PDF : Texte autour du travail de Raoul Marek
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PDF : Texte autour du travail de Raoul Marek
Au Schweizer Monatsheft 2008 - GALERIE : "Coassement virtuose de grenouilles reléguées dans leur marécage et s’y désespérant"… Ainsi Nietzsche réglait-il son compte à "l'art pour l'art". Raoul Marek qui n'appartient pas lui-même à cette espèce, résume ceci en un verdict : "Certainement pas de l'art en soi !" L'artiste originaire de Berne se moque volontiers de l’art autocentré qui décore les murs des galeries, et devant lequel un cercle d'initiés se rassemblent sous les commérages et les coassements approbateurs. L'art - c'est sa conviction - doit être mû dans une "perspective sociale" et ne pas conférer à l'Esthétique de prérogative illimitée sur la fonction. "L'art n’est pas que là pour décorer, assène-t-il, mais pour s’impliquer socialement et dans les différentes structures de la société." La revendication est claire, son application variée. Tellement variée que sa griffe artistique ne se laisse pas reconnaître au premier regard. Connaît-on un Marek qu'on est loin de les connaître tous. De prime abord, l’oeuvre de Raoul Marek peut n’être composée de rien d'autre que d'affiches publicitaires. Ou d'assiettes et de verres à vin. Ou des œuvres photographiques assemblées les unes avec ou par-dessus les autres. Ou d'un dessin, presque enfantin. Et les lieux d'exposition ? L’oeuvre de Raoul Marek exige des lieux publics mais aussi des installations synesthétiques et des expositions dans des musées souvent avec une participation publique… C’est là qu’elle devient intéressante. Si l’oeuvre d'art doit remplir une fonction sociale, alors c’est à l'artiste de repérer la demande sociale. Fouiner tel un détective privé dans des lieux où il n'a en principe rien à trouver. Ou bien enquêter tel un sociologue à l'aide de journaux. Raoul Marek était un peu les deux, lorsqu’il fut invité par un hôpital pour une intervention artistique. Les responsables attendaient vraisemblablement une série d'images, avec laquelle ils pourraient décorer de longs couloirs, ou une sculpture, qui ferait bien dans le hall d'entrée. Pourtant l'artiste a demandé l’autorisation de prendre part à toutes les réunions, d'entrer partout et de parler à tous - patients, personnel, visiteurs. Durant cette période, il vint un jour à parler avec des employés qui entreposaient dans un sous-sol sinistre les effets des patients décédés. Ils rassemblaient les objets tels les montres, lunettes, brosses à dents ou le linge de chacun d'eux dans un sac plastique gris, destiné à être donné à l'entourage du défunt. Une fois les sacs plastiques épuisés, ils utilisaient un sac-poubelle, ce qui ne faisait de toute façon pratiquement aucune différence visuelle. Raoul Marek avait trouvé son thème. Il créa les Cabas-lune - des sacs en papier avec d'un côté une lune décroissante sur fond bleu et de l'autre, une lune montante sur fond jaune, symboles du cycle éternel de la naissance et de la mort. Il a choisi le croissant de lune parce qu'il est signifiant en terme de langage, de culture, de religion et d'éducation, et également démocratique, comme l'est la mort : tous nous retrouvons-nous tôt ou tard sur notre lit de mort. Un sac en papier agréable plutôt qu'un sac-poubelle. Ce n’est qu’un détail. Pourtant si la culture est ce qui rend la société plus humaine, alors les Cabas-lune ont rempli leur mission. Les hôpitaux allemands l'ont du reste compris et commandé des cabas, les suisses et les françaises en revanche pas encore... Pour cela, les Suisses et les Français possèdent "La salle du monde" ou l'art comme occasion de sociabilité pour tout un chacun. En 2004, parut dans la presse, à la radio, la télévision et sur des tracts une invitation à la population bernoise de concourir pour faire partie d’une communauté aléatoire, qui se réunirait à l'avenir chaque année en septembre pour un festin, un peu comme une grande famille réunie pour l'anniversaire du patriarche. Cent personnes furent tirées au sort parmi plus de 1200 inscrits. Pour chacune d'entre elles a été fabriqué un service de table : une assiette plate avec son profil gravé et un verre à vin portant sa signature. Toujours la même année fut construite dans le centre ville de Bern une longue table, dressée avec ces assiettes et ces verres personnalisés, et une invitation à dîner fut lancée aux cent membres de cette communauté. A côté des dîneurs se trouvaient des vaisseliers, prêts à entreposer la vaisselle jusqu'à la reconduction du dîner l'année suivante. Un memento mori d'un genre particulier : les couverts de qui ne s’est pas montré au dîner restent dans le vaisselier. Lors de l’un ou l’autre de ces repas futurs, tous les emplacements du vaisselier seront occupés et toutes les places autour de la table vides. "La salle du monde", et non pas "La salle de la Suisse" : le nom est un programme, à condition que de telles sociétés se constituent avec le temps dans toutes les parties du monde, un réseau global de relations de hasard s’invitant simultanément à dîner. Dans la commune française d'Oiron, existe déjà une communauté élargie de ce type (elle s'attable dans un château et possède en outre une serviette avec les lignes de la main imprimées) ; en Allemagne, une autre sera fondée prochainement à Berlin. L'anonymisation souvent décriée du monde globalisé est ainsi contournée à travers l'intimité de ce rituel annuel : des gens jusque-là étrangers qui développent une histoire commune. Et à qui préfère la sphère privée, Raoul Marek propose "La salle privée", un double portrait de couple, d'amis ou de proches, réalisé sous forme de vase. Deux visages de profil se regardent dans les yeux, l'espace intermédiaire est matérialisé dans la porcelaine bleue. Les visages ne se laissent saisir physiquement qu'à travers leur relation. "La salle du monde" et "La salle privée" , deux projets totalement au goût de Raoul Marek. Ils sont issus du quotidien, et non abstraits, l'un crée - entre les hommes, les objets, les lieux - des relations qui ne se seraient pas produites sans lui, l'autre les explicite. Dans les deux cas, le concept émane de l'artiste, qui peut pourtant échanger sa place avec d’autres, avec quiconque en a l'envie et le temps (et dans le cas du vase, l'argent nécessaire à sa fabrication). Public et hédoniste dans un cas, utile en tant que récipient dans l'autre. "Certainement pas de l'art en soi !" Ici, cela semble réussi. Raoul Marek, né en 1953 Après l'école, il a étudié l'histoire de l'art à l'université de Zurich. Il vit et travaille à Paris, à Berlin et en Suisse - www. ism-berlin.net Sa dernière publication "Raoul Marek - Lieux, Corps et Cultures", parue dans une édition limitée de 150 tirages signés. La commande à la GalerieofMarseille : <[email protected]> Suzann-Viola Renninger 2008 (Schweiz. Monatsheft No. 963) Traduction Caroline Croq