essai de critique de livre - Revue militaire canadienne

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essai de critique de livre - Revue militaire canadienne
ESSAI DE CRITIQUE DE LIVRE
THE EYE OF COMMAND
par Kimberly Kagan
Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2006
271 pages (livre relié), 24,95 $ US
ISBN 0-472-03128-7
Compte rendu de Brian Bertosa
K
imberly Kagan, l’auteure de ce livre
soigneusement ficelé, est titulaire d’un
doctorat en histoire de l’Antiquité et a
enseigné dans de nombreuses universités
américaines prestigieuses, dont la United
States Military Academy. Elle possède donc une vaste
connaissance théorique du monde militaire, tant ancien
que moderne, et cela se reflète dans l’ouvrage qui nous
intéresse ici. The Eye of Command constitue
en quelque sorte deux livres en un. Dans
l’ensemble, il s’agit d’une analyse
approfondie des récits militaires de deux
officiers de l’armée de la Rome antique :
Ammianus Marcellinus et le légendaire Jules
César. Dans son analyse, Mme Kagan illustre
comment le style de narration de ces deux
hommes met en scène deux approches
distinctes de l’écriture de l’histoire
militaire. Ammianus, officier d’état-major
de second rang, semble incarner l’approche de
l’« anatomie de la bataille », présentée pour
la première fois en 1976 dans une œuvre de
Sir John Keegan intitulée The Face of Battle
(publiée en français sous le titre Anatomie de
la bataille1). Selon John Keegan, seule cette
approche, qui privilégie le point de vue du
soldat et met l’accent sur son expérience des
tactiques de petites unités ou sur celle de l’officier subalterne,
convient à tout historien désireux de comprendre la réalité du
combat. À l’opposé, les écrits de Jules César illustrent le
« point de vue du commandement » (eye of command,
expression probablement forgée par Kimberly Kagan). Cette
seconde approche permet de reconstituer la bataille selon la
perspective d’un commandant et offre aux historiens une
vision beaucoup plus large que le récit d’un seul combattant2.
Kimberly Kagan soutient que cette approche est celle des
historiens qui cherchent à comprendre les faits d’ordre
supérieur tels que le nombre de morts et de blessés.
L’autre élément, que l’on relève à plusieurs endroits
dans le texte, est une critique raisonnée de l’ouvrage de John
Keegan, Anatomie de la bataille. Cette critique est, bien sûr,
corroborée par la théorie de l’auteure, qui est favorable au
« point de vue du commandement ». Pour cette partie du
travail, Kimberly Kagan a recours à une variété de sources,
allant de Clausewitz à la théorie moderne du chaos, et ne se
limite pas aux frontières chronologiques dictées par les écrits
d’Ammianus et de César, qu’elle a choisis, compte tenu de sa
connaissance de l’histoire de l’Antiquité, pour exposer les
différences entre les deux approches. Ce livre pourrait donc
plaire à ceux qui s’intéressent à des périodes de l’histoire
86
militaire plus récentes que la Rome antique. Ainsi, l’ouvrage
de Kimberly Kagan s’avère un excellent exemple d’étude
interdisciplinaire, et je tiens à féliciter l’auteure d’avoir eu le
courage d’entreprendre ce genre de recherche qui, à mon
avis, se fait encore beaucoup trop rare.
À l’exception de l’introduction et de la conclusion, The
Eye of Command peut se diviser en deux parties à peu près
égales : la première traitant d’Ammianus et la seconde, de
César. Chaque partie contient une courte section informative
qui permet au lecteur amateur de replacer chacun des
auteurs romains dans son contexte historique et, surtout,
historiographique. Ces sections fournissent une quantité
suffisante de renseignements, mais il faut savoir que ce sont
les seuls passages du texte qui portent réellement sur l’histoire
comme telle 3. Le reste de l’étude porte sur le langage 4,
et l’auteure analyse parfois chaque ligne
afin de démontrer comment le style
narratif d’Ammianus illustre l’approche de
l’« anatomie de la bataille » et comment, à
l’opposé, le discours de César représente
le « point de vue du commandement ». Je
recommande vivement la lecture de ces
analyses, qui constituent l’objet central du
livre, à quiconque étudie les batailles
décrites dans les textes d’Ammianus ou de
César. Je la recommande également à tous
ceux qui apprécient l’aspect historique ou
littéraire de la guerre.
Même ceux qui ne s’intéressent pas aux
études classiques ne doivent pas se laisser
décourager par ces passages, car l’analyse
de Kimberly Kagan est si bien amenée
qu’elle passe généralement à quelque chose de
nouveau avant de devenir ennuyeuse. Au cas où l’engouement
que je porte à l’analyse de l’auteure serait perçu comme une
simple compatibilité d’intérêts, notons que cette tendance
disparaît malheureusement au dernier chapitre consacré au
compte rendu que César fait de la bataille de Gergovie,
laquelle a eu lieu en l’an 52 avant Jésus-Christ. Pour une raison
que j’ignore, ce chapitre présente des données géographiques
d’une minutie qui ne cadre pas avec le reste de l’ouvrage et
qui aurait davantage sa place dans une revue scientifique ou
dans un livre destiné à un lectorat expert. Il est vrai que le
contexte de la bataille de Gergovie est plus complexe que
celui des autres combats sur lesquels Kimberly Kagan s’est
penchée dans son ouvrage. Cependant, l’abondance de
détails à laquelle le lecteur est confronté, en particulier dans
les notes de fin de chapitre, rend la lecture de ce passage
particulièrement difficile comparativement au reste du livre.
Un autre motif de désagrément, inévitable peut-être dans
une œuvre qui recoupe plusieurs disciplines, concerne la
terminologie. Personnellement, j’ai éprouvé certaines difficultés
à comprendre l’expression generic causality (causalité
générique), que Kimberly Kagan présente comme un élément
fondamental de l’approche de l’« anatomie de la bataille » du
récit militaire, et l’expression critical causality (causalité
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critique), qui est inspirée des écrits de Clausewitz et qui
représente un élément de l’approche du « point de vue du
commandement ». Selon moi, les définitions fournies à la
première utilisation de ces termes sont vagues et inadéquates.
En ce qui concerne le premier terme, qui est le plus utilisé
des deux, ce n’est qu’à force d’exemples que j’en suis venu
à une certaine compréhension. Il en va de même avec la
tentative de l’auteure pour différencier le terme episodes
(épisodes), qui, semble-t-il, appartiendrait à l’approche de
l’« anatomie de la bataille », et le terme events (événements),
qui nourrit le concept de la causalité critique. Toutefois, ces
termes ne dominent en aucun cas les passages consacrés
à la critique de John Keegan et se font encore plus rares
dans les analyses des écrits d’Ammianus et de César. Par
conséquent, ceux qui, comme moi, ne sont pas convaincus
de la pertinence de la théorie dans l’étude des humanités
ne doivent pas s’empêcher de lire cet ouvrage, qui suscite par
ailleurs la réflexion.
À mon avis, la prémisse générale de The Eye of
Command et son lien avec le vaste domaine de l’histoire
militaire constituent la plus grande difficulté de cet ouvrage.
Kimberly Kagan cherche surtout à démontrer que son
approche de l’étude du combat, qui fait ressortir le « point de
vue du commandement », c’est-à-dire la connaissance que le
commandant a des principaux événements de la bataille et
de leur contribution à l’issue de celle-ci, doit impérativement
remplacer les approches axées sur le vécu d’un soldat, qui
découlent de l’ouvrage Anatomie de la bataille de John Keegan.
Pour cela, il aurait fallu que, depuis Keegan, l’approche
du « point de vue du commandement » n’ait jamais été
étudiée, même involontairement, dans le domaine de l’histoire
militaire. C’est peut-être le cas dans la spécialité de Kimberly
Kagan, c’est-à-dire l’histoire de l’Antiquité, puisque tous les
livres qu’elle cite et qui ont été écrits après la publication
de l’ouvrage de Keegan appliquent la méthodologie de
l’« anatomie de la bataille ». Par exemple, Victor Davis
Hanson fait l’éloge de l’approche de Keegan dans Western
Way of War, un ouvrage publié en 1989 et dont l’introduction
a été écrite par Sir John Keegan lui-même en guise de
remerciement5. Mais cette tendance peut-elle être appliquée
à l’ensemble du domaine de l’histoire militaire?
La section de ma bibliothèque personnelle consacrée à
l’histoire militaire contient un exemplaire de Burma: The
Longest War, 1941-45, écrit par Louis Allen en 19846. Ce
livre colossal couvre le conflit birman sous tous les angles,
du point de vue politique et stratégique aux plus effroyables
récits basés sur l’« anatomie de la bataille7 ». Par exemple, la
bataille de Meiktila, qui est rapportée selon une perspective
individuelle et qui constitue un bon point de comparaison
avec l’œuvre de Kimberly Kagan, est reconstruite d’après
des récits officiels, des mémoires publiés et non publiés
de généraux, d’officiers de second rang et même d’un civil
rattaché à l’armée japonaise, de bulletins des services de
renseignement et d’entrevues personnelles conduites par
l’auteur avec d’anciens participants. Notons que beaucoup de
ces sources sont écrites en japonais et que l’auteur a occupé
le poste d’officier de renseignement de langue japonaise
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pendant la guerre sur laquelle il écrit. Comme on se
l’imagine, tous les principes que Kimberly Kagan défend
dans son approche du « point de vue du commandement »
sont abordés de façon magistrale dans les reconstitutions
faites par Allen des batailles de Birmanie. De plus, ce livre
n’est qu’un exemple des nombreux ouvrages qui portent sur
l’histoire militaire et qui ont été écrits après la parution
d’Anatomie de la bataille de John Keegan 8. Si Kimberly
Kagan a le mérite d’avoir su déceler et nommer le concept
du « point de vue du commandement », je doute que
beaucoup de spécialistes de l’histoire militaire, surtout
ceux qui ne travaillent pas dans un milieu universitaire,
aient été très contrariés de ne pas avoir traité de l’aspect
théorique de ce concept. Et je crois que cela s’applique
également à John Keegan, avec son ouvrage Anatomie de
la bataille.
Cela m’amène au point le plus décevant du livre de
Kimberly Kagan. À l’intérieur du domaine de l’histoire
de l’Antiquité et dans le contexte de la bibliographie
actuelle de cette discipline, elle se trouve en terrain connu.
C’est du moins l’impression que donne le compte rendu de
The Eye of Command rédigé par Michael B. Charles, ancien
historien militaire écrivant pour le Bryn Mawr Classical
Review9, qui ne mentionne aucun des problèmes auxquels je
fais allusion ici. Toutefois, présenter ce livre et le concept
ayant inspiré son titre comme une solution de remplacement
nécessaire à l’approche de l’« anatomie de la bataille » de
John Keegan exige une bonne connaissance de la portée
et de l’influence de l’ouvrage de ce dernier, lequel couvre
principalement l’histoire militaire postérieure à l’Antiquité.
Malheureusement, cette connaissance est absente de l’œuvre
de Kimberly Kagan, ce qui est pour le moins déconcertant.
Pourtant, il est impossible qu’une auteure aussi versée pour
parler de Keegan, de Clausewitz et de la théorie du chaos
croie que tout ce qui ne touche pas à l’histoire de l’Antiquité
ne vaut pas la peine d’être étudié. Par ailleurs, j’aurais
compris que la bibliothèque de Kimberly Kagan ne contenait
peut-être tout simplement pas les mêmes livres que la mienne
et que ce manque de connaissances était sûrement involontaire10.
Mais peu importe la raison, il me semble que toute incursion
dans une discipline autre que la sienne devrait être mieux
fondée. Quoi qu’il en soit, j’hésite à affirmer que Kimberly
Kagan aurait mieux fait de s’en tenir aux analyses des écrits
d’Ammianus et de César. Un ouvrage ayant une double
nature comme celui-ci peut, bien sûr, s’adresser à plus d’un
lectorat. C’est pourquoi je recommande la lecture de ce
livre à tout universitaire ou tout étudiant ayant une bonne
connaissance théorique des périodes plus récentes de
l’histoire militaire, en particulier ceux qui se sentent
intrigués par la témérité de l’auteure, dont le but avoué est de
faire descendre Sir John Keegan du piédestal sur lequel
il semble avoir été placé. Seul le temps dira si Kimberly
Kagan aura atteint son objectif.
Brian Bertosa est chercheur indépendant dont les articles ont paru dans
la Revue militaire canadienne, dans le Journal of Military History et dans
War and Society.
87
ESSAI DE CRITIQUE DE LIVRE
NOTES
1.
2.
3.
John Keegan (The Face of Battle, Londres, J.
Cape, 1976) et de nombreuses autres publications
subséquentes, dont un livre audio. Réédition :
Londres, Pimlico, 2004.
Kimberly Kagan veut nous faire comprendre la
différence entre son approche du « point de vue du
commandement » et ce qu’elle appelle l’approche
classique centrée sur le commandant, qui était la
bête noire de John Keegan et l’a fortement incité
à écrire Anatomie de la bataille. Dans le cadre du
présent compte rendu, j’accorderai à Mme Kagan
le bénéfice du doute à ce sujet, mais je tiens à
mentionner que, après avoir examiné attentivement
sa présentation du concept du « point de vue du
commandement », je vois peu de différence entre
les deux approches.
Les lecteurs qui désirent en savoir davantage sur
le contexte historique de chacun des deux auteurs
étudiés dans The Eye of Command devraient
consulter les ouvrages suivants. Pour l’époque
de César : Adrian Keith Goldsworthy, The Roman
Army at War (100 BC-AD 200), Oxford, Oxford
WHOSE WAR IS IT?:
HOW CANADA CAN
SURVIVE IN THE
POST 9/11 WORLD
par J. L. Granatstein
Toronto, Harper Collins, 2007
256 pages (livre relié), 34,95 $
ISBN-10 : 0002008459
Compte rendu de Kim Krenz
’
J
ai lu ce livre tandis que je
traversais le Canada en
train. Pendant ce voyage,
la taille de cet immense
pays m’a fortement frappé.
Cet ouvrage décrit ce qui attend
les Canadiens qui devront défendre
le pays au cours des prochaines
années.
Jack Granatstein est le doyen
d’un petit groupe d’historiens
militaires canadiens, dont font partie
Desmond Morton, Douglas Bland
et David Bercuson, qui, depuis le
début des années 1960, livrent une
vigoureuse bataille d’arrière-garde
contre le déclin et l’abandon des
Forces canadiennes aux mains
des multiples gouvernements fédéraux
qui se sont succédé. Diplômé du
Collège militaire royal de Saint-Jean
et du Collège militaire royal du
88
4.
5.
6.
7.
8.
University Press, 1996. Pour l’époque d’Ammianus :
Hugh Elton, Warfare in Roman Europe (AD 350425), Oxford, Oxford University Press, 1997.
Le corps du texte est en anglais. Le latin est
surtout employé dans les notes de fin de chapitre.
Victor Davis Hanson, The Western Way of War:
Infantry Battle in Classical Greece, 2e édition,
Berkeley et Los Angeles, University of California
Press, 2000. Curieusement, le livre Roman Army
at War de Adrian Goldsworthy, un autre exemple
donné par Kimberly Kagan, cite abondamment les
écrits de César, qui est l’historien par excellence
associé à l’approche du « point de vue du
commandement » de Mme Kagan.
Louis Allen, Burma: The Longest War, 1941-45,
Londres, J. M. Dent, 1984. Réédition : Londres,
Phoenix Press, 2000.
Keegan est inclus dans la bibliographie de Allen.
Pour éviter qu’on ne m’accuse de comparer des
pommes avec des oranges parce que le nom de
Allen n’est pas suivi de l’abréviation Ph. D. et que
son livre n’a pas été publié par une maison
9.
10.
d’édition universitaire, j’ai également tiré de ma
bibliothèque l’ouvrage de David M. Glantz et de
Jonathan M. House intitulé When Titans Clashed:
How the Red Army Stopped Hitler (Lawrence,
University Press of Kansas, 1995). Glantz parle
couramment le russe, House est titulaire d’un
doctorat et je crois que leur livre contient
suffisamment d’exemples de causalité critique
pour satisfaire même Mme Kagan.
Michael B. Charles, compte rendu de The
Eye of Command de Kimberly Kagan, Bryn
Mawr Classical Review, 2007.02.33, <http://
ccat.sas.upenn.edu/bmcr/2007/2007-02-33.html>
(en anglais seulement).
Je dois cette inspiration au professeur Hugh Elton,
du Département d’histoire de l’Antiquité et
d’études classiques de l’Université Trent, qui m’a
gracieusement offert quelques minutes de son
temps pour discuter de l’ouvrage de Mme Kagan.
Toutes les autres idées contenues dans le présent
compte rendu, peu importe leur valeur, sont
miennes.
Canada et professeur d’histoire à l’Université York,
Jack Granatstein a mené une longue et brillante carrière
d’historien militaire. D’ailleurs, les réseaux de télévision
lui ont souvent demandé de commenter les affaires
militaires. Ancien directeur du Musée canadien de la
guerre et lauréat de nombreuses distinctions, y compris
une nomination au titre d’officier de l’Ordre du Canada,
Jack Granatstein a publié plus de 60 ouvrages. Rappelons,
pour n’en nommer que quelques-uns, le célèbre Bloody
Victory, récit pictural de l’histoire
du Canada pendant la Seconde Guerre
mondiale, The Generals, compte rendu
magistral de commandants canadiens
ayant participé à ce conflit, et,
surtout, le récent Who Killed the
Canadian Military?
Dans son dernier ouvrage,
Whose War Is It? How Canada
Can Survive in the Post-9/11 World,
M. Granatstein admet en toute
sincérité avoir atteint un âge où
il se sent libre de déverser, de
façon honnête et directe, toutes
les préoccupations accumulées au
cours d’une vie de réflexion. Selon
lui, malgré les courants optimistes
actuels, l’état du Canada est alarmant.
Il attire l’attention sur six problèmes
que le pays devra résoudre pour
survivre au XXIe siècle. Ces problèmes
résultent du mythe illusoire selon
lequel le Canada est essentiellement
un pays pacifique, de la confusion
Revue militaire canadienne
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