9910 - UQAM

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9910 - UQAM
CAHIERS
D'ÉPISTÉMOLOGIE
Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie Comparée
Directeur: Robert Nadeau
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal
L’histoire de la folie à l’age de la construction sociale :
Compte rendu critique de L’âme réécrite de Ian Hacking
Luc Faucher
261e numéro
Cahier nº 9910
http://www.philo.uqam.ca
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Dépôt légal – 4e trimestre 1999
Bibliothèque Nationale du Québec
Bibliothèque Nationale du Canada
ISSN 0228-7080
ISBN 2-89449-061-5
© 1999 Luc Faucher
2
L’histoire de la folie à l’âge de la construction social :
Compte rendu critique de L’âme réécrite de Ian Hacking
Luc Faucher
Department of philosophy
Rutgers University
26 Nichol Ave.
New Brunswick, NJ
08901
[email protected]
3
4
“If in life we are surrounded by death, so
too in the health of our intellect we are
surrounded by madness” (Wittgenstein,
Culture and Value, 1944)
L
'intérêt des philosophes pour les maladies mentales ne date pas d'hier. Jusqu'au siècle
dernier cependant, ceux-ci ne disposaient pas d'un corps de connaissances organisé
autour des phénomènes mentaux pathologiques. Il n'est donc pas surprenant que dès la constitution
de la psychologie comme science, des philosophes (on pense ici à James, Ribot, Bergson, etc.) se
soient tournés vers elle pour chercher des réponses à certains problèmes persistants de la philosophie
comme l'identité personnelle, la conscience, la volonté et la mémoire, pour ne nommer que ceux-là.
Cette vague d'enthousiasme alla se briser sur la quasi-indifférence des philosophes anglo-saxons, qui,
sous l'influence du positivisme logique, délaissèrent ce domaine pour se tourner plutôt vers l'analyse
logique du langage scientifique, utilisant principalement la physique comme objet d'étude (à
l'exception de Hempel 1959 et 19651; voir Kitcher 1992 pour une description de cet épisode de
l'histoire de la philosophie). La dernière décennie a vu renaître le phœnix de ses cendres. Sous
l'influence du courant de naturalisation et de spécialisation qui traverse actuellement la philosophie,
un nouveau champ, la philosophie psychopathologique, a pris forme lentement mais sûrement. La
parution de recueils comme Philosophical Psychopathology (1994), Philosophical Perspectives on
Psychiatric Diagnostic Classification (1994), The Maladapted Mind (1997), de monographies
comme First Person Plural: Multiple Personality and the Philosophy of Mind (1991) de Stephan
Braude, ou de revues comme Philosophy, Psychiatry and Psychology, sans compter les nombreux
articles utilisant les données provenant de ce domaine (voir par exemple, Stone et Young 1997),
témoignent de la ferveur avec laquelle les philosophes s'emparent actuellement des données
provenant de la psychopathologie, mais également des problèmes qu'elle génère. Ainsi, non
seulement des phénomènes comme l'autisme ou le syndrome de Capgras servent à confronter nos
intuitions et à réviser certaines de nos conceptions sur le fonctionnement du mental (ou à les
éliminer, le cas échéant), mais également les difficultés inhérentes à la classification des maladies
mentales (Polland et al. 1994) ou certains effets de l'interaction en clinique entre le thérapeute et le
1
. Les choses sont un peu plus complexes que je ne le laisse entendre. En effet, Carnap (1935) et Hempel (1935) ont
bien écrit des textes sur la psychologie, mais ceux-ci portaient essentiellement sur la possibilité de réduire les énoncés
psychologiques à des énoncés physicalistes et non au contenu même de la discipline.
5
patient (Grünbaum 1994) sont à leur tour devenus des objets de réflexion philosophique2.
La réécriture de l'âme de Ian Hacking s'inscrit dans ce courant anglo-saxon qui s'intéresse
psychopathologies particulières, quoique d'une façon qui plaira assurément aux continentaux. Ce
dernier ne vise pas, contrairement à la plupart des philosophes mentionnés plus haut, à évaluer
l'impact des phénomènes pathologiques sur la philosophie; au contraire, il soutient que le syndrome
de la personnalité multiple (PM dans ce qui suit) — ou trouble dissociatif de l'identité, comme on
l'appelle maintenant — ne permet pas de régler les questions philosophiques traditionnelles sur
l'identité personnelle. Il s'intéresse plutôt, comme son mentor Foucault avant lui (voir Hacking 1986
a et b), à la fois aux concepts et pratiques (ou à ce qu'il nomme la “matrice”, 1999) qui rendent
possible l'existence de la PM, ainsi qu'à leur archéologie. Dans un passage résumant les objectifs de
son livre, il marque bien sa filiation avec le philosophe français :
“Pour ce qui est de ma méthode de recherche, je me suis toujours senti très proche de
ce que Michel Foucault a appelé l'archéologie des savoirs. Je pense qu'il existe à
certains moments des mutations qui sont de véritables ruptures dans les systèmes de
pensées, et que ces redistributions d'idées instituent ce qui plus tard semble inévitable,
indiscutable, et nécessaire. Je soutiens en ce sens que tout ce qui a rendu possible les
événements les plus actuels qui surviennent dans la courte histoire de la personnalité
multiple est profondément lié aux aspects fondamentaux et durables du vaste champ de
connaissance concernant la mémoire, domaine de savoir qui a émergé dans la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle. On peut alors utiliser la personnalité multiple de l'époque
aussi bien que celle d'aujourd'hui comme un microcosme de la pensée et du discours
général sur la mémoire, aussi bien que ceux en vogue à cette époque que ceux qui ont
cours aujourd'hui.” (1998b, p. 13)
Son attention se porte donc sur la nature et l'origine de ce qu'il nomme la "connaissance
profonde" concernant la mémoire, c'est-à-dire les suppositions modernes sur la mémoire considérées
comme acquises et qui servent de fondements communs aux débats actuels. Cependant, en accord
avec les préceptes déjà en vigueur dans Concevoir et Expérimenter (1983/1989), Hacking se méfie
de la "philosophie inféodée à la théorie" et préfère aborder le problème de la mémoire par le biais
d'un exemple précis, celui de la PM.
La structure de la Réécriture de l'âme reflète la nature de l'entreprise de Hacking. Il montre
d'abord comment les présuppositions sur la mémoire sont au travail dans le débat autour de la PM
(que ce soit du côté de ses avocats comme de ceux qui s'y opposent). Il critique au passage les
méthodes utilisées pour établir le diagnostic (l'absence de calibrage indépendant des tests
2
. Les philosophes inquiétés par le programme de naturalisation devraient donc être rassurés. Si ce mouvement rend
6
d'expériences dissociatives) ainsi que la validité de certaines thèses (comme celle du lien entre abus
sexuels infantiles et la fragmentation). Il remonte ensuite à l'origine de ces présuppositions en
étudiant les premières recherches portant sur ce qu'on nommait à la fin du dix-neuvième siècle la
"double-conscience", moment qui coï ncide avec l'essor des sciences de la mémoire. Comme
Foucault l'avait fait avant lui pour la sexualité à l'époque victorienne, il décrit la volonté de constituer
un savoir objectif autour de la mémoire ainsi que la forme de savoir à laquelle elle a donné lieu3. En
bon philosophe, il revient ensuite à une question que Foucault a négligée (tout intéressé qu'il était
aux forces extérieures constituant les sujets; voir Hacking 1986b), c'est-à-dire à la façon dont nous
nous construisons nous-mêmes et comment les concepts utilisés dans la littérature sur la PM (ceux
de trauma infantile, d'abus, d'alter, etc.) offrent de nouvelles descriptions sous lesquelles certaines
personnes peuvent se représenter leurs actions et celles des autres. Il y va finalement de quelques
considérations sur l'éthique qui découlent de cette idée de constitution par le biais de descriptions
dans le cas des multiples.
Dans ce qui suit, je ne reviendrai pas sur la critique que fait Hacking des techniques utilisées
pour établir l'existence des conditions pathologiques, ni sur celle des hypothèses posées de façon non
critique par les tenants de la PM. Je m'accorde avec lui pour dire que l'on trouve parmi ceux-ci de
nombreux zélateurs imprudents et non-sophistiqués sur le plan de la méthodologie scientifique. Je ne
mettrai pas non plus en doute sa lecture de la formation des sciences de la mémoire. Pour autant que
je puisse en juger, elle me semble correcte (pour une opinion divergente, voir van der Hart 1996). Je
profiterai plutôt du fait que, dans le laps de temps qui a été nécessaire à la traduction de son ouvrage
en français, Hacking a écrit deux autres livres — Mad Travellers (1998a) et The Social
Construction of What? (1999) — qui mettent en lumière certains problèmes qui devraient intéresser
aussi bien ceux qui pratiquent la "philosophie psychopathologique" que ceux qui sont concernés par
les questions soulevées par l'approche foucaldienne. Voici donc mon plan de match : j'aborderai
d'abord le problème de "l'ontologie ou la taxinomie des maladies" (à quel genre de maladie a-t-on
affaire?), puis celui de la construction sociale (est-on en présence d'une construction sociale?), celui
de la possibilité logique et psychologique du phénomène de la PM et enfin celui du “réalisme
diagnostic” (a-t-on affaire à une véritable maladie ou un cas de folie à deux? Quels sont les critères
permettant de départager la première de la seconde?). Je terminerai en considérant deux autres
effectivement caduque certains problèmes traditionnels de la philosophie, il ne risque pas de les mettre au chômage.
3
. Une forme de savoir est “un ensemble structuré de phrases déclaratives qui ... peuvent être vraies ou fausses, ainsi
7
questions : celle de l'importance philosophique du phénomène de la PM et celle des considérations
éthiques qui devraient sous-tendre la thérapie.
1. Questions taxinomiques : les maladies mentales transitoires
La mélancolie, les vapeurs, l'hystérie, la drapétomanie (l'envie "irrationnelle!" des esclaves
noirs américains de se soustraire à l'autorité de leur maître), l'orgasme clitoridien, l'homosexualité ont
tous en commun d'avoir été considérés à un moment ou à un autre comme des conditions
pathologiques. Certains soupçonnent que des conditions comme les syndromes prémenstruels,
l'anorexie, la boulimie et le désordre résultant en déficit attentionnel (attention deficit disorder)
appartiennent à la même catégorie de maladies. Hacking nomme ces maladies, "maladies mentales
transitoires" (transient mental illnesses) et les définit ainsi :
“... [c'est] une maladie qui apparaît à un moment, dans un endroit, et qui plus tard
s'efface. Elle peut s'étendre d'une place à l'autre et réapparaître de temps en temps. Elle
peut être sélective pour une classe sociale ou un genre, préférant les femmes pauvres ou
les hommes riches ...” (1998a, p. 1)
On peut comprendre ces maladies comme spécifiant un rôle fonctionnel (X est causé par Y et
X donne lieu à des comportements de type Z) ou une certaine façon d'être “fou” dans une culture
particulière. À chaque époque, certaines classes de sujets trouveraient dans leur culture un ensemble
de modes “socialement disponibles” d'exprimer leur détresse psychologique (1998b, 120). Il n'est
pas clair jusqu'à quel point ces derniers choisissent consciemment d'utliser les modèles disponibles
(Hacking parle parfois comme si les femmes avaient utilisé la double-conscience pour échapper aux
rôles sexuels stricts de leurs époques ou encore la PM pour exprimer leurs tendances
homosexuelles), mais disons que dans ces cas la conscience n'est assurément pas nécessaire, tout
comme elle ne l'est pas dans les autres domaines (nous ne choisissons pas — entièrement
consciemment, du moins — notre modèle de ce qu'est un père, une mère, un homme, une femme,
etc.). Je reviendrai plus tard sur la question du statut de ces phénomènes en psychiatrie. Pour
l'instant, je m'intéresserai au cadre théorique développé par Hacking pour rendre compte de ceux-ci.
Selon lui, l'explication des maladies mentales transitoires doit faire référence à ce qu'il nomme une
"niche écologique"4. Une niche est composée de certains vecteurs culturels que la maladie "parasite"
que des techniques pour déterminer lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses.” (1999, p. 172)
4
. Il est remarquable, étant donné l'utilisation faite par Hacking de ces métaphores, qu'il ne fasse aucune référence à la
8
(1998b, 218)5. L'idée d'une dépendance de ce type, on ne sera pas dupe, revient à Foucault. Hacking
rejette cependant l'attention exclusive que Foucault portait au discours. Il insiste, avec raison, sur le
fait que le langage a une fonction importante dans la formation d'une niche, mais que les actions des
gens, la façon dont ils vivent, les détails de leur mode de vie matériel, sont tout aussi importants. À
la notion de “formation discursive” de Foucault, il faudrait substituer celle de “formation culturelle”
qui recouvre dans son extension le discours mais également les aspects les plus matériels de la
culture (voir l’intermède pour un exemple de qui peut être compris dans l’extension de ce concept).
Prenons l'exemple de la fugue hystérique décrite dans Mad Travelers. Quoiqu'il existe encore
de nos jours un diagnostic relié à l'errance, il fait figure de vestige dans les nosographies — la fugue
n'étant plus guère utilisée comme catégorie pathologique. L'intérêt de la fugue hystérique est que
l'on peut dater son apparition et sa disparition ainsi que localiser le foyer de l'infection6. Le premier
cas est rapporté par Tissié, un médecin bordelais mieux connu pour son combat en faveur la
gymnastique française et contre Coubertin et son "sport" anglais. Le diagnostic qu’il fit d'Albert —
ainsi se nommait celui qui allait devenir la figure paradigmatique de la fugue (au même titre que
Sybil pour la PM ou Ana O. pour l'hystérie)—, allait faire boule de neige, si bien qu'après quelque
temps on trouvait des fugueurs à Paris, puis dans toute la France, en Italie et plus tard en Allemagne
et en Russie. Hacking soutient que l'existence de la fugue dépendait d'au moins quatre vecteurs
(1998a, p. 82) qui constituent sa niche. Le premier vecteur est médical : le diagnostic s'intégrait aux
catégories existantes, soit l'hystérie. Il n'était donc pas besoin de procéder à une révolution au niveau
de la classification pour l'intégrer à l'ensemble du savoir sur les pathologies. En fait, les discussions
autour de la question de savoir si la fugue était une forme d'hystérie ou plutôt d'épilepsie (comme le
soutenait Charcot), allait centrer l'attention sur elle et contribuer à sa popularité. Le second vecteur
est culturel: : le tourisme "industriel" se développe en Europe. La vision romantique du tourisme
s'oppose à celle de l'errance et du vagabondage criminel. Le troisième vecteur est celui de
l'observabilité : non seulement les fugueurs et les hystériques sont photographiés dans leurs divers
états de conscience, mais leurs déplacements sont également observables puisque les Français, sous
le coup du service obligatoire ou traversant l'Europe, doivent produire leurs papiers (on peut donc
littérature sur l'évolution culturelle ou à l'épidémiologie des représentations (Sober 1991; Sperber 1997).
5
. La thèse de Hacking est distincte de celle qui lie l'apparition de maladies à de nouveaux éléments pathogènes,
comme dans le cas des démences et délires associés au SIDA ou comme dans le cas de certaines maladies physiques
(par exemple, Yanacopoulo 1998 soutient que les données provenant de l'épidémiologie tendent à établir une
corrélation entre la sclérose en plaque et l'industrialisation).
6
. Une autre raison de l'intérêt pour la fugue est que le sujet n'est pas politiquement chargé, contrairement à la PM.
9
les suivre à la trace). Finalement, il y a un vecteur de relâchement : c'est-à-dire que l'on a affaire à
une classe d'hommes qui sont presque libres (ils exercent des professions qui leur donnent une
certaine autonomie), mais qui sont enchaînés, sous le poids des dettes ou par l'obligation du service
militaire, et qui en profitent pour s'échapper.
Affirmer qu'une maladie est transitoire, qu'elle dépend d'une certaine niche, c'est affirmer deux
choses selon Hacking (1998a, p. 82) : d'une part, c'est dire qu'en présence des vecteurs, la maladie
va fleurir; et d'autre part, qu'en leur absence (ou à la suite de leur disparition), la maladie ne s'étendra
pas ou disparaîtra. La partie négative de la thèse est vérifiée par deux "expériences" naturelles. La
première a trait à la disparition au début du vingtième siècle du concept d'hystérie (voir Micale 1993
à ce sujet) qui chapeautait celui de fugue. La disparition du supra-concept entraîna celle du concept
de fugue hystérique, mais aussi celui de toute une classe de sous-concepts comme ceux de catalepsie
hystérique, d'hystérie traumatique, d'hystérie traumatique, etc. La seconde a trait au fait que la fugue
ne s'est pas répandue aux États-Unis où les voyageurs n'étaient pas tenus d'avoir leur papier et où la
fugue ne pouvait être distinguée du voyage d'aventure ou du déplacement forcé par la rareté du
travail ("Go west, young man!"). Quant à la partie positive de la thèse, elle me semble beaucoup
moins claire. On sait que certaines espèces développent des traits analogues lorsqu'ils se retrouvent
dans des niches similaires (les marsupiaux et les mammifères). Mais Hacking (1998a, p. 56) croit que
la relation doit être inversée dans le cas où certaines espèces de maladies similaires parasitent des
niches écologiques distinctes (comme le fait d'"être amok" dans certains pays asiatiques et celui de
"going postal" aux États-Unis ou la fugue en Grèce Antique et au XIXe siècle)7. Qu'en est-il alors de
la dépendance vis-à-vis des vecteurs? Peut-être Hacking aurait-il dû introduire ici l'équivalent de la
distinction entre génotype et phénotype? Il existe cependant plusieurs façons de concevoir cette
distinction : (a) certains phénotypes culturels similaires pourraient avoir un même génotype
“biologique”, par exemple, ces phénotypes pourraient être le produit d’un même module, (b)
certains phénotypes culturels similaires pourraient avoir un même génotype “psychologique” ou
“culturel”, être le produit d’institutions sociales similaires; (a) et (b) ouvrent la porte à la possibilité
suivante, (c) certains phénotypes culturels similaires pourraient avoir, en dépit de leur ressemblance
7
. La similarité entre maladies dépend toujours du “grain” adopté pour la caractérisation fonctionnelle de celles-ci
(épais ou fin selon la terminologie de l’anthropologiste Geertz, 1973) et de la théorie des concepts que vous utilisez
(par exemple, si vous utilisez une théorie où un concept est définit en termes de conditions nécessaires et suffisantes
ou plutôt en termes de prototype ou, ce qui est une variation de la définition prototypique, en termes de classe en
étoile, c'est-à-dire où les instances non-prototypiques d'une classe d'objets se répartissent autour du prototype plutôt
que sur un continuum linéaire).
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de surface, des génotypes biologiques, psychologiques ou culturels différents. J'ai l'impression que
Hacking endosserait l'option (c). Ainsi des institutions culturelles différentes, des pratiques
différentes (le génotype) produisent des façons d'être fou similaires. Ce dernier nous devrait
cependant une explication de la façon dont ces vecteurs différents peuvent produire des effets
similaires. Le problème ne se poserait pas s'il adoptait les options (a) ou (b), où le génotype peut
rester identique et son expression varier selon les cultures et où, pour que l'on ait un phénotype
identique, il faut des conditions similaires (comme pour la fugue en France et celle en Allemagne).
Cela pourrait laisser croire qu'en dépit du fait que ces maladies soient dans un sens construites (elles
sont relatives à une culture), elles reposent sur un fond (biologique? psychologique? culturel?)
commun. On pourrait alors postuler deux types de maladies transitoires : une première dépendant
complètement des vecteurs et une seconde dépendant partiellement des vecteurs? Nous reviendrons
à cette question plus tard.
L'imprécision de la mécanique analytique de Hacking se révèle également dans le cas de la PM.
Celle-ci étant une maladie transitoire, elle dépend elle aussi d'une niche particulière : par exemple, il
existe un vecteur d'observabilité qui ne tient pas à la possession de pièces d'identité, mais plutôt au
fait que les personnalités multiples apparaissent dans les talk shows, écrivent des autobiographies,
etc. Étrangement, cependant, il semble que certains éléments de la niche changent sans affecter
significativement la maladie, ce qui vient encore une fois remettre en question la partie positive de la
thèse. Par exemple, Hacking écrit au sujet des vecteurs qu'exploitent la PM :
“De nos jours, comme nous l'avons vu, on a trouvé un hôte dans les abus subis lors de
l'enfance. En France, les hôtes étaient l'hystérie charcotienne, l'hypnose et le positivisme.
En Nouvelle Angleterre en particulier, et plus généralement à la fois en Amérique et en
Angleterre, un hôte supplémentaire fut trouvé dans la recherche psychique liée au
spiritualisme.” (1998b, 218)
A-t-on alors affaire à la même maladie? Prenons un autre exemple, l'hystérie. Celle-ci est loin
d'être un phénomène récent. Si elle connaît son apogée à la fin du dix-neuvième siècle, son histoire
remonte à l'antiquité grecque en passant par un renouveau au dix-septième siècle. Est-ce que ce que
les grecs nommaient “hystérie” la même entité que ce à quoi référait Charcot quand il employait le
terme?
À plusieurs reprises, Hacking insiste sur le fait qu'il faut éviter de porter un jugement rétroactif
sur les maladies (est-ce que X qui vivait au XIXe siècle souffrait de m ou de p qui sont des
diagnostics contemporains?) ou un jugement sur la similarité des maladies d'une culture à l'autre
11
(bien sûr, cet avertissement, tout important qu'il soit pour l'historien ou le philosophe, risque d'être
un obstacle pour qui s'intéresse à l'épidémiologie des maladies). Nous verrons aux sections 2 et 3
quelles sont les raisons de la prudence de Hacking dans le domaine de ce que l'on pourrait nommer
les "comparaisons interparadigmatiques" (elles tiennent en gros au fait qu'il s'intéresse plus aux
conditions de possibilité qu'aux similarités entre maladies). Quelles que soient ces raisons, il semble
qu'on nous doit quelque critère d'individuation des maladies transitoires qui nous permettrait, par
exemple, de départager ce que nous avons nommé le génotype pathologique du phénotype ou
l'endémie de l'épidémie.
*
Dans le cadre de la psychiatrie actuelle, la notion de maladie mentale transitoire semble avoir
une connotation négative. Les nosographies contemporaines, telle que celles proposées dans des
ouvrages comme le DSM, visent à mettre au jour des espèces naturelles persistantes, non des
espèces passagères totalement dépendantes du contexte social et culturel dans lequel elles
apparaissent et perdurent. Quoi qu'il en soit, une version faible de cette catégorie de maladies
dépendantes du contexte culturel — celle où un génotype est exprimé de façon particulière dans une
culture — dépend d'un phénomène que la psychiatrie a sous-estimé jusqu'à maintenant et que nous
étudierons à la section suivante : l'action de la catégorisation psychologique sur l'esprit humain. Nous
reviendrons à la section 4 sur les problèmes concernant la "réalité" des maladies transitoires.
2. Construction sociale et espèces interactives
À plusieurs reprises, Hacking tente de démarquer son projet de celui des constructivistes
sociaux. Par exemple, dans sa discussion de l'abus exercé sur les enfants, il écrit qu'affirmer que
l'abus est une construction sociale est sans intérêt, qu'étudier les "... phases successives de la création
et de la constitution de ce concept ..." est ce qui est intéressant (1998b, p. 110). Ailleurs, l'idée d'une
niche écologique est présentée comme un outil plus riche que ceux de "réalité" ou de "construction
sociale" (1998a, p. 1). Enfin, concernant la PM, il soutient que des espèces comme celle-là ne sont
pas des constructions (sociales) dans aucun sens circonspect du terme (1991b, p. 152). Dans ce qui
suit, j'expliquerai d'abord ce qu'il entend par construction sociale, puis j'évaluerai la justesse de ses
critiques à l'endroit du mouvement constructionniste.
12
2.1 Construction sociale
Dans The Social Construction of What?, Hacking soutient que la fonction première du terme
"construction sociale" est de produire "une prise conscience" ("raising consciousness") (1999, p. 6).
En gros, les constructionnistes souscriraient aux énoncés suivants8 :
(0) Dans l'état présent des choses, X est tenu pour acquis; X apparaît être inévitable
(ajoutant parfois qu'il est essentiel, une espèce naturelle, etc.).
(1) X aurait bien pu ne pas exister, ou ne pas être comme il est. X, ou X comme il est
présentement, n'est pas déterminé par la nature des choses.
Et parfois, ils endossent un des ou les deux énoncés suivants :
(2) X est mauvais ou indésirable, comme il est.
(3) Nous serions beaucoup mieux si nous pouvions nous débarrasser de X, ou s'il était
radicalement transformé.
Ainsi, les constructionnistes manifestent-ils plusieurs degrés selon ceux des énoncés qu'ils
endossent : le spectre du constructionnisme va des constructionnistes ironiques, qui ne font que
montrer que les deux premiers énoncés s'appliquent à un X donné, aux constructionnistes radicaux et
révolutionnaires qui non seulement s'objectent à X, mais proposent de s'en débarrasser et/ou de le
remplacer par un autre.
Comme il le note en début de son ouvrage (1999), la liste de ce qui peut être construit
socialement est longue : elle va de l'homosexualité au genre sexuel (homme/femme), de l'enfant qui
regarde la télévision à la femme immigrante, du quark à la sclérose en plaque, de la vérité à la
référence. Ainsi, il semble que trois grandes catégories peuvent être l'objet de la construction : les
individus, les concepts et ce que Hacking nomme les "mots élévateurs" (référence, vérité,
représentation, etc.). Dans ce qui suit, je m'intéresserai à l'interaction entre les deux premières
catégories. Je laisserai de côté la question de la construction des mots élévateurs (à ce sujet, voir
Stich 1996, chap. 1 et Faucher et Deragon, à paraître).
Quelques remarques avant d'aller plus loin. Dans l'introduction de cette section, nous avons
noté certains reproches qu’adressait Hacking au constructionnisme : essentiellement, son an8
. Selon Hacking, il existe deux grandes formes de constructionnisme: le constructionnisme universel et le
constructionnisme local. Ceux qui soutiennent la première forme de constructionnisme affirment que tout est
construit. Ceux qui adoptent la seconde peuvent affirmer qu'une partie de la réalité est construite, mais que le reste ne
l'est pas. Dans ce qui suit, nous ne traiterons que de la seconde forme de constructionnisme.
13
historicisme et le fait qu'elle ne puisse penser ce qui est construit comme réel (je traiterai de l'autre
objection dans les sections suivantes). Le premier reproche, je crois, n'est que partiellement mérité.
Si certains constructionnistes se satisfont d'affirmer que quelque X est un construit, sans plus, il n'est
pas rare de les voir utiliser l'histoire pour montrer que le X en question n'est pas inévitable, qu'il est
le résultat de certains présupposés qui sont devenus invisibles avec le temps, qu'il en a déjà été
autrement (Hacking affirme d’ailleurs la nature nécessairement historicisante du projet
constructionniste : tout ce qui a été véritablement construit est le résultat d'un processus de
construction à partir d'éléments plus primitifs ou au moins antérieurs, cf. 1999, 50; voir également
1986a). La généalogie devient souvent une arme dans les mains du constructionniste. Peut-être le
problème en est-il un d'emphase, les constructionnistes tentant de montrer qu'il aurait pu en être
autrement en mettant au jour le processus menant aux concepts actuels pendant que Hacking ne
cherche qu'à mettre au jour un a priori historique, un terrain sur lequel s'édifient les constructions?
Si c'est le cas, la différence entre les deux projets (le projet constructionniste et celui de Hacking) est
loin d'être négligeable, mais elle ne justifie pas les reproches de Hacking : embarquer dans un ou
l'autre des projets est une affaire d'intérêt.
Le second reproche mérite qu'on s'y attarde un peu plus. Les constructionnistes (ainsi que
leurs adversaires) tendent à soutenir que ce qui est construit n'est pas réel (voir par exemple, 1998a
p. 11; 1998b p. 110). Hacking remarque, non sans quelque ironie, que les constructionnistes cessent
de l'être dans le cas de l'abus sur les enfants. Selon lui, cette réticence démontre qu'ils considèrent les
constructions comme différentes de la réalité9. La même chose est vraie du côté des sceptiques de la
PM qui maintiennent qu'elle est une construction, impliquant par l'utilisation de ce terme qu'elle est
une fabrication. Selon lui, il n'y a pas de contradiction vitale entre le réalisme et le
constructionnisme: ni la réalité ni la construction ne devraient être en question dans ces cas. Tout
d'abord, dans le cas des maladies mentales transitoires, même si elles sont dépendent de façon
importante de conditions culturelles singulières, elles restent tout de même réelles, elles impliquent
de véritables souffrances, peuvent se répandre comme un virus. Il n'y a pas de raison de leur refuser
le statut de réalité parce qu'elles sont des manifestations culturelles de la souffrance psychologique.
D'autre part, plusieurs débats sur la réalité confondent les questions concernant la construction des
objets et celles des concepts. Ainsi, certains objets peuvent être réels et les concepts utilisés pour y
9
. Hacking a sans doute raison de penser qu'il existe une telle dichotomie, mais tout les constructionnistes ne
l'endossent pas, cf. Barrett 1998, p. 56.
14
référer peuvent être construits (c'est le cas de l'abus des enfants qui est un véritable comportement,
mais dont le concept a été construit récemment. Des cas comme l'abus rituel satanique semblent
pour leur part n'être que des constructions conceptuelles sans réalité.).
Mais Hacking va plus loin lorsqu'il parle des catégories utilisées par la science : pour lui une
catégorie saisie un aspect de la réalité s'il est possible de s'en servir pour identifier des causes et des
effets, les expliquer, modifier les situations et — dans le cas des construits portant sur des
humains— de l'insérer dans des "lois pratiques" (c'est-à-dire des lois dont l'objectif est pratique —
guérir, éradiquer un comportement, etc. ou comme il l'écrit, des lois du type de celles que, si nous
les possédions, nous les utiliserions pour changer les conditions présentes et prédire ce qui
s'ensuivrait, voir 1995, p. 360; au sujet de l'utilité des catégories en général, voir Hacking 1983).
Prenons l'exemple de l'homosexualité. Les comportements homosexuels datent probablement des
débuts de l'histoire de l'humanité, mais ce n'est qu'au XIXe siècle que le concept d'"homosexualité" a
été échafaudé et que ces comportements ont commencé à être scrutés par les scientifiques. Dans le
sens où les construits sont relatifs à certaines évaluations morales (on considérait l'homosexualité
comme une maladie) ou à des contextes administratifs (le terme "moron" a été proposé pour qualifier
ceux ayant un certain pointage aux tests de quotient intellectuel et au sujet desquels il était impératif
d'adopter des mesures eugéniques, voir Gould 1997), on n'a pas affaire à des espèces naturelles
"cosmiques", comme les qualifiait Quine, mais à des espèces “sociales” (Hacking 1991a, p. 123). Il
n'en demeure pas moins qu'ils saisissent certains aspects de la réalité10. En ce sens, ils ne sont pas
totalement arbitraires (ou du moins nous croyons que les bons concepts ne doivent pas l'être). Je
crois que c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la remarque de Hacking dans Mad Travelers,
qui dit que la fugue hystérique ainsi que la personnalité multiple ne sont pas des construits sociaux,
mais des erreurs (1998a, p. 110). Ils ne permettent pas la production d'un savoir véritable sur le
monde, c'est-à-dire qu'ils ne nous permettent ni d'isoler des causes (biologiques ou cognitives dans ce
cas), ni d'identifier une façon d'intervenir pour les modifier. Ils nous induisent en erreur en nous
laissant penser que de telles lois sont à venir.
Cette question nous amène à celle de la construction des objets dans les sciences humaines :
10
. Ici la position de Hacking n'est sans rappeler l'empirisme radical d'un William James et elle s'inspire du
“constructionnalisme” de Goodman. Dans un passage qui n'est pas sans rappeler James, il écrit: “Le monde est
beaucoup trop riche en faits pour qu'aucune organisation d'idées ne puisse le piéger (trick it out) simplement dans les
faits. Nous sélectionnons les faits qui nous intéressent, et une forme de savoir scientifique est un sélecteur de questions
à répondre pour obtenir des faits. Une forme rivale, et si possible non-équivalente, produira des faits différents.”
(1999, p. 152; ma traduction)
15
celles que Hacking nomme les "espèces humaines" (human kind) ainsi qu'à leurs propriétés.
2.2 Espèces humaines
Hacking s'intéresse particulièrement à l'interaction entre les humains et les concepts. C'est que
les humains sont affectés par les catégorisations qu'on utilise pour parler d'eux : contrairement aux
protons, qui sont une "espèce indifférente", les humains appartiennent à une "espèce interactive". Là
se trouve, croit-il, la véritable distinction entre les sciences humaines et les sciences pures (et non
dans l’utilisation de méthodes différentes). Cette réactivité des humains au savoir qui les concernent
a un impact sur les discussions qui nous intéressent. Prenons donc un moment pour l'étudier.
Hacking définit l'interaction entre les espèces humaines (soit en gros les espèces étudiées par les
sciences humaines) et les personnes ainsi :
“Si H est une espèce humaine et A est une personne, alors dire de A qu'il est H peut nous
conduire à traiter A différemment, de la même façon que dire de Z qu'il est N [une
enzyme est une certaine espèce naturelle] peut nous conduire à faire quelque chose de
différent avec Z. Nous pouvons récompenser ou emprisonner, instruire ou enlever. Mais
cela fait aussi une différence pour A de savoir que A est un H, précisément parce qu'il y a
si souvent une connotation morale aux espèces humaines. Peut-être que A ne veut pas
être H! Penser à moi-même en tant que H change la façon dont je pense à mon sujet. [...]
même si ça ne fait pas de différence pour A cela peut faire une différence pour la façon
dont les gens se sentent à propos de A — comment ils interagissent avec A — changeant
ainsi l'ambiance sociale de A.” (1995, p. 368; ma traduction)
Contrairement aux espèces indifférentes des sciences de la nature, les espèces interactives
réagissent aux classifications ou sont affectées par ces classifications. L'acte de classifier modifie
l'objet classé, si bien qu'il peut rendre caduque la classification initiale : c'est ce que Hacking (1995)
nomme l'effet de boucle (the looping effect). Hacking (1999) cite par exemple le cas de la
schizophrénie et de l'évolution des symptômes la caractérisant. Un des pionniers de l'étude de la
schizophrénie, Bleuler, ne s'intéressait pas aux hallucinations auditives. Les patients purent donc
exprimer leurs hallucinations librement. Elles devinrent si communes que Schneider dans les années
70 en fit un des symptômes sine qua non de la schizophrénie. Mais, peut-être en partie parce qu'ils
veulent éviter le diagnostic, certains schizophrènes répugnent maintenant à parler de leurs
hallucinations, si bien que ce symptôme ne représente plus une condition nécessaire (pour certains)
et qu'on préfère maintenant se rabattre sur les symptômes négatifs (avolition, aplatissement
émotionnel, alogie) pour établir si quelqu'un souffre de schizophrénie ou non.
16
Mon exemple favori d'interaction est celui de l'alcoolisme (mais on aurait pu également
prendre celui de l'obésité) parce qu'il est le lieu d'un affrontement entre divers groupes et illustre bien
comment différents concepts produisent des mondes distincts pour les personnes auxquelles ils sont
appliqués. Les groupes d'aide aux alcooliques, comme les Alcooliques Anonymes, tendent à faire de
l'alcoolisme une défaillance morale et rendent ceux qui en souffrent responsables de leurs problèmes.
Certains scientifiques, d'autre part, ont prétendu que l'alcoolisme possède une forte composante
génétique et que, partant, ceux qui en sont affectés ne sont pas aussi responsables de leur état que
les AA le prétendent. Selon l'approche que vous favoriserez, vous aurez une image de l'alcoolique
différente (avec un impact dans le domaine juridique par exemple, en ce qui a trait à l'attribution de
responsabilité) et vous serez amené à choisir des moyens d'intervention différents pour éradiquer le
problème. L'alcoolique se comportera différemment s'il se croit responsable de son état, tâchant par
exemple de cesser de boire par lui-même plutôt que de prendre une médication et attribuera la
source de ses rechutes continuelles à la faiblesse de sa volonté plutôt qu'à un problème
physiologique.
Un mot enfin sur un type d'espèce humaine, que je nommerai "l'espèce hybride", à laquelle
Hacking ne consacre que quelques paragraphes dans son plus récent livre (1999), mais qui me
semble capitale dans le cadre du débat sur le réalisme dont nous parlerons plus bas. Cette espèce est
celle qui mêle à la fois l'interactivité des espèces humaines et l'indifférence des espèces naturelles.
Hacking mentionne deux exemples : la schizophrénie et l'autisme. Ce que la science nous apprend au
sujet de ces deux psychopathologies est qu'elles ont une cause biologique (on pense que la maladie
est causée par un locus défectueux sur le chromosome X (X fragile) dans le cas de l'autisme, alors
que les choses sont plus complexes pour la schizophrénie) ainsi qu'une trajectoire de développement
qui n'est pas affectée (ou très peu) par la culture dans laquelle l'individu se trouve. Toutefois, cela
n'empêche pas, comme nous le verrons dans la section qui suit, que la schizophrénie et l'autisme sont
des espèces humaines. Les concepts de schizophrénie et d'autisme influenceront la façon dont les
gens se comportent à l'égard de ceux qui en souffrent ou affecteront même ceux qui en souffrent
(dans le cas de l'autisme, Hacking (1995) maintient que nous avons affaire à une espèce humaine
"inaccessible", c'est-à-dire que les autistiques ne sont pas conscients d'être l'objet d'une
catégorisation)11. Comme nous le verrons, dans le domaine des psychopathologies cette différence
11
. Les premières théories sur l'autisme, par exemple, attribuaient la responsabilité de la condition à la froideur d'un
parent ou des deux parents. Un diagnostic d'autisme engendrait donc un sentiment de culpabilité et, probablement, un
17
entre les espèces purement humaines et les espèces "hybrides" joue un rôle de premier plan dans
l'établissement de la réalité d'une pathologie12. Notons cependant que quel que soit l'importance des
espèces hybrides pour la psychopathologie, les concepts interactifs des autres sciences humaines
n'ont pas nécessairement à être hybrides pour être de “bons” concepts. En d'autres termes, il existe
un espace conceptuel entre les concepts interactifs scientifiquement acceptables et les concepts
hybrides. Par exemple, personne n'oserait prétendre que les concepts d'“abus sur les enfants” ou de
“femme immigrante” sont de mauvais concepts parce qu'ils ne réfèrent pas à une espèce naturelle. Il
existe des vérités importantes à propos des enfants abusés et des femmes immigrantes, même s'il n'y
a pas de propriétés intrinsèques sous-jacentes que partageraient tous les membres des extensions de
ces concepts.
Dans la prochaine section, nous montrerons comment Hacking adopte une certaine forme de
constructionnisme et de quelle façon il explique le phénomène d'interactivité, mais auparavant
s'impose un bref intermède sur le constructionnisme.
Intermède : Réflexions sur la construction et sur les espèces humaines
Dans ce qui suit j'aimerais utiliser quelques exemples tirés du livre de Robert Barrett, La traite
des fous: la construction sociale de la schizophrénie, pour illustrer et faire contrepoint à certaines des
thèses avancées par Hacking concernant les espèces interactives. La traite des fous est l'ouvrage d'un
ethnologue d'inspiration foucaldienne qui tente de dépasser, comme Hacking, le domaine du discours
pour s'intéresser également aux pratiques. Contrairement à ce dernier, il s'intéresse moins à la matrice
des idées qu’au déploiement physique et pratique des concepts qui constituent l’arrière-plan sur
lequel se pense la schizophrénie. Il illustre également de façon superbe comment les concepts, les
rapports avec autrui, etc., en viennent à produire un certain "phénotype" particulier de la
schizophrénie. Il montre enfin comment le constructionniste peut parfois jouer un rôle dans
l'émancipation de l'espèce humaine qu'il étudie.
redoublement dans l'investissement des parents.
12
. On pourrait être tenté d'introduire une distinction au sein même des espèces hybrides entre les espèces hybrides
fortement interactives et les espèces hybrides faiblement interactives. Cette distinction capturait, je crois, l'idée que
certains concepts agissent fortement sur un substrat biologique (je pense ici aux cas des émotions étudiées par les
constructionnistes sociaux comme “la fierté patriotique” ou l'“accidie” ou encore au cas du “soi unique” tel que conçu
par Dennett) et que d'autres le laissent presque intact, ne faisant que modifier légèrement son apparaître (je pense ici à
l'autisme). On pourrait donc proposer l'idée d'un continuum se situant entre espèces naturelles pures et simples et les
18
Ce que tente d'exposer Barrett à travers sa très belle étude est la façon dont le continuum
"progrès et dégénérescence" ainsi que celui allant de la "personne unifiée à la personne dissolue ou
désintégrée" marquent les schizophrènes dans l'expérience qu'ils font de leur maladie jusqu'à la pierre
des édifices qu'ils occupent (1998, p. 194). Il explique, par exemple, comment les bâtiments de la
clinique australienne qu'il a pris comme objet d’étude sont en quelque sorte des métaphores spatiales
des conceptions modernes sur lesquelles s’édifie la schizophrénie : ceux donnant sur l'extérieur
abritent l'urgence psychiatrique où l'on traite les patients avec l'espoir de les remettre au monde
extérieur le plus rapidement possible. Les lieux sont modernes, les docteurs à la fine pointe du savoir
psychiatrique, l'ambiance est à la coopération. Les cas chroniques se retrouvent à l'arrière, loin du
monde, dans des immeubles délabrés, avec des équipes d'infirmiers complètement démotivées et
dépassées. Ainsi l'architecture représente ce continuum progrès/dégénérescence de façon spatiale,
mais aussi temporelle : l'avant représentant l'avenir, l'arrière le passé.
Dans la partie la plus intéressante du livre, Barrett décrit comment le continuum de
l'unification et de la fragmentation se retrouve au sein même des équipes de professionnels13. Par
exemple, chaque groupe de professionnels (les psychiatres, les infirmiers et les travailleurs sociaux)
revendiquent un type de connaissance inaccessible aux autres groupes. Cette lutte de pouvoir mène à
la production de savoirs éclatés sur le même sujet. Comme l'écrit Barrett :
“Le combat pour l'autonomie professionnelle influençait la façon dont le personnel
clinique de Ridgehaven Hospital définissait les gens comme des cas de maladie mentale.
[...] Dans sa perspective en profondeur, la psychiatrie définissait les caractères
fondamentaux des cas et déterminait leur distribution dans l'hôpital sur la base du
diagnostic; depuis sa perspective en surface, le personnel infirmier développait une
définition béhavioriste des cas et les plaçait sur une échelle allant des services fermés aux
services ouverts; depuis leur perspective écologique, les travailleurs sociaux définissaient
les cas en termes de contexte environnemental et contrôlaient leur placement extérieur.
[...] L'organisation de l'hôpital schismatique, avec ses domaines professionnels
autonomes, ses conflits intraprofessionnels et ses alliances interprofessionnelles, ses
divisions sociales d'espace et de temps de travail, se reflétait dans cet objet cubiste à
multiples facettes — le cas segmenté.” (1998, p. 86-87)
La segmentation possédant une valence négative, les professionnels se sont donc organisés en
groupe interdisciplinaire pour tenter l'intégration de ces différents savoirs de façon à produire un cas
unique. L’étude de cette intégration montre comment un cas se construit par la superposition de
espèces purement interactives.
13
. Les exemples de l'architecture et des équipes professionnelles me semblent relever plus du hasard que de
l'“incrustation“ de concepts dans la réalité.
19
plusieurs couches de savoirs parfois incompatibles et contradictoires, et non, comme on peut parfois
en avoir l'impression en lisant Hacking, simplement en apposant l'étiquette de “schizophrène” à un
patient.
Le chapitre 5 fournit quant à lui un exemple éloquent de l'effet d'interaction dont parlait
Hacking. Barrett montre comment, à travers l'entretien psychiatrique, le psychiatre dirige le patient
vers certaines caractéristiques de son expérience tout en négligeant ce qui n'entre dans aucune
catégorie psychiatrique standard. Le résultat est que :
“[Le patient apprend] ainsi à abréger son récit, à le concentrer sur les traits cliniquement
pertinents de schizophrénie, et à omettre ce qu'il savait que les cliniciens trouveraient
étrange ou ambigu. (...) Ce processus circulaire était particulièrement pertinent pour la
définition de la schizophrénie. De nombreux patients, comme Paul, ne savaient pas avec
certitude quels aspects de leur expérience étaient provoqués par la schizophrénie et
lesquels ne l'étaient pas. Ils ne parvenaient pas à établir une frontière entre eux-mêmes et
leur maladie. Une fois passés par le cycle lecture-parole-écriture, ils apprenaient
cependant qu'elle consistait essentiellement en hallucinations, idées fixes, troubles de la
pensée — et qu'il s'agissait d'une entité séparée d'eux. Ils apprenaient qu'ils étaient une
personne qui "souffrait" de schizophrénie.” (Barrett 1998, p. 152-3)
Non seulement, ce processus dialogique menant à l'ajustement du patient au diagnostic du
psychiatre produit la conscience d'être une "personne souffrant de schizophrénie", mais la
caractérisation du cas qui en résulte affecte le patient en retour, puisqu'elle est ensuite consultée par
les autres psychiatres, infirmiers, etc. traitant ce patient. Ainsi, lorsque les patients apprennent qu'ils
souffrent de schizophrénie, leur expérience de la maladie et d'eux-mêmes est transformée, tout
comme leur environnement social. Ce type de processus illustre, de façon un peu plus détaillée que
ce Hacking nous propose, la manière dont les rôles fonctionnels ou les façons d'être fou finissent par
être intégrés par les patients14.
Barrett poursuit au chapitre 9 en expliquant comment les thérapies de groupe imposent un
modèle de la schizophrénie au malade. Il décrit comment on tente de convaincre certains patients
que les symptômes qu'ils éprouvent, par exemple les voix qu'ils entendent, ne sont pas plaisants, mais
des formes de souffrance. Barrett réussit à montrer comment la personnalité unifiée est proposée et
imposée comme modèle aux patients. Il remarque d’ailleurs les dangers de cette pratique :
“L'insistance prématurée sur la souffrance comme unique façon pour le patient d'aborder
14
. Parfois Hacking réfère vaguement à un processus de conditionnement où les patients sont renforcés (positivement) à
adopter un rôle fonctionnel (1998b, p. 283), à d'autres moments, il semble maintenir plutôt que les patients
“choisissent“ ces rôles (1998b, p. 120). Il existe probablement plusieurs façons d'expliquer comment ces rôles sont
intégrés par les individus.
20
sa schizophrénie risque de couper le personnel traitant des divers types d'expériences que
les patients peuvent désirer lui communiquer. Vouloir à tout prix forcer les gens dans un
idéal de la personne autonome, auto-contenue, auto-possédée, capable d'agir et
d'interagir dans le monde en toute indépendance, relève peut-être davantage de la
reproduction d'un stéréotype culturel européen que la fourniture de soins.” (1998, p.
325)
Ainsi offre-t-il aux schizophrènes une compréhension du concept de leur maladie tel qu'il guide
l'action psychiatrique et trouve des échos jusque dans les plus petits détails de leur traitement. Ce
savoir recèle selon lui une possibilité de le modifier ou de le remplacer par un concept plus adéquat à
condition que les sujets ou ceux qui s'en occupent s'en emparent (un peu à la façon dont les
homosexuel(le)s ont fait passer le concept d'homosexualité de maladie à celui d'orientation sexuelle
acceptable en s'emparant ni plus ni moins du concept et en se l'attribuant). En cela, il illustre
parfaitement bien la tâche que Hacking attribuait à certaines formes de constructionnisme : faire
prendre conscience et libérer.
3. Le rôle de l'interprétation de l'action dans la constitution de la personnalité
Une des raisons pour laquelle Hacking refuse de façon si véhémente le qualificatif de
constructionniste, est qu'il maintient que son argument est de nature "sémantique"; qu'il s'intéresse
plutôt à la façon dont nous “appliquons rétroactivement des descriptions actuelles à des actions
accomplies dans un passé lointain et indéterminé” (1998b, p. 397). En ce sens, il s'éloigne du projet
constructiviste dont il caractérise la visée comme étant “d'exposer ou d'analyser les interactions
sociales ou les routes causales actuelles, historiquement situées, qui ont conduit, ou qui ont été
impliquées dans, la survenue ou l'établissement d'une quelconque entité présente” (1999, p. 48; non
qu'il n'adhère pas parfois, avec les réserves que nous avons mentionnées, à ce projet; voir son analyse
du développement du concept d'abus sur l'enfant au chapitre 4 de L'âme réécrite ainsi qu'au chapitre
5 de The Social Construction of What?). Nous présenterons cet argument qui est centre de l'ouvrage
de Hacking. À la fin de la section, nous soutiendrons, en invoquant la psychologie, que l'argument,
dans le cas de la PM, ne devrait pas se cantonner à l'aspect sémantique.
Comme nous l'avons noté au début du texte, Hacking s'intéresse à ce présupposé qu'ont en
commun ceux qui défendent la thèse selon laquelle il y a un souvenir d'abus à retrouver et ceux qui
insistent sur les dangers du faux-souvenir (Loftus 1993) : l'idée que le passé est déterminé, c'est-à-
21
dire que les actions que ceux qui souffrent de la PM rapportent se sont ou bien produites ou bien ne
sont que des fabrications. Sur cet a priori se sont construites les sciences de la mémoire jusqu'à
maintenant. Soit. Mais que veut faire Hacking en mettant au jour cette idée? En dénoncer la fausseté
et renvoyer au tableau noir tous les psychologues qui travaillent sur la mémoire? Pas vraiment. Il
tente de montrer que cette volonté de faire science s'est bâtie sur le rejet d'une option qui est cruciale
pour la compréhension de la PM : la mémoire comme narration. Contrairement à l'image proposée
par les sciences, la mémoire n'est pas seulement un reposoir d'information concernant les faits; elle
implique une “interprétation” généralement produite par une mise en contexte de l'information. Pour
comprendre où Hacking veut en venir, il faut introduire quelques notions issues de la philosophie de
l'action.
Selon des philosophes comme Anscombe ou Davidson, les actions intentionnelles sont des
actions sous une description. Dans l'exemple célèbre de la pompe à eau de Anscombe (1959), X
agite le levier de la pompe à eau permettant l'approvisionnement en eau d'une maison où des nazis
sont réunis. En s'exécutant, il crée une ombre sur le sol, fait faire un bruit à la pompe qui aurait
besoin d'être huilée. Puisqu'on a déposé un poison mortel dans l'eau, il cause également la mort des
nazis. La même action a donc plusieurs descriptions. Mais laquelle est la bonne, c'est-à-dire celle
sous laquelle l'action a été accomplie? Pour établir cette description, prenons la question suivante :
“A-t-il assassiné intentionnellement les nazis?” Réponse : Non, puisque qu'il ne savait pas que l'eau
était empoisonnée et, partant, ne pouvait utiliser cette description pour son action. Le critère pour
une action intentionnelle est donc le suivant : pour que l'action de quelqu'un soit intentionnelle, il
faut qu'il y ait une description A, telle que le sujet a eu l'intention d'agir sous A15.
Cette thèse de l'action sous une description a des conséquences pour le débat qui nous
intéresse. En effet, selon Hacking, puisque nous agissons sous des descriptions, nos façons d'agir ne
sont pas indépendantes des descriptions disponibles. Lorsque des nouvelles descriptions deviennent
disponibles, de nouvelles possibilités d'actions s'offrent à nous. Ces descriptions modifient non
seulement nos possibilités d'agir, mais également, rétrospectivement, nos actions passées. Par
exemple, je ne savais peut-être pas qu'en faisant X je faisais Y, mais maintenant que je le sais, je
peux interpréter certaines actions X comme étant des Y (et même ressentir rétroactivement certaines
15
. Il faudrait à notre avis ajouter la condition suivante: que l'intention de faire A ait joué un rôle causal approprié dans
l'intitiation de l'action. Hacking n'inclut pas cette dernière condition au nombre des celles nécessaires à l'action
intentionnelle et me semble ainsi privé d'une ressource importante quand vient le temps de décider laquelle des
descriptions d'une action est la bonne.
22
émotions). Par exemple, je peux maintenant ressentir du regret même si je n'avais pas conscience
qu'en disant une certaine chose à P à l’époque, je l'insultais. En un sens, le passé est donc indéterminé
puisque le même geste peut recevoir plusieurs interprétations, certaines inconnues du sujet (et de ses
contemporains) au moment où il accomplit l'action16. Cette idée a une implication pour les actions
passées que Hacking décrit ainsi :
“On peut expérimenter de nouveau en souvenir d'anciennes actions tombant sous de
nouvelles descriptions. Et si celles-ci sont des descriptions véritablement nouvelles, des
descriptions qui n'étaient pas disponibles ou peut-être inexistantes au moment de
l'épisode remémoré, alors quelque chose est expérimenté maintenant en souvenir qui
dans un certain sens n'existait pas avant. L'action a bien eu lieu, mais non l'action sous la
nouvelle description. En outre, et il n'était pas déterminé que ces événements aient été
expérimentés de cette façon nouvelle, car il n'était pas déterminé, au moment où les
événements se sont déroulés, qu'à l'avenir de nouvelles descriptions apparaîtraient. [...]
C'est la raison pour laquelle je dis que le passé est révisé rétroactivement.” (1998b, p.
387)
Il est important de noter que ce Hacking propose ici n'est pas qu'il n'y a pas de vérité dans le
domaine de la mémoire, mais que les mêmes “faits” peuvent recevoir des interprétations différentes
selon la disponibilité des descriptions. Prenons un exemple qui nous conduit au coeur des problèmes
soulevés par Hacking.
Selon ce dernier, l'abus sexuel sur enfant est un concept récent. Il date d'une trentaine d'années
tout au plus. Bien sûr, le fait que de nombreux adultes aient subi des attouchements ou d'autres
gestes de cette nature par des proches parents ou d'autres adultes lorsqu'ils étaient enfants n'est pas
nouveau. Ces comportements ont peut-être causé un certain malaise à l'époque où ils se sont
produits. Revenant sur leur passé armé du concept d'abus, ces adultes peuvent en venir à la
conclusion qu'ils ont été abusés sexuellement et accuser ceux qui les ont abusés. Cette possibilité
pose deux problèmes : celui de la responsabilité et celui de la connaissance de soi.
Tout d'abord le problème de la responsabilité. Ceux qui posaient ces gestes ne pouvaient pas
savoir qu'ils abusaient sexuellement puisque le concept n'existait pas, ils ne pouvaient pas
intentionnellement abuser puisque cette description n'existait pas pour eux. Devraient-ils pour autant
être exonérés de tout blâme? Selon Hacking, il faut user de prudence lorsque nous projetons dans le
passé nos concepts moraux. Par exemple, faut-il accuser de pédophilie un homme de cinquante ans
qui, au Moyen Âge, marrie une fillette de douze ans? Probablement pas. Donc à la question de la
16
. Cette indétermination ne serait pas possible si Hacking avait inclu la condition que nous avons mentionnée à la
note précédente, puisque la nouvelle description ne peut avoir joué de rôle causal dans la production l’action.
23
responsabilité, il soutient avec raison qu'il n'y a pas de réponse définitive et qu'il faut y aller au cas
par cas. Le problème de la connaissance de soi est le suivant . Ceux qui étaient abusés ne pouvaient
sûrement faire l'expérience d'être abusé puisque le concept n'existait pas; cette description ne leur
étant pas disponible, ils ne peuvent se représenter leur passé sous celle-ci. C'est d'autant plus
troublant que le concept lui-même est en constante évolution, si bien que certains gestes qui n'étaient
pas considérés abusifs voilà dix ans, le sont maintenant. Cette évolution permet de réviser le passé et
d'interpréter d'anciennes actions sous de nouvelles descriptions. Voici où survient le problème :
comment des gestes qui à l'époque ne pouvaient pas être compris comme des abus, et donc pas
éprouvés comme des abus, ont-ils pu causer le traumatisme qui devrait expliquer l'état actuel du
patient? Cette question amène Hacking à proposer qu'à moins de soutenir une théorie de la causalité
inversée :
“[n]ous ne devrions pas penser la personnalité multiple comme ayant à strictement parler
pour cause un abus subi dans l'enfance. Il faut plutôt dire que les multiples découvrent ou
considèrent que la cause de leur état réside dans ce qu'ils se remémorent leur enfance, et
que cela leur apporte de l'aide. On fait passer cela pour une étiologie spécifique, mais ce
qui se passe est beaucoup plus extraordinaire que cela. Nous assistons à une manière de
s'expliquer soi-même non pas en retrouvant le passé, mais en le redécrivant, en le
repensant et en le sentant de nouveau.” (1998b, p. 151-152)
Comme il l'écrit ailleurs, on n'assiste pas à une prise de conscience lors de la thérapie, mais à un
changement de conscience (1999, p. 162). Puisque la connexion entre l'abus et la personnalité
multiple a été forgée par la psychiatrie, l'abus ne saurait être la cause étiologique de la PM. Au
contraire, cette théorie de la relation causale a plutôt une "fonction formatrice et régulatrice"
(1998b, p. 153), c'est-à-dire que nous l'utilisons pour construire un récit particulièrement intéressant
en ce qu'il explique comment nous en sommes venus à être ce que nous sommes.
Cette explication de Hacking en laissera probablement plusieurs insatisfaits. Hacking parle
souvent comme si on avait affaire à deux phénomènes : ou bien les gens ont toujours su qu'ils ont été
abusés et le fait d'en parler les soulagent (peut-être!); ou bien ils ne l'ont pas toujours su et alors il
faut comprendre ce qu’ils comme redécrivant leur passé et le réexpérimentant (1999, p. 160). Il me
semble que cette dichotomie n'épuise pas les possibilités. Le fait que les enfants ne possèdent pas le
concept d'abus n'est pas suffisant pour nous assurer qu'ils n'ont effectivement pas été traumatisés (je
ne m'intéresse pas ici à la possibilité que le trauma cause la fragmentation du soi apparemment
caractéristique de la PM). L'argument de Hacking tient pour des gestes qui ont acquis récemment un
statut d'abus — par extension pourrait-on dire (comme dans le cas de certains types de caresses qui
24
ne sont probablement considérés comme des abus que dans la société nord-américaine actuelle) et
qui sont interprétés après-coup17. Mais d'autres gestes produisant la peur ou la douleur physique
n'ont pas besoin d'être représentés sous aucune description pour avoir un impact sur le
comportement futur d'une personne (l'exemple de certains chiens que l'on a battus depuis qu'ils sont
tout petits illustre bien ce que j'avance). Sans que les adultes n'aient nécessairement oublié ces
comportements, peut-être ne les ont-ils jamais pensés comme des abus ou peut-être ceux qui les ont
subis n'ont jamais pensé chercher là la source de leurs problèmes? Pour employer les termes de la
psychologie, il serait tout à fait plausible de penser que la mémoire émotionnelle, un peu à la façon de
la mémoire procédurale, précède — et soit en partie indépendante — de la mémoire déclarative dans
laquelle seraient stockés les concepts sous lesquels nous nous représentons nos actions (Ledoux,
1994a et b). La littérature sur les émotions regorge d'exemples d'induction d'émotions aux dépens
même des sujets (voir par exemple Zajonc, 1980) et celle sur le développement indique qu'une
mémoire émotionnelle se met en place avant que le langage ne façonne la mémoire. Si tel est le cas,
certains événements pourraient avoir un effet sur la personnalité en dépit du fait qu'ils n'ont pas été
catégorisés à l'aide des concepts du sujet18. Bien sûr, notre notion d'"abus" ne correspond pas
nécessairement à ce qui laisse des traces dans cette mémoire émotionnelle des enfants, mais je ne
crois pas que ceci constitue une raison pour surestimer l'impact de la redescription des actions.
4. Le réalisme diagnostic
La question du réalisme des maladies mentales transitoires revient constamment sous la plume
de Hacking et, j'en suis persuadé, dans l'esprit de ses lecteurs. Dans L'âme réécrite, il semble vouloir
éviter de s'engager dans ce débat de peur, je crois, de laisser entendre que l'on a affaire à une
17
. Je laisse ouverte la possibilité importante que la catégorie d'“abus” spécifique à une culture puisse avoir un effet sur
les enfants, au sens où ces derniers pourraient être traumatisés par quelque chose qui, si le concept n'existait pas,
n'aurait pas d'effet sur eux. Certains prétendent, par exemple, que l'exposition à la nudité d'adultes constitue une
forme d'abus, que cela peut traumatiser les enfants. Les choses sont assurément différentes dans certaines cultures où
la nudité est une chose naturelle.
18
. Par exemple, Trickett et Putnam (1993) postulent qu'une partie des problèmes causés par certains abus sexuels
provient du stress physiologique répété qu'ils entraînent chez des organismes en plein développement et des effets que
cela produit sur les systèmes hormonaux. Ces effets sont identiques à ceux qu'éprouvent les adolescents qui sont
physiquement stressés comme les athlètes ou les danseuses de ballet. Ce type de profil hormonal est corrélé avec une
plus grande agressivité et une plus grande libido que la normale (chez les jeunes filles) ainsi qu'une perturbation de la
croissance physique et du déclenchement des processus caractéristiques de la puberté. J'aimerais attirer l'attention sur
le fait qu'il est possible que certaines personnes n'aient jamais fait le lien entre leurs comportements anormaux (et je
n'ai mentionné ici que les effets psychophysiologiques du stress) et leurs sources.
25
construction. Voulant éviter de tomber dans le piège de la dichotomie constructionnisme/réalisme
dont nous avons parlé à la section 2.1 et n'ayant pas en main les distinctions qu'il développera plus
tard, il laisse ses lecteurs dans un état d'incertitude qui en a agacé plus d'un quant au statut de ces
maladies. Nous disposons maintenant des éléments qui nous permettent d'entrevoir une réponse
précise à cette question.
Tout d'abord, puisque nous voulons parler de la réalité de certaines maladies, qu'est-ce qui
compte comme critères d'une “véritable” maladie mentale? La question n'est pas aussi simple que
l'on pourrait le croire. Hacking rappelle avec à propos cette remarque toujours d'actualité de
Wittgenstein : "... in psychology there are experimental methods and conceptual confusion". La
confusion conceptuelle n'a en effet pas disparu, comme il l'écrit :
“Nous avons à présent des difficultés objectives lorsque nous nous débattons avec l'idée
de maladies mentales réelles. Ce n'est pas parce que nous sommes généralement enclins à
la confusion à propos de la réalité, mais parce que la psychiatrie est dans un stade de
transition quant au développement des traitements, et diagnostics, pour les maladies
mentales. Nous pensons que le problème est à propos de la réalité lorsqu'en fait la
difficulté réside dans le progrès rapide de la psychiatrie elle-même.
... Nous avons le sentiment qu'il y a quelque chose de permanent, une super chose à
propos des maladies mentales, une réalité qui divise les véritables maladies des
simulacres. Je crois que nos conceptions de véritables maladies sont de toute nécessité,
comme le dit Putnam, renégociées à présent. Cela est dû aux rapides progrès en
psychiatrie biologique et chimique.” (1998a, p. 92-95; ma traduction)
Hacking a raison, quoique peut-être pas nécessairement sur les causes de cette renégociation.
En fait, plusieurs personnes ont récemment exprimé leur insatisfaction avec les critères utilisés par le
DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) pour établir les diagnostics. Selon
Poland et al. (1994), par exemple, l'utilisation exclusive de la phénoménologie clinique (et ses
concepts proto-scientifiques, comme ceux d'attention, ou ceux appartenant à la psychologie
populaire, comme celui d'estime de soi) pour isoler les espèces naturelles de la psychiatrie interfère
avec la poursuite optimale des buts cliniques et scientifiques. La phénoménologie clinique n'est pas
suffisamment puissante, selon eux, pour saisir les différences profondes entre des états similaires en
surface (ou, à l'inverse, des affinités profondes entre des états différents en surface). Pour remédier à
cette myopie, ils recommandent de prendre appui sur des disciplines comme les sciences cognitives,
les neurosciences et la psychologie du développement (1994, p. 237).
Parmi les thèses proposées par ces disciplines, une des plus importantes pour la
26
psychopathologie est celle de la modularité. L'architecture de l'esprit serait composé d'un ensemble
d'ordinateurs aux programmes spécialisés et aux bases de données limitées et cloisonnées. Ces
modules, comme on les appelle, seraient organisés de façon hiérarchique, si bien que des modules
géreraient le fonctionnement de modules primaires. Dans un tel cadre, une pathologie survient (ces
conditions sont nécessaires, mais non suffisantes; voir Wakefield 1992) soit lorsque le module ne
peut plus exécuter sa fonction propre (comme dans le cas de la sociopathie où le mécanisme
d'inhibition de la violence ne fonctionne pas, voir Blair 1995); ou lorsque qu'un module supérieur ne
chapeaute plus le fonctionnement des modules inférieurs (par exemple, dans le cas du syndrome de
la main anarchique, le frontal n'exerce plus son contrôle inhibiteur sur les programmes moteurs et
une des mains des sujets agit comme si elle avait un esprit indépendant, voir Della Sala et al. 1994);
ou bien encore, lorsque certaines informations environnementales ou intra-systémiques nécessaires
au développement du module sont absentes (voir l'explication des causes de l'autisme par BaronCohen 1995, pour un exemple du second cas)19. Comme, suivant la définition des modules de Fodor
(1983), on s'attend à ce que les modules soient neurologiquement localisés (ou réalisés par des
réseaux neuronaux), on peut penser qu'aux pathologies particulières correspond des patterns de
dommages neuronaux dont la cause peut être, dépendant des cas, génétique. C'est ce type de
critères, établis en termes cognitifs, neuronaux et génétiques vers lequel converge la science actuelle
(Shallice 1995) et vers lequel Hacking pense que nous avons le plus de raison de nous tourner pour
trouver ce qui est constitutif des pathologies réelles20. En d'autres mots, Hacking propose une
approche naturalisante de la métaphysique : aux scientifiques le soin de décrire les critères
nécessaires pour dire d'une maladie qu'elle existe!
Cela dit, revenons aux espèces hybrides dont nous avons parlé à la section 2.2. Je crois qu'elles
jouent un rôle important dans ce que nous sommes prêts à qualifier de véritables maladies mentales.
19
. La considération de ce type d'architecture nous permet de penser que des pathologies superficiellement similaires
sont en fait causées par des bris à des modules ou groupes de modules différents. Polland et al. (1994) donnent comme
exemple l'«incapacité de porter attention et de traiter des stimuli pertinents» qui est un terme de la phénoménologie
clinique. Cette incapacité peut être causée par des problèmes de mémoire, des intrusions de pensées ou encore par une
stratégie interpersonnelle.
20
. Il existe cependant un courant qui s'oppose à ce que Polland et al. ont nommé “les syndromes avec unité”, c'est-àdire l'idée que les symptômes décrit par le DSM sont supposés être des espèces naturelles avec une structure causale
caractéristique qui sous-tend la variété de régularités nomiques caractéristique de la maladie. Coltheart et Langdon
(1998), par exemple, s'opposent à l'idée que dans le cas de l'autisme il existe une seule anormalité cognitive qui
explique l'ensemble des symptômes. Ils considèrent que, comme dans le cas de l'aphasie, l'on doit considérer l'autisme
comme un ensemble de symptômes qui ne se produisent pas invariablement ensemble. Comme nous le verrons plus
bas, Hacking est sympathique à cette idée. Elle ne remet pas en cause l'hypothèse de la modularité, mais demande que
l'on adopte un grain plus fin que celui que l'on a utilisé jusqu'ici.
27
L'autisme, par exemple, est une espèce hybride parce que le concept de cette maladie est construit et
qu'il existe également une réalité biologique (un ou des modules défaillants) sous-jacente à celle-ci.
Pour être plus juste, il faudrait dire qu'il existe une interaction entre le concept, les pratiques qu'ils
entraînent et la réalité sous-jacente qui peut affecter l'expression de la condition21. Je crois que
Hacking est prêt à soutenir qu'une maladie est véritable si elle réfère directement à une espèce
naturelle. Pour nous exprimer en termes putnamiens, les stéréotypes associés à la maladie peuvent
changer (comme ce fut le cas avec l'autisme), l'important est qu'il existe une réalité sous-jacente,
génétique et/ou neurologique, qui explique les phénomènes que nous jugeons pathologiques et sur
laquelle nous espérons pouvoir intervenir. Comme l'expliquait Putnam, la science précise la référence
des termes et force la révision des stéréotypes, conduisant même parfois à la fragmentation d'un
concept. C'est le cas des recherches actuelles sur l'autisme (Frith et Happé 1994) qui tendent à
indiquer qu'il existe (au moins) deux grands groupes d'autistes : les autistes souffrant du syndrome
de Kanner et ceux souffrant du syndrome d'Asperger. Ces derniers réussissent des tests d'attribution
d'intention qu'échouent les premiers. Ils souffrent cependant d'une difficulté à déplacer leur attention
des parties au tout, que ce soient celles d'un dessin ou celles d'une action. Comme leur intelligence
est intacte, ils deviennent rapidement spécialistes de domaines très précis : ce que l'on nommait jadis
des "idiots savants". Les choses semblent pires dans le cas de la schizophrénie, où la plupart des
auteurs reconnaissent d'entrée de jeu que le terme "schizophrénie" recouvre un ensemble de
conditions différentes. Pour cette raison, plusieurs scientifiques font porter leurs recherches sur les
symptômes de la schizophrénie, plutôt que sur la maladie comme telle, espérant ainsi qu'elles
conserveront leur valeur si le concept vient à se scinder (Frith 1992). Dans les deux cas cependant,
on espère que le concept regroupe des entités pathologiques qui sont, en un sens que l'on devrait
préciser, proches parentes et non complètement différentes.
Le problème que posent les concepts de fugue ou de PM n'est pas qu'ils sont des
constructions — il est clair maintenant qu'être une construction ne signifie pas être une fiction —
mais des erreurs (le terme est celui de Hacking). L'ensemble des stéréotypes (leurs causes supposées,
le traitement, les individus prototypiques ayant la maladie) flotte pour ainsi dire au-dessus de la
réalité sans pouvoir s'ancrer sur une espèce naturelle22. Pour cette raison, Hacking espère que
21
. Hacking (1999) recommande une intégration des travaux menés par les constructivistes et des biologistes dans le
cas des espèces hybrides. J'ai soutenu la même thèse au sujet de l'explication de certaines émotions (Faucher 1999).
22
. Micale (1993) semble croire que c'est parce que l'hystérie flottait de cette manière qu'elle disparut: “... vers la fin du
dix-neuvième siècle, le diagnostic [d'hystérie] ressemblait à un édifice démesuré et un peu vulgaire de la période
28
l'organisation conceptuelle complète de ces psychopathologies se désintégrera et que les symptômes
seront dispersés dans une nouvelle organisation conceptuelle (1998a, p. 98-100). Le cas n'est pas
sans rappeler les célèbres cas du phlogistique et de l'éther électromagnétique. Comme pour ces
derniers, Hacking souhaite l'élimination pure et simple de ces concepts psychopathologiques
trompeurs23. Remarquons finalement que les deux types de destin (celui des maladies comme
l'autisme et celui de celles comme la fugue) exemplifient un phénomène auquel les philosophes des
sciences n'ont pas été très sensibles jusqu'à maintenant (voir cependant Hooker 1981 et Bickle
1998): le sort des concepts populaires et scientifiques s'étend sur un continuum qui va de la
correction légère à l'élimination. Des concepts comme celui de mélancolie, par exemple, ont connu
un haut degré de cohérence et de consistance clinique au cours des siècles et démontrent une
certaine continuité dans le langage diagnostique utilisé pour les dénoter, même si leur appellation se
modifie avec le temps (on parle maintenant de désordres dépressifs qui se fragmentent en types
particuliers, dépression post-partum, dépression reliée à la perte d'un proche, dépression liée à la
perte de statut social, etc.). D'autres concepts, comme ceux d'hystérie, se fragmentent et sont
distribués dans de nouvelles catégories pathologiques hétérogènes (par exemple, le délire
syphilitique, la névrose d'angoisse, la schizophrénie, l'épilepsie, etc)24. À la lumière de ce que nous
venons de voir, il semble que l'avenir des concepts de la psychologie populaire (incluant les concepts
pseudo-scientifiques du DSM) se jouera à la pièce. L’époque des théories métaphysiques générales
(l’éliminativisme, la théorie de l’identité, etc.) semble donc être révolue.
5. Nous faisons ce que nous sommes : impact de la personnalité multiple sur la philosophie
À plusieurs reprises, Hacking affirme que les cas de PM ne sauraient avoir d'influence sur la
philosophie de l'esprit. Par exemple, il écrit :
“La double conscience ou la personnalité multiple révèlent-elles quoi que ce soit de ce
qu'est une personne, ou de l'esprit humain, de la nature du moi ou de celle du sujet? Je ne
le pense pas ou du moins, je pense qu'il ne peut s'agir que d'approches transversales. (...)
La personnalité multiple ne nous révèle rien directement sur l'esprit. Je veux dire qu'elle
victorienne tardive — hautement articulé dans le détail et impressionnant à contempler de loin, mais beaucoup trop
vaste et avec des fondations étiologiques extrêmement mal assurées” (p. 504; ma traduction)
23
. Comme nous le verrons à la section 6, ce souhait est motivé par les questions métaphysiques dont nous venons de
parler, mais également par des raisons éthiques.
24
. Voir Micale 1993 pour une analyse plus en profondeur des raisons qui ont causé la disparition de l'hystérie.
29
ne fournit aucune preuve en faveur d'une thèse philosophique fondamentale sur l'esprit
(ou le moi, etc.).” (1998b, p. 349; voir également 1998a, p. 96)
Les thèses défendues par Hacking dans son livre semblent à prime abord une réfutation par
l'absurde de cette proposition. J'y reviendrai dans un instant. Pour le moment, j'aimerais tenter de
comprendre ce qui motive cette affirmation.
Trois raisons me semblent devoir être invoquées. Premièrement, Hacking soutient que la PM
ne révèle rien directement sur l'esprit, mais qu'elle ne fait, au mieux, qu'illustrer des positions
philosophiques préalables (1998b, 349 et 355). Deuxièmement, la pathologie donne lieu à des
conclusions philosophiques incompatibles (par exemple celle de Ribot selon laquelle la PM montre
qu'il peut ne pas y avoir un moi unificateur et celle de Braude qui affirme qu'il existe nécessairement
un moi "transcendantal"), donc elle ne permet pas de départager les positions philosophiques.
Troisièmement, Hacking semble maintenir que la PM ne doit pas être considérée comme une
expérience de la nature, comme le sont d'autres pathologies comme l'agnosie, la schizophrénie ou
l'autisme, mais comme le produit d'interactions sociales et que, par conséquent, elle ne peut être
utilisée comme le sont ordinairement les autres phénomènes. J'aimerais montrer dans le reste de cette
section pourquoi les raisons de Hacking ne me convainquent pas.
Tout d'abord, voyons ce qu'il en est de la distinction entre illustration et évidence (laissons
pour l'instant de côté le rôle possible des pathologies dans la genèse des idées philosophiques).
Dennett, dont Hacking critique l'utilisation de la PM, résumait récemment les positions qu'il a
défendues au sujet de la conscience ainsi :
“J'ai longuement défendu, dans Consciousness Explained (1991), que la sorte
d'unification informationnelle qui est le prérequis le plus important pour notre sorte de
conscience n'est pas quelque chose avec quoi nous sommes nés, n'est pas une partie de
notre "pré-câblage" inné, mais en grande partie un artefact de notre immersion dans la
culture humaine. Ce que la première éducation (early education) produit en nous est une
sorte d' "illusion de l'utilisateur" (user illusion) bénigne — ce que j'ai appelé le théâtre
cartésien : l'illusion qu'il y a un endroit dans nos cerveaux où le spectacle se déroule, vers
lequel tous les inputs perceptuels ruissellent, et d'où coulent toutes les "intentions
conscientes" d'agir et de parler. J'ai maintenu que d'autres espèces — et les êtres humains
lorsqu'ils viennent de naître— ne sont simplement pas sous le coup de cette illusion d'un
théâtre cartésien. Jusqu'au moment où l'organisation est formée, il n'y a simplement pas
d'utilisateur qui pourrait être trompé...” (1998a, p. 346-7; ma traduction et mon
insistance)
Nous ne naissons pas avec une conscience unifiée (ou le sentiment d'une conscience unifiée);
cette forme de conscience, notre forme de conscience doit être acquise. Dennett propose donc une
30
histoire du développement où nous passons d'une conscience non unifiée à une conscience unifiée.
Comme il l'écrit ailleurs,
“Ainsi les êtres humains ne commencent pas comme simples ou multiples — mais sans
Président de l'Esprit (Head of the Mind) du tout. Dans le cours normal du
développement, l'individu est lentement mis en contact avec les possibilités variées de soi
(selfhoods) qui "font sens" — partiellement à travers des observations, partiellement à
travers l'influence de l'extérieur. Dans la plupart des cas, un point de vue de la majorité
émerge favorisant fortement une version du "vrai moi" et c'est cette version qui est
installée comme son Président de l'Esprit élu.” (1998b, p. 42; ma traduction; voir
également p. 51)
Donc, un soi unique est le produit de l'apprentissage individuel, de pressions écologiques
provenant de la vie en communauté, mais également de contraintes biologiques (des phénomènes
comme la "rivalité binoculaire" indiquent la préférence du cerveau pour l'unité, Dennett 1998b, p.
365) et de pressions culturelles (le langage joue également un rôle par la capacité des mots à être
utilisés comme marqueurs d'événements internes, mais aussi en ce qu'il permet de construire des
narratifs, Dennett 1998c). Le résultat du développement normal est l'installation d'un programme
produisant l'illusion d'un utilisateur unique (c'est-à-dire une structure cognitive relativement flexible
comprenant des représentations unifiant les différents aspects de la personnalité). En conséquence,
Dennett (1989) est amené à soutenir une position rejetant à la fois le dualisme (le soi comme une
sorte de fantôme immatériel) et le matérialisme (le soi est situé à un endroit précis du cerveau). Le
soi, sans être un fantôme, est l'équivalent d'une image virtuelle. Il n'existe pas un sous-système
maître qui gère l'ensemble des modules qui composent l'esprit. Contrairement à ce qu'affirme
Hacking donc, il n'est pas vrai que la PM “ne nous apprend quoi que ce soit sur sa théorie [celle de
Dennett] des sous-systèmes” (Hacking, 1998b, p. 356). Elle nous montre qu'il n'existe pas un soussystème physique qui serait le module présidentiel. Lorsque nous cherchons à situer un système
central, nous sommes sous le coup d'une illusion du même type que celle que l'on peut avoir à
l'écoute d'un quatuor à cordes. Nous avons l’impression qu’il y a un chef qui coordonne l'exécution
de l'oeuvre. Mais cette impression est illusoire. Le chef est virtuel.
Maintenant, quel est le rôle de la PM dans cette conception du développement du soi? Comme
le souligne Dennett lui-même :
“La PM procure une fenêtre sur les possibilités alternatives. De la même façon que la
force gravitationnelle est presque invisible jusqu'à ce que vous ayez imaginé un espace
extérieur où règne l'apesanteur, le soi unique est difficile à discerner dans un corps jusqu'à
31
ce que vous ayez vu, ou imaginé, un soi-multiple.” (1989, p. 172; ma traduction)25
La PM joue pour Dennett le même rôle que les autres psychopathologies pour les philosophes
de l'esprit : elle rend visible ce qui autrement ne l'aurait pas été ou l'aurait été difficilement et ce, au
même titre que des données anthropologiques ou même que l'imagination. Certains symptômes de la
schizophrénie montrent que des expériences peuvent avoir lieu à l'intérieur de notre esprit sans
qu'elles semblent être les nôtres. Le caractère "mien" de nos expériences est donc un constituant de
notre expérience quotidienne qui passerait inaperçu sans cette pathologie (voir Faucher et Mallon, à
paraître.). Dans ce cadre, la PM joue le rôle d'heuristique nous permettant de voir clair dans les
recoins les plus sombres de l'esprit. Avoir un soi ou plusieurs est une option pour un système comme
le nôtre qui est formé par le biais d'interactions culturelles et environnementales. Mais ce n'est pas
tout. La thèse de Dennett, comme la plupart des thèses actuelles en philosophie de l'esprit, ne doit
pas simplement être imaginable ou être métaphysiquement possible. Le courant de naturalisation
auquel souscrit ce dernier impose une contrainte supplémentaire aux thèses philosophiques : elles
doivent être compatibles avec les phénomènes mis au jour par la science. Dans ce cadre, la PM est
donc une façon utilisée par Dennett de satisfaire cette dernière exigence.
Cette considération nous amène à parler de la seconde raison, l'indétermination
"philosophique" des faits. Ce type d'indétermination (un fait qui ne favorise aucune thèse
philosophique en particulier) me semble, au mieux, ne pas être propre à la PM et, au pire, n'être
qu'un problème passager26. Par exemple, le même problème surgit à propos des capacités
interprétatives et prédictives concernant notre propre esprit et l'esprit des autres. Depuis des années,
les philosophes, utilisant les données les plus récentes provenant de la psychologie du
développement, de l'éthologie, de la psychopathologie, débattent (sans grand succès) de la question
de savoir laquelle, de la simulation ou de l'utilisation d'une théorie, nous permet d'accomplir ce
miracle quotidien qu'est la compréhension et la prédiction de nos propres actions et de celles des
autres (voir entre autres Goldman 1989 et 1992; Gordon 1986; Stich et Nichols 1992). Leurs
interprétations devant être minimalement compatibles avec les faits, rien ne permet d'affirmer que de
nouvelles découvertes ne permettront pas de régler définitivement la querelle comme ce fut le cas
25
. J'aime à croire que ce que Dennett veut dire ici est que la “virtualité” d'un soi unique est difficile à discerner.
. Hacking (1998b, p. 359) suggère que la querelle pourrait bien dépendre en grande partie d'un malentendu. Par
exemple, les positions de Dennett et de Braude ne sont pas aussi éloignées qu'on pourrait le croire. En ce qui concerne
Ribot et Braude, s'il faut en croire Hacking, ils ne parlaient pas de la même chose. Ribot parlant de la doubleconscience, Braude de la PM.
26
32
par exemple dans le cas dans le débat sur l'imagerie mentale entre l'approche propositionnaliste et
l'approche pictorialiste (Kosslyn 1981; Pylyshyn 1984)27. Peut-être que la longévité même de ce
débat indique que le niveau où nous cherchons les données actuelles n'est pas le bon, comme ce fut
le cas dans le cas de l'imagerie qui dut, pour départager les hypothèses, passer du niveau des
expériences de chronométrie à l'imagerie cérébrale.
La troisième raison invoquée par Hacking, la plus importante à mon avis, dépend de sa propre
interprétation du phénomène de la PM comme maladie transitoire, mais également comme résultat
d'une réinterprétation des actions passées sous les nouvelles descriptions rendues disponibles par le
biais des thérapies. Par exemple, dans un passage critiquant l'usage fait par Dennett de la PM,
Hacking écrit :
“Dennett parle des expériences terribles auxquelles se livre la nature. De quoi s'agit-il
exactement? Ce n'est pas comme si la nature produisait pour nous des adultes sur une île
déserte qui disent ce que Dennett rapporte de leurs propos. Il s'agit d'une patiente qui
suit une thérapie, souvent depuis plusieurs années, et qui en arrive à dire les choses
qu'elle dit. (...) La question (...) est plutôt : le comportement du multiple prototypique
qui en découle est-il une expérimentation de la nature? Ou représente-t-il plutôt la façon
dont une certaine catégorie d'adultes américains se comporte lorsqu'elle est traitée par
des thérapeutes faisant usage de certaines pratiques et ayant certaines convictions.”
(1998b, p. 356)
Hacking croit évidemment que la seconde interprétation est la bonne — c'est ce dont il tente
de nous convaincre tout au long du livre. Mais tous n'ont pas à assumer que cette interprétation est
la meilleure. Dennett peut effectivement considérer que nous avons affaire à une maladie mentale
permanente. À ce que je sache, le débat sur la question fait toujours rage. Il peut, ce faisant, prendre
l'attitude prudente de certains autres philosophes, et affirmer que sa conclusion ne vaut que si ce que
rapportent les psychologues est bien exact, c'est-à-dire que le phénomène décrit existe vraiment et
qu'il a bien la cause qu'on lui attribue. Le risque que prend Dennett est celui que court tout
philosophe utilisant les données des sciences. Ni plus ni moins.
Soyons beau joueur et accordons à Hacking que le phénomène est en quelque sorte le produit
de l'interaction d'adultes dans un cadre culturel ponctuel. En quoi cela vient-il invalider la thèse de
27
. Dennett (1978) a soutenu qu'un pareil problème d'indétermination affectait l'interprétation des phénomènes
cérébraux associés aux rêves. Il proposa ainsi une interprétation des données tout aussi plausible que la thèse
généralement acceptée selon laquelle les rêves se produisent pendant le sommeil REM: selon lui, les rêves étaient
fabriqués pendant le sommeil, mais “joués” à l'éveil. Une façon de trancher était selon lui, la découverte de faits
empiriques. Comme je l'ai montré ailleurs, les données actuelles indiquent que son interprétation était erronée
(Faucher, 1997, chap. 6).
33
Dennett? À mon avis, cette idée laisse la thèse de Dennett relativement intacte. Bien sûr, la PM ne
viendrait plus appuyer le scénario du développement proposé par Dennett, mais resterait compatible
avec le noyau de sa thèse, soit l'idée du soi comme "centre de gravité narrative". Si cette thèse
s'avère exacte, la PM vient alors appuyer indirectement la position de Dennett. Prenons un moment
pour expliquer ce qu'est le noyau de cette thèse.
Margaret Mead écrivait la chose suivante à propos des personnes normales :
“Nous entretenons toute une gamme de relations différentes avec différentes personnes.
Nous sommes une chose pour quelqu'un et autre chose pour quelqu'un d'autre. Il y a des
parties de l'être qui n'existent que pour l'être en relation à lui-même. Nous nous divisons
en toutes sortes d'êtres différents par rapport à nos connaissances. [...] une personnalité
multiple est en un certain sens normale.” (Mead, 1934, p. 142, cité par Barrett 1998)
Si je suis d'accord avec la première partie de cet énoncé, la seconde me semble erronée. Dans
la vie de tous les jours, nous empruntons une multitude de rôles selon les situations dans lesquelles
nous nous trouvons. En ce sens, nous sommes ce que Flanagan (1994) nommait des " soi
multiplexes". S'il arrive parfois que nous en venions à éprouver une distance par rapport à certains
aspects de notre personnalité présents ou passés (voir le fameux “Borges et moi” de J. L. Borges
1998), nous ne souffrons pas pour autant de PM. En fait, la raison pour laquelle nous n'en sommes
pas affectés est instructive.
Tout d'abord, contrairement aux cas paradigmatiques de PM, nous avons conscience des
différents aspects de notre personnalité. Ensuite, et j'aimerais insister là-dessus, nous tissons nos
différents “soi” pour former une tapisserie narrative qui fait de nous ce que nous sommes. Selon
Flanagan (1994, p. 143), il existe des pressions (sociales, entre autres) qui nous poussent à
coordonner et faire entrer les différents aspects dans un équilibre réflexif. Il nomme "modèle du soi"
ce modèle de haut-niveau qui contient les différents fragments de la personnalité. L'idée de Flanagan,
comme celle de Dennett, est que Mère Nature ne nous donne pas un soi unifié à la naissance, mais
que nous devons construire ce soi et que cela demande un travail d'auteur dont la tâche est de
produire un modèle du soi qui ait (suffisamment) du sens. Pour paraphraser le slogan existentialiste
“Nous faisons ce que nous sommes”. Ce modèle peut ensuite entrer dans les délibérations du sujet
concernant ses actions futures, mais également être modifié au cours de réflexions afin de l'ajuster à
une nouvelle donne.
Le problème des gens souffrant de PM est donc soit (1) qu'ils n'ont jamais été en mesure de
construire un modèle unifié de leur moi et différents modèles prennent le pas selon les situations (il
34
reste à expliquer pourquoi ils restent inaccessibles les uns aux autres); soit (2) qu'ils ont déjà eu un
soi unifié, mais sous l'impact d'un traumatisme, celui-ci s'est désintégré; soit (3) qu'à l'aide des outils
fournis par les thérapeutes et la culture ambiante, ils construisent (inconsciemment) une multiplicité
de soi28. Hacking, on l'a vu, est en faveur du scénario (3) alors que Dennett préfère le scénario (1).
Quoique l'interprétation de Hacking forcerait Dennett à abandonner l'aspect ontogénique de sa thèse,
elle partage avec celle de ce dernier l'idée d'un travail narratif, d'une réorganisation du passé en
fonction d'un modèle29. Si l'esprit est à ce point flexible qu'il peut permettre l'existence de plusieurs
centres de gravité narrative après une interaction avec un thérapeute, alors la thèse de Dennett
concernant le caractère non nécessaire de la forme de la conscience se trouve validée. Au mieux,
Hacking ne fait ainsi qu'insister sur le fait que nous utilisons certaines variétés de stratégies
herméneutiques publiquement disponibles pour modeler notre moi, ce à quoi Dennett ne porte pas
spécialement attention (voir cependant Flanagan 1994, p. 140).
Je crois par ailleurs que cette dernière idée est extrêmement importante pour un autre débat
philosophique, celui qui concerne le sort de la psychologie populaire. En effet, plusieurs auteurs ont
suggéré que l'esprit des personnes est modelé par une théorie psychologique relative à la culture dans
laquelle elles se trouvent. Ces théories faisant l'inventaire des états mentaux possibles, décrivant leur
étiologie, etc. pourraient éventuellement être remplacées par des théories scientifiques offrant un
modèle plus informé de l'esprit (Churchland 1989, par exemple). Un facteur avec lequel les tenants
de cette approche devront compter est l'effet de boucle dont parlait Hacking. Une description
scientifique de l'esprit affectera ce qu'elle décrit, le transformera si bien que la théorie initiale de
laquelle cette description est tirée devra peut-être être révisée. En d'autres mots, les concepts
scientifiques seront appliqués à un système dynamique dont l'équilibre et la structure pourraient être
transformés par ces mêmes concepts. L'espoir d'une description qui mettrait au jour la structure
ultime de l'esprit devrait être abandonnée (elle doit également être abandonnée parce que, comme le
notait Hacking, il n'existe pas une structure du monde que nos concepts pourraient mettre au jour).
Je ne veux pas entrer ici dans ce débat, et je ne veux pas insinuer que ce facteur met en péril le
programme révisionniste ou éliminativiste, mais simplement noter encore une fois, qu'il semble que
28
. Le processus par lequel cela se produit reste à déterminer. Est-ce que les gens qui entrent en thérapie sont comme
nous, mais on simplement plus de difficulté à lier les différents aspects de leur personnalité? Est-ce que la thérapie ne
fait qu'accentuer cette difficulté jusqu'à produire l'illusion d'un moi multiple?
29
. “On fournit aux personnes perturbées et malheureuses une certaine image de l'origine de leurs maux, et elles s'en
servent alors pour remettre en ordre et réorganiser la vision qu'elles ont de leur passé. Cette vision devient leur passé.”
(1998b, p. 145)
35
Hacking ait tort de croire que la PM (ou la réflexion sur les maladies transitoires) n'a aucun impact
sur la philosophie.
6. Question d'éthique : Que le véritable moi lève la main!
Le livre se termine sur quelques considérations éthiques au sujet desquelles j'aimerais faire une
remarque. Hacking se fait la voix de certains sceptiques modérés en se demandant si la thérapie
utilisée par les gourous de la PM n'induit pas une "fausse conscience". C'est que, selon plusieurs, la
thérapie offerte à ceux qui souffrent de PM conduit à la production de contre-souvenirs (c'est-à-dire
un “nouveau souvenir”, voir Loftus 1993 pour un exemple de la façon dont on peut introduire un
souvenir dans l'esprit de quelqu'un), à la déformation de souvenirs, bref à toute une classe de
"souvenirs-leurres" (1998b p. 401) qui doivent maintenant être intégrés dans la formation d'un
nouveau modèle du moi. Quel est donc le problème au plan éthique? Selon lui, un des buts d'une
éthique minimaliste (ne relevant pas de principes métaphysiques transcendantaux) est la
connaissance de soi (incluant son passé, aussi douloureux soit-il) et la thérapie l'empêcherait en
remplaçant le soi par une personne complètement fabriquée.
Mais que veut dire connaissance de soi quand le soi est une construction à partir des concepts
disponibles? Jennifer Whiting semble mettre le doigt sur un problème important lorsqu'elle écrit :
“Je me demande, toutefois, si Hacking ne pense pas que nous sommes tous en un certain
sens fabriqués, même si ce n'est pas par ces sciences particulières. Cela suscite des
questions à propos de l'indépendance de l'idée de connaissance de soi à laquelle il croit
que nous devrions aspirer. En faisant l'hypothèse qu'il n'y a pas "une vraie histoire" à
propos de mon passé, comment suis-je supposée choisir parmi la variété d'histoires
possibles, qui ne sont ni clairement fausses ni distordues, qui me sont accessibles?”
(1997, p. 614; ma traduction)
Hacking soutient sans aucun doute que nous sommes fabriqués, que nous utilisons les idées et
stratégies herméneutiques disponibles pour nous façonner nous-mêmes. Elles sont un peu comme
l'éventail de couleurs et de styles dont disposent les peintres à chaque époque : elles contraignent,
certes, mais elles rendent également possible l'émergence de nouvelles réalités. Mais la question que
posait Whiting peut surgir à l'intérieur d'un même “paradigme”. Pour prendre un cas extrême,
quelqu'un peut entrer en thérapie pour découvrir ce qu'il est vraiment : ce que le thérapeute lui offre
36
est généralement une ou des façons de comprendre différents aspects de la vie de son patient, des
modèles pour inspirer sa conduite, pour être celui qu'il souhaiterait être. Autant de thérapies, autant
d'images de soi. Dans ce contexte, y a-t-il une image de soi qui est la bonne, la vraie? Que veut dire
une vraie image de soi quand le soi que l'on cherche à comprendre ne précède pas l'enquête qui vise à
le découvrir, mais en est plutôt le produit. Je doute donc qu'il y ait une véritable image. Il en existe
probablement une variété, certaines étant mieux adaptées que d'autres aux défis et hasards que recèle
la vie future du patient. Certaines images de lui-même lui causeront plus de problèmes que d'autres
(une trop bonne ou une trop pauvre image de soi), d'autres lui permettront de se lier d'amitié
facilement avec ses pairs par exemple et lui donneront plus de satisfaction. Ainsi, il y a probablement
lieu de poser un critère pragmatique pour départager les bons “soi” des mauvais. Mais il existe un
autre ensemble de critères qui n'“intersectent” pas nécessairement avec ceux-ci et qui connaissent
une plus grande faveur dans la littérature.
Le fait qu'il n'existe pas un seul modèle du "moi" n'implique cependant pas que tous les "moi"
se valent. Il existe des contraintes — contraintes que ne rencontrent pas nécessairement l'auteur de
fiction auquel Dennett nous comparait et auxquelles je crois que Whiting fait allusion. Flanagan
(1994) remarquait avec justesse qu'il existe une pression normative sur le type d'individu que nous
pouvons construire, en d'autres mots nous ne pouvons élaborer une version de nous-mêmes
complètement farfelue (sans nous retrouver à l'hôpital psychiatrique). Une bonne version de soi exige
une certaine forme de réalisme. Le modèle que nous nous faisons de nous-même tiendrait ainsi plus
de l'autobiographie que de la fiction. Qu'est-ce qui rend une autobiographie adéquate (mais pas
nécessairement intéressante, pensons ici aux Confessions de Rousseau)? Apparemment, un accord
minimal entre les faits et la narration, mais également une mise en ordre qui permet de comprendre
l'origine et la forme de la personnalité actuelle, ses projets, ses regrets30. Cela étant dit, on peut
imaginer que des auteurs, avec des capacités imaginatives et des styles distincts, auraient pu écrire
des autobiographies différentes à partir des mêmes faits. De la même façon, comme l'imagination et
la perspicacité fournissent un apport majeur à la constitution du moi, et comme les individus
possèdent ces capacités à des degrés différents, les moi possibles à partir des mêmes événements sont
30
. Une compréhension complète de soi ne peut assurément pas être exigée des sujets. Comme le notait Flanagan, “[...]
si nous voulons introduire en éthique une norme épistémique d’auto-compréhension assez élevée, nous devons
respecter deux contraintes imposées par des considérations de réalisme. Citons premièrement les contraintes absolues
qui limitent le degré de compréhension de soi que des créatures finies comme nous sont en principe capables
d’atteindre. Deuxièmement, la nature et la variété des outils sociaux qui sont disponibles pour l’exploration et la
compréhension de soi imposent des contraintes relatives mais tout aussi pesantes.” (1996, p. 190)
37
multiples. Pour cette raison, une éthique moins minimaliste accordera peut-être une importance à la
stylisation de la vie ou des différents aspects de la vie (un peu à la manière des Grecs dont parlait
Foucault dans le second tome de L'histoire de la sexualité). Mais c'est une autre histoire.
Je crois donc que Hacking a raison de soulever le problème de la fausse conscience si la
thérapie auquel les gens qui souffrent de la PM sont soumis induit vraiment un ensemble de
souvenirs-leurres. Elle empêcherait les sujets de contempler leur propre vie, leurs propres actions,
soit en implantant de nouveaux souvenirs, soit en leur proposant des interprétations de leurs actions
tout à fait incompatibles avec ce qui s'est vraiment déroulé ou violant le principe concernant la
direction temporelle de la causalité. Dans ce contexte, les sujets n'auraient pas l'opportunité de créer
librement un modèle d’eux-mêmes : on les priverait d'éléments de la base factuelle concernant
l'origine et la forme de leur “soi” en leur fournissant simultanément des outils analytiques inadéquats
ou trompeurs pour se comprendre eux-mêmes. La question reste cependant de savoir pourquoi il
faudrait attribuer une valeur spéciale à un modèle du soi “réaliste”? Les gens ne seraient-ils pas plus
heureux s'ils s'inventaient des “soi” fictifs? Ici, les critères pragmatiques dont je parlais entrent en
conflit avec les critères réalistes. En fait, selon certaines théories de la dépression, les gens déprimés
ont une image plus réaliste d'eux-mêmes que les gens normaux, ils s'attribuent la cause de leurs
échecs plus facilement que les autres qui ont tendance à les rejeter sur des facteurs extérieurs. Le
bonheur ne se trouverait-il pas ainsi plutôt dans une certaine duperie de soi nécessaire pour
supporter les fardeaux de la vie quotidienne? Les contraintes réalistes ne relèvent-elles pas d'un idéal
philosophique irréalisable sur le plan psychologique?
Conclusion
En dépit des quelques réserves que j'ai exprimées à l'égard des positions de Hacking, je crois
que nous avons affaire à un ouvrage extrêmement important qui non seulement reprend là où des
philosophes comme Foucault ont laissé, mais qui permet également l'intégration des problématiques
analytiques et continentales. Pour cette seule raison, Hacking mérite la louange et de nombreux
lecteurs. On lui passera donc de ne pas toujours être extrêmement précis quant à la position qu'il
adopte vis-à-vis de la PM. On comprendra sa prudence : il fraie en eaux profondes, loin des débats
courants, tout en tentant d'éviter, comme Wittgenstein avant lui, les généralisations vides et les
38
jugements catégoriques. Il faut l'avouer, il y réussit excellemment.31*
31*
. La rédaction de ce texte a été rendue possible grâce au soutien du fonds FCAR. J'aimerais remercier Denis Fisette,
Jean Lachapelle, François Latraverse, Ron Mallon et Pierre Poirier pour leurs commentaires et encouragements.
39
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44
Numéros disponibles/Still available
(Octobre/October 1999)
Claude Panaccio: Attitudes propositionnelles, sciences humaines et langage de l'action (No 9001);
Robert Nadeau: Cassirer et le programme d'une épistémologie comparée: trois critiques (No 9002);
Jocelyne Couture: Le molécularisme: logique et sémantique (No 9003);
Grzegorz Malinowski: Shades of Many-Valuedness (No 9004);
Claude Panaccio: Solving the Insolubles: Hints from Ockham and Burley (No 9020);
David Davies: Perspectives on Intentional Realism (No 9021);
Stephen P. Stich: Moral Philosophy and Mental Representation (No 9101);
Daniel Mary: La dualité génotype-phénotype en épistémologie évolutionnaire:
remarques sur le modèle de David Hull (No 9102);
Daniel Vanderveken: What Is a Proposition? (No 9103);
Robert Nadeau: Trois images de la science (No 9107);
Jean-Pierre Cometti: Pour une poétique des jeux de langage (No 9113);
Michel Rosier: Rationalité universelle et raisons singulières (No 9115);
Paul Dumouchel: Scrutinizing Science Scrutinized (No 9116);
Jacques Carbou: Le Néo-finalisme de Raymond Ruyer (No 9117);
Robert Nadeau: Friedman's Methodological Stance and Popper's Situational Logic (No 9118);
Jocelyne Couture: Pour une approche légaliste et non réductionniste des droits moraux (No 9120);
Jeremy Shearmur: Popper's Political Philosophy: Some Problems (No 9125);
Richard Collette: La controverse du calcul socialiste: la question de Ludwig von Mises (No 9202);
Lukas K. Sosoe: Henry Sidgwick et le fondement de l'éthique (No 9205);
Paisley Livingston: Bratman's Dilemma: Aspects of Dynamic Rationality (No 9209);
Paul Dumouchel: Les émotions sociales et la dichotomie affectif/cognitif (No 9210);
Michael Hartney: Existe-t-il des droits collectifs? (No 9211);
Jérôme Maucourant: Monnaie et calcul économique socialiste: la position de Karl Polanyi (No 9213);
Andrea Salanti: Popper, Lakatos and Economics: Are We Begging the Questions? (No 9214);
Pierre-Yves Bonin: La liberté de choisir son “style de vie”: le dilemme de Rawls (No 9215);
Alfred R. Mele: Intentions, Reasons, and Beliefs: Morals of the Toxin Puzzle (No 9217);
Kai Nielsen: Justice as a Kind of Impartiality (No 9218);
Paul Dumouchel: Gilbert Simondon's Plea for a Philosophy of Technology (No 9219);
Pierre Livet: L'intentionnalité réduite ou décomposée? (No 9221);
Paisley Livingston: What's the Story? (No 9223);
Claude Panaccio: Guillaume d'Ockham et la perplexité des platoniciens (No 9224);
Dagfinn Føllesdal: In What Sense is Language Public? (No 9225);
Denis Sauvé: La seconde théorie du langage de Wittgenstein (No 9227);
Philippe Mongin: L'optimisation est-elle un critère de rationalité individuelle? (No 9301);
Richard Vallée: Do “We” Really Matter? (No 9302);
Denis Fisette & Pierre Livet: L'action mise en cause (No 9304);
Charles Larmore: Moral Knowledge (No 9305);
Robert Nadeau: Karl Popper et la méthodologie économique: un profond malentendu (No 9309);
Jean-Guy Prévost et Jean-Pierre Beaud: How should occupations be classified? The Canadian model
and its British-American counterpart in the inter-war period (No 9311);
Daniel Vanderveken: A Complete Formulation of a Simple Logic of Elementary Illocutionary Acts (No 9312);
Daniel Vanderveken: La théorie des actes de discours et l’analyse de la conversation (No 9313);
Henri Atlan: Is Reality Rational? (No 9314);
Robert Nadeau: Sur la pluralité des mondes. À propos de Nelson Goodman (No 9315);
Pierre-Yves Bonin: Le libéralisme politique de Rawls (No 9316);
Claude Panaccio: Belief-Sentences: Outline of A Nominalist Approach (No 9317);
Stéphan D’Amour: Walter Gropius et le rationalisme constructiviste (No 9318);
Michael Bratman: Shared Intention and Mutual Obligation (No 9319);
Hugues Leblanc: Of A and B Being Logically Independent of Each Other and of Their Having
No Common Factual Content (No 9322);
Wenceslao J. González: Economic predictions and human activity. An analysis of prediction
in Economics from Action Theory (No 9323);
Pierre-Yves Bonin: Les deux libéralismes de Charles Taylor, le Québec et le Canada (No 9325);
Richard Vallée: Do I Have To Believe What I Say? (No 9327);
45
Christian Brassac: Actes de langage et enchaînement conversationnel (No 9401);
Claude Panaccio: De la reconstruction en histoire de la philosophie (No 9403);
Richard Vallée: Talking About Oneself (No 9404);
Robert Nadeau: Trois approches pour renouveler l’enseignement des sciences (No 9405);
Robert Nadeau: Economics and Intentionality (No 9407);
Myriam Jezequel-Dubois: La communauté en question (No 9410);
Alfred R. Mele: Real Self-Deception (No 9412);
Paul Dumouchel: Voir et craindre un lion. Hobbes et la rationalité des passions (No 9413);
Jean-Pierre Cometti: Pragmatisme, politique et philosophie (No 9415);
Jean-Pierre Cometti: Le langage et l’ombre de la grammaire (No 9416);
Paul Dumouchel: De la tolérance (No 9417);
Jean-Pierre Cometti: Quelle rationalité ? Quelle modernité ? (No 9418);
Paul Dumouchel: Rationality and the Self-Organisation of Preferences (No 9419);
Chantale LaCasse & Don Ross: A Game Theoretic Critique of Economic Contractarianism (No 9420);
Christian Schmidt: Newcomb’s Problem : A Case of Pathological Rationality ? (No 9502);
Mufit Sabooglu: Hayek et l’ordre spontané (No 9503);
Jean-Paul Harpes: Plaidoyer en faveur d’une portion congrue de démocratie directe
et de démocratie modulée (No 9504);
Paul Dumouchel: Pinel’s Nosographie and the Status of Psychiatry (No 9505);
Ianick Marcil: La signification des anticipations rationnelles face à la dynamique de stabilité faible (No 9507);
Robert Nadeau: Disputing the Rhetoricist Creed (No 9508);
Paul Dumouchel: Le corps et la coordination sociale (No 9509);
Gilles Dostaler: La genèse de la pensée de Keynes (No 9510);
R. A. Cowan & Mario J. Rizzo: The Genetic-Causal Tradition and Modern Economic Theory (No 9602);
Claude Panaccio: Des signes dans l'intellect (No 9603);
Don Ross & Fred Bennett: The Possibility of Economic Objectivity (No 9605);
Paul Dumouchel: Persona: Reason & Representation in Hobbes's Political Philosophy (No 9606);
Shigeki Tominaga: Voice and Silence in the Public Space: The French Revolution
and the Problem of Secondary Groups (No 9607);
Paisley Livingston: Reconstruction, Rationalization, and Deconstruction (No 9608);
Richard Hudson: Rosenberg, Intentionality, and the ‘Joint Hypothesis Problem’
in Financial Economics (No 9609);
Claude Meidinger: Vertus artificielles et règles de justice chez Hume: une solution au dilemme du prisonnier
en termes de sentiments moraux (No 9610);
David Gauthier: Resolute Choice and Rational Deliberation: A Critique and a Defence (No 9611);
Pierre-Yves Bonin: Neutralité libérale et croissance économique (No 9612);
Paul Dumouchel: Exchange & Emotions (No 9613);
Robert Nadeau: The Theory of Spontaneous Order (No 9614);
Jean-Guy Prévost: Francis Walker’s Theory of Immigration and the Birth Rate:
An Early Twentieth-Century Demographic Controversy (No 9701);
Don Ross: The Early Darwinians, Natural Selection and Cognitive Science (No 9702);
Raimondo Cubeddu: The Critique of Max Weber in Mises’s Privatseminar (No 9703);
Jean Mathiot: Monnaie, macroéconomie et philosophie (No 9704);
Luciano Boi: Questions de géométrie et de phénoménologie husserliennes:
intuition spatiale, modes de la constitution et prégnances (No 9705);
Daniel Vanderveken: Formal Pragmatics and Non Literal Meaning (No 9706);
Robert Nadeau: Hayek’s Popperian Critique of the Keynesian Methodology (No 9707);
Louis Roy: Pour une interprétation large de la norme fondamentale-transcendantale de Hans Kelsen (No. 9708];
Marguerite Deslauriers: La radicale égalité féministe et l'histoire de la philosophie (No. 9709);
Claude Panaccio: Le nominalisme et les modalités (No. 9710);
Steven Horwitz: From The Sensory Order to the Liberal Order:Hayek's Non-rationalist Liberalism (No.9711);
Pierre Desrochers: A Geographical Perspective on Austrian Economics (No 9801);
Andrew Wayne: Bayesianism, Confirmation, and the Problem of Diverse Evidence (No. 9802);
Pierre-Yves Bonin: La justification politique de la liberté (No.9804);
Josiane Boulad-Ayoub: Du débat des Lumières sur le luxe au système jacobin du maximum (No. 9805);
Jean-Christophe Merle: Des théories néolibérales contemporaines de la propriété comme alternative
au bien-être social (Nozick et Dworkin) (No. 9806);
Barbara Debays: De l’épistémologie au politique: l’unité de la pensée de Karl Popper (No. 9807);
46
Stéphane D’Amour: Planifier l’implanifiable: futur et conséquences non voulues en architecture (No. 9808);
Jean Eisenstaedt: La relativité générale: une révolution? (No. 9809) ;
François Blais: L’allocation universelle et la réconciliation de l’efficacité et de l’équité (No. 9901);
Michel Rosier: Max U versus Ad hoc (No. 9902);
Luc Faucher: Émotions fortes, constructionnisme faible et éliminativisme (No. 9903);
Claude Panaccio : La philosophie analytique et l’histoire de la philosophie (No. 9904);
Jean Robillard: L’analyse et l’enquête en sciences sociales : trois problèmes (No. 9905);
Don Ross: Philosophical aspects of the Hayek-Keynes debate on monetary policy
and theory, 1925-1937 (No. 9906);
Daniel Vanderveken: The Basic Logic of Action (No. 9907);
Daniel Desjardins : Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter (No 9908);
Daniel Vanderveken : Success, Satisfaction and Truth in the Logic of Speech Acts
and Formal Semantics (No 9909);
Luc Faucher : L’histoire de la folie à l’age de la construction sociale :
Compte rendu critique de L’âme réécrite de Ian Hacking (No 9910).
Prix: individus (2,00$), institutions (5,00$). Frais de poste: 2,00$ l'unité.
Pour commander, prière de s'adresser à Robert Nadeau, Département de philosophie, Université du Québec à Montréal, Case
Postale 8888, succ."Centre-ville", Montréal (Québec), Canada, H3C 3P8. Tél.: (514) 987-4161; télécopieur: (514) 987-6721;
courrier électronique : [email protected]
Pour consulter, s'adresser au Centre de Documentation des Sciences Humaines ou encore à la Bibliothèque Centrale de
l'UQAM (Pavillon Hubert-Aquin, local A-M100).
Internet: les numéros parus à compter de l’année 1996 sont également disponibles sur le site Internet du département de
philosophie de l'UQAM à l'adresse suivante : http://www.philo.uqam.ca
Prices: individuals ($2.00), institutions ($5.00). Mailing fee: $2.00 for each copy.
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8888, succ."Centre-ville", Montreal (Quebec), Canada, H3C 3P8. Phone.: (514) 987-4161; Fax: (514) 987-6721; E-mail :
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Internet: beginning with 1996, all new issues are also placed on our WWW site at the following URL: http://www.philo.uqam.ca
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