La tyrannie du corps et la déroute de la mère
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La tyrannie du corps et la déroute de la mère
L E D E V O I R , L E S S A M E D I 3 E T D I M A N C H E 4 M A R S A 9 2 0 1 2 LE FÉMINISME RENOUVELÉ La tyrannie du corps et la déroute de la mère ISABELLE POR TER E n entrevue, les jeunes féministes disent craindre que le gouver nement Harper remette en question le droit à l’avortement. Plusieurs soulignent que la hausse des droits de scolarité a plus d’impact financier sur les femmes et qu’encore trop souvent, elles gagnent moins que les hommes. Mais c’est du thème du corps et de la maternité qu’elles parlent le plus. Véronique Pascal est en quelque sor te devenue féministe en travaillant dans des boutiques de vêtements. «Ça fait drôle, hein, une féministe qui vend des robes de princesse? Bien pour moi ça a du sens.» Son premier conte urbain donnait la parole à une vendeuse de vêtements pour filles. «Ça m’inspire énormément, ça me donne un accès privé au rapport au corps. Moi, n’étant pas du tout complexée — je suis grande, bâtie —, on dirait que je ne donne pas de complexes aux autres, alors j’ai accès à toutes sortes de confidences.» Et les confidences désolent. «Il y a eu une révolution sexuelle vendre de la bière? Passer à autre chose? Il me semble qu’on devrait être créatifs, pas prendre les gens pour des épais!» lance la jeune femme qui faisait partie du groupe les Moquettes Coquettes, il y a quelques années. Elle déplore en outre que les hommes aussi soient stéréotypés dans la publicité. «Ça marche dans les deux sens. Pour les gars, c’est la même chose.» La « contradiction » travail-famille Mais le thème du corps ne domine pas les discussions partout. Aucune des 30 propositions reçues pour le colloque étudiant féministe de l’Université Laval ne porte sur ce sujet, signale Hélène Charron. Les étudiantes à la maîtrise ou au doctorat veulent plutôt parler de violence, d’identité sexuelle (le courant «queer»), mais surtout de la conciliation travail-famille. Hélène Charron préfère parler de «contradiction» plutôt que de «conciliation» travail-famille. «Si tu veux avancer en carrière et occuper les espaces les plus prestigieux, tu ne peux pas vraiment t’occuper de tes enfants et de la maison. Ça ne marche pas. C’est pas juste une histoire de trouver la bonne combinaison, les bonnes mesures de conciliation travail-famille. Les jeunes femmes et un nombre grandissant de jeunes PHOTO TIRÉE DE 24 POSES FÉMINISTES hommes réalisent et elle a été récupérée par le capi- qu’il y a quelque chose qui ne talisme. On est libres... de deve- marche pas.» Marianne Prairie, qui est nir des objets pour les hommes.» Les implants mammaires, sou- mère d’un jeune enfant, en parligne-t-elle, sont de plus en plus le couramment sur son blogue. «Il va falloir que ça change. répandus alors qu’on sait qu’ils donnent moins de sensibilité. Parce que tout le monde est en «Les femmes sont libres de chan- train de s’arracher la tête pour ger leur corps pour plaire aux arriver à travailler, avoir une hommes et elles ont l’impression famille puis avoir un minique ce sont des décisions qui leur mum de vie personnelle. C’est un problème féministe, mais permettent de s’affirmer.» Ce n’est pas pour rien que le c’est un problème aussi pour la sujet les passionne, selon l’his- société en général.» La maternité a été tout un torienne Micheline Dumont. «Personnellement, je trouve que choc pour cette jeune féministe. c’est une des choses qu’on n’a pas «Ça m’a confrontée [d’avoir un réussi à faire. On n’a pas réussi enfant] parce que je me suis renà désaliéner les femmes par rap- du compte à quel point les rôles port aux exigences de la beauté, selon le genre étaient construits», dit-elle. Toutes les grandes ques- dit-elle. La jeune femme n’a toutions qui divisent les féministes tefois «vraiment» rien à redire aujourd’hui (la prostitution, la contre les jeunes pères de son pornographie, l’hypersexualisa- entourage. «Les pères sont aussi tion des petites filles, le voile isla- présents que les mères pour le mique) sont des questions qui congé parental. Pour plusieurs concernent le corps des femmes. de mes amies, c’est 50-50.» Le noyau dur est là.» L’ancienne présidente du Denyse Baillargeon renché- Conseil du statut de la femme rit. «La question du corps des Marie Lavigne qualifie les femmes est loin d’être réglée, ob- progrès d’immenses. «Les serve-t-elle. C’est sûr que si on se gars le prennent le congé [pacompare avec les années 1970, rental], et c’est pas pour aller je sens qu’il y a un relâchement. à la chasse!» Il n’en reste pas C’est comme si le mouvement fé- moins que les femmes doiministe avait baissé la garde.» vent encore se battre «dans La professeure en études des milliers de petits gestes et féministes Hélène Char ron d’attitudes», dit-elle. «Tu ne n’est pas d’accord. «Ce n’est peux pas changer des milliers pas la faute du féminisme. d’années en 30 ans.» C’est le capitalisme qui est plus L’historienne Micheline Dufort que les féministes! dit-elle. mont se souvient d’avoir enLe monde s’est transformé de- tendu Françoise David dire puis les années 1970. Déjà à qu’elle était devenue féministe l’époque, les femmes étaient ob- lorsqu’elle avait eu son fils. La jectivées, mais le phénomène maternité, dit-elle, est tout un est allé en s’accentuant à me- détonateur. «Dès qu’une femsure que les plateformes mé- me se confronte au marché du diatiques se sont élargies.» travail et à la maternité, c’est La cofondatrice du site Je là qu’elle se bute aux obstacles suis féministe, Marianne Prai- qui vont lui ouvrir la conscienrie, parle d’un «sexisme banalisé, ce sur tout le reste», dit-elle. rampant». «On peut-tu arrêter de se servir des stéréotypes pour Le Devoir PHOTOS PROVENANT DE 24 POSES FÉMINISTES Pour son plus récent projet, 24 poses féministes, la photographe Caroline Hayeur laisse l’objectif à six jeunes artistes engagées. 24 poses féministes Caroline Hayeur prête sa voix Avec son premier client, La Gazette des femmes, elle est illico aroline Hayeur, qui a conçu confrontée aux enjeux féministes. le projet 24 poses féministes Quand, à 24 ans, Hayeur tombe pour l’Office national du film, fait enceinte, «les gens autour étaient du photojournalisme dévastés: ma carrière depuis plus de quinze leur semblait finie. Alors ans, tout en menant ses que c’est parce que j’ai eu projets ar tistiques. un enfant que j’ai regarFemme de terrain et dé ce qui se passait dans de rencontres, elle ma cour, que je me suis cède son regard et ses mise à tripper sur les appareils à des nonraves jusqu’à en faire un photographes. Ils cliprojet. Un projet qui a quent à sa place pour lancé ma carrière interlui apporter une vision Caroline nationale.» différente. Gros plan Hayeur L’exposition Rituel sur une photographe festif: portraits de la scèqui aime détourner l’objectif. ne rave à Montréal a fait le tour «Je suis des premières femmes du monde. Caroline Hayeur photographes de mon époque, rap- poursuit ensuite avec Almagat pelle Caroline Hayeur au-dessus Danse, tradition et autres spirid’un lunch vite avalé. J’ai eu des tualités, Tanz Party, où elle s’armodèles féminins en mode et en rête sur la danse sociale, et Mes publicité, mais pas en photojour- nuits blanches. nalisme. Je me suis vite sentie Au fil du temps, la photopionnière. J’ai été la première graphe cède de plus en plus son femme à faire le stage de photo- appareil, que ce soit à de noujournalisme à La Presse, par veaux arrivants ou à des ados, en exemple. Ils n’en ont jamais re- les faisant travailler sur leurs pris ensuite [sauf Valérie Remise quartiers ou leurs chambres à en 2001]. Peut-être que je leur ai coucher. «C’est pas juste la photo fait peur», dit-elle en rigolant. qui compte, mais ce que les gens CATHERINE LALONDE C vivent en la prenant. Je crois que c’est perceptible. Et ça produit une information totalement différente des stéréotypes. En donnant une caméra à un autre, il faut accepter ce qu’on reçoit comme réponse, tandis que ceux qui prennent cet outil qui ne leur appartient pas se mettent à nu. Bref, tout le monde est déstabilisé. C’est ça, l’art, pour moi.» La photographe fait ensuite le choix des images et la mise en espace, un peu à la façon d’une éditrice ou d’une réalisatrice. Images « qu’on ne voit même plus » Pour son plus récent projet, 24 poses féministes, elle laisse l’objectif à six jeunes artistes engagées. Résultat? «Le féminisme est multiple. Vraiment pluriel. Des valeurs sont assumées, qui se traduisent en chacune d’elles comme un acquis. Ce qui a dérouté d’autres générations de féministes en regardant ces images, c’est qu’en ce moment la société, c’est Facebook, les cellulaires, les autoportraits, des choses basées sur l’esthétique relationnelle: l’image de soi, qu’on ne peut dissocier du corps, ni de l’estime de soi ou du regard qu’on pose sur nous-mêmes. Tous ces mots-là ne sont pas du tout féministes. Mais le résultat l’est, même si ce n’est pas ce qu’on attend du féminisme de la gouine poilue en pantalon brun», dit-elle en éclatant de rire à ce cliché. Pour Hayeur, qu’en est-il du féminisme en 2012? «Le plus gros enjeu pour moi est dans toutes les images dégradantes de la femme, hypersexualisée. Des images qu’on ne voit même plus, qui sont des arguments de vente. J’ai peur qu’on ne s’en sorte pas. À moins que les mannequins deviennent tellement des cyborgs, tellement dénaturées, qu’on ne puisse plus les voir comme des femmes.» Le Devoir ledevoir.com À consulter sur notre site Web: 24 poses féministes, un éditorial photographique réalisé par Caroline Hayeur, produit par l’Office national du film/Interactif. Également, des versions plus longues de nos textes. Sur www.ledevoir.com/feminisme