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LE PLONGEOIR
Théâtre
Patrick Lowie
À tous ceux qui aimeraient
plonger et qui hésitent.
« Le théâtre doit être
ce que le théâtre n’est pas »
Pier Paolo Pasolini
Présentation
Le décor central de la pièce aurait pu être un arbre ou rien. Absolument
rien. Comme le préconisait Pasolini. Un théâtre de la parole. Sans
décor. L’arbre des palabres. Pourquoi pas ? Mais dans cette pièce, c’est
un plongeoir qui remplace l’arbre. Parce que pour tomber de l’arbre il
faut d’abord y monter. Le plongeoir est là comme une occasion offerte
aux hommes de tomber ou de glisser.
Quatre hommes s’illustrent autour de ce plongeoir. Pas pour plonger
dans une piscine ou dans la mer ou dans le vide. Pour plonger dans la
vie. A la fois présent et souvent absent, le plongeoir est une réalité pour
le public mais pas forcément pour les quatre hommes. Quatre personnages très différents les uns des autres. Quatre personnages en quête de vie
et qui hésitent avant de plonger.
La pièce est une création. Ecrite et mise en scène par Patrick Lowie.
Traduite en portugais du Brésil a déjà été jouée à Porto Alegre en
2003-2004. Elle sera de nouveau jouée au Maroc et au Brésil en 2006.
[3]
AVEC TOI
Je n’ai pas pu résister à ton regard hagard. Pardonne-moi. Moi qui
pensais pouvoir supporter toutes les cruautés. Celles de l’amour.
J’ai abandonné. Perdu peut-être. L’envie d’oublier. Je pars.
Ce bateau part.
Loin des reflets de nos ombres. Ses prétextes sont plus percutants
que les miens. Nos peurs s’enlacent plus facilement que nos corps.
Mon doigt presque pointu et pointé sur ton sein gauche descend
lentement vers cette île inconnue. Les glaçons fondent sous ton
regard hagard. Vas-tu réussir à nous faire oublier mon corps ? Mon
cœur va-t-il réussir à lier nos espoirs ?
Le voyage mystérieux et violent de la sagesse, celui qui trouble
parfaitement les eaux de l’amer. Ce voyage presque inutile de la
conscience t’impose une réalité tellement farfelue que ton esprit en
oublie l’essentiel : je t’aime. Mais est-ce indispensable de te dévoiler mon amour avant mon départ ? Avant ma mort, que je te dédie ?
Le bateau. Cette côte qui me paraît si lointaine. La côte apparente
de ta cage thoracique. Pourquoi vouloir m’emprisonner ? Pourquoi
vouloir me faire entendre ces percussions ridicules ? Pourquoi
vouloir me montrer ces vibrations dérisoires de ta peau ?
Je veux voir onduler la mer. Ses vagues. Ta joie sublime et experte me rassure quand mon index se creuse un chemin pour rejoindre cet espace pour moi indéfinissable que les scientifiques se sont
plu à nommer en latin inguinem. Ma haine pour tes yeux, qui encore vont me faire errer toute la nuit, est immense. Ils m’oublieront
un jour mais je suis habitué à l’oubli. S’habituer à tout.
[4]
Pour ne pas mourir ?
Pour ne pas vivre ?
Le pêcheur qui accepta de me guider coupant cette mère violente
de mon esprit me regarde. Un regard de frère, Son seul souci est de
tenir une promesse absurde : cette vérité absurde que l’île de
Bellitas, située aux confins de nos cœurs, s’est noyée presque définitivement dans les pupilles pour se perdre dans un bleu dont la
poudre parfume encore ton aine. Son corps nu et exposé à la violence de la lumière prolonge la forme creusée du bateau. Fier mais
perdu lui aussi dans son obstination, le pêcheur soulage ma tristesse vaguement vide.
Je ne fuis pas le parcours que je voulais te tracer. L’essence de ta
passion brûle en moi simplement tel un cierge oublié par la charité. J’aimerais te répéter certaines phrases qui aujourd’hui me font
honte.
J’aimerais te baiser juste au-dessus ou juste en-dessous de tes lèvres, c’est-à-dire ne pas me faire brûler par ton désir.
J’ai faim. Toi aussi. Toujours. Cette traversée m’oblige à penser. A
boire. Mais existons-nous ? N’avons-nous pas été simplement la
représentation mystique de l’amour ? L’ange apparaît des fonds
des mers et tes ailes se consument autant que les miennes au toucher de nos corps gagnants.
L’île est désormais présente.
Ses expressions féminines me dérangent. J’aime les femmes autant
que toi. Mais pour d’autres motifs. Je t’aime autant que toi. Pour
les mêmes raisons. Le vent souffle de plus en plus. Pourquoi t’aije abandonné ? T’ai-je abandonné ? Ton souffle ne m’a-t-il pas
poussé à tout oublier ?
Le pêcheur m’observe étrangement. Il me guide encore et toujours
dans ces eaux qui ressemblent de plus en plus à un lac que je
[5]
contourne maladivement tel mon doigt qui tourne autour de ton
nombril que je ne tarde pas à embrasser. Je fuis. Parce que je t’aime. Parce que ta beauté est la seule que je puisse décrire.
Errer et oublier d’être et de vivre et de mentir et d’exister et de
manger et de respirer. Errer sur l’île qui n’est rien d’autre qu’une
terre submergée. Submerger la vie et son quotidien. Je ne connais
pas encore le tien.
Le pêcheur quitte sa courbe pour me parler. Et j’entends ta voix. Tu
prends ma main. Une douleur m’empêche de respirer.
Est-ce ça l’amour ?
Ne plus respirer ?
Promettre l’impossible et oublier que seul le temps risque de nous
apporter simplement un peu d’espace dans nos esprits.
« Je veux t’aimer comme jamais je n’ai aimé. Je veux t’aimer dans
l’absolu. C’est-à-dire peut-être ne plus te toucher. Dieu non plus
n’est pas palpable. C’est mon désespoir qui oublie mon corps. Tes
yeux sont ceux d’une vengeance que tu désires mériter.
Je ne serai jamais ton ami.
Mes amis sont mes conflits.
Je ne serai jamais ton amour.
Mes amours sont paternalistes.
Je désire peut-être simplement avoir des enfants conçus intellectuellement. Je veux des enfants. Un enfant de toi. »
Le pêcheur me regarde sans comprendre ma langue. Où suis-je ?
Je voudrais quitter ces eaux et me jeter dans le sable d’un désert
immense que je traverserais avec toi. Un voyage de quarante jours
ou de quarante ans. Quarante années qui me permettraient d’écrire
non pas des commandements mais des désirs, des années entières
[6]
à m’hydrater avec ta salive, des années entières à te prouver que
l’amour entre nous ne signifie rien. Parce que l’amour amène la
haine et que je ne pourrai jamais te haïr.
Le bateau ralentit sur le sable. Le jeune pêcheur se fatigue encore
à suivre mes conseils. Qui va crucifier mes angoisses ?
Je remarque ta maigreur. Tu es épuisé, pauvre pêcheur. Tu voulais
simplement m’aider à comprendre ce que pouvait signifier cette
vie qui m’a été imposée et que j’ai tenté de repousser sans accepter la mort.
« Tu veux partir n’est-ce pas ? Me laisser au milieu du savoir. Me
quitter sans arriver au but. Me lâcher. Serais-tu déjà las ?
Désespéré ? Le monde t’attend peut-être. Celui des banalités. Des
silences maudits, ceux qui ne veulent rien dire. Baiser. Le corps.
L’existence. Être «heureux». Les maudits heureux. Mes mots et
mes certitudes te fatiguent. J’en suis sûr. »
Il s’approche de moi. Il m’embrasse. Il me caresse. Tu t’approches
de moi. Tu m’embrasses. Tu me caresses.
Tes gestes me paralysent. Ton corps me surprend. Il s’enlise lentement dans le sable pour disparaître. Ton corps noir s’enfonce dans
cette matière qui règle parfois le temps. Ces grains minéraux qui
collent à ma peau. Tu disparais. Tu fais désormais partie de ces particules. Tu me colles à la peau.
Le soleil nous brûle.
[7]
LE PLONGEOIR
Raide. Vivant.
Le cœur battant.
D’une cadence.
D’une mort annoncée.
Sous-jacents regards.
Triste va-et-vient.
Bordés de mornes soupirs.
Je suis raide. Rajeuni pourtant par cette incongrue idée. Position
indécente. Idée de m’être trompé. Représentation de l’erreur et de
l’ennui. Et espérer se rattraper. Changer de direction. Faire marche
arrière. Se raccrocher à quelqu’un ou à quelque chose. Suspendu
aux humanités. Suspendu à une directive. Suspendu à un mot d’ordre ou à une mode insolite.
S’accrocher à quelqu’un même si non réel.
Suspendre au virtuel à ses bienfaits thérapeutiques.
Je n’étais pas vraiment malade. Un peu de fièvre d’adolescent qui
aurait pu déjà prendre le monde adulte dans ses bras. Espérant toujours se calfeutrer dans une sensation de bonheur divin.
Mais j’étais calfeutré entre les seins d’une mère plate comme une
planche à repasser. Coincé entre deux petites collines. Le lait goûtait le sang.
Et le sang ne se gênait pas à me salir.
Ma mère n’y pouvait rien.
Elle était monstrueuse.
Elle le savait. Nous le savions.
[8]
Elle s’étonnait pourtant de devoir mélanger le lait en poudre avec
cette eau jaunie par une distribution défaillante à l’aide d’un morceau de métal pourri.
Personne n’y pouvait rien. Ma mère n’a pas connu meilleur repère
pour attendre la mort. Malgré sa jeunesse. Cette maison dans ce
village. Dans cette région. Dans ce pays. Sur ce continent. Cette
maison n’est pas une maison. Appelons un chat un chat. Notre taudis n’était pas une maison.
Mon père s’acharnait pourtant à travailler une semaine dans les
champs. Une semaine à l’usine. Une semaine à la municipalité.
Une semaine dans un restaurant de la ville. Mon père avait quatre
métiers. Et bardé de diplômes qui ne lui ont jamais servi.
Jamais ou presque.
Toujours à la recherche d’un meilleur emploi. N’être jamais nul
part. Voulant être partout.
Je viens de sauter d’un plongeoir. Une planche en bois vulgaire
mais bien lisse. Une planche. Derrière moi un certain horizon.
Devant : un autre horizon. Sur mes côtés : des certains horizons.
D’un certain horizon je vous envoie mes désirs. Désirs de mort. Je
vous envoie mes blessures. Horizons qui en rejoignent pourtant
d’autres.
La planche est interminablement longue et étroite et figée. A rien.
Puisqu’on n’en voit à peine le bout. J’ai fait un long chemin.
Une course effrénée. Que je crus parfois obsolète. Je plonge. Le
mouvement ne se ressent pas. Mouvement raide d’un plongeon
après une fuite. Pas de spectateurs. Pas de témoins. Vous êtes mes
seuls témoins. Oculaires. Témoins oculaires - regardez bien. Mon
plongeon sera exemplaire ou ne le sera pas. La planche en bois est
éclairante.
[9]
Presque parfaite.
J’ai occulté le travail exemplaire des menuisiers. Ils étaient plusieurs à raboter. A clouer. A faire et à refaire parfois à défaire ce
plongeoir.
Plonger de l’infini vers l’infini.
Des extrêmes aux extrêmes. De l’utile à l’inutile. Je suis raide et
aussi raide que cette planche. Mais sa position est horizontale. La
mienne est de quarante-huit degrés.
Mes pieds. Mes jambes. Mon tronc. Tout est dans l’espace. Dans
l’air. Plonger d’un l’extrême à l’autre. Mes doigts de pied trempés
dans une vague chaleur de bois.
Un bois de thuya rouge et chaud.
Mais ce n’est qu’une impression.
L’impression de chaleur.
Toujours trop agréable.
Les pieds ont chaud d’avoir couru. De s’être traînés trop longtemps
à la surface du plongeoir. J’ai failli m’arrêter. Ne plus vouloir sauter.
J’ai ressenti à maintes reprises ce sentiment flagrant de vouloir
m’arrêter. D’en bloquer les membres inférieurs. Mais je n’étais
point assez alerte que pour freiner mes trop nombreux engouements.
Enjambées sur enjambées. Il ne restait plus qu’à décoller. Me
défaire sur mon passage de personnages encombrants. Défaire
dans le sens d’éjecter.
De vomir aussi.
Rien n’est donc moins sûr.
[10]
Patrick LOWIE est auteur de plusieurs romans Au rythme des déluges, La
légende des amandiers en fleur et L’enfant du Kerala ainsi que d’autres
publications. Au théâtre, il a mis en scène Mistero FO, une adaptation de
l’œuvre de Dario Fo ainsi que de nombreuses pièces dont il est l’auteur : Le
Silence, France-Maroc 0-4… il a interprété Loïc & Sébastien (mise en scène
Frédéric Roberts) adapté de sa nouvelle. Vous trouverez plus de détails sur
son site : http://www.patricklowie.com
Le Plongeoir a été créé et mis en scène par Patrick Lowie.
Première version (portugais) avec Leonardo Wolfarth, Fabiano Garcia,
Vinicius Brenner, Anderson Simoes - en mars 2004 au Centre Culturel Mario
Quintana de Porto Alegre (Brésil).
Deuxième version (portugais) avec Vinicius Brenner, Zé Alessandro, Leo
Oliveira en août 2004 au Centre Culturel Mario Quintana de Porto Alegre
(Brésil).
Troisième version (bilingue français/portugais) avec Guillaume Tellier,
Sébastien Huberdeau, Zé Alessandro et Vinicius Brenner en février 2006 à
la Maison de la Poésie de Namur (Belgique)
Le site internet de la pièce : www.leplongeoir.com
Collection dirigée par - Collana diretta da Dante Bertoni
Déja parus en Bookleg - Già pubblicati in Bookleg...
Cuore distillato / Coeur distillé Antonio Bertoli & Marco Parente .
Solo de Amor Alejandro Jodorowsky . Démocratie Totalitaire Lawrence
Ferlinghetti . 100 bonnes raisons de “faire” de la poésie
Jean-Sébastien Gallaire & Philippe Krebs (Collectif Hermaphrodite) .
Vers les cieux qui n’existent pas Marianne Costa . Que tu sois
Evrahim Baran . Philtre Martin Bakero . Poudre d’ange Adanowsky .
Encyclique des nuages caraïbes Anatole Atlas . Passer le temps ou lui
casser la gueule Serge Noël . Mémoires d’un cendrier sale Kenan
Görgün . Cantique des hauteurs Rodolphe Massé . Brooklyn : Sketches
Thierry Clermont . Amen Damien Spleeters . Incantations barbares ODM
Le Poète fait sa Pub Nicolas Ancion
que les livres circulent... la photocopie ne tue que ce qui est déjà mort...
che circolino i libri... la fotocopia uccide solo ciò che è già morto...
© Patrick Lowie, 2006
© Maelström éditions, Bruxelles, 2006
www.maelstromeditions.com
ISBN 2-930355-45-X - Dépôt légal - 2005 - D/2006/9407/45
Photocopié en Belgique : Fac Diffusion LLN

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