Le rapport de la gauche à l`intégration européenne

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Le rapport de la gauche à l`intégration européenne
Note n°6 - Fondation Jean-Jaurès / Observatoire de la vie politique - 9 avril 2014 - page 1
Le rapport
de la gauche
à l’intégration
européenne :
une évaluation
Michael Holmes*
*Chercheur et
enseignant en science
politique à l’université
de Liverpool
Michael Holmes est un spécialiste des conséquences politiques de l’intégration européenne. Il a
récemment dirigé un ouvrage consacré aux attitudes des différentes familles de gauche vis-à-vis des
récents traités communautaires, couvrant une période allant du traité établissant une Constitution
européenne au traité de Lisbonne. Avant les élections européennes de mai 2014, il livre une analyse
synthétique de ses travaux pour l’Ovipol, en contribuant au Centre d’études et de recherches sur les
gauches animé par Fabien Escalona et Mathieu Vieira. La version originale de ce texte (en anglais)
est aussi disponible sur le site.
La
gauche et l’intégration européenne : éléments de
contexte
L
es débats autour du traité établissant une Constitution pour l’Europe, puis du traité de
Lisbonne, donnent l’opportunité d’examiner comment les partis de gauche ont répondu
aux défis de l’intégration européenne.
En 2005, le traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE) a été mis en échec par le
« non » des électeurs aux référendums tenus en France et aux Pays-Bas. Alors que ces résultats
ne sont pas uniquement dus à la campagne des partis de gauche de ces deux pays, on a pu
remarquer d’importantes différences de prises de position entre ces partis et même à l’intérieur
L’objectif de l’Observatoire de la vie politique (Ovipol), dirigé par Laurent Bouvet, est de mieux
comprendre et mieux faire comprendre la vie politique sous ses différents aspects (idées, partis,
élections, territoires...) en privilégiant une perspective critique et exigeante, ancrée dans la tradition
du socialisme républicain et démocratique.
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de ces derniers. En France, le Parti socialiste a notamment fait face à de sérieux désaccords
internes à propos du traité : des membres du parti ont ainsi fait campagne en défendant des
positions divergentes sur le référendum. Aux Pays-Bas, les désaccords étaient vifs entre des partis
de gauche rivaux : le parti dominant social-démocrate (le PvdA) était en faveur du traité alors que
le Parti socialiste appelait à voter « non ». Ainsi, les récents traités constitutionnels européens
peuvent nous servir de prisme à travers lesquels examiner les façons dont les partis de gauche
ont répondu aux défis actuels de l’intégration européenne1.
La gauche en Europe
Cette note traite des trois principales familles de partis de gauche, représentées au Parlement
européen et au niveau des fédérations européennes de partis (improprement appelées
« europartis »). La plus importante de ces familles reste la social-démocratie, représentée par
le groupe socialiste et démocrate (S&D) au Parlement européen et par le Parti des socialistes
européens (PSE) au niveau fédéral. La seconde est la gauche radicale, représentée par le groupe
Gauche unie européenne-Gauche verte nordique (GUE/NGL) au Parlement européen et par
le Parti de la gauche européenne (PGE) comme fédération. La troisième famille, écologiste, est
représentée au sein du groupe Verts et Alliance libre européenne (ALE) au Parlement, et par le
Parti des Verts européens comme fédération.
De manière générale, deux thèses simples mais contrastées s’affrontent. La première soutient
que la gauche devrait être en faveur de l’intégration, la seconde l’inverse. La thèse « prointégration » repose sur deux arguments : (1) la gauche étant porteuse d’une vision intrinsèquement
internationaliste, elle doit par conséquent soutenir le processus de construction européenne et
d’intégration progressive des pays membres ; (2) la gauche a intérêt à ce processus, puisqu’elle
aurait d’ores et déjà tiré profit des politiques mises en œuvre par l’Union européenne (UE). De la
même manière, la thèse « anti-intégration » est construite à la fois sur des arguments idéologiques
et politiques : selon cette vue, l’UE apparaît comme une construction intrinsèquement capitaliste
et atlantiste, qui interdira toujours le développement de politiques socialistes alternatives.
1. L’analyse qui suit est inspirée de l’ouvrage suivant : Michael Holmes et Knut Roder (dir.), The Left and the European
Constitution: from Laeken to Lisbon, Manchester : Manchester University Press, 2013.
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Cependant, la solidité de ces thèses et par conséquent les frontières des deux camps qu’elles
opposent ont été affaiblies par un certain nombre de réalités. Ainsi, l’internationalisme de la
gauche est rarement allé au-delà d’un engagement rhétorique : en pratique, les partis de gauche
en Europe ont toujours cherché à mettre en œuvre leurs idées dans les contextes nationaux,
laissant de côté l’international. De plus, alors qu’on pourrait dire que la Communauté européenne
a cherché à équilibrer l’approche du libre marché avec des normes sociales fortes, il faut souligner
ce que cela doit à la volonté de la gauche sociale-démocrate elle-même d’abandonner l’idée d’un
dépassement de l’économie de marché. En outre, certains soutiennent que la dimension sociale de
l’UE est clairement attaquée depuis les années 1990, et que l’UE a engagé un véritable tournant
en faveur du libre marché.
En parallèle, la position « anti-intégration » de certains partis de gauche a changé lorsqu’ils ont
pris conscience que l’UE avait peu de chances de disparaître. Ils ont dû trouver des moyens de
collaborer avec elle et ont tourné leurs efforts vers la construction d’une autre Union. Ce facteur
les a inévitablement conduits à nuancer leur positionnement, en commençant par identifier les
points positifs des actions communautaires et ce qu’elles doivent encore offrir, et par proposer la
préservation et le développement de certains aspects de l’Union.
Nous pouvons identifier les trois facteurs-clés qui déterminent et nuancent les positions « pro »
et « anti » intégration des partis de gauche. Les positions de ces derniers sont, tout d’abord,
influencées par leurs positionnements idéologiques. Pour résumer, plus le parti se situe à l’aile
gauche de sa famille, plus l’opposition à l’UE est forte. Il y a ensuite des différences en raison
des contextes nationaux. Les partis répondent aux positions défendues par des partis rivaux et à
l’opinion publique au niveau national. Enfin, les différences tiennent aussi à la nature changeante
du contexte européen, dans la mesure où l’Union évolue et les partis réagissent à ces mutations.
Ces facteurs expliquent pourquoi la gauche a toujours eu une relation compliquée avec l’intégration
européenne, et a toujours été influencée dans un sens ou l’autre par une constellation de forces
mouvantes. Or, cela a été particulièrement visible durant les années 2000. L’attention se porte
dans cette note sur la période allant du traité de Laeken en décembre 2001 à la Conférence
intergouvernementale ayant abouti au TCE. Comme nous l’avons dit, l’adoption de ce dernier a
échoué après les référendums français et néerlandais, mais la plupart de ses caractéristiques ont
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ressurgi au sein du traité de Lisbonne, qui a été approuvé après plusieurs soubresauts (notamment
un rejet supplémentaire après un référendum tenu en Irlande).
D’un traité à l’autre
Il est maintenant nécessaire de résumer les grands traits du TCE et du traité de Lisbonne. Les
développements politiques étaient peu nombreux et faibles dans leur portée. Le TCE prévoyait
notamment d’étendre la coopération dans le domaine de la justice pénale et de créer une clause
de solidarité pour répondre au terrorisme. Ces deux mesures ont été préservées dans le traité
de Lisbonne. De plus, le traité de Lisbonne incluait comme un objectif officiel de l’Union le fait
de « combattre les changements climatiques ». En outre, la Charte des droits fondamentaux,
signée en 2000 et réaffirmant des droits légaux, politiques et sociaux, a été incluse dans le droit
communautaire.
Les innovations portaient en réalité davantage sur des améliorations institutionnelles. L’utilisation
du vote de la majorité qualifiée a été étendue mais de manière limitée, incluant l’introduction
d’une « clause passerelle » pour le Conseil européen. Une plus grande place a été donnée au
Parlement européen et aux parlements nationaux dans les mécanismes de prise de décision, et
une mesure établissant un droit d’initiative des citoyens a été mise en place. Enfin, de nouvelles
positions institutionnelles ont été créées, à savoir un président du Conseil européen et un haut
représentant de l’UE à la politique étrangère et de sécurité (ce titre a été dilué alors qu’il avait
initialement – dans le TCE – une résonance plus ambitieuse : « le ministre des Affaires étrangères
de l’Union »). Ce poste a fait l’objet de nombreux débats, certains y voyant un pas vers une UE
davantage militarisée.
Cela dit, les innovations institutionnelles les plus importantes n’étaient peut-être pas celles
figurant dans les textes des traités eux-mêmes. Premièrement, le TCE a été initialement négocié à
travers une Convention européenne, qui réduisait le rôle des gouvernements des États membres et
permettait à bien plus d’acteurs d’influencer les procédures. Cependant, à la suite de l’échec de ce
traité, le processus s’est inversé avec une Conférence intergouvernementale bien plus traditionnelle,
dominée par les gouvernements. Deuxièmement, le TCE ne cherchait pas uniquement à amender
les traités existants mais à les remplacer par un texte unique consolidé. Néanmoins, là encore,
cette approche n’a pas survécu à la transition entre le TCE et celui de Lisbonne.
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Pour chacune des trois familles de la gauche, les débats autour du TCE et du traité de Lisbonne
ont produit des réactions distinctes. Il faut garder à l’esprit que ces débats n’étaient pas réduits
et limités au contenu des traités et ont inévitablement donné naissance à des discussions plus
larges, portant sur le rôle et la direction de l’intégration européenne et de l’UE. Pour mieux
nous repérer quant aux positions des partis de gauche, nous pouvons envisager l’Europe sous
trois aspects. Le premier est celui de « l’Europe sociale » : de ce point de vue, les clauses des
traités avaient pour but d’améliorer ou du moins protéger les apports sociaux de l’UE, avec en
particulier l’adoption de la Charte des droits fondamentaux. Le second aspect concerne « l’Europe
économique », la préoccupation essentielle étant ici liée au fait de savoir si l’UE est trop favorable
aux intérêts des milieux d’affaires. Le troisième aspect renvoie à « l’Europe politique », c’est-à-dire
aux caractéristiques institutionnelles et à des éléments tels que la politique étrangère et de sécurité.
La famille sociale-démocrate
Les sociaux-démocrates ont été les plus farouches partisans de l’intégration parmi les familles
politiques orientées à gauche2. Malgré quelques réserves, ils ont, en effet, généralement accepté
et accueilli l’intégration européenne comme un développement positif. Cela s’est produit dans
les années 1960 au sein du SPD (Allemagne), au plus tard en 1983 pour le PS (France) avec le
célèbre tournant engagé par François Mitterrand, et dans la décennie 1980 au sein du travaillisme
britannique, l’évolution vers une position plus pro-européenne (du moins selon les normes du
Royaume-Uni !) faisant partie intégrante de l’approche du New Labour. Soutenir l’UE était perçu
et présenté comme le moyen d’équilibrer marché et société. Cependant, dans les années 198090, l’équilibre se rompit de plus en plus en faveur du marché et les partis sociaux-démocrates
adoptèrent de plus en plus des positions pro-business, aussi bien au niveau national qu’au niveau
de l’UE.
Au moment des débats sur le TCE et le traité de Lisbonne, cela est devenu problématique pour
les sociaux-démocrates. Ils ont continué à manifester un soutien très fort envers l’UE en tant que
projet politique, participant avec enthousiasme aux différents processus qui ont mené à chacun
2. Robert Ladrech, Social democracy and the challenge of European integration, Lynne Riener, 2000 ; Simon Lightfoot,
Europeanising social democracy? The rise of the party of European Socialists, Londres, Routledge, 2009 ; Dionyssis
G. Dimitrakopoulos (dir.), Social democracy and European integration: the politics of preference formation, Londres,
Routledge, 2010 ; Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona et Mathieu Vieira (dir.), The Palgrave handbook of social
democracy in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
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des traités et plaidant de manière générale en faveur de ces derniers. Cela a été rendu évident avec
la position très favorable du PSE. Le problème pour les sociaux-démocrates s’est posé lorsqu’ils
ont essayé de convaincre leurs sympathisants qu’il fallait adopter les traités. Ils ont notamment
dû faire face à l’inquiétude grandissante concernant la direction de l’Europe économique. Bien
que, comme nous l’avons souligné, les développements politiques étaient minimes dans les deux
traités, ils sont devenus un prétexte pour une opposition au tournant néolibéral de l’UE.
Cela fut le plus évident au sein du PS français, où il s’est produit une rupture interne réelle sur
l’enjeu du TCE. Le parti a été divisé entre ceux qui, comme François Hollande, voyaient dans
le TCE le moyen d’équilibrer le marché avec des objectifs sociaux et environnementaux, et ceux
qui, comme Laurent Fabius, l’ont interprété comme une inscription plus profonde dans des
politiques monétaires libérales. Dans d’autres pays, les traités ont surtout posé un problème pour
les sociaux-démocrates en termes de compétition avec les autres partis et groupes de gauche.
En Grande-Bretagne, alors que le Labour était relativement à l’aise en défendant les aspects
économiques des traités, leurs partenaires syndicaux étaient bien plus inquiets. Aux Pays-Bas,
le PvdA a été confronté à un défi considérable de la part du Parti socialiste (gauche radicale)
concernant sa vision sur l’Europe économique. En Suède, le SAP était tiraillé entre la contestation
de certaines décisions néolibérales de l’UE – notamment le jugement controversé de Laval3 – et
un soutien à l’agenda de Lisbonne pour la croissance et la compétitivité.
Il est intéressant de remarquer comment les débats sont allés au-delà du contenu des traités et
ont abordé des problématiques plus larges à propos de l’économie politique de l’UE. Dans la
mesure où dans de nombreux cas, les partis sociaux-démocrates eux-mêmes faisaient partie des
gouvernements et étaient, par conséquent, responsables de la mise en œuvre de ces politiques, il
était difficile pour eux de changer leurs positions. Ils ont alors essayé de compenser ce handicap
en se concentrant sur la dimension de l’Europe sociale et en affirmant que le TCE et le traité
de Lisbonne devaient être soutenus en raison des engagements sociaux et environnementaux
qu’ils contenaient.
La difficulté ici repose sur la façon dont les clauses sociales peuvent être interprétées. Pour
beaucoup, les dimensions sociales et environnementales du TCE et du traité de Lisbonne n’étaient
3. Il s’agissait de savoir si des syndicats suédois pouvaient imposer à une entreprise lettone qui détachait des
travailleurs en Suède le respect de conditions de salaire résultant d’une convention collective sectorielle.
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rien de plus qu’une reformulation des protections existantes et n’incluaient aucune nouvelle
clause ou avancée majeure. Or, la préservation de l’existant provoque un attrait moindre par
rapport à la promotion d’une nouvelle mesure, d’autant plus que la préservation des acquis est
rendue douteuse par les potentielles attaques venues des nouvelles dispositions de promotion de
l’économie et de la compétition européennes.
Ainsi, les sociaux-démocrates ont connu des difficultés à « vendre » le TCE et le traité de
Lisbonne. Ils ont été cohérents dans leur approche, manifestant un engagement soutenu pour
l’Europe politique et plaidant fortement pour l’Europe sociale. Mais il leur était difficile d’établir
la bonne argumentation et le ton adéquat pour traiter de l’Europe économique. Même s’ils avaient
souhaité le faire, leur propre implication dans les gouvernements des années précédentes ne leur
permettait pas de critiquer les approches économiques néolibérales. À ce moment-là, la plupart
des leaders sociaux-démocrates étaient exactement ceux qui avaient accédé au pouvoir sur la
base d’un certain soutien aux recommandations néolibérales. Il était donc peu probable qu’ils
reviennent sur leurs positions en la matière.
La famille écologiste
Les Verts ont aussi pris le chemin d’une position davantage pro-européenne, bien que cela
se soit produit plus lentement et de manière moins homogène que dans le cas des sociauxdémocrates4. Deux principaux facteurs de cette évolution peuvent être identifiés. Tout d’abord,
il y a eu un changement de politique de la part des Verts. Après tout, l’environnementalisme est
fondamentalement internationaliste, d’où la reconnaissance que l’intégration européenne peut
être un moyen pour atteindre des objectifs environnementaux. D’autre part, il y a eu le désir, au
sein d’une frange des partis écologistes, d’entrer dans des exécutifs nationaux. Or, abandonner
la critique de l’UE constituait l’un des moyens de prouver leur volonté et leur crédibilité.
L’importance de la participation gouvernementale peut être soulignée grâce aux positions définies
sur le TCE et le traité de Lisbonne. Les Verts allemands ont fortement soutenu ces derniers,
étant donné qu’ils faisaient partie de la coalition avec le SPD durant les négociations du TCE et
4. Elizabeth Bomberg, Green parties and politics in the European Union, Londres, Routledge, 1998. Voir aussi
Christoph Knill et Duncan Liefferink, Environmental politics in the European Union: policy-making, implementation
and patterns of multi-level governance, Manchester, Manchester University Press, 2007 ; Elizabeth Bomberg et Neil
Carter, “The Greens in Brussels: shaping or shaped?”, European Journal of Political Research, vol. 45, no. 1, 2006.
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qu’ils ont pris part à l’ensemble du processus. Par ailleurs, deux partis, traditionnellement très
critiques envers l’UE, changèrent de position en raison des opportunités gouvernementales qui
s’étaient ouvertes à eux. Un vote interne au sein du parti écologiste irlandais l’a ainsi conduit à
se prononcer en faveur du « oui » pour le traité de Lisbonne, pour la première fois dans le cas
d’un référendum national. Du côté des écologistes suédois, le débat sur le TCE et le traité de
Lisbonne a été l’occasion de premiers signes d’une détente significative concernant leur opposition
à l’UE. Or, le parti s’était engagé dans une coalition éventuelle avec les sociaux-démocrates et
le Parti de gauche.
Il existe d’autres indices d’un soutien grandissant de la part des Verts envers le principe de
l’intégration européenne. Le parti des Verts européens a affiché son soutien pour le TCE en
dépit des réserves d’un bon nombre de partis nationaux. Les écologistes ont en particulier mis
en avant de nombreuses mesures soutenant l’Europe sociale dans les traités. Cela n’est pas
vraiment surprenant étant donné que les Verts ont soutenu la Charte des droits fondamentaux
et étaient naturellement très réceptifs aux engagements environnementaux ajoutés dans le traité
de Lisbonne.
Cependant, de réels problèmes liés à « l’Europe politique » se sont présentés. Alors que les partis
écologistes ont fortement promu la Convention européenne comme un pas en avant, créant un
processus de négociation plus démocratique et plus inclusif, ils ont été mécontents de la manière
dont le traité de Lisbonne a ressuscité le vieux procédé intergouvernemental. De plus, les partis
écologistes ont été critiques face aux entraves faites à la démocratie. En France, ils ont dénoncé
le refus de tenir un nouveau référendum national sur le traité de Lisbonne, tandis que les autres
partis écologistes ont exprimé leur désapprobation par rapport à la façon dont le « non » initial
des Irlandais au traité de Lisbonne avait été ignoré. On peut aussi évoquer l’exemple des Verts
catalans (ICV) qui ont appelé à voter « non » au référendum espagnol sur le TCE, parce que ce
dernier n’allait pas assez loin et parce qu’ils voulaient une « réelle » Constitution.
D’autres problèmes se sont posés concernant « l’Europe économique ». C’est probablement le
point sur lequel les partis écologistes ont été le plus divisés, puisque les partis les plus à droite
des Verts étaient moins inquiets de cet aspect. Pour les partis écologistes les plus à gauche, en
revanche, il s’agissait d’une préoccupation essentielle. Ils furent même plus virulents que les
sociaux-démocrates dans leur opposition à la direction néolibérale du projet d’intégration. Ceci est
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particulièrement évident dans le cas de l’alliance des « rouges-verts » danois, qui a persisté dans son
scepticisme prononcé sur les questions européennes. Cela était aussi visible chez d’autres partis
verts scandinaves. De la même façon, les Verts français ont reconnu certains aspects du TCE et
du traité de Lisbonne comme de réels progrès, mais se sont montrés profondément préoccupés
par les orientations économiquement libérales d’autres parties des traités. Le référendum interne
qui a été tenu a abouti de justesse à un plaidoyer pour la ratification du TCE.
La famille de la gauche radicale
Parmi les trois familles évoquées dans cette note, la gauche radicale a clairement été la moins
enthousiaste concernant l’intégration européenne. Toutefois, même dans ce cas, une forme
d’européanisation s’est bien produite au sein de cette famille, même si elle n’est pas allée aussi
loin que dans le cas des sociaux-démocrates et des écologistes5. Au minimum, on trouve dans les
partis de cette famille la reconnaissance de l’UE comme une réalité politique incontournable.
Au-delà, nous avons aussi pu y observer un changement politique à l’égard de l’intégration, loin des
desseins plus ambitieux de dépassement du capitalisme. Beaucoup de partis de gauche radicale
se sont en fait attachés à occuper un espace politique considéré comme vacant, autrement dit
l’espace social-démocrate.
Ceci dit, la désapprobation ancienne et non démentie de l’intégration existante est évidemment
repérable si nous examinons la réaction des partis de gauche radicale envers le TCE et le traité
de Lisbonne. Le PGE a signifié, de manière générale, sa nette opposition, quoique de façon
nuancée pour accommoder les différences nationales. Dans les pays où un très fort sentiment
existe en faveur de l’intégration (comme en Allemagne, Italie ou Espagne), les partis de gauche
radicale ont tous indiqué leur engagement envers le principe d’intégration, tout en se prononçant
contre les principaux points des traités. Dans les pays où cet esprit favorable à l’intégration est
moins présent (comme au Danemark, en Suède et en France), la gauche radicale a en revanche
été bien plus critique.
5. Richard Dunphy, Contesting capitalism? Left parties and European integration, Manchester, Manchester University
Press, 2004 ; Giorgos Charalambous, European integration and the communist dilemma, Ashgate, 2013 ; Richard
Dunphy et Luke March, “Seven year itch? The European Left Party – struggling to transform the EU”, Perspectives
on European politics and society, vol. 14, n. 4, 2013.
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Sans surprise, les partis de la gauche radicale ont démontré une forte opposition à « l’Europe
économique », soutenant que l’UE impose des politiques néolibérales renforcées avec le TCE
et celui de Lisbonne, ou affirmant que les dispositions sociales et environnementales dans
les traités étaient en fait inadéquates à la situation. Ces partis se sont également opposés à
des aspects de « l’Europe politique » présents dans les traités. Ceci est particulièrement vrai
concernant la politique étrangère et de sécurité, la gauche radicale critiquant la militarisation
croissante de l’Union européenne. Cela est aussi flagrant dans leur désapprobation face à certains
aspects institutionnels. D’ailleurs, les partis de la gauche radicale ne se sont pas impliqués
significativement au sein de la Convention européenne. Cela reflétait d’un côté le fait que ces
partis pouvaient nommer uniquement un ou deux représentants pour la Convention, mais aussi,
d’un autre côté, leur méfiance envers le processus : ainsi, des partis tels que Rifondazione en
Italie n’ont fourni que peu ou pas d’efforts pour s’impliquer.
Cependant, il est évident qu’un changement politique s’est produit. En particulier, pour les partis
issus des pays favorables à l’intégration, les critiques ont été exprimées en termes d’inadéquation
des traités plus que de rejet pur et simple. En appelant au « non » pour le référendum espagnol,
la Gauche unie (Izquierda unida) a soutenu que le traité constitutionnel n’allait pas assez loin
concernant la démocratie et les engagements pour « l’Europe sociale ». En Italie, Rifondazione
comunista voulait également une Europe plus sociale, tandis qu’en Allemagne, la gauche radicale
est allée jusqu’à appeler à un gouvernement économique de l’Europe.
Y compris dans les formations de gauche radicale ayant hérité d’une tradition d’opposition
particulièrement incisive à l’intégration européenne, les débats autour du TCE et du traité de
Lisbonne ont marqué un changement vers l’acceptation de l’idée européenne. Encore une fois,
l’attrait pour une participation au gouvernement a joué un rôle crucial. Au Danemark où le Parti
socialiste négociait une alliance possible avec les sociaux-démocrates, un référendum interne acta
la décision de soutenir le TCE. En Suède, les commentaires critiques de la gauche envers l’UE se
sont notablement adoucis durant cette période, toujours dans la perspective d’une participation
éventuelle à un gouvernement de coalition.
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Un bilan d’ensemble sur la gauche
Globalement, des parallèles importants peuvent être établis entre les trois familles de gauche, à
propos de leurs réactions aux traités européens. En particulier, elles supportent fortement l’idée
d’une « Europe sociale », d’autant plus quand cette dernière notion permet d’inclure la dimension
environnementale. Par ailleurs, plusieurs éléments indiquent que toutes les familles de gauche
acceptent de plus en plus le principe de « l’Europe politique ». Bien sûr, ce dernier a été accepté
depuis longtemps par les partis sociaux-démocrates, mais les débats autour du TCE et du traité de
Lisbonne ont mis en évidence la tendance des partis écologistes et de gauche radicale à faire un
pas supplémentaire vers une acceptation plus assumée de l’intégration européenne. Cependant,
il reste deux points de discorde majeurs. Les Verts et les partis de gauche radicale ont exprimé
bien plus d’inquiétude que les sociaux-démocrates vis-à-vis d’une potentielle coopération militaire
sous la bannière de l’UE, et ils sont également bien plus préoccupés par le déficit de responsabilité
démocratique qui caractérise selon eux les institutions de l’UE.
Sur l’enjeu de « l’Europe économique », une cohésion apparente peut être observée, dans la
mesure où les trois familles de gauche ont manifesté les mêmes préoccupations concernant
la « néo-libéralisation » de l’UE. Néanmoins, des différences restent là encore perceptibles,
selon le degré d’acceptation que ces familles sont prêtes à assumer vis-à-vis d’une orientation
« pro-marché » des politiques communautaires. Les Verts et la gauche radicale ont montré des
signes d’une acceptation limitée de cette orientation, mais restent encore clairement critiques
et continuent d’associer l’UE à la promotion d’un agenda néolibéral qu’ils rejettent. De leur
côté, les partis sociaux-démocrates sont toujours tiraillés entre leur acceptation de l’orthodoxie
économique actuelle et leur tentative de formuler un discours alternatif pour concurrencer cette
même orthodoxie.
En théorie, bien qu’il y ait indubitablement des points de divergence, il devrait exister un terrain
commun assez large pour les trois familles de la gauche européenne. Mais la réalité politique
et le poids de l’histoire font que la résistance à une coopération mutuelle reste forte. L’un des
aspects de cette résistance est idéologique. Pour les sociaux-démocrates européens, soutenir
l’intégration est une composante essentielle de leur identité réformiste, renforcée par les efforts
d’amélioration qu’ils mènent au sein des structures existantes. Les progrès du néolibéralisme
dans les années 1980-90 ont cependant exacerbé les tensions internes aux sociaux-démocrates
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et rendu aussi plus difficile de trouver des alliés à gauche. Cela est d’autant plus significatif qu’un
changement idéologique évident s’est produit parmi les partis de la gauche radicale et dans une
certaine mesure chez certains partis verts. Alors que le TCE et le traité de Lisbonne ont mis en
lumière le ton le plus « oppositionnel » de ces partis, ils ont aussi permis d’observer une évolution
idéologique les éloignant d’un rejet de principe de l’UE. À cette tendance, s’est ajoutée une
plus grande acceptation d’un travail au sein des structures existantes, afin de changer le cadre
économique et social de l’Union.
Bien sûr, cette description n’empêche pas la diversité des configurations au sein de l’espace
européen. Pour ne prendre que ces exemples, alors que les Verts allemands et la Gauche unie
espagnole sont plutôt pro-européens, l’A lliance rouge-verte danoise et les communistes grecs
du KKE demeurent des critiques virulents. Cela nous permet de souligner encore une fois la
centralité des espaces politiques nationaux. En effet, c’est bien l’arène de la politique nationale qui
reste prédominante dans les esprits des partis politiques. De ce point de vue, le déroulement des
débats autour des traités européens a illustré à quel point les fédérations européennes de partis
font figures d’acteurs faibles du système politique de l’UE.
Des tendances clairement favorables ou non à l’intégration européenne caractérisent certains
pays. Dans les pays « pro-européens » tels que l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, les trois familles
de partis de gauche ont formulé leurs déclarations sur le TCE et le traité de Lisbonne dans un
langage essentiellement favorable à l’intégration, même s’ils se sont montrés critiques. Dans les
pays plus « eurosceptiques », toute déclaration de soutien pour l’un des deux traités s’est exprimée
à partir d’un point de vue critique. Ainsi, le parti travailliste britannique a abordé les traités sur
la base d’une préservation des « lignes rouges » britanniques. Cependant, il est intéressant de
noter que les débats autour du TCE et du traité de Lisbonne ont pu provoquer un changement
dans les comportements au sein de certains pays. Les citoyens néerlandais étaient par exemple
considérés comme fortement pro-européens, mais le « non » au référendum a démontré les limites
de ce soutien. Ce changement s’est traduit par le fait que le Parti socialiste (gauche radicale) est
apparu comme l’un des grands vainqueurs du référendum, et par le fait que les travaillistes ont été
encouragés à adopter une position plus critique envers l’UE. À l’inverse, un changement vers des
positions plus enclines à l’intégration a pu être observé du côté du Parti socialiste au Danemark
et du Parti de gauche en Suède, deux pays ayant contenu des mouvements eurosceptiques.
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Note n°6 - Fondation Jean-Jaurès / Observatoire de la vie politique - 9 avril 2014 - page 13
Le rapport
de la gauche
à l’intégration
européenne :
une évaluation
Ces remarques nous permettent de souligner l’une des plus importantes caractéristiques des
contextes politiques nationaux : les objectifs en termes d’accès, de participation ou d’opposition
au gouvernement jouent un rôle significatif dans la formation des positions des partis. S’agissant
des partis sociaux-démocrates, leur participation régulière au gouvernement les a familiarisés
à l’exercice du pouvoir au sein de l’UE. Du côté des Verts et des partis de gauche radicale, la
tentation de l’accession au pouvoir les a portés à sacrifier dans de nombreux cas leur opposition
de principe à l’intégration européenne, ou leurs critiques les plus vives.
Revenons pour finir aux deux thèses contradictoires que nous avons évoquées au début de cette
note. L’inclination naturelle de la gauche devrait-elle la porter vers une position « pro » ou
« anti » intégration ? Des controverses politiques sont au cœur de cet enjeu, mais doivent être
mises en regard des désaccords légitimes sur la façon d’interpréter l’Union européenne et son
fonctionnement. L’UE donne-t-elle la priorité à un marché libre, ressemblant dans les faits à
un club d’hommes riches ? Ou incarne-t-elle la préservation d’un marché régulé, garantissant
des protections sociales importantes ? C’est l’enjeu qui était au cœur des débats autour du TCE
et du traité de Lisbonne. La conclusion la plus évidente est que la gauche européenne partage
un désir pour une Europe sociale forte, des préoccupations très semblables sur les aspects de
l’Europe économique, mais ne peut pas encore trouver un accord sur l’Europe politique, ce
qui apporterait pourtant un cadre pour résoudre ces dilemmes. Depuis le TCE et le traité de
Lisbonne, ces dilemmes sont devenus d’autant plus urgents. La crise financière a dramatiquement
changé le contexte européen. Les critiques contre les solutions néolibérales se sont renforcées,
les exigences pour une plus grande solidarité à travers l’UE se sont faites de plus en plus fortes.
En même temps, l’ensemble du projet d’intégration européenne a été soumis à l’un des tests les
plus difficiles. Dans tous les cas, et malgré les points communs existants entre les familles de
gauche, il reste à l’évidence de grandes différences idéologiques et nationales à surmonter.
AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de
concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions
dont l’intérêt du thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de l’argumentation contribuent à
atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles.
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