Lambeaux de Charles Juliet ou la parole

Transcription

Lambeaux de Charles Juliet ou la parole
Lambeaux de Charles Juliet ou la parole enfin conquise
Sylvie Lannegrand
Une voie/voix autobiographique originale
L’œuvre de Charles Juliet suscite un intérêt croissant de la part de la
critique, même si les études qui lui sont consacrées demeurent encore
relativement peu nombreuses1. L’attention, méritée, portée à ses
ouvrages tient bien sûr à leur qualité littéraire mais probablement
aussi à leur contenu autobiographique, élément que l’on retrouve dans
les poèmes, romans, essais, récits, pièces de théâtre, nouvelles et, bien
entendu, les divers tomes de son journal intime. Ce fil conducteur qui
fait d’une somme de textes génériquement disparates un ensemble
cohérent où domine la dimension référentielle se retrouve désormais
chez bien des auteurs contemporains dont l’œuvre conjugue éléments
fictionnels et certaines caractéristiques de l’écriture
autobiographique : Hervé Guibert, Jean Echenoz, Jacques Borel,
Christine Angot ou encore Amélie Nothomb, pour ne citer qu’un petit
nombre d’entre eux. La critique a analysé la mixité et l’ambiguïté de
ces textes où s’allient écriture de soi et imaginaire romanesque, en
montrant qu’il est vain de tenter d’établir des règles de classification,
1. Il faut surtout mentionner les travaux de Stéphane Roche sur le journal intime de
l’auteur (Charles Juliet : Ecriture de l’intime et journal de l’écriture, ANRT,
« Thèses à la carte », 2004). Le livre de Rodolphe Barry, Charles Juliet en son
parcours (Les Flohic Editeurs, Paris, 2001), contient de nombreux entretiens,
textes inédits, photographies et autres documents. Plusieurs revues ont par
ailleurs consacré un numéro à l’auteur et divers mémoires ont pris son œuvre
pour objet d’étude.
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tant sont aujourd’hui mouvantes les frontières qui séparent les genres2.
La diversité de ce qu’on appelle écriture de soi, écriture
autobiographique, intime ou encore personnelle, est acquise, tout
comme est devenue presque commune et par là même moins
déroutante la dualité d’un pacte de lecture à la fois romanesque et
référentiel3. De ces divers points de vue, l’œuvre de Charles Juliet
s’inscrit dans l’actualité d’une littérature dominée par l’expression de
soi et qui choisit pour la mener à bien des voies multiples et
innovantes. Notre propos est d’examiner l’une de ces voies, dans son
unicité et son originalité : celle que Juliet emprunte dans Lambeaux4,
l’un de ses ouvrages les plus significatifs, si ce n’est le plus important
de par sa place dans l’œuvre et dans la vie de l’auteur.
Ce sont L’Année de l’éveil et Lambeaux, publiés respectivement
en 1989 et 1995, qui ont fait connaître Charles Juliet du grand public,
bien qu’il ait été publié dès le début des années 70 et se soit consacré à
l’écriture à partir de 19575. Lambeaux occupe une position centrale
dans l’oeuvre conséquente et variée de l’auteur. Il s’agit d’un récit
2.. Dans leur introduction au recueil Soi-disant : Life-Writing in French (University
of Delaware Press, Newark, 2005), Joe Hardwick, Juliana de Nooy et Barbara E.
Hanna résument ainsi l’état actuel des études autobiographiques comme
constituant « a moment in autobiographical studies when autobiographical
discourses are taken to be plural and when the aim of such studies has moved
beyond the policing of a genre. Thus the present volume’s concern is not with
autobiography per se but with autobiographical writing » (p. 3).
3. La diversité de l’écriture autobiographique est soulignée dans l’ouvrage de
Sébastien Hubier au titre révélateur : Littératures intimes (Armand Colin, Paris,
2003). Quant à l’ambiguïté du pacte offert au lecteur, selon la terminologie de
Philippe Lejeune, elle a fait l’objet des nombreux débats relatifs à l’autofiction,
surtout dans les années 80, mais qui se poursuivent aujourd’hui. Voir Philippe
Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction (Paris, Le Seuil,
coll. Poétique, 2004) et Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies
littéraires (Auch, Tristram, 2004).
4. Lambeaux (Paris, P.O.L Editeur, 1995). Les citations dans le texte (dorénavant
L) seront immédiatement suivies des pages en référence à cette édition de
l’ouvrage.
5. L’Année de l’éveil (Paris, P.O.L Editeur, 1989) reçut le grand prix des lectrices
d’Elle en 1989 et fut porté à l’écran par Gérard Corbiau en 1990.
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autobiographique, comme l’indique la quatrième de couverture, récit
assez court mais que Juliet a mis de longues années à rédiger (douze
exactement, de 1983 à 1995), tant il lui était difficile d’aborder le sujet
dont il traite. Il y est en effet question de la mère que l’auteur n’a pas
connue et à qui il se propose de rendre hommage en la faisant revivre
par sa plume. Sont aussi évoquées la douleur de vivre et la lente prise
de conscience de ce qui en est la cause. Les rapports entre la
marginalisation et la souffrance qu’elle engendre d’une part, et la
fonction libératrice et créatrice de l’écriture d’autre part, s’avèrent une
dimension essentielle de l’ouvrage. Pour tenter d’en cerner la
spécificité, nous étudierons dans un premier temps les leitmotive de la
différence, du sentiment de non-appartenance et de la douleur, qui
reviennent de manière obsédante dans le récit. Nous verrons plus
précisément ensuite comment ils sont intimement liés à l’expression,
tant orale qu’écrite : expression en tant qu’objet de la narration,
faisant partie de l’évocation du passé (celui de la mère comme celui
du fils), tout comme expression et écriture en tant qu’activité
narrative. Les deux se rejoignent en effet : à la capacité créatrice
vaguement pressentie dans le passé répond la conscience vive, en
formation, d’une écriture au présent qui parvient enfin à libérer,
apaiser et à s’ouvrir sur l’avenir. Au cours de l’analyse, nous
tâcherons par ailleurs de préciser dans quelle mesure l’auteur allie
dans cet ouvrage autobiographique des éléments traditionnels (valeur
cathartique de l’écriture par exemple) et des éléments novateurs
(diptyque, pronom « tu » dans les deux parties, juxtaposition du
fictionnel et du référentiel) pour constituer un texte-témoignage
original.
Deux parcours de vie, une même conscience douloureuse de la
différence
Si Lambeaux est présenté et reçu comme un récit autobiographique, il
s’agit d’une autobiographie peu conventionnelle sous bien des aspects,
dont en particulier la scission de l’ouvrage en deux parties distinctes.
La première est adressée à la mère que l’auteur n’a pas connue, jeune
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femme au destin tragique, morte de faim dans l’hôpital psychiatrique
où elle avait été internée peu de temps après la naissance de son
quatrième enfant ; la seconde est consacrée à l’auteur lui-même, qui
évoque son enfance et son adolescence pour en arriver dans les
dernières pages au moment présent et à la maturité. Il faut ajouter à
cette dérogation aux conventions autobiographiques l’usage du
pronom « tu », auquel d’autres auteurs que Juliet ont déjà eu recours
pour parler de soi, mais qui n’en demeure pas moins surprenant quand
il est utilisé en place du « je » selon une figure d’énonciation qui
« enfreint le principe d’identité », pour reprendre les termes de
Philippe Gasparini6. Le même pronom désigne par ailleurs la mère
défunte, renvoyant donc au sein d’un même ouvrage à deux
personnages distincts, l’auteur-narrateur et sa mère. Emploi
doublement original, par conséquent, qui surprend le lecteur à deux
reprises : dans la première partie, le « tu » se substitue au « elle »,
dans la deuxième, au « je ». A l’effet de surprise s’ajoute celui
d’immédiateté dû à l’usage de la deuxième personne (ce « tu »
m’interpelle, moi, lecteur, même s’il ne me désigne pas, et établit
d’autre part un rapprochement avec celle qu’il désigne). Dans la
deuxième partie, c’est un effet de distance qui est créé, l’auteurnarrateur se dédoublant pour mieux s’observer et s’appréhender.
Enfin, le « tu » repris dans cette deuxième partie produit un écho entre
les deux vies évoquées.
Le lien entre les deux personnages s’effectue par ailleurs par de
nombreux parallèles entre les parcours respectifs de la mère et du fils,
notamment la conscience de la différence. La mère a, dès l’enfance,
conscience d’être étrangère à son milieu ; les deux êtres dont elle se
6. Voir Philippe Gasparini, op.cit., p. 174. Gasparini poursuit : « Tant qu’il reste
occasionnel, ce dédoublement respecte la vraisemblance du monologue
intérieur, dont le sujet s’observe et s’interpelle lui-même sur un mode ironique
ou autocritique […]. Mais, conjugué tout au long d’un récit d’enfance, comme
dans Lambeaux de Charles Juliet ou L’Enfant que tu étais d’Alain Bosquet, le
« tu » risque de sentir le procédé et d’empêcher l’adhésion du lecteur » (p. 174).
Contrairement à Gasparini, nous pensons que ce « tu » utilisé de façon novatrice
pour désigner et la mère et le fils-auteur-narrateur, loin de paraître artificiel,
acquiert une force d’évocation qui touche le lecteur et facilite son adhésion.
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sent solidaire ont été mis au ban du village : l’une, « l’étrangère »,
venue d’ailleurs, n’a jamais été acceptée par les habitants et a gardé
jusque dans la tombe le surnom qui lui avait été donné ; l’autre, « le
bagnard », vit retiré du monde, souffrant de l’opprobre dont son aïeul
a de même pâti, envoyé au bagne pour avoir été accusé sans preuve
d’avoir mis le feu à une ferme7. La mère partage avec ces deux
personnages emblématiques la douleur de la mise à l’écart. Attirée par
le monde des livres et de la connaissance, tout aussi fascinant qu’il est
éloigné, elle souffre doublement : de ne pouvoir y accéder, et d’y
avoir suffisamment pris goût pour ne plus pouvoir se satisfaire de sa
vie de petite paysanne et pour percevoir comme irréconciliables son
univers quotidien et le monde du savoir. Double marginalisation donc,
assortie d’un tourment qui se fait plus prégnant au fil des années,
jusqu’à aboutir à un internement en asile psychiatrique : « ce chemin
dont tu pressens qu’il ne peut conduire qu’à la mort. Déchirée, oui. A
jamais fissurée. A jamais exclue de la vie. A jamais embourbée dans
une souffrance qui a pourri jusqu’à la pulpe de ton âme » (L 82). La
mise à l’écart familiale et sociale est ainsi parachevée par une
stigmatisation institutionnelle qui aboutit au silence et à la mort,
événement sobrement noté qui clôt la première partie de l’ouvrage :
« un jour de juillet — tu viens d’avoir trente-huit ans — on constate
ton décès. Tu es morte de faim » (L 88).
Le parcours du fils, quoique distinct, est étonnamment similaire
par une même conscience de la non-appartenance au milieu familial
tout d’abord, à l’institution scolaire et militaire ensuite, et par un
même malaise, diffus dans l’enfance puis qui va en s’intensifiant :
« Le malaise de n’être que rarement à l’unisson, de te sentir coupé des
autres, de t’éprouver différent. D’où une mélancolie profonde » (L
121). Si l’attachement aux parents d’adoption est bien réel, la blessure
causée par la conscience de la différence l’est tout autant. Le nouveau
prénom donné par la mère d’adoption est à l’image de cette identité de
surface que l’adolescent se rend compte avoir endossée sans l’avoir
choisie : personnage qu’il joue pour les autres mais qu’il sait en
7. Voir Lambeaux, op. cit., p. 67-70.
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contradiction avec son être intérieur. Cette dualité est la source d’un
déchirement et d’une interrogation sur ce qui en est la cause, qui
pendant des années demeure confuse, plonge l’auteur dans l’angoisse
et lui fait même envisager la mort à plusieurs reprises : « souvent tu
l’appelles, désires qu’elle surgisse, mette fin à ton existence
d’étouffé » (L 118). Ce désir de mort est un autre lien unissant mère et
fils, happés tous deux par de sombres pensées qui les amènent, au plus
profond du désespoir, à tenter le suicide8.
Marginalisation et souffrance rattachent mère et fils au même
douloureux destin. Le parallèle est d’autant plus frappant qu’il
s’établit aussi, en dehors d’un contexte thématique, par des procédés
stylistiques et syntaxiques. Nous avons déjà fait allusion à l’usage
d’un même pronom pour les deux personnages. Ce parallèle est
renforcé par le recours à des images et à des expressions identiques ou
fort proches, image de la coupure par exemple (impression de vivre
deux vies à la fois sans adhérer véritablement à aucune9), motif de la
route pour traduire le désir de fuite (besoin d’un ailleurs qui n’est que
vaguement appréhendé10), récurrence de termes tels ceux d’étrangeté,
d’angoisse, de déchirure, d’exclusion ou encore d’étouffement. Autant
d’éléments qui traduisent et renforcent la thématique centrale de la
douleur existentielle, à laquelle vient s’ajouter celle de la difficulté à
8. La tentation du suicide chez Charles Juliet est notée par Michel Braud (L a
Tentation du suicide dans les écrits autobiographiques, 1930-1970, Paris,
Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives Critiques », 1992) qui fait
de nombreuses allusions sporadiques au désir de mort dans le journal de
l’auteur. Dans les « Notices sur les intimistes étudiés » figurant à la fin de son
ouvrage, il constate que « nul n’a consigné comme lui, dans les années
cinquante et soixante, d’une façon aussi minutieusement effrayante parfois, un
désespoir aussi écrasant » (p. 268). Il remarque par ailleurs que si l’amour aide
l’auteur à dépasser son malaise intérieur, l’écriture « vaut comme substitut au
suicide » et « confère l’être » (p. 269).
9. Voir L 32-3, 119, 121.
10. L 30, 33-4, 75, 109.
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dire et à écrire, toutes deux se présentant comme intimement
imbriquées11.
Un monde pressenti mais inatteignable : la parole manquante
Une autre part commune de ces vies tragiquement séparées a trait à
l’expression, tant orale qu’écrite ; plus précisément à un sentiment
d’échec ou d’inaptitude à trouver les mots qu’il faut pour exprimer ce
que l’on ressent, formuler les questions qui obsèdent, et par corollaire
trouver des éléments de réponse et construire un sens dans une vie qui
paraît en être dénuée. L’expérience de la parole manquante fait de la
mère comme du fils des êtres insatisfaits, à la curiosité inassouvie, qui
savent qu’un autre monde existe et leur échappe, semblant devoir
rester à jamais hors de portée.
C’est grâce à la lecture de la Bible que la mère acquiert le goût
des mots et l’envie d’écrire, ne serait-ce que pour noter les phrases qui
l’ont touchée. Il lui est toutefois impossible d’exprimer avec précision
les interrogations que ce livre fait naître en elle :
Tu la lis. La relis. Les mots te pénètrent, prennent possession de
toi, font lever tout un magma d’idées confuses, rejoignent des
questions que tu ne saurais formuler mais qui sont toujours à
rôder dans ta nuit. [...] Tu voudrais dire à cette femme ce qui
t’étreint, mais tu ne sais pas parler. (L 29-30)
Il est intéressant de noter que, dans les dernières pages, au moment où
s’effectue enfin, grâce à l’écriture, le travail du deuil12 et surtout
11. Une étude comparative des œuvres de Charles Juliet et de Jacques Borel serait à
ce titre intéressante. On retrouve en effet chez ce dernier, étroitement mêlées,
une intense douleur de vivre et la difficulté propre à l’écriture. Qui plus est, la
relation à la mère (internée, comme la mère de Charles Juliet, après une tentative
de suicide) est pour lui également un sujet extrêmement douloureux, inséparable
de sa pratique de l’écriture. Voir sur ce point l’entretien avec Alain Clerval, dans
Jacques Borel, Propos sur l’autobiographie (Seyssel, Champ Vallon, 1994, p.
85-93).
12. Stéphane Roche a consacré un article à ce sujet : « ‘Quête de soi’ et travail de
deuil dans le Journal de Charles Juliet ». Bien que cet article porte
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l’acceptation du sentiment de culpabilité (d’avoir causé la mort de sa
mère, par sa simple présence au monde), l’auteur-narrateur s’adresse à
elle par les mots de la prière : « Pardonne, ô mère, à l’enfant qui t’a
poussée dans la tombe », prière deux fois répétée (L 148-9), comme
un chant nécessaire au retour d’une paix intérieure. Le fils se
réapproprie en quelque sorte le langage auquel la mère était sensible
pour en faire un langage commun et établir enfin la communication
qui n’a jamais été.
L’impossibilité d’échapper à sa condition, et la douleur
qu’engendre la conscience d’un manque est ce qui domine dans
l’évocation de la mère :
Ta soif de vivre et ta soif d’apprendre. Toutes deux violentes,
insatiables. Mais tu es prisonnière de ta famille et tu ne
possèdes qu’un seul livre. [...] Ta hantise est de mourir sans
avoir vécu, sans avoir pu apaiser ta soif, sans avoir rencontré ce
que tu ne saurais dire mais qui te fait si douloureusement défaut.
(L 42-3)
ou encore :
Tu as besoin d’entendre le son d’une voix humaine, de te libérer
de tes questions, de laisser venir à tes lèvres ce qui gémit en toi
et aspire à se dire. Mais au bout du compte, ces instants que tu
passes à arpenter les chemins en parlant les mots qui montent de
ta nuit, ne te soulagent guère, et de jour en jour grandit en toi
une âpre révolte à l’idée qu’on peut mourir sans rien avoir vécu
de ce qu’on désire si ardemment vivre. (L 76)
L’accès à ces mots que la mère vénère lui est refusé par les hasards de
la naissance, puisqu’il lui faut rester à la ferme et renoncer à
poursuivre ses études. Ses tentatives pour garder tout de même un lien
avec cet autre univers de la parole, des livres et de la connaissance se
soldent par un échec, auto-imposé celui-là. Deux anecdotes
symbolisent cet échec de maîtriser la parole convoitée (L 55-6, 79).
Chacune concerne le mot écrit : dans la première, la jeune femme jette
essentiellement sur le journal de l’auteur, il contient également quelques
références à Lambeaux. Voir www.remue.net/cont/Juliet6Sroche.pdf.
JULIET : LA PAROLE ENFIN CONQUISE
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à la rivière le cahier où elle consignait ses pensées et recopiait des
passages de la Bible ; il s’agit d’un geste de rage, de dépit plutôt que
de résignation, mais qui n’en traduit pas moins l’étrangeté d’un monde
auquel elle sait qu’elle n’accèdera jamais. Le second épisode,
intervenant plus tard dans sa vie, revêt une dimension tragique, et
scelle une capitulation : il précède en effet sa tentative de suicide,
lorsqu’elle fait brûler dans la cheminée la Bible et les cahiers qu’elle
rédigeait et auxquels elle tenait tant. Entre les deux épisodes, les
années ont passé et avec elles une frustration et une souffrance
grandissantes ont peu à peu abouti à la décision de se supprimer. Dans
les pages consacrées à son internement sont de nouveau notés le
besoin vital de l’accès au langage et la conscience souffrante d’un
manque, la demande inassouvie, l’absence d’issue. Dans ce qui
ressemble à un accès de folie, la mère écrit sur les portes du bâtiment
ce qui pourrait en fait être son épitaphe :
je crève
parlez-moi
parlez-moi
si vous trouviez
les mots dont j’ai besoin
vous me délivreriez
de ce qui m’étouffe (L 86-7)13
L’inadéquation entre la richesse du monde rêvé et la vie vécue,
faite d’un malaise qui devient souffrance et parfois angoisse, est de
même ce qui est souligné dans la seconde partie du récit. C’est une
nouvelle fois l’inaptitude à s’exprimer qui est mal vécue et cause une
douleur s’amplifiant avec les années : le fils qui écrit à sa mère
adoptive se rend compte qu’il ne peut exprimer ce qu’il a à lui dire
(« les mots dont tu as besoin ne te viennent pas » (L 104). La
découverte des grands auteurs dans les morceaux choisis des manuels
scolaires lui donne certes le goût de lire, mais lui fait aussi prendre
13. On rapprochera ce passage d’un poème de L’Autre chemin : « ton mutisme / est
prison et ténèbre / et tu attends / que se dénouent les mots / qui te délivreront »
(Paris, Arfuyen, 1998, p. 27).
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conscience de son ignorance ; et lorsqu’il décide d’écrire, la page
blanche le met face à ses lacunes :
Tu ne cesses de moudre des phrases dans ta tête. Mais lorsque
tu veux écrire, des heures s’écoulent sans que tu puisses tracer
un mot. Il n’empêche qu’en fin de journée, tu penses n’être pas
resté inoccupé ou la tête vacante ne serait-ce que quelques
minutes. Tu veux ouvrir une petite brèche dans ce mur au pied
duquel tu te trouves et qui t’écrase. (L 132)14
A l’âge de la maturité, c’est une même conviction de ne pas être à la
hauteur qui définit son caractère, et l’assombrit, jusqu’à le faire
désespérer de connaître des jours meilleurs. Ecrire se révèle un labeur
acharné, mais le refus de l’échec le pousse à persévérer malgré la
tâche insurmontable qu’il s’est fixée. Trouver le mot qu’il faut est une
entreprise pénible et de longue haleine, qui aboutit de plus à un
sentiment d’insatisfaction :
D’abord descendre. Encore descendre. Le dégager de la tourbe,
ou de la boue, ou bien encore d’un magma en fusion. Puis le
tirer, le hisser, lui faire péniblement traverser plusieurs strates
au sein desquelles il risque de s’enliser, se dissoudre. S’il en
émerge, enfin il vient au jour, et quand tu le couches sur le
papier, alors que tu le crois gonflé de ta substance, tu découvres
qu’il n’est qu’un mot inerte, pauvre, gris. Tu le refuses. Tu
redescends dans la mine, creuses plus profond, cherches celui
14. La difficulté de trouver les mots aptes à exprimer l’émotion ressentie se retrouve
tout au long de L’Année de l’éveil (op. cit.), ouvrage autobiographique sur la
seconde des huit années que l’auteur a passées à l’école militaire d’Aix-enProvence. Citons à titre d’exemple : « Je constate une fois de plus que rien ne
peut traduire ce que j’éprouve, et je ressens cette souffrance particulière qui me
saisit chaque fois que je dois renoncer à formuler ce qui en moi désirait tant se
communiquer ».(p. 195-6 de l’édition J’ai lu). De même, dans L ’Inattendu
(Paris, P.O.L Editeur, 1992), très nombreuses sont les remarques sur
l’importance de l’écoute, de l’observation et du silence, mais aussi sur
l’impossible expression de la souffrance : « Il existait comme un mur entre ce
qui se déroulait en moi et les mots, le langage » ; « Ce qui me brûlait et me
déchirait se tenait hors du langage, défiait toute possibilité d’expression, et je ne
pouvais que garder le silence » (p. 214 et 224 de l’édition Folio).
JULIET : LA PAROLE ENFIN CONQUISE
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qui apparaîtra plus dense, plus coloré, plus vivace. Ainsi sans
fin. Ainsi cet épuisement qui te maintient en permanence à
l’extrême de ce que tu peux. (L 134-5)15
ou encore, un peu plus loin dans le texte :
La violence de tes émotions. Dès que le souvenir que tu en as
gardé les ressuscite, le flot se libère, ton esprit se brouille, ton
langage se désarticule, les mots eux-mêmes restent enlisés dans
la gangue où ils dorment, et c’est comme une main qui se ferme
sur ta gorge. Si tu voulais à toute force donner une idée de ton
état, il te faudrait bégayer, te mettre à geindre. (L 136)16
L’Ecriture salvatrice : parole donnée et parole conquise
Cause du sentiment d’inadéquation et de la souffrance, la parole va
devenir instrument de libération. C’est à ce titre que Lambeaux peut
être décrit comme le témoignage d’une parole enfin conquise et
maîtrisée. Cette valeur libératrice vaut par ailleurs pour les deux
personnages évoqués et opère à deux niveaux Dans le cas de la mère,
il s’agit d’une parole offerte (ce qu’il nous est donné de lire, le texte
rédigé par ce fils qu’elle a à peine connu et grâce auquel elle revit), et
dans le cas du fils, il s’agit d’une parole prise, conquise de haute lutte,
qui se concrétise de même dans le récit que nous lisons, et dont la
valeur salvatrice est reconnue et commentée dans les dernières pages
15. Charles Juliet note souvent dans son journal l’extrême difficulté à écrire, et la
souffrance qu’elle engendre. On retiendra ce passage représentatif de beaucoup
d’autres : « Qui se doute qu’être un écrivain, c’est se trouver aux prises avec un
permanent sentiment d’échec ? Chaque poème, chaque texte que j’écris s’achève
sur cette évidence qui me blesse : je n’ai pas été capable avec mes mots de me
hisser à la hauteur de ce que j’ai entrevu, désirais transmettre » (avril 1968).
Voir Charles Juliet, Lueur après labour, Journal III, 1968-1981 (Paris, P.O.L.
Editeur, 1997), p. 12.
16. En comparant ces deux passages à celui précédemment cité (L 29 et 30), on
notera l’usage d’une terminologie et d’images identiques pour évoquer les
situations respectives de la mère et du fils (magma, jour/nuit, étouffement),
parallèle soulignant leur destin commun et réalisant par l’écriture un
rapprochement qui n’a pu exister.
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de l’ouvrage (L 151-7). Un lien de cause à effet unit la première à la
seconde, puisqu’il faut redonner les mots à la mère décédée pour
dépasser la souffrance existentielle et conquérir une écriture
véritablement régénératrice.
La parole donnée à la mère défunte (mais aussi à la mère
d’adoption) est en effet la première étape, incontournable, menant à
l’acceptation de soi et à la découverte d’une paix intérieure. Une
parole qui lui avait été refusée de son vivant, ce qui a
vraisemblablement précipité sa mise à l’écart de la société et
finalement sa mort. En la lui redonnant par le biais de son livre,
l’auteur fait revivre la mère et lui offre une preuve d’amour :
Ni l’une ni l’autre de tes mères n’a eu accès à la parole. Du
moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, de faire
exister par les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à
toi et que tu ne savais pas t’exprimer, tu as dû longuement lutter
pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une
telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles
que pour toi. (L 152)
L’écriture confère l’être. En donnant la parole, l’auteur donne la vie :
sans l’écriture, la mère resterait à jamais dans l’oubli, ou dans
l’inexistence. Et dans le même temps, il rend plus supportable ce qui,
dans la réalité vécue, n’était pas tolérable (la disparition précoce de la
mère, sa souffrance, sa folie, le sentiment de culpabilité vis-à-vis de sa
mort). L’écriture redonne sens et cohérence à son existence. La parole
conquise et enfin maîtrisée après bien des années de doute, au terme
d’un parcours qui l’a mené au plus profond de la solitude et de la
douleur, revêt ainsi diverses fonctions, toutes également importantes
en ce qu’elles participent du processus de connaissance et
d’affranchissement qui a fait de l’auteur celui qu’il est devenu au
temps de la narration. Elle accompagne la lente révélation du
sentiment de culpabilité, longtemps enfoui aux confins de la
mémoire17 ; comme le note Stéphane Roche, il s’agit d’une « parole
17. Il est révélateur que les images relatives à la profondeur, à l’enfouissement, sont
nombreuses dans le texte de Juliet.
JULIET : LA PAROLE ENFIN CONQUISE
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expiatoire et cathartique qui autorise un deuil longtemps
impossible »18. Elle permet d’élucider ce qui était au coeur de la
souffrance existentielle, et par là même conduit à une meilleure
connaissance de soi19. Elle exorcise les peurs, les frustrations et les
obsessions qui hantent l’auteur depuis l’enfance. Elle sauve, de la
folie et de la mort, toutes deux souvent mentionnées, destin auquel la
mère n’a pas échappé et dans lequel le fils aurait pu verser mais qu’il
a évité par le recours à l’écriture, littéralement salvatrice. Elle mène
enfin à un nouveau départ qui ouvre des perspectives jusque-là
inconnues :
Tu te rends compte que ton besoin d’écrire est subordonné à un
besoin de connaissance, que tu veux moins enfanter des livres
que partir à la découverte de toi-même.
Plus tard, tu découvres cette autre évidence : puisque tu ne
t’aimes pas, il t’appartient de te transformer, te recréer. Une
certaine exigence t’habite. Elle te soutiendra, te guidera, te
fournira la petite lumière qui te permettra de te frayer un sentier
dans la nuit. (L 140)
C’est l’écriture qui permet de redonner une signification à ce qui
en était auparavant dépourvu. C’est elle qui permet de vaincre le
désespoir, qui confère une cohérence à ce qui était vécu comme
18. Stéphane Roche, op. cit. (article non-paginé).
19. Dans un entretien accordé à Gilbert Moreau, Charles Juliet confie : « C’est en
écrivant Lambeaux que j’ai compris l’origine de la souffrance que je portais en
moi : la séparation d’avec ma mère lors de mon premier mois d’existence. Cela
a constamment pesé sur moi. [...] j’ai perçu d’une manière très aiguë la
culpabilité qui était en moi depuis ma toute petite enfance. [...] Cette culpabilité
qui m’empêchait de vivre, je l’ai portée en moi jusqu’à ce que j’écrive ce livre »
(« Entretien avec Charles Juliet », Les Moments littéraires, n° 12, 2004, p. 19 et
22). L’introduction au recueil de poèmes Fouilles (Paris, P.O.L Editeur, 1998),
rédigée par l’auteur, souligne de même l’importance de Lambeaux dans
l’acquisition d’une lucidité bénéfique : « La plupart de ces textes m’ont été
dictés par la voix intérieure et la signification de certains m’a longtemps
échappé. Ainsi n’ai-je pleinement compris ceux qui ont trait à ma mère que
quelque vingt ans plus tard, après avoir mis le point final à Lambeaux » (p. 8).
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LANNEGRAND
disparate et gratuit, ces « lambeaux » d’existence, titre ô combien
opportun évoquant à la fois la fragmentation, l’incomplétude et le
déchirement de l’être. Et en permettant de retrouver sens et cohérence,
elle redonne goût à la vie, mot sur lequel Charles Juliet choisit de
terminer son récit :
Depuis cette seconde naissance, tout ce à quoi tu aspirais mais
qui te semblait à jamais interdit, s’est emparé de tes terres ; la
paix, la clarté, la confiance, la plénitude, une douceur humble et
aimante. Parvenu désormais à proximité de la source, tu es apte
à faire bon accueil au quotidien, à savourer l’instant, t’offrir à la
rencontre. Et tu sais qu’en dépit des souffrances, des déceptions
et des drames qu’elle charrie, tu sais maintenant de toutes les
fibres de ton corps combien passionnante est la vie. (L 157)
On le voit clairement au terme de cette analyse : c’est la valeur
cathartique de l’écriture qui apparaît avant tout dans ce texte de Juliet,
valeur qui, si elle n’accompagne pas nécessairement tous les ouvrages
de type autobiographique, n’en demeure pas moins une caractéristique
courante de l’écriture personnelle. Pour Philippe Lejeune, « l’écriture
autobiographique est fondamentalement réparatrice »20, et c’est bien
de cela qu’il s’agit ici : une parole effectivement « réparatrice » en ce
qu’elle soulage et permet de faire face à de vieux démons, rendant
possible l’acceptation du passé et donc aussi l’ouverture au présent. Il
convient de souligner que cette fonction de l’écriture
autobiographique repose chez Juliet non pas sur le travail de mémoire
(celle-ci étant quasi inexistante, puisque l’auteur n’a pas connu sa
mère) mais sur la recréation d’une mémoire. Il serait peut-être plus
juste de dire que, dans le cas de Lambeaux, c’est l’écriture de la mère
plutôt que l’écriture de soi (même si les deux s’interpénètrent) qui est
réparatrice, en prenant soin de préciser que cette écriture passe
obligatoirement par le filtre de l’imaginaire et de la fiction21.
20. Voir « L’Irréel du passé » dans Autofictions et Cie. Actes du colloque des 20 et
21 novembre à Nanterre, Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe
Lejeune, éds., RITM n° 6, Université Paris X-Nanterre, 1993, p. 25.
21. Charles Juliet avait certainement à sa disposition un certain nombre de
documents et de témoignages pour évoquer sa mère de naissance. La première
JULIET : LA PAROLE ENFIN CONQUISE
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L’ouvrage acquiert par conséquent une dimension maïeutique à
double titre, puisqu’il fait revivre la mère mais fait aussi renaître
l’auteur-narrateur à lui-même, la conscience et l’acceptation de soi
passant par la mémoire recréée de la mère.
Cette part de création fictionnelle propre à la première partie du
texte de Juliet fait de l’ouvrage un texte composite qui n’est pas
stricto sensu de nature autobiographique, l’imagination ou la création
poétique présidant à l’évocation de la mère de naissance. Sur la trame
des faits biographiques, l’auteur retisse une vie dont il n’a pu être le
témoin, mais qui lui est essentielle, et dont il lui faut retracer le
parcours, fût-ce par le biais d’un artifice artistique, l’écriture littéraire
en l’occurrence. Cette inévitable mixité réel/imaginaire dans la
première partie du diptyque de Juliet n’entame en rien selon nous la
dimension éminemment personnelle de l’ouvrage, auquel il nous
semble possible d’appliquer le qualificatif d’autobiographique, si l’on
admet que l’écriture autobiographique ne répond plus désormais à des
canons bien définis mais se présente sous des formes multiples et
toujours renouvelées. Comme le note fort justement Aline Mura
Brunel dans un article consacré à la littérature contemporaine où il est
brièvement question de Lambeaux, « mettre des mots sur le silence et
la mort de la mère, se substituer à elle ou plutôt se couler dans son être
par le truchement du « tu » et de l’écriture, tel est l’enjeu de ce
discours nécessairement fictionnel puisque reconstruit à partir de mots
et de souvenirs épars, mais résolument (auto)biographique »22.
Qu’une partie de cet ouvrage dont Juliet lui-même reconnaît
l’importance cruciale23 repose sur une reconstruction de nature
fictionnelle pourrait remettre en question la valeur cathartique dont il
partie de Lambeaux ne peut toutefois être considérée comme une évocation
fidèle de la vie de cette femme. Il est par contre justifié d’y lire l’expression
d’une conscience souffrante, celle de l’auteur, qui tente par l’écriture de faire
enfin (re)vivre la mère pour lui exprimer son amour, « [s]’affranchir de [son]
histoire » (L 152) et mieux s’accepter lui-même.
22. Aline Mura-Brunel, « La littérature contemporaine ne se laisse pas fossiliser »,
http://pierre.campion2.free.fr/mura.htm
23. Voir le livre de Rodolphe Barry, op. cit., p. 112-3.
56
LANNEGRAND
est investi. La vie de la mère étant avant tout imaginée, même si
l’évocation est basée sur un substrat de faits vérifiables, il serait
possible d’en déduire que cette reconstruction demeure fragile, et
partant, fragile aussi la libération à laquelle elle mène. Ce qui semble
constituer la pierre de touche non seulement de Lambeaux mais de
toute l’œuvre de Juliet (un rapport à la mère et un sentiment de
culpabilité enfin élucidés) ne reposerait peut-être que sur le ciment
friable d’un passé revu et recréé à l’aune d’une souffrance requérant le
secours de l’écriture. Mais n’est-ce pas là l’essence de toute écriture
personnelle, précisément ? Une urgence présidant à l’acte de création
et la mise en œuvre de moyens littéraires pour y répondre selon sa
sensibilité et son vécu24.
L’oeuvre de Charles Juliet se caractérise par un style épuré,
sobre et poétique, rencontre du familier et du solennel, pour reprendre
ses propres termes25. Eminemment personnelle, elle porte le sceau de
la souffrance dont elle procède et révèle un rapport particulier au
langage, fruit d’une douloureuse conquête des mots et d’un respect
mêlé d’amour, qui nous fait penser à ces lignes de Pascal Quignard :
Celui qui écrit est un homme au regard arrêté, au corps figé, les
mains tendues en suppliant vers des mots qui le fuient. Tous les
noms se tiennent sur le bout de la langue. L’art est de savoir les
convoquer quand il faut et pour une cause qui en revivifie les
corps minuscules et noirs26.
24. Nous pensons de nouveau à Jacques Borel, pour qui « ne comptent […] que les
écrivains, les poètes qui écrivent « en état d’urgence », qui ne sont fidèles qu’à
la nécessité où ils sont d’écrire » (Propos sur l’autobiographie, op. cit., p. 135).
25. « Notes de journal », Ecrivains en Seine Saint-Denis, Charles Juliet (Seine
Saint-Denis, Côté Livre, Conseil Général, 1993), p. 20. (Extrait du tome IV du
Journal (1982-92) qui n’était pas encore publié à l’époque.)
26 Pascal Quignard, Le Nom sur le bout de la langue (Paris, P.O.L Editeur, 1993),
éd. Folio, p. 12. Quignard écrit également « pour survivre » (p. 62), et mère et
écriture apparaissent chez lui aussi intimement liées : « Maman cherchait un
mot. Maman était absente. Son visage était un masque. La mère absente fut le
cœur de ma vie » (p. 84).
JULIET : LA PAROLE ENFIN CONQUISE
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La cause et l’enjeu de l’écriture sont chez Charles Juliet la vie même,
non seulement en ce que la vie est matière de l’écrit mais aussi en ce
que l’écriture a le pouvoir de retirer ou de donner la vie, « écriture en
pleine chair et non pas à fleur de peau », pour reprendre une
expression de Georges Gusdorf sur les écritures intimes, où se jouent
la vie et la mort comme dans une partie de quitte ou double27.
L’écriture de soi dans Lambeaux apparaît dans son acception la plus
littérale : elle est tout autant réflexion sur soi que création de soi.
L’une des originalités du texte est qu’elle se double d’une offrande à
l’Autre, la Mère, celle dont l’auteur est à la fois le plus proche et le
plus éloigné, puisqu’il ne l’a pas connue. En la faisant revivre dans
son ouvrage, il fait du texte le lieu privilégié de la rencontre et de
l’écriture une offrande autant que l’instrument d’une libération et
d’une création personnelles.
National University of Ireland, Galway
27 Georges Gusdorf, Les Ecritures du moi. Lignes de vie 1 (Paris, Odile Jacob,
1991), p. 290.

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