"De "Diaspora" à "diasporas". La dynamique d`un nom propre"

Transcription

"De "Diaspora" à "diasporas". La dynamique d`un nom propre"
De « Diaspora » à « diasporas »
La dynamique d’un nom propre
Stéphane Dufoix
GEODE – Université de Paris X Nanterre
A quoi cela sert-il de faire l’histoire d’un mot ? La question n’est pas nouvelle. « Qu’y
a-t-il en un nom ? » faisait dire William Shakespeare à sa Juliette 1 ? La littérature n’est pas la
seule à en avoir fait depuis longtemps une question centrale. C’est aussi le cas de la
philosophie, de Platon à Ludwig Wittgenstein 2. « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda
tenemus », écrivait le bénédictin Bernard de Morlaix au XIIe siècle 3. La compréhension du
rapport entre les mots et les choses – ce que les logiciens appellent la dénotation – oppose les
réalistes aux nominalistes. Nombre d’historiens et de sociologues l’ont bien compris : la
naissance comme l’évolution d’un mot ont un sens qu’il s’agit de mettre en évidence afin de
saisir les articulations complexes qui le lient à ce qu’il désigne et qu’il contribue ainsi, de
manière décisive, à faire exister. Depuis l’Ecole des Annales, l’exercice a été intégré au
« métier d’historien », comme on peut en lire l’exigence sous la plume de Marc Bloch –
« L’avènement d’un nom est toujours un grand fait en histoire même si la chose avait
précédé ; car il marque l’étape décisive de la prise de conscience 4. » – ou de Lucien Febvre :
« Faire l’histoire d’un mot, ce n’est jamais perdre sa peine 5. » Everett Hugues achève ainsi un
article consacré à la question des noms : « Il existe en effet une magie des noms. En tant que
chercheurs en sciences sociales et en tant que citoyens, il nous appartient de comprendre
quand et comment fonctionne cette magie 6. » Les développements qui suivent se proposent
tout à la fois d’ouvrir des pistes pour l’étude historique du mot « diaspora », de mettre en
évidence son ambiguïté théorique et de suggérer la mise en place de concepts alternatifs.
Du nom commun au lieu commun
Si diaspora apparaît pour la première fois dans le texte de la Bible des Septante – du
nom des soixante-dix traducteurs chargés de produire le texte grec de la Bible hébraïque au
IIIe siècle av. J.-C. –, il est issu d’un verbe grec – diaspeirô – dont l’usage est attesté au mois
1- Voir la tirade de Juliette à Roméo à l’Acte II, scène 2 : « ‘Tis but thy name that is my enemy ; / Thou art
thyself, though not a Montague. / What’s Montague ? it is nor hand, nor foot, / Nor arm , nor face, nor any other
part / Belonging to a man. O be some other name ! / What’s in a nama ? that which we call a rose / By any other
namae would smell as sweet ; / So Romeo would, were he not Romeo call’d. »
2- Pour la pensée de Platon, voir notamment ce grand discours sur le langage naturel ou conventionnel qu’est le
Cratyle, ainsi que Le Politique. Pour Wittgenstein, on se reportera surtout à Le cahier bleu et le cahier brun,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1965.
3- Il s’agit du vers latin sur lequel s’achève le roman d’Umberto Eco, Le nom de la rose.
4- Bloch (Marc), Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993 (1ère éd. 1949),
p. 174.
5- Febvre (Lucien), « Civilisation. Evolution d’un mot et d’un groupe d’idées », in Civilisation, le mot et l’idée,
Paris, Renaissance du livre, 1930, texte réédité in Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, p. 481.
Pour quelques exemples ultérieurs, voir notamment Boltanski (Luc), Les cadres : La formation d’un groupe
social, Paris, Minuit, 1982 ; Charle (Christophe), Naissance des intellectuels 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ou
Noiriel (Gérard), « Socio-histoire d’un concept : les usages du mot « nationalité » au XIXème siècle », Genèses,
(20), 1995, p. 4-23.
6- Hughes (Everett), « Qu’y a-t-il dans un nom ? » (1952), in Hughes (Everett), Le regard sociologique. Essais
choisis (textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie), Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 237250, citation p. 250.
depuis le Ve siècle. Il est utilisé par Hérodote 7, Sophocle 8, Thucydide 9, Platon 10 ou Isocrate
11
sans aucune connotation négative. Contrairement à ce qu’a pu écrire Robin Cohen, repris
par la majorité des auteurs s’intéressant à cette question linguistique, diaspora n’a jamais été
utilisé dans l’Antiquité grecque pour décrire le phénomène de colonisation (qui était signalé
par le terme apoikia) 12. De même, lors de son apparition dans la Bible des Septante, il n’est
aucunement la traduction du mot hébreu galut. Ses douze occurrences ne correspondent à la
traduction d’aucun terme hébreu en particulier et, qui plus est, les termes galut ou gola – dont
le sens équivaut à exil, bannissement – ne sont jamais traduits par le grec diaspora mais par
des noms grecs signifiant captivité de guerre (aichmalosia) ou (metoikesia). A lire Johannes
Tromp, toutes ces occurrences s’inscrivent dans ce qu’il nomme le schéma deutéronomistique
(Deuteronomistic pattern) selon lequel le sens de diaspora ne fait pas référence à une
dispersion réelle pouvant correspondre à l’exil à Babylone, mais bien à la punition divine qui
attend les Hébreux s’ils n’obéissent pas à leur Dieu 13. La dispersion – qui est ici un état et non
un processus – tout comme le retour des dispersés, est une action relevant du divin et non de
l’humain. D’ailleurs, il semble que le terme soit absent de la littérature juive non biblique. Ce
ne serait que plus tard (après la destruction du Second Temple de Jérusalem ?) que les lettrés
juifs utiliseraient « diaspora » pour décrire la situation, l’espace et la population de la
dispersion historique, rapprochant ainsi l’hébreu galut du grec diaspora.
De manière plus générale, il semble que, dans la littérature antique de langue grecque,
il soit pratiquement limité aux textes religieux ou d’inspiration religieuse juifs puis chrétiens.
On retrouve « diaspora » à trois reprises chez Plutarque, une fois dans Les Vies, à propos de la
dispersion des cendres de Solon autour de l’île de Salamine 14, et deux fois dans Les Morales.
Il y évoque notamment la théorie atomiste d’Epicure. Ce dernier exemple est intéressant car,
contrairement à la signification qu’a prise « diaspora » par la suite, il n’implique nullement
l’idée d’un lien. Au contraire, Plutarque écrit que, selon Epicure, la dissolution de la matière
est une dispersion (diaspora) sous forme de vide et d’atomes, sans aucun contact entre les
parties dispersées 15. En revanche, dans la littérature chrétienne de langue grecque (Nouveau
Testament, Pères de l’Eglise…), il signale, comme cela fut également le cas dans la littérature
protestante après la Réforme, la situation « dispersée » mais unie de l’Eglise en tant que telle.
Ainsi, l’usage actuel de « diaspora » ne s’appuie ni sur le sens original de diaspeirô
(disperser, répartir, distribuer) ni sur la signification de diaspora dans la Bible des Septante, ni
encore sur son éventuel usage commun ultérieur en grec, mais bien sur l’interprétation qui en
a été faite par les auteurs juifs puis chrétiens (catholiques puis protestants), et dans laquelle est
accompli un travail d’homologie entre la dispersion dans le royaume terrestre par rapport au
royaume de Dieu et la dispersion loin d’une terre ou d’un centre politico-religieux.
7- Hérodote, Histoire, III, 13 : il s’agit de l’épisode où Cambyse, recevant les dons en provenance de Cyrène, les
trouve si maigres qu’il les distribue lui-même à ses soldats.
8- Sophocle, Les Trachiniennes, 782 ; Electre, 748.
9- Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Livre I, chapitre 11, section 1 et Livre III, chapitre 30, section 2.
10- Platon, La République, 455 d ; ainsi que Le Sophiste, 260b.
11- Isocrate, Discours et lettres, 5.104.
12- Cohen (Robin), Global Diasporas. An Introduction, Londres, UCL Press, p. IX et 2. Voir la critique des
affirmations de Cohen in Baumann (Martin), « Diaspora : Genealogies of Semantics and Transcultural
Comparison », Numen, 47, 2000, p. 313-337.
13- On se reportera à ce sujet aux travaux de Johannes Tromp. Cf. Tromp (Johannes), « The Ancient Jewish
Diaspora : Some Linguistic and Sociological Observations », in Haar (Gerrie Ter), ed., Religious Communities in
the Diaspora. New Perspectives on Past and Present, Leuven, Peeters, 1998, p. 13-35, en particulier p. 20-23.
Les douze occurrences sont : Dan., 12 :2 ; Ps 138 ; Deut. 28 :25 ; Deut. 30 :4 ; Jer 15 :7 ; Ps 146(147) :2 ; Isaie
49 :6 ; 2 Macc. 1 :27 ; Salomon 8 : 26-28 ; Judith 5 :19 ; Ps. Salomon 9 :2 ; Jer. 41 : 17.
14- Plutarque, Vies, chapitre 32, section 4.
15- Plutarque, Morales, 1105a.
Forgé comme un nom commun – même s’il s’agissait d’un néologisme – « diaspora »
est ensuite devenu, par singularisation, un nom propre religieux dont l’usage, différencié, se
limitait aux juifs et aux chrétiens. Il le resta pendant plus de vingt siècles, même si son usage
se raréfia entre le Ve et le XVIe siècle. En revanche, il ne fut jamais un hapax, cette catégorie
dont on ne connaît qu’un seul exemple. A partir du XXe siècle, Par la suite, l’usage du terme
va se transformer au sein des sciences humaines et sociales selon trois processus :
sécularisation – extension à des usages non religieux –, banalisation – ouverture de plus en
plus grande du spectre des cas possibles – et enfin formalisation – mise en critères permettant
de justifier le passage d’une catégorie définie (la diaspora) à une catégorie indéfinie (une
diaspora) divisée en types (diaspora prolétaire, mobilisée, commerçante, dormante,
émergente, de réfugiés, victime etc.). Ainsi, des années 1950-1960 à nos jours, on passe d’un
nom propre à ce que Jean-Claude Passeron appelle un « semi-nom propre » 16. Enfin, de
manière parallèle, le mot est importé dans la langue des medias et dans la langue courante
selon deux processus : celui de banalisation et celui de généralisation par lequel il devient
utilisable sans précaution et peut désormais s’appliquer à n’importe quel cas ou presque.
Cette dynamique est résumée dans le schéma suivant :
16- Passeron (Jean-Claude), Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel,
Paris, Nathan, 1991, p. 60-63.
Nom commun
Nom propre
Semi-nom propre
Nom commun
Bible des Septante
- Interprétation des
lettrés juifs : Diaspora
- Nouveau Testament
- Usage réservé aux juifs,
catholiques et protestants
- appropriation par les
sciences sociales et
humaines
- transformation en
concept
IIIe siècle av. J.-C.
Du Ier siècle av J.-C. ( ?)
aux années 1950-1960
A partir des années 50- 60
singularisation
sécularisation
banalisation
formalisation
- usage médiatique
- usage politique
A partir des années 70
banalisation
généralisation
Pourtant, le schéma ne doit pas être compris selon un mode linéaire, mais plutôt
stratifié. En effet, il n’y a pas véritablement de logique accumulative : les usages ne se
remplacent pas, mais se superposent. Les usages politiques et médiatiques coexistent avec des
usages scientifiques et des usages que l’on pourrait qualifier de « majuscules » où l’on écrit
Diaspora avec un grand D. C’est précisément la coexistence de tous ces niveaux qui rend si
flou l’espace sémantique du terme, car ces niveaux ne font pas que coexister : ils se
mélangent, les usages journalistes étant souvent en partie empruntés aux catégories
scientifiques et en partie caractéristiques du sens commun du terme. De la même manière, les
textes académiques ont le plus grand mal à se contenter d’un usage spécifique, conceptuel, et
tendent de plus en plus à généraliser le terme, comme en témoigne notamment la
multiplication d’écrits ne prenant plus la peine de définir le terme.
L’entrée de « diaspora » comme nom commun dans le vocabulaire journalistique peut
grossièrement être datée des années 1960, ouvrant ainsi la voie à un redéploiement de la
définition du terme dans les dictionnaires au-delà de la définition d’histoire religieuse.
L’analyse statistique du nombre d’articles du New York Times dans lesquels apparaît le mot
« diaspora » est suffisamment éloquente.
Figure 1
Evolution du nombre d'articles comportant « diaspora »
dans le New York Times (1881-2000)
1200
1001
1000
800
565
600
303
400
200
1
0
1
11
21
30
48
74
0
18811990
19911900
19011910
19111920
19211930
19311940
19411950
19511960
144
19611970
19711980
19811990
Une distribution plus fine – tous les cinq ans – entre 1961 et 2000 montre la régularité
de la progression.
19912000
Figure 2
Evolution du nombre d'articles comportant « diaspora »
dans le New York Times (1961-2000)
700
572
600
500
429
400
318
247
300
200
136
167
80
64
100
0
1961-1965 1966-1970 1971-1975 1976-1980 1981-1985 1986-1990 1991-1995 1996-2000
Il est actuellement très difficile de proposer le même travail sur la presse française en
raison de la numérisation tardive des journaux et donc de l’inexistence de séries homogènes
permettant de travailler statistiquement. Seul Le Monde peut être ainsi utilisé au cours des 15
dernières années à partir des bases de données Lexis-Nexis (1990-2003) et Europresse (19872003). Si l’évolution purement quantitative (voir tableau ci-dessous) ne semble pas
significative entre 1990 et octobre 2003 – ce qui n’est pas très étonnant si l’on considère que
la France semble découvrir la polysémie potentielle de « diaspora » au cours des années 1980,
il n’en est pas ainsi de la répartition des usages.
Figure 3
Nombre d'articles contenant le mot "diaspora" parus dans Le Monde de 1990 à octobre 2003
140
120 124
120
100
76
80
60
101
98
84
76
84
90
99
93
99
70
50
40
20
0
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003
En effet, d’octobre 2002 à septembre 2003 inclus, 89 articles comportent le terme
« diaspora » contre seulement 50 en 1990. Plus important, si cet usage couvre 19 groupes
« ethniques » ou religieux en 1990 (figure 4)17, il en couvre 31 en 2002-2003, ce qui tend à
prouver l’extension de l’horizon sémantique de « diaspora » (figure 5) 18.
Figure 3
Répartition par catégorie des articles comportant "diaspora"
dans Le Monde en 1990 (n=50)
14
12
10
8
6
4
2
0
Juifs
Catégorie Arm éniens Palestiniens Autres (2
art)
Autres (1
art)
Figure 5
Répartition par catégorie des articles comportant "diaspora"
dans Le Monde d’octobre 2002 à septembre 2003 (n=89)
14
12
10
8
6
4
2
C
Ju
at ifs
ég
or
ie
A
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ha
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s
(1
ar
t)
0
17- Il s’agit, par ordre décroissant, des Juifs (13), des Arméniens et des Palestiniens (5), de trois groupes
rassemblant deux occurrences (Chinois, Haïtiens et Vietnamiens), et enfin de treize groupes rassemblant une
occurrence chacun (Albanais, Argentins, Cap-Verdiens, Caribéens, Corses, Dahoméens, Français, Libanais,
Lithuaniens, Maghrébins, Noirs, Somaliens, Turcs). Outre la présence d’usages de « diaspora » en tant que
catégorie, il faut mentionner un article dans lequel apparaît la collection « Diaspora » chez Calmann-Lévy
18- Juifs (13), Afghans (5), Irakiens (5), Palestiniens (5), Iraniens (4), Russes (4), Africains (3), Chinois (3),
Corses (3), Irlandais (3), Kurdes (3), sept groupes rassemblant deux occurrences (Cap-Verdiens, Indiens,
Libanais, Maliens, Musulmans, Tchétchènes, Turcs) et enfin treize rassemblant une occurrence (Arabes,
Arméniens, Autrichiens, Baltes, Bretons, Cubains, Grecs, Haïtiens, Maghrébins, Mauritaniens, Noirs, Polonais,
Roumains).
Deux autres phénomènes, dont il faudrait évidemment suivre plus précisément
l’évolution, sont à noter. Il s’agit d’une part de la diminution de la proportion d’articles dans
lesquels « diaspora » est utilisé pour les Juifs : 26 % en 1990 contre 12.5 % en 2002-2003. Il
est vraisemblable qu’il faut y voir un signe de la banalisation du terme. En revanche, on ne
remarque d’évolution sensible de l’usage catégoriel de « diaspora » – regroupant tous les
usages pour lesquels « diaspora » n’est pas associé à un peuple, un ensemble géographique,
un groupe racial ou un groupe religieux, mais à un groupe social ou professionnel, ou bien
utilisé seul, au singulier comme au pluriel. La proportion est même plutôt à la baisse : 14 %
en 1990 contre 12.35 % en 2002-2003.
La concomittance, légèrement décalée, de l’inflation du terme dans les sciences
sociales et dans la presse a vraisemblablement démultiplié les effets de réciprocité, les
journalistes s’appuyant sur l’autorité de la science pour banaliser le terme, et les scientifiques
s’appuyant sur la popularisation banalisée de « diaspora », dans un contexte d’émergence des
problématiques de la mondialisation, du post-modernisme et du transnational, pour faire du
terme un argument de distinction, de modernité scientifique et de vente. L’apparition de
Diaspora Studies dans les départements universitaires aux Etats-Unis semble aussi répondre à
la reconversion de chercheurs désireux de
Se passer de « diaspora »
Les trois processus de sécularisation, banalisation et formalisation dont il a été
question plus haut ont véritablement fait leur apparition en sciences sociales au cours des
années 1960 19. La multiplication des populations auxquelles on applique le terme semble tout
d’abord se produire d’une façon plutôt anarchique, avant que ne commencent à timidement
apparaître des tentatives de formalisation des enjeux de définition : chez les politistes John
Armstrong et Gabriel Sheffer respectivement en 1976 et en 1986 20. C’est la publication de
l’ouvrage sous la direction de Sheffer qui marque l’entrée dans l’ère des définitions.
Aujourd’hui, on peut distinguer trois types de définitions : ouvertes, catégoriques et
oxymoriques 21.
Les définitions ouvertes proposent une vision lâche et non-discriminée de l’objet
étudié, et laissent la porte ouverte à un nombre indéterminé a priori de cas. La première en
date est celle d’Armstrong : « Toute collectivité ethnique ne dis-posant pas d’une base
territoriale au sein d’une société politique donnée, c’est-à-dire qui demeure une minorité
19- Nous n’avons pas ici la place de développer l’existence de premières tentatives de généralisation du terme
telles qu’on peut les trouver chez Simon Dubnov ou chez Arnold Toynbee dans l’entre-deux-guerres. Voir
notamment Dubnov (Simon), « Diaspora », Encyclopedia of the Social Sciences, (4), New York, Macmillan,
1931, p. 126-130, ainsi que Toynbee (Arnold J.), « Peaceful Change or War ? The Next Stage in the
International Crisis », International Affairs, 15(1), janvier-février 1936, p. 26-56.
20- Armstrong (John A.), « Mobilized and Proletarian Diasporas », American Political Science Review, 70(2),
juin 1976, p. 393-408 ; Sheffer (Gabriel), ed., Modern Diasporas in International Politics, Londres, Croom
Helm, 1986. La typologie d’Armstrong a rapidement donné naissance à des tentatives d’application.
Mentionnons notamment celle de Saskia Sassen-Koob à propos des Dominicains et des Colombiens à New
York : Sassen Koob (Saskia), « Formal and Informal Associations : Dominicans and Colombians in New York »,
International Migration Review, 13(2), été 1979, p. 314-332.
21- Certains développements ci-dessous reproduisent, sous une forme légèrement différente et approfondie, des
éléments présentés au cours du séminaire d’histoire sociale de l’immigration de l’ENS en 2002 (disponible sous
le titre « Généalogies d’un lieu commun : “diaspora” et sciences sociales » sur le site de la revue Actes de
l’histoire de l’immigration à l’adresse suivante : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/duf.html),
ainsi que des extraits des chapitres 1 et 3 de mon ouvrage Les diasporas, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
2003.
relativement faible sur l’ensemble de cette société politique. » Cela englobe les groupes de
nomades chasseurs ou pastoraux ainsi que les Gitans. La position de Sheffer relève aussi des
définitions ouvertes, mais elle est beaucoup plus élaborée. Dans l’introduction au livre qu’il
dirige en 1986, il retranche de la position d’Armstrong la possibilité du nomadisme et y ajoute
un élément fondamental : le maintien du lien avec l’origine. « Les diasporas modernes sont
des groupes ethniques minoritaires, issus de la migration, qui résident et agissent dans des
pays d’accueil tout en maintenant de forts liens affectifs et matériels avec leurs pays d’origine
– leurs patries (homelands). » Il s’ensuit que plusieurs dimensions doivent être appréhendées :
l’origine de la migration (volontaire ou forcée) ; l’installation dans un ou plusieurs pays ; le
maintien de l’identité et de la solidarité communautaires, permettant la mise en place de
contacts entre les groupes et l’organisation d’activités visant à préserver cette identité ; enfin
les relations entre les Etats d’origine, les Etats d’accueil et les diasporas, ces dernières
pouvant devenir les relais de leur Etat d’origine dans leur Etats d’accueil. En 2003, Sheffer est
longuement revenu sur la définition de ce qu’il nomme désormais les « diasporas ethnonationales ».
Les définitions catégoriques, elles, inscrivent l’objet à étudier dans une panoplie de
critères stricts devant obligatoirement être remplis pour accéder à la dénomination scientifique
comme « diaspora ». Catégoriques et catégoriels, ces critères visent à différencier les
« vraies » des « fausses » diasporas, cet exercice (telle population est-elle une diaspora ?)
devenant même parfois l’objectif principal de certaines études. On peut distinguer deux
formes de définitions catégoriques selon qu’elles fondent leur entreprise sur la satisfaction
d’un ou de plusieurs critères. Ainsi, dans son éditorial au numéro spécial que la revue
Hérodote a consacré en 1989 à la géopolitique des diasporas, Yves Lacoste écrit que les
« vraies » diasporas sont reconnaissables par « la dispersion de la plus grande partie d’un
peuple ». Le critère est ici, non le chiffre absolu, mais le chiffre relatif à la population totale
du pays. Les Chinois d’Asie du Sud-Est ne peuvent prétendre au nom de « diaspora » car leur
nombre considérable (environ 20 millions) est insignifiant par rapport au milliard de Chinois
de Chine. Il n’existe alors que cinq diasporas : juives (ashkénase et séfarade), libanaise,
palestinienne, arménienne et irlandaise. La première tentative pour construire un modèle
conceptuel fermé à plusieurs critères est celle de William Safran en 1991. Il propose, « de crainte que
le terme ne perde toute signification », de le réserver aux communautés expatriées
minoritaires dont les membres partagent plusieurs des six caractéristiques suivantes : leur
dispersion, ou celle de leurs ancêtres, à partir d’un « centre », vers au moins deux régions
périphériques étrangères ; le maintien d’une mémoire collective concernant le lieu d’origine
(homeland) ; la certitude de leur impossible acceptation par la société d’accueil ; le maintien
du lieu d’origine, souvent idéalisé, comme objectif de retour ; la croyance dans l’obligation
collective de s’engager pour la perpétuation, la restauration ou la sécurité de leur pays
d’origine ; et le maintien de relations, à titre individuel ou collectif, avec le pays d’origine.
Contrairement à la définition de Sheffer, celle de Safran se présente, dans sa logique, si ce
n’est directement dans son énoncé, comme historiquement incarnée par la diaspora juive.
Cette dernière est alors l’archétype – antérieur, original et supérieur – de toutes les autres. Si
la comparaison peut ou doit avoir lieu, c’est moins entre les diasporas en tant que telles
qu’entre chacune d’entre elles et la diaspora juive, celle-là fournissant le support des critères.
Elle est présente y compris dans les conceptions « iconoclastes » présentées par Robin Cohen
dans Global Diasporas 22. S’appuyant sur les critères de Safran qu’il modifie légèrement –
l’idéalisation du pays d’origine fusionne avec l’engagement pour son maintien et sa sécurité,
auquel il ajoute l’éventuelle création d’un Etat –, il en ajoute quatre : la migration volontaire
(commerce, travail, colonisation), une conscience ethnique entretenue sur une longue période,
22- Cohen (Robin), Global Diasporas, op. cit., p. 21-25.
l’émergence d’une créativité nouvelle, et un sentiment d’empathie et de solidarité avec les
« co-ethniques » présents dans d’autre pays. Il produit ainsi une liste de neuf
« caractéristiques communes d’une diaspora », couplée à une typologie distinguant les
diasporas selon leur identité principale : victime (Juifs, Africains, Arméniens, Palestiniens),
laborieuse (Indiens), commerciale (Chinois) et impériale (Britanniques, Français, Espagnols,
Portugais).
Les définitions oxymoriques, enfin, trouvent leur fondement dans l’apparition, dans
les années 1980, de la pensée postmoderne. Héritière de divers courants critiques de la
modernité, notamment les travaux de Michel Foucault, elle se cristallise en France autour des
philosophes Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Aux sociétés modernes,
caractérisées par la croyance en la raison, le progrès, l’universel et le stable, s’opposent les
sociétés post-modernes, en voie d’émergence, où dominent le doute, l’éclatement, la fin des
grands discours de vérité, le métissage et la fluidité des identités. Le postmodernisme s’est
répandu dans la plupart des sciences sociales, en particulier en sociologie et en anthropologie,
où il rencontre dans les années 1980 le courant anglais des Cultural Studies qui étudie les
« sous-cultures », subalternes ou postcoloniales (ouvriers, minorités, immigrants etc.). C’est
dans ce cadre que se développe une vision de « diaspora » radicalement différente des
définitions ouvertes et catégoriques. Là où ces dernières insistent sur la référence à un point
de départ et sur le maintien d’une identité malgré la dispersion, la réflexion postmoderne
privilégie l’identité paradoxale, le non-centre et l’hybridité. Trois auteurs anglo-saxons ont
joué un rôle important dans la mise en place de cette vision : Stuart Hall, James Clifford et
Paul Gilroy. Dès 1990, Hall utilise le terme sous une forme « métaphorique et non littérale »
dans « Cultural Identity and Diaspora » : « La diaspora ne nous renvoie pas à ces tribus
dispersées dont l’identité ne peut être assurée qu’en relation avec un pays d’origine sacré où
elles doivent à tout prix revenir, y compris si cela signifie pousser les autres à la mer. Telle est
l’ancienne forme, impérialiste et hégémonique, de l’“ethnicité”. […] L’expérience de la
diaspora que j’envisage ici ne se définit ni par l’essence ni par la pureté, mais par la
reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ; par une conception de “l’identité”
qui vit par et à travers la différence, non malgré elle 23. » La vision postmoderne introduit ainsi
une coupure entre les formes modernes de la diaspora, dont l’archétype est le modèle juif, et
ses fores nouvelles, dont l’archétype est la « diaspora noire ». L’ouvrage de Paul Gilroy sur la
« diaspora noire », The Black Atlantic (1993), est devenu un classique des Cultural studies.
Dans un article de 1994, il insiste sur le « statut pluriel » visible dans l’histoire du terme, où
diaspora-dispersion et diaspora-identification ont cohabité en s’opposant, le premier tendant
vers la fin de la dispersion à la différence du second qui s’inscrit dans une mémoire vivante.
Prise dans ce dernier sens, « l’idée diasporique » permet de dépasser le simplisme de certaines
oppositions (continuité/rupture, centre/péripéphérie) pour penser le complexe, c’est-à-dire la
co-présence du Même et de l’Autre, du local et du global, tout ce que Gilroy nomme « le
même changeant » (the changing same) 24. La même année, l’anthropologue James Clifford,
célèbre pour son analyse des cultures voyageuses (traveling cultures), oppose lui aussi, tout
en refusant l’étiquette de « postmoderne », deux visions de la « diaspora »: une vision « idéaltypique », fondée sur l’accumulation de critères et construite par rapport à un centre, et une
vision décentrée, s’intéressant aux frontières de la diaspora plus qu’à son cœur pour
comprendre ce à quoi la diaspora s’oppose, c’est-à-dire, selon lui, la fixité de l’Etat-nation :
« Les diasporas ont rarement fondé des Etats-nations : Israel en est le tout premier exemple.
Et de tels “retours” (homecomings) sont, par définition, la négation de la diaspora 25. »
23- Hall (Stuart)., « Cultural Identity and Diaspora », in Rutherford (John), ed., Identity. Community, Culture,
Difference, Londres, Lawrence & Wishart, 1990, p. 222-237.
24- Gilroy (Paul), « Diaspora », Paragraph, 17(1), mars 1994, p. 207-212.
25- Clifford (James), « Diasporas », Current Anthropology, 9(3), 1994, p. 302-338.
En une quinzaine d’années, « diaspora » s’est effectivement transformé en un mot
passe-partout, utilisé pour décrire un nombre croissant de populations. Dans les media
(télévision, presse, radio) comme dans les publications scientifiques, il a remplacé des termes
comme « exil » ou « communauté étrangère ». De plus en plus, son usage se passe de toute
définition ou se contente d’un horizon à la fois large et lâche. « Diaspora » signifie alors
« communauté ethnique séparée par des frontières d’Etat » ou « communauté transnationale ».
De manière tout à fait paradoxale, « diaspora » n’a que rarement été un terme dynamique
conforme à son étymologie. Aujourd’hui, son sens est à peu près le suivant : « communauté
nationale, ethnique ou religieuse vivant loin de sa terre natale – ou d’origine, ou de référence
– sur plusieurs territoires étrangers », voire « groupe culturel “allogène” vivant dans un seul
pays ». Ce mot statique pour décrire le produit de mouvements de populations présente en
plus la particularité de connaître un sens de plus en plus dispersé. La labilité actuelle de
« diaspora » est telle qu’il n’est pas rare de constater plusieurs changements sémantiques dans
un seul et même texte, parfois dans le même paragraphe. Sans entrer dans les détails, il est
possible de distinguer au moins sept acceptions principales :
- l’ensemble statistique des dispersés et de leurs descendants, c’est-à-dire une population : la
diaspora chinoise compte 20 millions de personnes ;
- une communauté ethno-culturelle organisée sur plusieurs territoires : les représentants de la
diaspora indienne ;
- une population « ethnique » sur un territoire national, voire dans une ville : la diaspora
chinoise en France, la diaspora iranienne à Los Angeles ;
- une logique migratoire particulière : les diasporas traumatique, de travail ou commerçante ;
- une condition à la fois historique et morale, individuelle ou collective, qui peut être
interprétée comme étant positive ou négative : être un peuple en diaspora, vivre en diaspora ;
- un espace géographique de dispersion impliquant en creux l’éloignement d’une terre
d’origine : les Arméniens de la diaspora ;
- une sous-composante d’une « diaspora » plus large : les diasporas séfarade ou ashkénaze
pour les Juifs, les diasporas gujarati ou telugu pour les Indiens, les diasporas teochiu ou
cantonaise pour les Chinois.
Il semble que derrière, ou peut-être plutôt sous le nom, se cachent des choses très
diverses que l’on ne veut pas penser dans leur logique. En effet, contre toute apparence qui
voudrait que la dispersion s’oppose à la fixité, l’utilisation de la notion de diaspora véhicule
une pensée immobile. De façon générale, l’utilisation du terme « diaspora » recouvre
implicitement plusieurs illusions rarement voire jamais explicitées :
- L’illusion de l’essence : Tout se passe comme si, pour reprendre les termes du philosophe
Ludwig Wittgenstein, était recherchée « une substance qui réponde à un substantif ». La
diaspora existe, on peut la rencontrer sous la forme d’archétypes dont le plus connu est celui
de la diaspora juive. Le travail consiste alors, à partir d’une analyse de l’archétype considéré,
à élaborer une définition postulant l’adéquation du terme de « diaspora » à tout phéno-mène
migratoire remplissant les critères prédéfinis. Le concept correspond à la réalité de la chose.
Ne peuvent mériter le titre de « diaspora » que des phénomènes identiques en réalité.
- L’illusion de la communauté : Une diaspora n’est pas un construit, elle est une somme :
celle des membres dispersés de la population considérée. Cela signifie que, selon les cas et
selon des moda-lités qui ne sont que rarement précisées, peuvent être comptabilisés les
migrants encore vivants, nationaux ou non, mais aussi leurs descendants. Ecrire le nombre de
ceux qui composent la « diaspora » est une façon de la rendre réelle. Car cette addition vaut
pour communautarisation, selon une logique qui est celle de l’agrégation, comme si une
situation commune suffisait à créer une conscience commune, comme si les relations
ontologiques (ethniques, nationales, religieuses) entre les dispersés fondaient du lien effectif,
comme si partager l’en-soi impliquait nécessairement le pour-soi faisant de la « diaspora » un
acteur capable de pensée et d’action.
- L’illusion de la continuité : En relation avec les principes précédents, la diaspora n’est
jamais remise en question. Comme elle existe, attestée par la présence chiffrée de milliers ou
de millions d’individus, elle ne peut disparaître. L’essentialisme qui la caractérise dispense de
toute interrogation sur les modalités d’instauration, de déliquescence, de transformation ou de
disparition d’une diaspora.
Cette pensée immobile a deux effets majeurs. Politiquement, elle permet de faire
advenir la « diaspora » ainsi nommée à l’existence. Scientifiquement, elle interdit de raisonner
en termes de processus. Pour comprendre ce qui se passe, il semble plus approprié de
transformer les cadres d’analyse statiques décrits auparavant comme autant d’illusions
(essence, communauté, continuité) pour en faire autant de dimensions dynamiques
correspondant à des processus :
- Dimension de l’identification : elle comprend l’analyse de tout ce qui a trait à la
dénomination comme « diaspora », y compris quand il s’agit d’autres termes traduits par
« diaspora » (galut ou tefoutsot en hébreu, spiurk ou gaghut en arménien, huaqiao ou huayi en
chinois…) Quand le même terme est utilisé, recouvre-t-il les mêmes phénomènes, la même
population, les mêmes enjeux ? Qui nomme ? Quels liens unissent ces quatre pôles de
dénomination que sont les autorités du pays d’origine, celles du pays d’accueil, les
représentants officiels d’une communauté transétatique et les scientifiques quand ils doivent
la nommer ?
- Dimension de la différenciation : cette dimension englobe la question de l’unité et des
limites de ces communautés transétatiques. Elle invite à interroger leurs fondements
(ethniques, religieux, spatiaux, politiques etc.) pour comprendre si ce qui rassemble est plus
important que ce qui divise, et à quel niveau. En effet, quels sont les niveaux pertinents de
l’appartenance à une seule communauté ? : le local ? le régional (pays d’accueil, continent) ?
le global ?
- Dimension de l’historicité : elle englobe les deux précédentes. L’enjeu d’identification
engage deux formes d’histoire : l’historicité (le passé) pour garantir la continuité à travers
l’espace et la persistance à travers le temps, et l’historiographie (l’écriture du passé) comme
mode performatif d’existence. Ecrire l’histoire fait exister dans l’histoire. De la même façon,
la différenciation doit être comprise de manière synchronique (que signifie appartenir à tel
moment donné ?) et diachronique. Quand com-mence une communauté transétatique ? A la
dispersion ? A la mise en place d’institutions représentant le groupe par-delà l’espace ? Quand
finit-elle ?
Sortir de l’impasse épistémologique où nous cantonnent les mots communs, même
présentés comme des concepts, implique sans doute d’inverser l’ordre des priorités. Plutôt que
d’assigner une place à des populations migrantes dans une palette de dénominations
préexistantes (exil, diaspora, communauté de réfugiés…), pourquoi ne pas se donner pour
objectif premier d’identifier des phénomènes et des processus liés à l’existence collective endehors d’une terre – réelle ou mythique – construite comme lieu d’origine, point de départ ou
de référence ? Ce n’est que dans un deuxième temps que l’on serait amené à leur donner un
nom, dans le cadre d’une démarche sociologique qu’Emile Durkheim résumait ainsi : « Ce qui
importe, ce n’est pas de distinguer les mots ; c’est d’arriver à distinguer les choses qui sont
recouvertes par les mots 26. » Par la suite, on pourrait trouver des « mots neufs » pour désigner
les phénomènes qui se ressemblent. Les difficultés de cette invention d’une langue conceptuelle peuvent en partie être résolues par l’adoption d’une autre démarche épistémologique en
sociologie, présente chez Emile Durkheim, mais avant tout formalisée par Max Weber : la
mise en place d’idéaux-types, c’est-à-dire d’instruments de pensée qui ne soient pas l’objectif
final de la recherche, mais bien des moyens d’appréhender le réel.
Nous proposons ici de considérer la constitution de quatre types idéaux concernant le
mode de structuration de l’expérience collective à l’étranger. Nous les appelons centropériphérique, enclavé, antagonique et atopique :
- Mode centro-périphérique – L’existence et l’organisation d’une communauté nationale
dans un pays d’accueil est en lien direct avec l’Etat dont les individus sont ressortissants. Un
rôle central est ici joué par les institutions officielles – ambassade, consulat, centre culturel,
structures d’enseignement etc. – ainsi que par des associations de ressortissants elles-mêmes
souvent fédérées par une association représentative de tous les nationaux vivant dans le même
pays étranger (Grecs aux Etats-Unis, Hongrois en France…). Par ailleurs, l’Etat peut également créer une organisation – ou en soutenir la création – chargée de fédérer toutes ces
associations pour assurer la représentation de l’ensemble des nationaux vivant à l’étranger.
Cela correspond, même si nous ne partageons pas l’usage du terme, à ce que Tölölyan nomme
une « transnation », c’est-à-dire l’ensemble des populations nationales ou d’origine nationale
à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Etat.
- Mode enclavé – Il s’agit de l’organisation locale, d’une communauté au sein d’un pays
d’accueil, la plupart du temps dans une ville. Eventuellement inscrite dans le tissu urbain luimême quand il s’agit de quartiers communautaires, mais pouvant également se manifester par
un réseau d’associations rassemblant ceux qui se ressemblent, l’enclave fonctionne
localement et assure l’interconnaissance de ceux qui y participent. A la différence du mode
précédent, l’enclave ne repose pas sur le lien formel de la nationalité, mais sur une identité
partagée.
- Mode antagonique – Il correspond à ce que nous avons décrit dans un travail précédent
sous le nom d’exopolitie, c’est-à-dire un espace politique à la fois national et transétatique
formé par les groupes refusant de reconnaître la légitimité du régime en place dans leur pays
d’origine ou considérant que leur pays ou leur terre d’origine est sous occupation étrangère 27.
Dans un cas comme dans l’autre, le but des groupes exopolitiques est la libération du pays, de
la nation, du peuple ou de la terre. Pour parvenir à cette fin, ils sont en compétition les uns
avec les autres pour la reconnaissance par les grandes puissances de leur propre légitimité à
mener ce combat. Le régime et l’exopolitie – considérée à la fois comme un tout et comme
l’ensemble de groupes eux-mêmes en lutte les uns contre les autres – sont en situation de
guerre. Parfois, l’antagonisme peut aller jusqu’à la guerre réelle entre les exilés et le régime,
sous la forme d’une guérilla (par exemple entre le Congrès national africain et le régime sudafricain ou entre les exilés afghans au Pakistan et le régime communiste puis taliban de
26- Durkheim (Emile)., « Débat sur le nationalisme et le patriotisme » (1905), in Textes, vol. 3, Paris, Minuit, 1975, p. 179.
27- Dufoix (Stéphane), Politiques d’exil. Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris,
PUF, 2002.
Kaboul) ou d’une guerre dans laquelle les exilés se battent contre l’armée nationale de leur
propre Etat, comme ce fut fréquemment le cas au cours de la Seconde Guerre mondiale.
- Mode atopique – Ce dernier mode est transéta-tique comme le précédent, mais il ne repose
pas sur un objectif de territorialisation. Il signale une façon d’être au monde entre les Etats
autour d’une origine ou d’une identité commune (ethnique ou religieuse) sans être réduit à un
pays d’accueil ou un pays d’origine. C’est dans la dispersion elle-même que se réalise le
mieux cette identité. On y retrouve deux dimensions principales qu’Emmanuel Ma Mung
considère comme les critères d’une diaspora : la multipolarité – la présence dans plusieurs
pays – et l’interpolarité – l’existence de liens entre les pôles. C’est un espace plus qu’un lieu,
une géographie sans autre territoire qu’un espace dessiné par les réseaux. C’est un territoire
sans terre.
Ces quatre modes de structuration varient selon trois axes : la relation au régime en place
(1) ; la relation à un référent-origine séparé de l’Etat ou à une identité (2) ; l’interpolarité des
individus, des groupes et des communautés (3). Les modulations de ces axes sont résumées
dans le tableau suivant :
Correspondance des axes de structuration
Mode de structuration
Centro-peripherique
Enclavé
Atopique
Antagonique
1
+
+/-
2
+
+
+
3
+
+
Ces quatre types-idéaux présentent trois formes différentes d’organisation par rapport
aux autres pôles et par rapport à l’Etat : l’île (enclavé), la presqu’île (centro-périphérique) et
l’archipel (antagonique et atopique). Ils permettent de penser l’autonomie spatiale, le lien
territorial et la mise en réseau déterritorialisée. La différence entre les modes atopique et
antagonique se trouve dans leur relation à l’Etat. Le premier est dans un rapport d’indifférence
à l’Etat tandis que le second est dans un rapport d’opposition, comme le montre le schéma cicontre.
Une précision s’impose. Il ne s’agit pas d’une typologie. En effet, la typologie
implique généralement une classification exclusive. La présence d’un « objet » dans l’une des
catégories empêche sa pré-sence dans une autre. La typologie tend à immobiliser les
phénomènes dans une identité qui les défini-rait une fois pour toutes et ne permet que très
difficilement le passage d’une catégorie à l’autre. En dépit du travail mené par certains
auteurs – notamment Cohen, Safran et Sheffer – pour garder à « diaspora » un sens spécifique
et non-extensible, force est de constater que la tendance actuelle est plutôt à la multiplication
des « formes » de diaspora. Cela a pour conséquence le fractionnement des objets classés et
leur inscription dans une seule classe de phénomène dont la cohérence est garantie par des
critères stricts.
Schéma tiré de Dufoix (Stéphane), Les diasporas, Paris, PUF, coll. “Que sais-je ?”, 2003, p. 75.
Tel n’est pas le but du schéma proposé ici. Si ces quatre modes méritent
vraisemblablement d’être précisés, leur élaboration permet de prendre en compte trois
éléments souvent négligés ou impossibles dans le cadre des typologies : 1) Les populations
vivant à l’étranger, qu’elles soient réunies par la nationalité ou non, ne partagent pas
nécessairement le même référent-origine ; 2) Les modes de structuration présentés n’existent
pas à l’état pur : en pratique, ils sont souvent combinés pour plus d’efficacité ; 3) enfin le
passage d’un mode de structuration à un autre, et retour, est possible.
Nous l’avons signalé, les descriptions en terme de « diaspora » oublient la dimension
politique des discours et des pratiques ou confondent dans un seul et même cadre ceux qui se
prononcent en faveur du régime en place dans le pays d’origine, ceux qui se prononcent
contre et ceux qui ne se prononcent pas. Dans un cas comme dans l’autre, on n’intègre pas
dans l’analyse le rapport très fort qui unit dans l’absence de toute (ré)conciliation ceux qui se
reconnaissent dans la « colonie » et ceux qui se revendiquent de l’exopolitie. Il serait faux de
penser que leur existence en tant qu’ennemis l’un de l’autre les porte à l’ignorance mutuelle :
ils s’observent et se répondent en se rendant coup pour coup, au niveau le plus élevé (régime
contre gouvernement-en-exil ou organisation représentative mondiale) comme au plus local,
entre associations ou organismes fonctionnant dans le même pays ou dans la même ville.
Gisèle Bousquet retrace par exemple la lutte souvent violente que se livraient à Paris les
partisans et les ennemis du régime de Hanoi au cours des années 1980, comme en écho à
d’autres luttes se déroulant sur d’autres terrains. La plupart des régimes font d’ailleurs
nettement la différence dans leur gestion des populations nationales à l’étranger entre les
nationaux – ou ex-nationaux – qui contestent leur légitimité et ceux qui leur sont favorables.
Les services de renseignements sovié-tique et des démocraties populaires distinguaient ainsi
les « émigrés » et la « colonie », tout en surveillant les deux. Comprendre l’organisation d’une
population nationale à l’étranger implique de saisir l’existence éventuelle de ces conflits, dont
nous avons déjà noté la profondeur, ainsi que d’autres façons de faire vivre le rapport à une
identité commune. La population chinoise ou d’origine chinoise à l’étranger présente sous une
forme institutionnelle les quatre modes de structuration : les « colonies » organisées autour de
la loyauté au régime de Pékin, les « enclaves » des Chinatowns, l’exopolitie des opposants au
régime, ainsi que certaines formes très prégnantes de transétaticité, notamment économiques.
Les modes de structuration mis en évidence mettent également en jeu des logiques
spatiales. La relation centro-périphérique correspond au niveau national, l’enclave à
l’inscription des pratiques dans le local tandis que l’atopie met en œuvre la logique même du
transétatique sans véritable centre ni lieu. Par conséquent, il est presque impossible que l’une
de ces logiques existe à l’état pur. Dans l’enclave peuvent se manifester la logique centropériphérique si l’Etat d’origine tente d’y exercer son influence ou la logique atopique de
formation de réseaux, chacune d’entre elles pouvant entrer en concurrence avec une ou les
autres. De même, le fonctionnement d’une exopolitie peut s’accompagner de fortes logiques
d’enclave quand une ville ou un quartier de ville devient le symbole de la lutte. Pequeña
Habana à Miami, où vit la communauté cubaine et où se perpétue depuis 45 ans la lutte contre
le régime de Fidel Castro, est sans doute un des exemples les plus parlants de « localité » dans
un espace transétatique, celui de la lutte cubaine en exil, plus large.
Enfin, si la « réalité » peut être une combinaison de plusieurs modes, il est aussi
possible que le rapport entretenu avec l’origine-référence se transforme. On note par exemple
des passages du mode centro-périphérique au mode antagonique ou vice-versa. Le refus par
des individus ou des groupes de reconnaître la légitimité du régime crée les conditions
nécessaires à la formation d’une exopolitie. Généralement, cette situation entraîne soit des
migrations donnant naissance à des organisations politisées, soit la politisation des
communautés dans chaque pays d’accueil. Leur scission entre ceux qui sont « pro- » ou
« anti-régime » a pour conséquence la coexistence, tout près les uns des autres, de ceux qui
représentent le « pays officiel » et de ceux qui revendiquent la représentation du « vrai pays »,
de l’« autre pays » ou du « pays libre ». Cette politisation, qui intervient par une prise de
position sur la légitimité, tend à envahir tout l’espace communautaire et à imposer à tous le
choix d’un camp. Elle transforme en opposants des individus, des associations, des journaux,
qui n’étaient parfois auparavant que des migrants économiques ou de simples moyens de
conserver un lien avec le pays quitté. On peut ici citer en exemple la politisation des Italiens
après l’arrivée au pouvoir à Rome de Mussolini : à la consolidation des « colonies » dans le
cadre des Fasci all’Estero répond la lutte antifasciste de ceux qui veulent incarner la « vraie
Italie ». Ou la façon dont de très nombreux Polonais, ayant précédemment migré en Amérique
du Nord ou en Europe, après s’être opposés ensemble à l’agresseur nazi dans le cadre des
armées alliées, se divisent sur l’attitude à observer face au régime communiste de Lublin puis
de Varsovie dès 1944. D’autres formes de transformation du rapport à l’origine sont possibles,
par exemple le passage du mode atopique au mode antagonique. L’histoire du peuple juif
nous présente un tel cas. En effet, la structure multipolaire du judaïsme exilique, longtemps
privé de centre géographique et de terre centrale, fait tenir l’identité grâce au temps de la
religion. C’est l’émergence du sionisme qui signale le passage à une autre logique, celle du
retour idéologique et physique à la terre, celle de la lutte pour la création d’un Etat. Cette
nouvelle logique trouve en face d’elle tous les groupes pour lesquels l’identité juive est par
essence exilique et dans la dispersion. Cette croyance survit d’ailleurs après la fondation
d’Israël, notamment au sein d’un courant de pensée dit « diasporiste ».
Si la création d’Israël n’unifie pas le mode d’existence du judaïsme, la formation d’un
Etat pour un peuple qui en est privé ou l’établissement d’un nouveau régime légitime suffisent
généralement à mettre un terme à l’exopolitie. Les opposants en exil, qu’ils aillent vivre au
pays ou non, font allégeance au nouveau régime et assurent souvent le passage à une forme
modifiée de mode centro-périphérique. La chute du communisme en Europe centrale et
orientale et la mise en place de régimes démocratiques en 1989-1990 marque pour les dirigeants des organisations politiques d’exil la fin de la lutte. La reprise de contact avec les
ambassades, le retour au pays, même pour un bref séjour, signalent aussi le retour à la
« colonie » et à l’unité de la communauté, localement et au niveau transétatique.
Si « diaspora » est théoriquement dénué de perspective, c’est essentiellement en raison
de l’actuelle stratification de ses significations. A la fois, et souvent concurremment,
considéré comme un nom propre, un concept et un nom commun, il semble impossible, dans
l’état contemporain des sciences sociales, de lui fixer, si ce n’est un sens, mais au moins un
cadre contraignant dont l’origine ne se trouverait pas dans l’archétype juif, mais dans la
construction d’un concept opératoire.
Pourtant, se passer de « diaspora » ne signifie pas se désintéresser du terme. Au
contraire, il s’agirait de le transformer en « document » pour reprendre les termes de Michel
Foucault, c’est-à-dire de le considérer comme un signe dont l’évolution peut être expliquée et
correspond vraisemblablement à des modifications de discours. L’inflation du mot
« diaspora » s’inscrit dans une dynamique qu’il s’agit d’explorer plus avant en essayant de
mettre à jour les articulations avec d’autres éléments de ce(s) nouveau(x) discours :
transnationalisme, globalisation, post-modernité, spatialisation, culturalisme… Par ailleurs –
et il ne s’agit que d’une hypothèse qui mérite un long travail – ce discours trouve vraisemblablement sa place dans un processus plus large d’étatisation et de nationalisation. Penser la
globalisation comme la simple fin de l’Etat-nation permet de comprendre pourquoi un sens
actuel de « diaspora » lui semble logiquement associé, celui qui en fait un modèle alternatif,
acéphale, spatial mais non territorial, rhizomatique pour reprendre Deleuze et Guattari 28, de
l’organisation humaine. En revanche, il interdit en pratique de comprendre comment le
processus de globalisation, entendu comme une spatialisation ouverte des rapports
économiques, politiques, culturels et sociaux, englobe également une dynamique par laquelle
les Etats entreprennent de saisir - ou d’ « embrasser » pour reprendre les termes de John
Torpey 29 – de plus en plus, et de mieux en mieux, leurs populations vivant en-dehors des
frontières étatiques. Les politiques de la nationalité – ou de la double nationalité –, de la
représentation ou du vote, les politiques de lien culturel, religieux ou symbolique, se
multiplient à l’échelle de la planète. Bien entendu, ce domaine mérite une enquête à lui tout
seul. Nous souhaitons ici nous borner à quelques exemples permettant de comprendre
comment « diaspora » donne sens à cette évolution. Dans plusieurs pays ou ensemble de pays,
c’est le mot sur lequel les représentants de l’autorité étatique – élites gouvernementales ou
hauts fonctionnaires – peuvent se mettre d’accord pour caractériser cette population de
nationaux, éventuellement d’anciens nationaux ou de descendants d’anciens nationaux, vivant
à l’étranger.
C’est ainsi que, du 19 au 21 juin 2003, se sont réunis en Grèce, à l’initiative du ministère
grec des Affaires étrangères, les représentants de 24 pays d’Europe afin « d’attirer l’attention
sur l’importance que revêtent les diasporas européenne, sur le rôle qu’elles peuvent jouer dans
l’évolution de l’Union européenne, et d’enclencher un processus de renforcement des liens
entre l’Union européennes et les diasporas 30. » Cette réunion clôture une longue mise en
place au cours de laquelle le rôle des diasporas respectives aurait été débattu au sein des
différents ministères des Affaires étrangères. Comme le précise le rapport final : « L’objectif
le plus important du Sommet était peut-être de faire prendre conscience aux Etats, qu’ils
28- Sur la métaphore du rhizome opposé à la racine, ainsi que du jeu de go opposé au jeu d’échecs, voir Deleuze
(Gilles) et Guattari (Félix), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.
29- Torpey (John), The Invention of the Passport. Surveillance, Citizenship and the State, Cambridge,
Cambridge University Press, 2000.
30- The Summit of European Diasporas. Summary Report and Recommendations, 30 juin 2003, 9 p., citation
p. 2.
soient membres actuels ou futurs de l’Union européenne, ou encore candidats à l’accession,
de l’importance de leurs diasporas. Il est évident que ceci a été accompli 31. » Non seulement
une telle réunion de représentants officiels vient signaler la légitimité de l’usage de
« diasporas » pour décrire les populations vivant à l’étranger 32 – même s’il n’est pas du tout
évident que tous les participants à ce Sommet le reconnaissent comme légitime : ainsi Joelle
Garriaud-Maylam qui représentait la France en tant que première vice-présidente du Conseil
supérieur des Français de l’étranger semble l’éviter soigneusement 33 – mais elle vient aussi
engager un processus de concertation pour déterminer les « meilleures pratiques ». Dans cette
dernière optique a été décidée la mise en place de deux groupes de travail, le premier sur les
« diasporas “intérieures” » à propos des citoyens d’un pays européen s’étant établis dans un
autre, le second sur les « diasporas “extérieures” » pour les citoyens européens vivant en
dehors des frontières de l’Union 34.
L’originalité de cette démarche à l’échelle européenne est à souligner. En effet, jusqu’à
présent, la mise en place de politiques d’attention à l’égard des populations expatriées ou
d’origine nationale était, assez logiquement, organisée à l’échelon national. Les cas des
républiques d’Irlande et d’Arménie sont emblématiques, respectivement d’un Etat souhaitant
accroître l’intensité de ses relations avec les Irlandais de l’étranger dans le cadre de la mise en
place d’une véritable politique en la matière, et d’un Etat récent souhaitant poser la question
du rôle de ses émigrés et anciens émigrés dans son existence en tant qu’Etat.
En Irlande, un rapport de 2002 envisage la mise sur pied d’une politique envers les
« Irlandais de l’étranger » (Irish Abroad) : « The Irish are one of the most migrant people in
the world and our education system should reflect this. We need to learn more about our
Diaspora – its sources, its extent, its influences on the history of both Ireland and other States,
its triumphs and its failures 35. » La commande de ce rapport s’inscrit dans une nette évolution
de la politique irlandaise au cours des années 1990, qui se caractérise par deux phénomènes.
Le premier est l’insistance de la Présidente Mary Robinson sur l’importance de la « diaspora
irlandaise ». Elle évoqua le sujet au cours des deux discours qu’elle prononça devant les deux
chambres du Parlement irlandais, tout d’abord le jour de son investiture – le 3 décembre 1990
– puis le 3 février 1995 dans son discours « Cherishing the Irish Diaspora » : « Four years ago
I promised to dedicate my abilities to the service and welfare of the people of Ireland. Even
then I was acutely aware of how broad that term the people of Ireland is and how it resisted
any fixed or narrow definition. One of my purposes here today is to suggest that, far from
seeking to categorise or define it, we widen it still further to make it as broad and inclusive as
31- Ibid., p. 3.
32
Nous restons ici volontairement dans le flou car aucun document ne vient explicitement préciser que le terme
ne concerne que les ressortissants. Le cas de l’Irlande est d’ailleurs assez emblématique à cet égard.
33
Il semble surtout qu’il y ait une hésitation à utiliser « diaspora » dans le cas français. Le terme est ainsi absent
des articles qu’elle a consacrés au thème des droits politiques des Français expatriés. Cf. Garriaud-Maylam
(Joëlle), « L’apparente désaffection des Français établis hors de France pour le processus démocratique », Revue
politique et parlementaire, 104(1020-1021), automne 2002, p. 196-206, ainsi que « Les français de l’étranger
doivent pouvoir voter », La Croix, 4-5 octobre 2003, p. 7. En revanche, le terme apparaît six fois dans le rapport
pour le Conseil de l’Europe qu’elle a présenté à la conférence organisée au Sénat par la Commission des
migrations, des réfugiés et de la démographie sur « les liens entre les Européens vivant à l’étranger et leur Etat
d’origine », 10-11 juin 1997 : une fois pour mentionner le « Conseil de la diaspora grecque », une fois pour traiter de
la « diaspora polonaise » et quatre fois, toujours au pluriel, pour englober « les diasporas européennes » sous un seul
et même mot.
34- Ibid., p. 4. Trois autres pistes sont suivies : l’établissement d’une liaison entre ces groupes de travail et la
Commission européenne, la mise en place de rapports nationaux sur l’état de chaque « diaspora », enfin
l’inventaire des meilleures pratiques en matière de politiques envers les « diasporas ».
35- Cowen (Brian), Ireland and the Irish Abroad. Report of the Task Force on Policy regarding Emigrants to the
Minister for Foreign Affairs, Août 2002, 75 p., citation p. 22. « The Irish Abroad » est le terme officiel utilisé
dans le rapport. Pourtant, « diaspora » apparaît également quatre fois et semble correspondre à une vision élargie
des Irlandais de l’étranger, incluant également ceux qui ne sont pas nés en Irlande.
possible 36. » Le second phénomène est la modification de la définition de la nation irlandaise
à la suite du Good Friday Agreement du 10 avril 1998. Par le référendum du 21 mai 1998, la
population irlandaise entérine une modification de la Constitution dont l’Article 2 est
désormais rédigé ainsi : « It is the entitlement and birthright of every person born in the island
of Ireland, which includes its islands and seas, to be part of the Irish Nation. That is also the
entitlement of all persons otherwise qualified in accordance with law to be citizens of Ireland.
Furthermore, the Irish nation cherishes its special affinity with people of Irish ancestry living
abroad who share its cultural identity and heritage. » Ces transformations ouvrent la voie à
une politique plus inclusive envers les membres de la « diaspora », comme le démontre un
récent rapport du ministère irlandais des Affaires étrangères selon lequel l’un des buts
premiers du ministère est « de protéger les intérêts des citoyens irlandais à l’étranger [ainsi
que de] maintenir et renforcer les liens avec la Diaspora irlandaise 37 ».
L’indépendance de la République d’Arménie en 1991 a profondément transformé la
vie de millions de personnes d’origine arménienne : fin de la période communiste et
établissement de la démocratie, possibilités de séjour ou de retour, rétablissement d’un centre
politique indépendant pour le peuple arménien. Dans ce cadre, la négociation des relations
entre les Arméniens d’Arménie et les Arméniens de l’extérieur – qui la plupart du temps ne
possèdent pas la nationalité arménienne – est devenu un enjeu fondamental dans la vie
politique du pays ainsi qu’au sein des organisations arméniennes de l’étranger. Cet enjeu
dépassait d’ailleurs la seule question de la double nationalité 38. Deux conférences dites
« Arménie-Diaspora » se sont tenues à Erevan en 1999 et en 2002, au cours desquelles des
représentants de l’Etat arméniens et des organisations représentatives des Arméniens vivant à
l’étranger ont discuté de l’évolution des rapports entre les deux parties. Il est intéressant de
constater à quel point l’usage du terme « diaspora » – traduction de l’arménien spyurk – est
important dans ces discussions. Ainsi, en 1999, le rapport de la sous-commission
« Communication et liens entre les institutions de la diaspora et la République d’Arménie »
s’attache tout d’abord à essayer de comprendre quelle est la « nature de la Diaspora » :
« 1. La “Diaspora” est une condition partagée par presque la moitié de tous les Arméniens. Pourtant, elle
ne forme pas encore une entité unie, sociale ou politique.
2. Néanmoins, les membres de la sous-commission, qui connaissent bien les communautés des diasporas
au Moyen-Orient et en Occident, considèrent que, dans le cadre de ce Rapport, il est logique de parler de
ces diasporas comme si elles constituaient une seule entité, « la Diaspora ». La plupart des représentants et
nombre des membres de ces communautés diasporiques se conçoivent comme faisant partie d’une seule
Diaspora, vis-à-vis de l’Arménie comme les unes par rapport aux autres. La migration vers la première est
fréquente, le voyage entre elles est courant. Le mouvement continu des personnes, du capital, des idées,
des produits culturels et de l’information électronique a créé des conditions favorables à la communication
intra-diasporique comme entre le pays et la diaspora, diminuant ainsi l’isolement et augmentant les
possibilités de maintien de l’identité et de l’engagement diasporique 39. »
Comme dans le cas irlandais, c’est dans le cadre d’une définition englobante de la nation
que s’inscrit la volonté de mettre en place des structures de collaboration :
36- Robinson (Mary), «Cherishing the Irish Diaspora », Address to the Houses of the Oireachtas, 2 février 1995,
disponible sur le site http://www.emigrant.ie/emigrant/historic/diaspora.htm.
37- Promoting Ireland’s Interests, Strategy Statement of the Department of Foreign Affairs 2001 – 2003.
38- L’article 14 de la nouvelle constitution arménienne adoptée en 1992 n’autorise pas en effet la double
nationalité. Le Président Kotcharian a mené une grande partie de ses deux campagnes présidentielles, en 1998 et
en 2002, sur ce thème. Pourtant, le référendum constitutionnel qui s’est tenu le 25 mai 2003 a vu la victoire du
non et le refus des Arméniens d’entériner les modifications de la Constitution qui étaient proposées, dont
l’inclusion de la double nationalité.
39- Rapport de la sous-commission « Communication et liens entre les institutions de la diaspora et la République d’Arménie », septembre 1999, disponible sur le site de la Conférence (http://www.armeniadiaspora.com/
followup/index.html) à la page suivante : http://www.armeniadiaspora.com/conference99/communication. html.
« Toutes les composantes de notre entité nationale – la République d’Arménie, l’Artsakh [nom arménien
du Haut-Karabakh] et la Diaspora – sont interdépendantes. Nos activités sont liées, tout comme notre histoire,
notre passé et notre futur. Par conséquent, nous adopterons comme mode de coopération un système fondé sur
les principes et les références qui nous unissent, afin de transformer cette indépendance en avantage et en source
de force. [...] La République d’Arménie et ses institutions d’Etat doivent obligatoirement reconsidérer leur rôle
de soutien aux besoins et aux aspirations de la Diaspora. Les Arméniens sont arméniens où qu’ils soient, et
aucune différence ne provient de l’endroit où ils se trouvent. Ils ne peuvent être des “odars” [des étrangers] dans
leur pays natal, et la République s’engage à supprimer l’obstacle constitutionnel à la double nationalité, et
permettre ainsi à chaque Arménien d’être totalement présent dans son pays natal 40. »
Pour d’autres peuples et dans d’autres Etats (Palestiniens, Croatie, Inde, Erythrée…), y
compris quand ce terme n’avait pas de réel équivalent, « diaspora » devient le nom générique
de l’extérieur national, de la population qui y vit (nationaux comme anciens nationaux ou
descendants de nationaux) ainsi que de chacun des nœuds dont les relations avec l’Etat
comme avec les autres nœuds composent le territoire sans terre de la nation 41. Il semble que,
depuis une trentaine d’années, l’on assiste à la transformation du rapport de l’Etat, comme
forme historique du politique, à l’espace et à la distance, comme si ceux qui sont « loin des
yeux » ne pouvaient plus être « loin du cœur », ouvrant ainsi la voie à une autre forme de
politique envers les segments éparpillés que les précédentes politiques de méfiance,
d’indifférence ou d’abstention : une politique d’attention.
40- Décision finale de la Première Conférence Arménie-Diaspora, septembre 1999, disponible sur le site officiel
de la conférence à la page suivante : http://www.armeniadiaspora.com/conference99/text1.html. Il est à noter que
la déclaration finale de la Seconde Conférence qui s’est tenue en mai 2002 comportait un paragraphe presque
identique : « Les Arméniens ne peuvent être considérés comme des “étrangers” dans leur pays natal
(motherland). La République d’Arménie a décidé de supprimer la barrière constitutionnelle à la double
nationalité, permettant ainsi à chaque Arméniens d’être véritablement présent dans son pays natal
(motherland). » http://www.armeniadiaspora.com/conference2002/htms/declar_eng.htm
41- De jeunes chercheurs s’intéressent à ces questions. Rien qu’en 2003, trois mémoires de DEA ont été
soutenus à Sciences-Po sur ce thème : Baeza (Cécilia), De la conscience diasporique à la mobilisation
transnationale : le cas des Palestiniens du Chili, mémoire IEP Paris (DEA de relations internationales) sous la
direction d’Astrid von Busekist, 2003, 148 p. ; Therwath (Ingrid), L’Etat face à la diaspora. Stratégies et
trajectoires indiennes, mémoire IEP Paris (DEA d’analyse comparative des aires politiques), sous la direction de
Christophe Jaffrelot, 2003, 159 p. ; Ragazzi (Franceso), Mobilisations, stratégies et discours de la « diaspora »
croate aux Etats-Unis face au conflit dans l’ex-Yougoslavie. La diaspora comme speech act, mémoire IEP Paris
(DEA de relations internationales) sous la direction de Christian Lequesne, 2003, 159 p.

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