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Retour de Jordanie
Désert du Wadi Rum
O
mar, fier du prénom qu’il partage avec le
deuxième calife de l’Islam, nous accueille
à l’aéroport. « Avec la crise économique, le printemps arabe, c’est l’enfer jordanien ». Malgré
une réputation de « destination très sûre »,
d’« îlot paisible au cœur des tempêtes », la Jordanie a perdu 90 % de ses touristes, et, en ce
début mai, nous ne
sommes que dix-sept
rescapés de tous les organismes de voyage de
France et de Navarre.
dence du Premier ministre, dans un quartier sécurisé mais excentré, et à Petra, au Mövenpick
Resort, « l’hôtel de Carla et Sarkozy ». Tunnel
de contrôle pour chaque bagage et chaque passage, hôtel d’Amman presque vide, qui fait songer au Grand Hôtel des bains de Mort à Venise
de Visconti, où chacun joue son rôle et tient
son rang, les autorités
cachant la menace
d’épidémie.
Le soir, le verre de
« Mont Nebo » (le moins
cher des vins), 12 € avec
taxes et service, s’apparente, nous semble-t-il, à
un impôt religieux, et
gâche un peu le plaisir
des mezzés.
Omar regrette que le
ministre des Affaires
étrangères de France ait
« formellement déconseillé tout déplacement
vers le nord du pays aux
Omar, notre guide
abords de la frontière
Mais nous sommes
entre la Jordanie et la Syrie, cette zone étant vite conquis par la Jordanie, la diversité de ses
classée rouge ». Et pourtant, dit-il, « il ne se paysages, les hamadas de l’Est, la vallée riante
passe rien ici, le Jordanien n’est pas facilement du Jourdain, le désert rouge du Wadi Rum. Et,
manipulable ».
bien sûr, par ses trésors architecturaux. Omar
Un voyage d’archéologue
Peut-être ; N’empêche que, de nombreux hôtels ayant fermé, on nous oriente, à Amman,
vers l’Impérial Palace Hôtel, proche des ambassades irakienne et palestinienne, et de la rési-
notre guide, après quatre ans d’études de français et un an pour connaître l’histoire, la géographie, l’art de son pays, nous concocte un
vrai pèlerinage d’archéologue, et nous laisse un
peu frustrés : nous connaîtrons bien la Jordanie,
assez peu les Jordaniens.
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de banlieues. L’hisAprès les châteaux
toire et l’ethnie éclaidu désert, étranges parent leur statut. Après
lais de plaisir des
la création de l’État
Omeyyades, l’antique
d’Israël en 1948,
cité romaine de Gerasa.
700 000 Palestiniens
Moins impressionnante
ont quitté leur pays,
que Palmyre, elle fut
accueillis par la Jordapourtant la ville la plus
nie qui leur a donné
puissante de la DécaLa Place ovale à Gerasa
la nationalité jordapole, ces dix villes situées à la frontière Est de l’Empire romain, re- nienne… et a, en 1950, annexé la Cisjordanie.
groupées en une ligue pour favoriser les Après la guerre des Six-Jours gagnée par Israël,
relations commerciales et se défendre face à la Jordanie perd la Cisjordanie et doit accueillir
une nouvelle vague de réfugiés palestiniens
leurs voisins.
À part quelques familles jordaniennes, nous (300 000).
sommes presque seuls sur le site et admirons,
contrastant avec les colonnades et rues rectilignes se coupant à angles droits des villes romaines traditionnelles, le goût hellénistique et
oriental des courbes, sensible dans la « Place
ovale », et le temple d’Artémis qui harmonise
paysage et monuments.
Jordan first ?
Au retour, Omar nous fait remarquer les
camps de réfugiés syriens – un million et demi
depuis quatre ans – et irakiens – environ huit
cent mille – sur une population d’un peu plus
de six millions. Ils n’ont
pas le statut de réfugiés
pour entraver leur installation définitive, et
capter un maximum
d’aide internationale.
En revanche, nous
voyons les « camps » palestiniens : les tentes ont
été remplacées par des
constructions en dur et
prennent l’apparence
Cis et Transjordanie constituent au fond un
même peuple, et l’intégration des premiers est
encouragée pour leur permettre de s’affranchir
des structures d’assistance, mais leur statut de
réfugié est maintenu pour préserver un droit
tout symbolique de retour sur leurs terres.
L’intégration n’a pas empêché l’assassinat,
par un réfugié palestinien, du roi Abdallah premier en 1951, ni septembre noir en 1970,
guerre civile entre l’armée jordanienne et l’OLP,
Yasser Arafat ayant appelé à renverser le roi
Hussein. D’où, en 2002, une campagne politique et identitaire : « Jordan first », qui tentait
de dissocier le destin du
pays et la cause palestinienne.
Camp de réfugiés palestiniens,
en réalité village d’intégration
Nous demandons à
Omar si, comme au Maroc, la monarchie héréditaire hachémite n’est pas
gage, dans la tempête des
révolutions arabes, de stabilité. Nous sommes surpris de le voir peu attaché
à son roi, fasciné par le
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pèlerinage des étumirage de la démodiants de Sorbonne…
cratie, mais sans reen 1963, avec Jean
mettre en cause le réMarie Lustiger, où
gime. La paix pour
nous arrivions à pied,
lui vient de la sagesse
au moment du coudes Jordaniens, de la
cher du soleil embralongue
habitude
sant la Terre Sainte,
d’accueil des réfusur le site, nu, où
giés, et sans doute,
Moïse contempla la
même s’il ne le dit
terre Promise qu’il lui
pas, de la faiblesse
Campement de réfugiés syriens
était interdit de fouler.
naturelle de son pays
– ni gaz, ni électricité – et de la crainte d’un Le lieu est plus civilisé aujourd’hui : stèle en
l’honneur de Jean Paul II et photos de son pèleenvironnement dangereux.
rinage en Terre Sainte pour le jubilé de l’an
Une terre biblique
2000, sculpture monumentale de la Croix du
Christ autour de laquelle s’enroule le serpent
et musulmane
d’airain de Moïse. Omar nous fait un récit fidèle
La Jordanie, comme Israël et les territoires
de la mort de Moïse, pour conclure « C’est la
palestiniens, est une terre biblique. Voyage laïc
version coranique de l’histoire de Moïse ». Je
oblige, nous ne visiterons pas « Béthanie, aului fais discrètement remarquer que, plus de
delà du Jourdain », site très probable du bapdeux mille ans avant le Coran, c’était déjà la
tême du Christ, et trop vite Madaba aux trente
version biblique. Peu importe pour lui : le Coran
églises, où vit la plus importante communauté
clôt et certifie toute chose, et Moïse, prophète
chrétienne de Jordanie, essentiellement
et législateur d’Israël, est avant tout « leur progrecque-orthodoxe. Nous verrons cependant le
phète ».
joyau de l’église Saint Georges : la célèbre moNous rencontrons une dizaine de femmes
saïque byzantine qui, à l’intention des pèlerins
de Terre Sainte, représentait la carte de la Pa- voilées mais visage libre, très ouvertes et balestine, avec Jérusalem au centre à la fois géo- vardes – en anglais – venues « entre femmes en
graphique et symbolique, et des détails amu- pèlerinage en l’honneur du prophète ». L’une
d’elles me fait admirer et
sants,
comme
le
photographier son bébé de
Jourdain déversant ses
trois mois : Abdelkrim.
eaux dans la Mer
Elles sont rieuses, plus aveMorte, et des poissons
nantes que celles que
remontant le courant
nous rencontrerons près
pour fuir l’eau trop sade la Mer Morte.
lée.
La Mer Morte étant
A huit kilomètres de
sous contrôle militaire,
Madaba, le Mont
l’accès au rivage n’est posNébo. Je me rappelle le
Pèlerinage de femmes au Mont Nébo
sible que depuis un comClassement : 2M35
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plexe touristique, et nous
pierre, où nature et art
en profitons. Assise sur
s’harmonisent : tombes
une chaise en plastique
royales jaillies du roc,
blanc, une femme intégraveines de grès qui se comlement voilée de noir
binent en dégradés de
contemple son mari reblanc, de rose, de rouge
plet, en maillot minimasombre, de bleu, d’ocre
liste, flottant sur les eaux
et qui s’offrent, comme
saturées de sel. Dans la
mouvantes, aux jeux de la
piscine, une autre voilée
lumière et de l’érosion.
intégrale, très jeune, se Femmes enduites de boue de la Mer Morte
Après la longue faille
baigne tout habillée avec
aux vertus thérapeutiques
du Siq, étroit défilé entre
son petit garçon. Une des
des falaises de cent mètres
surprises de ce voyage, c’est le nombre de de haut, apparaît le Khazneh, temple funéraire
femmes intégralement voilées de noir, alors que où les Bédouins virent le réceptacle des trésors
dans villes et villages, des panneaux publici- du pharaon. Le Khazneh, c’est pour nous le
taires présentent, même pour les mariages, cœur de l’énigme de Pétra : colonnes corind’opulentes et libres chevelures féminines. thiennes, tholos grecque, symbole d’Isis, reliefs
Omar nous assure que ce sont des Saoudiennes de Castor et Pollux. Comment croire que c’est
et il appelle l’ambassade d’Arabie Saoudite là l’œuvre de ces mystérieux Nabatéens, peuple
« l’ambassade du diable ». Il nous semble pour- de marchands semi-nomades, adonnés selon
tant qu’en Jordanie, avec la crise économique, Strabon à la piraterie, imposant des taxes de
l’influence de l’État islamique, l’exemple des passage aux caravaniers qui apportaient l’envoisins, l’islam durcit les comportements : en cens, les parfums, l’ivoire, la myrrhe, les épices
témoignent aussi la quasi-prohibition de l’al- d’Arabie ou d’Inde ?
cool, et l’impossibilité pour nous de visiter auNul texte, ni inscription
cune mosquée.
n’indiquent l’origine du
Khazneh : des historiens le
De Petra au
situent à l’époque du roi naWadi Rum
batéen, en 84 et 62 avant J.C., d’autres le datent du
Après la forteresse croirègne d’Hadrien (117-138),
sée de Kerak et les conflits
après l’annexion de Pétra
sanglants entre Saladin et
par les Romains. Il est en
Renaud du Chatillon, Petra
tout cas frappant de compaapparaît comme le joyau du
rer les bétyles, pierres recdésert jordanien, « huitième
tangulaires terminées par un
merveille du monde ».
arrondi et symbolisant le
Nous sommes fascinés par
dieu nabatéen Dushara, et
cette immense nécropole
le fragment de bas-relief recreusée dans un désert de
Joyau de Pétra, le Khazneh
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pour conduire la révolte
présentant un superbe Dioarabe ? Même si la France et
nysos. Plutôt que de songer
la Grande Bretagne se sont
à l’éclectisme architectural
partagé le Proche Orient otdes
Nabatéens,
nous
tomam, mais après qu’il eut
sommes convaincus par la
été écarté des pourparlers,
réaction du capitaine Hadil me semble que Lawrence
dock dans Coke en stock :
plaidant en Europe la cause
« Tonnerre de Brest ! Un
d’un Etat arabe indépentemple romain taillé dans le
dant, n’était pas insincère.
roc ! ». Le mythe nabatéen
nous rappelle la razzia culMenace sur la
turelle de l’Andalousie
Limousine du désert !
« arabo-musulmane », en
Jordanie ?
fait essentiellement mozarabe et romaine.
Au retour, j’ai lu des livres et consulté des
Les Bédouins nomades (descendants des Na- sites. Ce petit royaume est-il le havre de paix
batéens [?]) se sont pour la plupart sédentarisés, que l’on prétend, ou menacé à l’extérieur et à
reconvertis en chameliers, vendeurs de bijoux, l’intérieur ?
serveurs de thé et de café parfumé à la cardaÀ la fin du mois de mai 2015, le roi de Jormome, en quête d’hypothétiques touristes. Ils
danie Abdallah II a mis en garde l’administration
sont beaux, et nous servent en observant un céObama, arguant que son royaume était en porémonial précis, exclusivité masculine, imité
sition d’être la prochaine porte exposée au péril
par le fils, soucieux de perpétuer les traditions.
islamiste : « Daech n’aura aucune difficulté enLe désert du Wadi Rum, avec ses vallées de vahir le sud de la Jordanie, où l’armée est relasable ocre et rouge, ses djebels hauts parfois de tivement modique sur le terrain, et à s’emparer
1 500 mètres, ses roches aux formes étranges des villes et villages où les locaux sont déjà
sculptées par l’érosion, nous rappelle Lawrence sympathisants du groupe extrémiste Daech ».
d’Arabie. Omar ne
Les responsables
l’aime guère : « il a
américains ont
menti aux Arabes »,
refusé de tenir
mais nos 4X4, quand
compte
de
ils ne sont pas ensal’avertissement
blés, ne manquent
d’Abdallah
pas de nous arrêter
(Site israélien :
pour voir le puits de
JForum.fr).
Lawrence, la maison
Si la Jordanie
de Lawrence, la monsemblait
peu
le petit dernier !
tagne des sept piliers
menacée, c’est
de la sagesse.
qu’elle n’a à ofEspion anglais ou
frir
que
sa
Famille jordanienne aux six enfants !
conseiller de Fayçal
beauté : dépenClassement : 2M35
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l’État islamique montre qu’il a pour ambition
d’intégrer la Jordanie dans le califat et de brouiller les frontières artificiellement tracées par les
Occidentaux. Il est sûr que la pittoresque « police du désert » que nous avons vue à Pétra et
au Wadi Rum, sur dromadaire et en pick-up,
ne résistera pas à ses assauts.
Dynastie royale en haut des gradins
du théatre romain d’Amman
dante du pétrole irakien, pauvre en eau – ce qui
rendait surréalistes les piscines des grands hôtels
– puisque ses fleuves et rivières, Jourdain, Yarmouk, sont « partagés » entre plusieurs pays, elle
ne pouvait s’offrir le luxe de s’aliéner les Occidentaux : elle survit en partie grâce à la perfusion
des organismes bancaires internationaux.
Mais le soutien de la Jordanie aux États-Unis
a suscité des manifestations populaires hostiles
aggravées par la crise économique. Dans la
ville de Ma’an, entre le Wadi Rum et Pétra, la
population, souvent armée, échappe au contrôle
de l’État. Des émeutes violentes y ont eu lieu,
contre la hausse du prix du pain et l’occupation
américaine en Irak. Aujourd’hui, un habitant
sur quatre est au chômage, et le drapeau noir
du califat islamique flotte à Ma’an. À cela
s’ajoute le conflit larvé entre les Bédouins, privilégiés par une monarchie hachémite qui revendique le fondement de ses origines dans les
tribus bédouines, et les Palestiniens.
La Jordanie n’est sûrement pas la priorité de
Daech. Il veut d’abord renforcer son contrôle
sur l’Irak et la Syrie et ne cherche pas à s’étendre
trop vite, au risque d’avoir un maillage territorial
trop lâche. Mais une carte publiée en 2014 par
Omar croit au « processus démocratique ».
Nous serions plutôt de l’avis d’Armand Marwani : « Dans ce pays il faut des hommes de
grande fermeté, comme le furent Ben Ali ou
Bourguiba, face aux religieux, sinon vous êtes
morts. La démocratie n’est pas compatible avec
le Coran, car elle est interprétée comme un
signe de faiblesse ».
Chef de l’État et des armées, formé en Occident, il est improbable qu’Abdallah II puisse affronter l’État islamique. Il est en tout cas
conscient qu’il ne pourra l’affronter seul. L’intervention occidentale lui est nécessaire et nous
est un devoir, par solidarité sans doute avec ce
si proche Orient, mais aussi comme « urgence
pour la sécurité mondiale ».
Danièle Masson
Les deux reporters
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