron E., Freyssenet M., Automatisation et nouvelle division internationale du travail,
communication à la conférence ISA/CUSUP, Hong-Kong, 14-20 août 1985, 10 p. Édition numérique,
freyssenet.com, 2007, 90 Ko, ISSN 7116-0941.
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La recherche que nous avons menée sur le groupe Renault a eu pour but de
reconstituer historiquement comment se sont développés les deux processus mentionnés
et d’analyser la nature des liens éventuels qu’ils entretiennent.
La nouvelle forme de division internationale du travail apparaît dans le cas
considéré, une dizaine d’années (entre 1968 et 1978) avant le début réel du passage
effectif à la forme sociale particulière d’automatisation que nous connaissons. Les deux
processus ne sont pas pour autant sans lien. En effet, la nouvelle division internationale
du travail (qui ne fait pas disparaître l’ancienne) n’a, avant la fin des années 70, ni le
sens, ni l’extension, ni l’importance stratégique qu’elle va prendre ensuite.
Réexportations et fabrications croisées avec le pays d’origine de la firme restent très
limitées et n’apparaissent que pour des raisons d’opportunités (d’investissements
notamment, avec l’Espagne fin des années 60), ou d’exigences étatiques nouvelles
d’exportation ou de compensation (Espagne 73, Roumanie, Yougoslavie, Colombie,
etc.), souvent satisfaites avec retard et difficultés et sans enthousiasme, générant des
conflits entre Etat et firme. Si à l’occasion Renault n’hésite pas à utiliser certains
avantages de cette segmentation internationale limitée et non voulue du procès de
travail (notamment en cas de grève en France), il n’en fait pas un des éléments
essentiels de sa stratégie générale. Cette division internationale de travail s’avère
possible et rentable avec quelques pays (Espagne, Portugal notamment) où la
productivité et les coûts sont au moins égaux à ceux de France. Elle se révèle ne pas
l’être avec d’autres pays (Colombie, Roumanie, Argentine…). La raison de ces
différences ne réside pas dans l’insuffisante formation de la main-d’oeuvre d’exécution
des seconds, généralement supérieure (scolairement et pratiquement) dans les pays
d’implantation à celle des ouvriers de fabrication du pays d’origine, mais des pratiques
de travail et de résistance des travailleurs et des politiques du personnel des directions
locales, propres à chaque pays.
L’espoir, mis entre 1974 et 1978, de constituer des marchés régionaux à partir de
pays liés par des accords commerciaux et acceptant des niveaux de productivité et de
coûts similaires et entre lesquels la production des véhicules qui leur seraient destinés
pourrait être répartie, a été rapidement déçu, en raison de la prospérité éphémère de
certains d’entre eux, l’arrêt du développement, puis la chute, de leur marché intérieur,
de troubles politiques et sociaux importants (Turquie, Iran, Pays du Pacte Andin…).
Les conditions générales de production et de vente, et les orientations changent vers
la fin des années 70, créant à partir de ce moment-là, des liens effectifs entre les deux
processus qui nous intéressent.
Depuis de nombreuses années, la productivité de Renault stagne ou s’élève
faiblement en France (malgré le retour au calme social à partir de 1975), comme dans
les pays d’implantation qui sont à son niveau d’efficacité productive (l’Espagne
notamment, où se développent à l’inverse, à partir de 1975, revendications, grèves et
mouvements d’assemblée). La raison de cette stagnation en est autant les limites
physiques et sociales atteintes par le stade mécanisé du procès de travail capitaliste (que
quelques réorganisations du travail fondées sur l’enrichissement des tâches ne
parviennent pas à déplacer), que l’accroissement non maîtrisée de la main-d’oeuvre
indirecte (services fonctionnels et administratifs) annulant les quelques gains de
productivité obtenus dans les ateliers de fabrication. À la crise du procès de travail
s’ajoute une crise de valorisation (la rentabilité du capital investi diminue) et une crise
mondiale de la réalisation. Le relais pris éphémèrement par les marchés des « nouveaux
pays industrialisés » aux marchés des pays industrialisés, devenus des marchés de
Charron E., Freyssenet M., Automatisation et nouvelle division internationale du travail,
communication à la conférence ISA/CUSUP, Hong-Kong, 14-20 août 1985, 10 p. Édition numérique,
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renouvellement, disparaît. La concurrence s’avive d’autant plus sur un marché mondial
stagnant, que les constructeurs japonais investissent efficacement, malgré les mesures
protectionnistes avouées ou cachées, les marchés traditionnels des firmes européennes
et nord-américaines. En l’absence de concertation et de régulation à l’échelle mondiale,
chaque firme, et Renault en particulier, considère que sa survie dépend dorénavant de sa
capacité de prendre des parts de marchés aux autres.
Si au sein du groupe Renault le passage à l’automatisation est considéré alors, à
l’unanimité des cadres dirigeants, comme une nécessité absolue, malgré les
affrontements sociaux, les bouleversements de structure, et les coûts qu’elle implique, il
n’en va pas de même de la réorganisation spatiale du procès de travail. Deux
orientations s’affrontent, précisément sur leur capacité respective à permettre le passage
à l’automatisation au moindre coût financier et social et au plus grand profit.
L’une propose de donner plus d’importance à la péninsule ibérique pour fournir le
marché européen, et de s’implanter au Brésil pour entrer en force sur les marchés
latino-américains et nord-américains, en raison des rapports sociaux instaurés dans les
filiales concernées, des coûts de main-d’oeuvre et d’avantages fiscaux et financiers très
importants, considérant que les contraintes et les "rigidités" sociales en France seront un
handicap trop lourd dans la compétition mondiale.
L’autre orientation, invoquant d’une part l’impossibilité sociale et politique
d’accroître rapidement et substantiellement la production à l’extérieur et les
réimportations, d’autre part, le caractère aléatoire des avantages actuels de pays tels que
l’Espagne et le Brésil (troubles politiques, montée des luttes sociales…), veut
concentrer l’effort sur les usines françaises et sur l’Amérique du Nord, où la menace
protectionniste, la nécessité commerciale d’américaniser l’image de la firme,
l’affaiblissement des constructeurs américains et la chute du dollar à la fois contraintes
et opportunités pour une implantation industrielle, sous la forme en l’occurrence d’une
prise de participation dans AMC.
Si la deuxième orientation est en définitive officiellement retenue, les directions des
filiales ibériques obtiendront cependant, mais non sans difficultés, que leurs
installations soient automatisées et qu’elles fabriquent les nouveaux modèles, en faisant
valoir que la non modernisation et le non renouvellement de la gamme constituent un
désengagement rampant politiquement et socialement impossible, que les
gouvernements locaux exigent un nouvel accroissement des exportations, et que la
péninsule ibérique est devenue une plateforme de pénétration du Marché Commun pour
les constructeurs nord-américains (dans le cadre de leur contre offensive commerciale
et industrielle). Si l’option Brésil est abandonnée, Renault n’hésite pas cependant à
essayer de tirer avantage d’une fabrication automatisée de moteur dans une usine
nouvelle au Mexique (recrutement libre, main-d’oeuvre ayant déjà la formation requise,
avantages fiscaux, etc.) pour fournir l’usine de montage nord-américaine (ne faisant en
cela que copier Ford et GM.), alors qu’il n’y avait dans ce cas aucune obligation du
Mexique visant à compenser sa petite production de véhicules finis.
Dans tous les pays où se fait le passage au nouveau stade de division du travail
(France, Espagne, Portugal, Mexique, USA, Belgique), une modification profonde de la
composition de la main-d’oeuvre, de la norme et des rapports de travail est en cours.
Malgré des orientations générales au sein du groupe, chaque pays, chaque usine adopte
de fait des voies particulières, tant ce changement de base productive (qui est un
changement des termes de l’enjeu du rapport capital-travail) est difficile et incertain
quant à ses résultats.
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communication à la conférence ISA/CUSUP, Hong-Kong, 14-20 août 1985, 10 p. Édition numérique,
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La stratégie adoptée est actuellement en crise. L’insuccès commercial aux USA fait
de l’implantation dans ce pays un gouffre financier, en l’absence de nouveaux modèles.
Le retour en force des firmes nord-américaines sur le marché européen, la pression
difficilement contenable des constructeurs japonais, la reconquête de certaines firmes
européennes des partis de marché qu’elles avaient perdues (Fiat, notamment) ont créé
dans les usines Renault en France des surcapacités, amenant récemment la Direction
générale à restreindre les réimportations espagnoles et portugaises, provoquant des
difficultés importantes dans ces filiales, sans en tirer les avantages propres.
De même que l’ancienne division internationale (non disparue) a été le résultat de la
conjonction de contraintes étatiques pour investir des marchés dont on espérait le
développement et la possibilité offerte par le stade mécanisé de la division capitaliste du
travail de recourir à de la main-d’oeuvre qualifiée, de même la nouvelle division
internationale du travail est le produit d’exigences étatiques nouvelles (visant moins à
jeter les bases d’un tissu industriel qu’à compenser des importations) et la recherche des
meilleures conditions sociales et financières de passage à l’automatisation, compte tenu
des contraintes découlant de l’ancienne organisation spatiale du procès de travail.
Charron E., Freyssenet M., Automatisation et nouvelle division internationale du travail,
communication à la conférence ISA/CUSUP, Hong-Kong, 14-20 août 1985, 10 p. Édition numérique,
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