Blogs : expression d`une passion, d`une citoyenneté ou

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Blogs : expression d`une passion, d`une citoyenneté ou
Homme-Animal, à la
recherche du paradigme
perdu?
Sois bête et tais-toi !
Action et Recherche Culturelles
Analyse
2012
Sois bête et tais-toi !
Sois bête et tais-toi !
De la tradition occidentale chrétienne qui considère que les animaux
n’auraient qu’une âme sensitive ou instinctive mais pas d’intelligence
consciente (leur permettant d’accepter ou de rejeter Dieu) aux conceptions
dichotomiques de la modernité, la distinction entre humains et animaux
semblait figée. Cela nous a notamment conduits à manger de la viande en
occultant la question de son abattage. Pourtant un nouveau courant
philosophique, s’appuyant sur des travaux scientifiques, sur de nouvelles
expériences avec les animaux -notamment de protection ou réintroduction
d’espèces en milieu naturel- et sur les nouvelles découvertes issues de
longues périodes d’observation de ceux-ci (en captivité ou en liberté) ont
montré que la séparation entre animaux et humains n’était pas donnée.
Aujourd’hui, on se rend compte que l’histoire des liens entre ces espèces est
extrêmement complexe. Et cela nous pose la question de quelle vie mais
aussi quelle mort nous voulons pour les animaux avec lesquels nous
cohabitons.
Humains et chiens : une longue histoire
Depuis la nuit des temps, les humains ont noué des liens avec des animaux et certains
ont engendré des rapports de cohabitation intense. Le chien serait le premier animal à
être devenu l’ami des Hommes. L’histoire de leurs relations est presque devenue un
mythe et connaît diverses variations. Certains loups auraient décidé de s'allier aux
humains pour obtenir des proies plus facilement et pour profiter des déchets
alimentaires laissés par ces derniers. Les Hommes quant à eux auraient trouvé plus
commode de mettre ces prédateurs dans un enclos plutôt que de les tuer
systématiquement ou de clôturer leur bétail ou leurs cultures et auraient ensuite
découvert l’intérêt de cette cohabitation. Le chien-loup aurait évolué vers l’animal
domestique (gardien de troupeau, compagnon de chasse, instrument de transport,
animal de compagnie mais aussi peau pour les vêtements et mets à consommer) et
aurait dès lors autant apprivoisé l’humain que l'inverse.
De nombreux témoignages du monde entier, archéologiques ou de tradition orale,
attestent de la présence d’animaux en tant que compagnon de l’Homme, notamment
chez les Précolombiens. Dans l’histoire des États-Unis, ils ont été dressés comme
guerriers dans la conquête des terres sauvages mais aussi pour garder les esclaves. On
sait à quel point la relation entre les Esquimaux Inuits et leurs chiens est intime. Sans
leurs aptitudes à la chasse et à la traction des traineaux, ainsi que leur vigilance à
déceler le danger sous la glace, les humains meurent. Aujourd’hui, nous connaissons les
chiens comme animal de compagnie, toutous exhibés dans les concours de beauté pure
race, athlètes dans les compétitions d’agility1, mais aussi comme travailleurs pour les
1
L'agility est un sport canin où les chiens évoluent sur un parcours d'obstacles sous la conduite de leur maître.
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chiens pisteurs qui décèlent la drogue, les explosifs ou retrouvent des corps sous les
décombres lors de tremblements de terre ou de l’enlèvement de personnes, …
Comme le dit Donna Haraway, l’espèce des chiens a « noué avec les êtres humains des
rapports obligatoires, historiques, constitutifs et protéiformes. Ces rapports n’ont rien
de particulièrement agréables ; ils sont plein de gâchis, de cruauté, d’indifférence,
d’ignorance et d’abandon, mais aussi de joie, d’invention, de travail, d’intelligence et de
jeu »2.
Bêtes et hommes, une frontière floue
Aujourd’hui nombreux sont les chercheurs qui ne considèrent plus les animaux comme
de simples figures passives de nos rapports historiques. Les humains ont certes
transformé leur manière d’appréhender les animaux mais ceux-ci ont également
modifié leurs comportements. N’est-il pas concevable que comme les Français varient
entre eux selon les individus et selon les époques (ils ne sont pas non plus les mêmes
sous Napoléon que sous Sarkozy), un corbeau puisse au sein d’une même espèce
différer de son ancêtre mais aussi être autre selon qu’il vit en Sibérie ou aux îles
tropicales ? Les corbeaux étudiés par Darwin validaient sa théorie de la sélection
naturelle des espèces où les animaux s’affrontent et où les plus forts survivent. Au
contraire, Kropotkine, un anarchiste russe, ayant aussi étudié les corbeaux, a
découvert des phénomènes d’entraide. Certes leur vision du monde les a poussés à
relever les éléments qu’ils pensaient pertinents mais il est stupide de penser que les
corbeaux sont tous les mêmes. Dans des environnements différents, ils ont des
comportements différents. Dans les îles où a étudié Darwin, les animaux croissent plus
vite que les ressources. En Sibérie et en Mongolie, où Kropotkine faisait ses
observations, les conditions sont si dures que les populations ne dépassent pas les
ressources, les animaux meurent en grand nombre dans des conditions écologiques
difficiles. Et dans cet environnement adverse, sans solidarité animale, même entre
espèces différentes, les animaux ne peuvent survivre.
Les divergences d’analyses éthologiques sont souvent expliquées par l’expérience et le
contexte différents des observateurs. Les spécialistes blaguent d’ailleurs en disant que
sous les gouvernements de gauche, les animaux étudiés sont vus comme solidaires et
sous les gouvernements de droite, les animaux sont perçus comme très compétitifs.
Toutefois il semble que les animaux ne soient pas le simple support de nos
représentations, ou de simples figurants de notre évolution. Si nous avons changé, eux
aussi ! Depuis les années 60, par exemple, tous les observateurs ont constaté que les
éléphants avaient modifié leurs comportements, certains scientifiques allant jusqu’à
qualifier certains éléphanteaux d’ « adolescents délinquants ». Ces derniers seraient
stressés voire incapables de gérer leur violence à cause du braconnage ou des
2 Manifeste
des espèces de compagnie. Donna Haraway. Editions de l’éclat. 2010. p. 19.
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programmes gouvernementaux d’éradication qui menacent leur survie et entraînent un
démaillage social. D’autres chercheurs ont émis l’hypothèse que des éléphants (comme
les chimpanzés) auraient une conscience d’eux-mêmes à partir du moment où, face à
un miroir, ils toucheraient la tache qu’ils ont sur le front au lieu de toucher celle sur le
front de leur reflet dans le miroir. Des cochons auraient la capacité de feinter en
faisant semblant de partager la nourriture donnée mais en en subtilisant une partie à la
dérobée.
Les frontières entre bêtes et Hommes deviennent floues et poreuses. Si des aptitudes
jugées ontologiques aux humains (comme des capacités cognitives ou psychologiques)
peuvent apparaître chez les animaux, ces derniers influencent aussi les humains,
comme par exemple, des nouveaux remèdes médicinaux découverts grâce à
l’observation des comportements d’animaux malades ou des maîtres de chiens de
compétition qui se découvrent de nouvelles aptitudes grâce à cet entraînement.
Comme le souligne Vinciane Despret, ces dernières années, « l’intensité inédite de la
présence des animaux dans notre vie sociale » traduit également « l’intensité inédite de
notre présence dans leur vie sociale. Ils ont changé. » (p.15). Les animaux ont cessé
d’être l’invariable a-historique de la relation qu'ils tissent avec les humains. Les bêtes
semblent aussi avoir une histoire qu’ils partagent par moments avec les humains. Ces
deux mondes s’influencent mutuellement et chaque espèce apprend de l’autre. Ne
serait-il pas possible que les animaux soient sensibles à ce que l’on pense et à ce que
l’on attend d’eux ? Ne serait-il pas concevable « qu’ils alignent leur conduite sur la
manière dont ils perçoivent la façon dont nous les percevons » ?3
Nous ne sommes plus aujourd’hui si sûrs de la démarcation entre bêtes et Hommes.
La fragilité que nous éprouvons devant les forces de notre environnement naturel, les
conséquences désastreuses d’un système économique outrancier (dont l’élevage et
l’abattage industriels et les désastres écologiques), les observations éthologiques
récentes, le travail de sensibilisation et de protection des espèces animales notamment
ont fait exploser nos anciennes catégories humain-animal et nature-culture. La vision
dualiste catégorisant fermement chaque être selon des modes propres semble de
moins en moins adéquate. À ce propos, les frontières sont beaucoup plus brouillées
dans les autres cultures ou dans nos cultures ancestrales. Certains amérindiens, les
Wayãpi, pratiquent allègrement la transgression des catégories que nous connaissons :
une grenouille se transforme en jaguar, une jeune accouchée indocile devint singe,
l’anaconda se transforme en jeune homme séducteur… Aujourd’hui seuls les chamanes
ont la capacité de voyager à travers ces mondes. Chez les Egyptiens, les Hindous et les
Celtes, le chat était élevé au rang de divinité. Si l'éléphant est pour l'Africain le symbole
de la connaissance, la vache est vénérée en Inde comme une mère nourricière. En
Saxe, comme dans beaucoup de régions du monde, l’ours était reconnu pour sa force
et son courage. Des rituels germains païens consistaient à boire le sang et à manger la
chair de l’ours avant le combat pour acquérir sa force et son courage. De nombreuses
civilisations utilisent des animaux totems qui représentent les ancêtres et l’espèce
3
Bêtes et Hommes. Vinciane Despret. Gallimard. 2007. p. 20
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animale à laquelle on doit s’associer afin d’en posséder les vertus. Dans nos régions, les
sorcières étaient entourées d’un bestiaire rituel et pouvaient à leur tour prendre la
forme de hiboux, corbeaux, chats noirs… La modernité occidentale a cloisonné
hermétiquement ces deux mondes dans des systèmes scientifiques qui craquent
aujourd'hui de toutes parts. La littérature et l'art s'en sont toujours tenus à distance
(cf. article dans ce dossier de Marc Thomas)...4
« Dans une certaine encyclopédie chinoise intitulée
Marché céleste des connaissances bénévoles,
il est écrit que les animaux se divisent en :
(a) appartenant à l'Empereur, (b) embaumés,
(c) apprivoisés, (d) cochons de lait, (e) sirènes,
(f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans la présente classification,
(i) qui s'agitent comme des fous, (j) innombrables,
(k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
(1) et cætera, (m) qui viennent de casser la cruche,
(n) qui de loin semblent des mouches. »
« Le Marché céleste des connaissances bénévoles » de Jorge Luis Borges
De l’animal de compagnie à la production de viande
Selon Donna Haraway, les espèces de compagnie rassemblent les espèces avec
lesquelles l’humain partage une relation qui le transforme et qui transforme à son tour
ces espèces de compagnie. La catégorie « espèces de compagnie » englobe donc les
animaux de compagnie car elle comprend, outre chats, chiens, chevaux, poissons
rouges, les amibes, les patates, les fleurs, la flore intestinale…. Par définition, une
espèce de compagnie n’existe pas seule mais uniquement dans et par une relation. Les
parties qui la constituent (au minimum deux) ne préexistent pas l’une à l’autre et se
constituent au sein du rapport qui peut muer dans le temps et varier selon les
paramètres de l’environnement. Le terme animal de compagnie apparaît aux États-Unis
dans les années 70 dans les recherches psychosociologiques et médicales qui
démontrent les bienfaits de la présence d’un animal de compagnie sur la santé mentale
et psychique5. Les animaux domestiques forment une espèce spécifique qui a noué de
longue date des rapports avec l’espèce humaine. Il devient donc intéressant d’envisager
les nombreuses situations dans lesquelles humains et animaux se sont transformés
mutuellement, ont échangé et modifié leur relation de cohabitation, de partenariat, …
On doit à notre compatriote auteur de BD, Didier Comès, plusieurs récits sur les traditions de sorcellerie mêlant
pouvoir humain et animal dans les Ardennes wallonnes comme La Belette ou Silence.
4
5
Des études ont démontré que la présence d'un animal domestique réduit la tension artérielle, aide à surmonter un
divorce et améliore la convalescence suite à une opération.
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telles que élevage, compétitions, concours, dressage, cirque, zoos, chiens pour aveugle,
pisteur, policier, de traineau, animal de compagnie, chasse, études éthologiques,
espèces protégées…
Jocelyne Porcher emploie le terme de travail pour les animaux domestiques. Si cela
semble évident pour le chien d’aveugle ou l’animal de cirque, cette proposition semble
plus saugrenue pour des animaux de compagnie. Pourtant, le travail ne se substitue pas
à l’amour et on peut aimer ses collègues ainsi que travailler avec ceux qu’on aime. Les
chiens savent parfaitement quelles tâches leur maître attend d’eux dans le foyer :
compagnon, garde du corps, impressionner les intrus, entraîneur sportif pour faire
courir son maître, agent de sociabilisation dans la rue (nombre sont les gens qui
viennent alors vous parler), amuseur d’enfants, dispensateur de tendresse, … Bien sûr,
l’oisiveté fait aussi partie de leur existence et il est surprenant de voir comment les
animaux différencient les moments de travail et de repos et ont de touts autres
comportements : assidus et précis en tant que professionnels, espiègles et libertins au
repos. Mais chaque espèce a ses traits de caractère et est douée pour certains types
de tâches. Les chercheurs en psychologie animale vous le diront : « Les chats foutent
les données en l’air ! ». Si le félin comprend qu’on l’utilise dans un dispositif
expérimental, il ne participera pas. Les chats sont des animaux indépendants et ne
supportent pas qu’on leur dicte leur conduite.
Cette hypothèse de rapport de travail avec les animaux permet de voir le lien entre les
éleveurs et leurs animaux d’élevage comme une collaboration orientée vers une
activité productive. Pour Jocelyne Porcher, l’éleveur gagne son salaire grâce à la viande
que constituent ses bêtes afin de pouvoir continuer à vivre avec elles. La relation
d’élevage n’est pas une relation orientée vers la mort de l’animal même si celle-ci en
fait partie. La finalité de l’élevage est la cohabitation avec les bêtes desquelles l’éleveur
a la responsabilité et à qui revient la décision de mort, mais aussi celle de bien vivre
pour bien mourir. La mort est acceptable à partir du moment où l’éleveur a respecté
les termes du contrat et a donné à sa bête une vie meilleure que ce qu’elle aurait été
sans son lien aux humains (plus riche, plus paisible, plus confortable, plus intéressante,
plus longue)6. Porcher dénonce les systèmes industriels (qu’elle nomme productions
animales pour les différencier des élevages dont ils diffèrent radicalement) qui coupent
les animaux de leur monde et enlève le sens à leur vie. Arrachés à leur univers, ils ne
voient ni les prairies ni le soleil et ils sont engraissés rapidement avec des hormones et
de la nourriture industrielle, dans l'ennui et les mauvais traitements, pour être abattu
au plus vite. De ce fait, on les prive de tout un monde de sensations et d’expériences
qui forge un individu (qu’il soit humain ou animal). Le monde appartient aussi aux
animaux et il n’est pas éthique, ni légitime de les en priver7. «Le fondement de l'élevage
Un des arguments présentés par les apprentis bouchers dans le choix de ce métier est qu’ils aiment les animaux.
Cela ne témoigne ni d’une perversité ni d’une schizophrénie mais au contraire de la conscience et de la valorisation
du lien entre la viande consommée et l’animal abattu et le respect dans le don de celui-ci pour devenir aliment pour
les humains.
« Autour de la mort d’un cochon » documentaire de Bénédicte Emsens (1996, Belgique, 50’)
6
7 Vivre
avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle. Jocelyne Porcher. Ed. La découverte. 2011.
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c'est un rapport de don. Nous donnons aux animaux, ils nous redonnent, nous leur
redonnons... C'est pourquoi, même s'il est difficilement vécu, l'abattage est perçu
comme légitime par les éleveurs. Alors que dans les systèmes industriels nous
arrachons tout ce que nous pouvons tirer de l'animal, sans pitié ni compassion, et ne
donnons rien en échange.»8 Dès lors, dans les productions animales, on voit des
animaux qui sabotent le travail et des travailleurs humains angoissés et dépressifs. Les
animaux se méfient des éleveurs, les truies écrasent les porcelets, les animaux tués
trop jeunes et sans réels contacts ne savent plus éduquer les cadets, etc. Les
travailleurs humains n’ont de cesse de pallier la passivité contrainte des animaux. La
souffrance animale provoque aussi chez eux un mal-être. Les travailleurs des
productions animales doivent se blinder contre la souffrance qu’ils infligent. Ils sont en
effet les acteurs de premier plan des mauvais traitements, ils sont forcés de piquer,
castrer, frapper et tuer les animaux. De plus, outre la pénibilité et la violence du travail
et le manque de reconnaissance et de rapport avec les animaux, ils doivent faire face
au rejet social9.
Quand ils ne sont considérés que comme de la future viande, les animaux deviennent
bêtes, et les humains se déshumanisent. Dans des relations de confiance, l’animal
participe, en aidant l’humain, celui-ci peut gagner du temps pour d’autres activités dont
celles de simplement prendre soin de ses bêtes et passer du bon temps avec elles. Le
système industriel a brisé ce lien. Un bon élevage serait donc une relation de travail où
chacun des partenaires demande à l’autre de s’engager dans l’action, éprouve du plaisir,
et s’enrichit. Cela rend les animaux et les humains non seulement plus heureux mais
aussi plus intelligents, chacun apprenant à et de l’autre et lui donnant la possibilité de
varier son répertoire de comportements et d’aiguiser sa sensibilité. La richesse du
travail avec les animaux c’est que les humains se laissent affecter, transformer et
conduire par eux tout autant qu’ils les conduisent10. Il existe donc des relations
d’échanges entre partenaires qui les transforment mutuellement. C’est là que réside la
différence entre élevage d’une part et exploitation et production animale d’autre part11.
Mais Porcher, comme Donna Haraway, souligne le fait que partenariat ne signifie pas
égalité. L’éleveur protège, nourrit, soigne, éduque ses bêtes, les fait naître et les fait
mourir. Il en a la responsabilité tout comme les dresseurs de chiens. Dans les deux cas
(comme dans toutes les relations aux animaux domestiques) l’humain oriente le type
8"La
production animale, c'est le contraire de l'élevage". Portrait
http://ec.europa.eu/research/research-eu/animality/article_animality32_fr.html
de
Jocelyne
Porcher.
Conférence de Jocelyne Porcher « De l’intérêt d’un abattoir en ville » organisée par Inter-Environnement
Bruxelles (IEB), en partenariat avec l’Unité « Terrains d’architecture » de la Faculté d’architecture de l’ULB-La
Cambre-Horta et le Cinéma Nova, 20 février 2012 aux Caves de Cureghem.
9
10
Jocelyne Porcher citée par Vinciane Despret, op. cit. p. 100.
11 Le
fait que le revenu ne dépende pas du travail avec la bête épargne la mise à mort de celui-ci dans la relation avec
l’animal de compagnie. Et pourtant, le manque de revenu fait aussi abandonner les animaux de compagnie ; leur
commercialisation implique des élevages et des producteurs, pas toujours bien traitants ; et enfin, pour un animal
recueilli, de nombreux autres errent, sont euthanasiés, sont enfermés, sont tués pour produire son alimentation, …
Comme le propose Porcher, il serait intéressant d’analyser le rapport aux animaux de compagnie comme un élevage
réduit et dans une dimension collective.
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de relation qu’il construit avec l’animal. Pourtant, comme dans l’élevage, il ne s’agit pas
d’une simple relation mécanique unilatérale : ordre-soumission. Susan Garret,
éducatrice de chiens pour compétitions d’agility, estime que les meilleurs résultats
proviennent d’une stimulation qui doit être profitable aux deux partenaires, chiens et
maîtres. Ils ne doivent pas travailler sous la contrainte mais dans des conditions strictes
avec « conscience des énergies de chacun, une confiance dans l’honnêteté et la
cohérence des postures directionnelles et des mouvements leur correspondant »12.
Garret recommande aux maîtres de trouver les activités et les récompenses qui
plaisent aux chiens mais il faut aussi que le maître apprécie le jeu choisi par l’animal.
Pour un réel engagement, il faut que l’humain tente de découvrir à quel animal il a
affaire et débusquer ses intérêts et ce qu’il dit grâce et par la relation spécifique qui se
met en place. Chaque chien, et animal en général, est spécifique, de par sa race mais
aussi par sa personnalité, le jeu mécanique de lancer de balle peut laisser le chien
relativement indifférent et il ne s’engagera pas dans la relation. Il s’agit de savoir à quels
êtres on a affaire. En outre, il faut constamment rester attentif à ce qu’il advient de la
relation. Elle nécessite d’être présent au monde, en connexion avec les partenaires
porteurs de significations différentes. Cette pédagogie fait fi de toute vision romantique
du chien sauvage ou d’égalité sociale des espèces. Il s’agit au contraire de mettre en
œuvre une vigilance constante de « l’altérité-en-relation » qui tisse des liens éthiques
intra ou extra espèces13.
De la rencontre de deux mondes naît l’intersubjectivité entre espèces
Cette vigilance de « l’altérité-en-relation » est d’autant plus importante que les 150
années d’industrialisation et de capitalisme ont modifié nos façons de voir et d’agir avec
les animaux. Leur abattage est le plus souvent externalisé (à des cadences infernales
que permettent les chaînes de production industrielle, dans des abattoirs aseptisés et
invisibles aux yeux du public14) conduisant à aussi externaliser leur vie (jusqu’à, dans le
futur, supprimer définitivement les animaux d’élevage grâce à la production de viande
in vitro ?15). Le système de production capitaliste a déshumanisé le rapport aux bêtes
et il a abêti les humains. L’animal de compagnie est devenu un objet marchand, censé
satisfaire un désir, répondre à la demande. Ainsi, il est souvent considéré comme
devant fournir un amour inconditionnel sous peine d’être abandonné sur le bord de la
route ou maltraité. Mépris et détachement -calqués sur la conception dominante qui
instrumentalise les êtres et qui autorise des productions de minerai animal plus que
cruelles- entraînent la saturation de refuges animaliers.
12 Citée
par Donna Haraway, op. cit, p. 51.
Haraway, op. cit.
À ce propos, lire la recherche menée par l’Unité de projet d’architecture 21 de l’ISACF- La Cambre sur l’intérêt
d’un abattoir en ville, visible et au cœur de la vie humaine urbaine, celui d’Anderlecht étant un des rares a encore
exister dans un centre-ville : “Les Abattoirs d’Anderlecht, compte-rendu d’une expérience persistante”. Graziella
Vella. Bruxelles en mouvements n°250 — septembre 2011.
13 Donna
14
15 Vivre
avec les animaux. Jocelyne Porcher. Op. cit.
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Les animaux de compagnie ne sont pas une projection de l’humain contrairement à
l’idée anthropomorphe occidentale moderne qui voit dans chiens, chats, canaris,
tortues d’eau, lapins nains, poneys et parfois même serpents, mygales ou scorpions des
miniatures humaines, des reflets de l’Homme ou même ses propres enfants. Les
animaux de compagnie n’ont pas à satisfaire nos angoisses narcissiques d’un monde au
bord de l’implosion. La valeur des animaux ne dépend pas de notre perception de ce
qu’ils sont ou pourraient être, de ce que nous projetons sur eux. Si on dit en effet : ce
n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces, malin comme un singe,
têtu comme une mule, se jeter dans la gueule du loup, malade comme un chien, doux
comme un agneau, faire la politique de l’autruche, manger comme un cochon…
Toutefois « est-il vrai que les cochons mangent comme les hommes qui mangent
comme des cochons ? » 16. Les animaux ont fait exploser les catégories que nous
étions en droit d’attendre d’eux. Les animaux habitent des mondes dans lesquelles les
significations qu’ils donnent aux choses ne sont pas les mêmes que celles que nous leur
donnons. Pour mieux les comprendre, il faut rendre lisible ce que ces choses signifient
pour eux, ce qui les affecte et les mobilise. C’est souvent de cette manière que les
chercheurs ont découvert des capacités inédites ou incroyables. Par exemple, les
grands singes (comme d’autres espèces) mangent un type de plantes en certaines
quantités à certains moments car elles possèdent des propriétés pour soigner un mal
dont ils sont affectés. De là, les chercheurs ont pu mettre au point des remèdes
médicinaux.
Parfois monde des humains et monde des animaux se croisent, parfois, leur
environnement sont totalement étrangers l’un à l’autre. Nous ne connaissons jamais
vraiment l’Autre –humain ou non-humain- et on ne peut se prononcer que sur ce qui
n’est pas, c’est-à-dire, ce qui ne relève pas de la projection de soi. Cette qualité, la
plupart des humains en font défaut et vont jusqu’à ignorer qu’elle existe. Toutefois, on
peut espérer créer une intersubjectivité dans le sens où des mondes d’interprétations
se rencontrent et des sujets peuvent partager du sens. Ce nouveau courant de
philosophie propose donc de ne plus décrire les animaux du seul point de l’humain, ni
de raconter la merveilleuse aventure des animaux recelant de bonnes surprises mais
d’explorer des situations dans lesquelles humains et non-humains se sont transformés
mutuellement, ont échangé et modifié leur relation. Les animaux peuvent aussi saisir
leur chance, profiter des occasions offertes en s’appropriant ce qui leur est proposé.
On dit souvent que le chat est passé maître de la manipulation de son propriétaire
(terme bien mal choisi), et l’on sait que les singes en observation (laboratoire ou zoo)
s’accaparent des capacités et des techniques nouvelles grâce aux humains (comme celle
de faire des nœuds)... ou observent par le trou de la serrure de leur cellule ce que fait
le chercheur quand il ne les observe pas !
La culture n’est pas le propre de l’Homme, les animaux font preuve d’inventivité, de
changement, d’innovation et modifient leurs habitudes. Leur environnement comme
leurs contacts avec d’autres espèces -dont les humains- les affectent et les
16
Despret, op. cit. p.33
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transforment. Nous serions en quelque sorte « l’extension de leurs talents »17 comme
ils sont l’extension des nôtres. De là peuvent naître des relations d’échanges et de
partenariat où les deux mondes de sens se croisent et où chaque espèce façonne
l’autre. « Nous ne sommes pas autonomes, et notre existence dépend de notre
capacité à vivre ensemble »18. Pour Porcher, nous ne resterons véritablement humains
que si l’on parvient encore à cohabiter, partager, apprendre et s’entraider avec les
animaux car ces derniers définissent aussi (depuis des millénaires) ce qu’est l’espèce
humaine. La société que nous proposons devra nécessairement appréhender la
question de savoir si nous y intégrons ou non les animaux et selon quelles modalités.
Cette société sera à l’image des rapports sociaux intersubjectifs (entre humains et
entre espèces) que nous serons capables d’y construire et la manière dont nous
parviendrons à les habiter.
Pour en savoir plus :
De Vinciane Despret :
Naissance d'une théorie éthologique. Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1996.
Quand le Loup Habitera Avec L'Agneau. Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2002.
Hans, le cheval qui savait compter. Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2004
Les grands singes. L'Humanité au fond des yeux. Odile Jacob. 2005. Avec Picq, Pascal ; Lestel, Dominique
; Herzfeld, Chris.
Bêtes et Hommes. Gallimard. 2007.
Etre bête. Actes Sud, 2007. Avec J. Porcher
Penser comme un rat. Editions Quae, 2009.
De Jocelyne Porcher :
Eleveurs et animaux, réinventer le lien. PUF, 2002
La mort n’est pas notre métier. Editions de l’Aube, 2003
Bien-être animal et travail en élevage. Editions Quae, 2004
Etre bête. Editions. Actes Sud, 2007. Avec V. Despret.
Une vie de cochon. La Découverte, 2008. Avec C. Tribondeau
Vivre avec les animaux. La Découverte, 2011.
17 Despret.
18 Donna
Op. cit. p. 96.
Haraway, op. cit. p. 57.
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Publié avec le soutien du service
de l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE
© ARC a.s.b.l. - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles
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