POUR L`AMOUR DU LARGE
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POUR L`AMOUR DU LARGE
INTERVIEW : Isabelle Autissier POUR L’AMOUR DU LARGE Tout d'abord, vous êtes vraiment sympa de nous consacrer un peu de temps (… promis, juré, pas plus de 30 mn… !!), la veille de votre départ pour une expédition lointaine de six mois… Pour le grand public, vous êtes connue pour vos exploits de navigatrice. Votre expérience d'ingénieur agronome de l'ENSA de Rennes, vos recherches pour l'IFREMER et votre activité d'enseignante à l'Ecole maritime et aquacole de La Rochelle sont par contre moins connues. Avec le recul, quels furent dans ces trois domaines vos meilleurs souvenirs professionnels ? Isabelle Autissier : Je n’imaginais pas au départ faire de la course au large. Faire Agro m’a donc permis d’exercer un métier qui me rapproche de la mer. J’ai commencé à travailler dans un premier temps pour l’IFREMER pour devenir par la suite enseignante à l’Ecole maritime. C’est de cette première partie de ma vie professionnelle que je garde mes meilleurs souvenirs. Je suis une petite fille de la banlieue parisienne, et mis à part le fait d’avoir navigué sur mon voilier, le milieu professionnel ne m’était pas familier. J’ai beaucoup aimé le côté très enthousiaste des marins professionnels pour leur métier. On dit souvent que les femmes portent malheur sur les bateaux, pourtant j’ai été très bien accueillie. Le fait de côtoyer le milieu de la pêche pour faire des mesures ou des échantillonnages m’a certainement aidée à m’intégrer. J’ai rencontré des gens qui étaient aux petits soins avec moi pour m’aider à travailler. C’est la raison pour laquelle j’en garde de très bons souvenirs. Entre l'IFREMER, les pêcheurs et les conchyliculteurs, c'est souvent, à tout le moins, l'incompréhension, feinte ou délibérée… A votre avis comment améliorer ces relations ? Cela passe-t-il par davantage d'indépendance pour l'IFREMER ou par une évolution vers une cogestion des ressources ? Isabelle Autissier : Le problème est que les gens ne se parlent pas assez ! Quand j’ai commencé à naviguer en course, j’avais une position plus facile dans le milieu de la pêche : on est en mer, on embarque, on vit la 46 Jacques Vapillon - Photographe de mer Originaire de la banlieue parisienne, Isabelle Autissier découvre la voile en Bretagne dès son plus jeune âge. En 1978, elle sort de l'École nationale supérieure agronomique de Rennes avec un diplôme d'ingénieur agronome (spécialisation en halieutique). En 1980, elle mène pour le compte du CORPECUM (Comité régional des pêches et cultures marines de Bretagne) une recherche sur les langoustines et les gros crustacés. Cette activité de recherche se prolonge pour le compte de l'IFREMER, à La Rochelle sur les pêcheries du golfe de Gascogne. Après avoir enseigné à l'École maritime et aquacole de La Rochelle, elle termine 7ème au BOC Challenge, en 1991, et devient alors la première femme à faire un tour du monde en course. Cette réussite la pousse à abandonner l'enseignement pour se consacrer entièrement à la course au large. En 1996, elle participe ainsi au Vendée Globe à bord de PRB, mais est contrainte à l’abandon suite à la casse de son safran. En 1999, au cours de la course en solitaire autour du Monde, Around Alone (ex-Boc Challenge), elle chavire à 25 nœuds et son bateau reste à l'envers. Le skipper Giovanni Soldini viendra la sauver. C'est probablement cet accident qui accéléra sa décision d'abandonner les courses en solitaire. Très impliquée dans la préservation du milieu marin, cette amoureuse du grand large nous livre sa perception des politiques engagées en faveur de la protection du littoral. INTERVIEW : Isabelle Autissier la vie en mer, ce sont des facteurs importants aux yeux des pêcheurs car ils ont souvent l’impression qu’on ne les comprend pas. On entend tout le temps dire que l’IFREMER est dans ses bureaux et que dans un bureau on ne comprend rien. C’est la raison pour laquelle je suis convaincue que l’IFREMER doit sortir davantage de ses laboratoires ; je sais bien que tout cela est compliqué car cela demande des disponibilités et a un coût financier, mais plus les marins seront impliqués dans la recherche d’une manière ou d’une autre, plus ils comprendront la logique de la recherche. L’incompréhension est souvent dans les deux sens ! Par ailleurs, les pêcheurs sont aujourd’hui dans une impasse ! Une impasse que nous avons politiquement laissé s’établir et dont nous avons ignoré les conséquences. La politique de quotas a laissé s’installer une surcapacité de travail et de pêche mais nous oublions une chose essentielle : on ne produit pas du poisson, on le chasse ! Nous sommes obligés de nous adapter au rythme de renouvellement naturel et de grossissement des espèces. Ce n’est pas parce que l’on a des outils plus performants pour pêcher qu’on peut pêcher plus ! C’est une logique infernale car nous avons des outils de travail qui deviennent très chers et qui impliquent donc de gros emprunts. Et pour faire face à ces derniers, les marins sont obligés de pêcher massivement, ce qui entraîne donc une pénurie de ressources. Quand je travaillais à l’IFREMER, il y a maintenant 25 ans, nous disions déjà aux pêcheurs que nous allions dans le mur. Cela n’avait aucun écho. Aujourd’hui, nous en sommes donc à gérer la catastrophe car nous avons dépassé le seuil critique et pour la plupart des espèces nous sommes sur la pente descendante. La crise du thon rouge est d’ailleurs emblématique : on a laissé faire n’importe quoi et même en fermant la pêche aujourd’hui, nous ne sommes pas certains que cela suffise. C’est dramatique. Jacques Vapillon - Photographe de mer Entre certains scientifiques et les professionnels de la mer c'est souvent pire. Récemment, Yves Paccalet déclarait : « 80 % des ressources halieutiques sont aujourd’hui surexploitées. Je propose d’abandonner les quotas de pêche, car tout le monde triche, pour parvenir à la mise en réserve de grandes zones. Je préconise en particulier la mise en réserve de la Manche pendant 25 ans. C’est pratiquement impossible à faire et pourtant, il faut le faire ! » Partagez-vous ces recommandations ? Isabelle Autissier : Lorsque l’on prend l’ensemble des espèces pêchées, entre les stocks surexploités et les stocks qui sont à la limite, nous sommes effectivement aux alentours de 70 ou 80 % des espèces. La situation est donc très sérieuse. Par ailleurs, je rejoins tout de même Yves Paccalet pour dire qu’il faut arrêter d’avoir une politique de gestion par les quotas. Ces derniers encouragent à une surcapacité de pêche et encouragent ainsi les pêcheurs à être les premiers sur la ressource. De plus, nous savons très bien que tout le monde triche. Concernant la mise en réserve, c’est plus compliqué. Cela peut fonctionner pour certaines espèces mais pas pour d’autres. Il y a par exemple certaines espèces qui migrent très peu. Dans ce cas, on peut envisager de faire un certain nombre de zones où la pêche serait interdite afin de laisser les stocks se reconstituer puis, par la suite, faire une sorte d’ouverture tournante. Néanmoins, il y a d’autres espèces, de pleine eau, qui migrent énormément. Pour celles-ci, il est difficile de mettre un océan entier en réserve. Il faut adopter une autre méthode de gestion qui se régulerait par l’effort de pêche et ce, en vue d’harmoniser les prélèvements et les capacités de ressources. Il faut que nos prélèvements correspondent à la possibilité pour l’espèce de se reconstituer. J’ajouterai que cette régulation sur l’effort de pêche est plus simple à contrôler car il y a moins de possibilités de fraudes. Il faut agir vite car la biodiversité marine est en train de chuter d’une manière dramatique. Aujourd’hui, un poisson pêché sur deux n’est pas commercialisé. Il y a des atteintes extrêmement fortes à la biodiversité. Il faut mettre de grandes zones en réserve afin de laisser toute la complexité du vivant se redéployer de manière à pouvoir garder des zones où cette complexité puisse s’exercer. Jacques Vapillon - Photographe de mer 47 INTERVIEW : Isabelle Autissier Si je vous dis que les fonctionnaires de la Direction des pêches du ministère de l'Agriculture sont dans la situation la plus inconfortable, coincés entre un ministre et un gouvernement adeptes du "surtout pas de vagues" et des pêcheurs adeptes du "toujours plus" ! Est-ce que vous partagez cet avis ? Isabelle Autissier : Oui je pense effectivement que le fonctionnaire lambda du ministère doit d’un côté avoir peur d’aller sur les ports par crainte d’être jeté à l’eau et de l’autre, il ne doit pas être très à l’aise dans son bureau car il doit craindre de se faire remonter les bretelles par sa hiérarchie. Ce n’est donc certainement pas très confortable pour eux car ils sont au cœur du nœud de la contradiction que j’évoquais tout à l’heure. Ils sont chargés d’appliquer des politiques qui, si elles sont mal pensées et mal élaborées, aboutissent à des catastrophes. Par ailleurs, leur travail est de maintenir au maximum le lien entre les pêcheurs et les niveaux décisionnels et politiques. Que pensez-vous de la création récente de l'Agence des aires marines protégées ? Et plus généralement des mesures actuelles pour la protection de notre littoral ? Isabelle Autissier : Je n’en pense que du bien ! Je crois que la France est sérieusement en retard sur cette question. Il se trouve que nous avons la chance d’être la deuxième nation maritime du monde. Nous avons une biodiversité qui s’étend depuis les zones de corail jusqu’aux phoques et aux manchots et c’est pourquoi nous avons une responsabilité maritime globale forte. Jusqu’à maintenant le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’y avait pas grand-chose en termes de protection de l’environnement marin et d’aires marines protégées. Cette mesure arrive donc à point nommé ! Il faut impliquer les gens qui travaillent dans ce milieu au quotidien car une chose est sûre : ce n’est pas dans un bureau que l’on trace un rectangle en décidant d’en faire une aire marine protégée ! Il faut expliquer aux gens que c’est indispensable si nous voulons protéger l’avenir et qu’en plus cela peut être rentable très rapidement. Qu’on 48 se le dise : une belle zone littorale protégée attire les touristes. Si on veut avoir de la vie dans sa commune, nous voyons très bien que le fait d’avoir des réserves a un impact positif. La France de l'outre-mer va sans doute compter en 2009 un nouveau département, le 101ème ÿ Mayotte Ÿ dans l'archipel des Comores. Qualifiés quelquefois de confettis de l'empire, je présume que dans les courses au large les navigateurs apprécient ces possibilités d'étapes en terre française ? Isabelle Autissier : Nous sommes avant tout des citoyens du monde. Lorsque l’on navigue, nous avons une vision planétaire des choses. En mer nous pouvons atteindre n’importe quelle terre ou continent sans nous préoccuper de la nationalité des personnes qui y vivent. Quand j’ai fait escale aux Kerguelen dans l’océan indien, cela a donc plus été un clin d’œil car on y parlait ma langue et le drapeau français flottait au-dessus de ma tête. Mais ce n’est pas déterminant. Après l'initiative récente du Président de la République sur l'Union pour la Méditerranée, pensezvous que s'occuper enfin sérieusement de sauvegarder les écosystèmes de la « mare nostrum » pourrait être une bonne entrée consensuelle ? Isabelle Autissier : Je trouve évidemment que le projet dans son intention est très bien et d’autant mieux que, d’après ce que j’ai pu lire dans la presse, le dossier de préservation et de réhabilitation de la Méditerranée est emblématique de tout ce grand ensemble. Cette Union crée des synergies entre des pays riverains qui vont désormais devoir gérer un espace en commun. Une chose est sûre : il y a un gros travail à faire car cet espace n’est pas en très bonne santé. Espérons que cette Union permette aux différents états de comprendre que la coopération et la collaboration fonctionnent mieux que de se tirer dans les pattes ! INTERVIEW : Isabelle Autissier Des images circulent actuellement sur le net à propos du massacre des dauphins ÿ Calderon Ÿ perpétré au nom de la tradition aux îles Féroé. Doit-on s'en indigner ou respecter justement cette tradition ? Isabelle Autissier : Les traditions sont aussi faites pour être bousculées ! Rien ne nous empêche de respecter certaines d’entre-elles mais aussi d’en remettre d’autres en cause. Prenez l’exemple des baleines. Je suis intimement convaincue qu’il faut un moratoire. Pour autant, cela ne me choquerait pas que les habitants des Açores ou les Inuits continuent à garder un petit quota parce que, dans leur culture, leur imaginaire et leur construction sociale, la pêche à la baleine occupe une place importante. Selon moi, l’essentiel est de voir si la tradition est un prétexte pour pêcher du steak de dauphins ou si, réellement, le personnage du cétacé dans la société traditionnelle et contemporaine se révèle très important, auquel cas nous pouvons admettre, sans pour autant aller vers des massacres de masse, une petite pêche. Je pense aussi au cas des requins. Nous savons aujourd’hui que 90% d’entre-eux ont disparu, essentiellement pour la commercialisation de leurs ailerons. C’est une situation dramatique. Vouloir mettre trois grammes d’ailerons de requins dans son repas de mariés n’est pas une raison valable pour légitimer un tel massacre. Nous n’allons pas au nom de cette tradition qui consiste à dire que les ailerons de requins rendent virils, laisser s’installer l’extinction de toute une population. Le jour où il n’y aura plus de requins, ce qui ne va malheureusement pas tarder si nous continuons ainsi, il faudra bien que les Chinois trouvent autre chose pour être virils ! D’une manière ou d’une autre, même si nous pouvons accepter de garder une petite pêche pour des raisons sociales et sociétales, cela ne justifie pas des massacres de masse ! très fort pouvoir d’achat et une énorme tradition de consommation. Or aujourd’hui nous voyons bien que ce n’est plus possible ! Quand on voit que les steaks de baleine par exemple atteignent des prix faramineux dans les bars branchés de la capitale et qu’on nous justifie ensuite cette pêche sous prétexte de recherche scientifique et ce pour alimenter un commerce extrêmement lucratif, il y a un réel problème. Il faut que les Japonais admettent, comme tout le monde, qu’on ne peut pas aller au-delà de la capacité de récupération biologique d’une espèce ! Il faut s’en préoccuper d’autant plus vite que dans le domaine de la pêche, nous sommes dans le mur : des stocks entiers vont s’effondrer. Il y a urgence ! Vous partez demain 14 novembre pour une longue expédition avec un retour prévu en avril 2009. Nous vous sommes reconnaissants d'avoir accepté cet entretien alors que vous avez tant de préparatifs de dernière minute. Mais comme nous sommes aussi très indiscrets,… nous voulons tout savoir : avec qui ? pour quelle destination ? dans quel but ? pour quel projet ? Isabelle Autissier : C’est en fait un voyage préparatoire en vue d’une expédition ultérieure avec des alpinistes en 2009. J’aime repérer les endroits avant de m’y rendre. Je vais donc récupérer mon bateau à BuenosAires pour mettre le cap sur les îles Falkland en passant par Ushuaia jusqu’en Antarctique. Et dans le même temps, c’est bien sûr l’occasion de me faire plaisir ! Jacques Vapillon - Photographe de mer Bon vent et encore merci… Propos recueillis le 13 Novembre 2008 par Alain Bernard (ENGREF 1977) et Juliette Loir (journaliste à FFE) Jacques Vapillon - Photographe de mer Nous n’avons pas parlé du Japon qui recherche partout les meilleures qualités de crevettes, de thons… etc… Qu’en pensez-vous ? Isabelle Autissier : Je ne vais pas leur reprocher de consommer du poisson mais malheureusement ce marché est tellement avide de produits de la mer que cela atteint des niveaux de prix absolument insensés et justifie donc tous les excès et les exterminations de populations, que ce soient les baleines, les thons rouges… Les Japonais ont un 49