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Du monopole à la compétition : la déréglementation des télécommunications au
Canada et aux États-Unis. Par Kevin G. Wilson. Sainte-Foy, QC: Télé-université, 1999.
535 p. ISBN 276241234X.
Du même auteur :
Deregulating Telecommunications: U.S. and Canadian Telecommunications, 18401997. By Kevin G. Wilson. Lanham, MD: Rowman & Littlefield, 2000. 307 pp. ISBN
0847698246.
L’ouvrage de Kevin Wilson sur la réglementation des télécommunications au Canada vient
combler un vide. En effet, le Canada est un des pays de pointe en matière de télécommunications. Pourtant, la littérature disponible sur la question est très limitée, spécialement en
français. Sur le thème particulier de la réglementation : il y avait essentiellement quelques
articles ponctuels dans des revues spécialisées et deux ouvrages voilà tout1.
Précisons d’emblée que Du monopole à la compétition : la déréglementation des télécommunications au Canada et aux États-Unis porte principalement sur la réglementation
canadienne. C’est à ce sujet que le livre fait appel aux sources primaires et innove. Les chapitres sur la réglementation américaine ont pour objet d’éclairer la situation canadienne au
niveau des principes ainsi qu’à celui des événements. Impossible de comprendre la situation canadienne sans présenter en détail la situation américaine. Kevin Wilson se tire avec
brio de l’exercice.
Du monopole à la compétition peut se diviser en trois : les deux premiers chapitres
retracent l’histoire des télécommunications au Canada, les chapitres trois à cinq présentent
la théorie de la réglementation industrielle et le reste du livre brosse le tableau de la déréglementation aux États-Unis et au Canada (un chapitre américain alterne avec un chapitre
canadien). À elle seule, cette troisième partie est aussi longue que les deux premières : c’est
l’essentiel de l’ouvrage de Kevin Wilson.
Avertissons le lecteur que les chapitres sur l’histoire des télécommunications sont très
rudimentaires. Ce sont les plus faibles et comme ils ouvrent le livre, ils risquent de rebuter.
Ce serait dommage. Le reste du livre est d’une toute autre facture. Idéalement, il faudrait
commencer la lecture avec la partie sur la théorie réglementaire. Ici, Kevin Wilson est à son
affaire. Il nous dresse une fresque de la naissance et de l’évolution de la réglementation
depuis Saint-Augustin jusqu’à nos jours. En opposant le concept de « juste prix » à celui en
vigueur à Rome de « prix naturel », le Père de l’Église introduisait de multiples facteurs
dans la détermination des prix, dont la dimension économique, sociale et contractuelle.
Naissance et crise de la réglementation
La réglementation moderne naît véritablement au XIXe siècle dans l’industrie du grain. Le
développement du train avait conféré un monopole à quelques propriétaires de silos à grain
qui pouvaient manipuler les prix pratiqués aux fermiers en toute liberté. Les États de la
vallée du Mississipi décidèrent de réglementer les tarifs ferroviaires et d’entreposage dans
les silos à grain. L’affaire fut portée devant la Cour suprême qui statua que les silos à grains
de Chicago, en devenant la « porte d’entrée » obligée du commerce, s’étaient transformés
en « entreprises dotées d’un intérêt public et avaient cessé d’être uniquement des juris
privati » (p. 76).
Kevin Wilson expose avec courage la théorie du monopole naturel quand « une seule
entreprise peut fournir le service ou le produit plus efficacement et à moindre coût pour le
client que deux entreprises » (p. 81). Nous écrivons « courage » parce qu’il est difficile à
l’heure du néo-libéralisme triomphant de parler de monopole naturel. Or, le simple bon
sens suggère que la pose d’un circuit téléphonique entre une rue donnée et le central coûte
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moins cher que la pose de deux fils . . . Il existe aujourd’hui une idéologie de la concurrence aussi opaque que le matérialisme historique de la pire époque de la guerre froide.
Il n’empêche que la réglementation que Kevin Wilson qualifie de « classique » a aussi
ses limites. Un exemple typique est celui de l’industrie du transport aérien où le prix du
billet « San Francisco-Los Angeles » coûtait environ la moitié de celui « New YorkWashington » en raison d’incohérences réglementaires. Au fil des ans, l’accumulation des
règlements reflétant les intérêts économiques des intervenants au processus réglementaire
avait abouti à créer un écheveau inextricable de grilles tarifaires, de définitions techniques
et d’exceptions contradictoires. La spirale inflationniste des années 1970, en obligeant les
entreprises réglementées à revenir chaque année devant l’organisme de réglementation,
menaçait de paralyser le système.
La grande nouveauté dans la critique de la réglementation consiste dans la convergence à partir des années 1970 entre le libéralisme renaissant de l’École de Chicago et le
consumérisme triomphant de Ralph Nader. Alors qu’auparavant, la critique visait à
réformer la réglementation pour la rendre plus efficace, désormais elle vise à abolir la
réglementation. Kevin Wilson examine la thèse de Harvey Averch et Leland L. Johnson
qui, dès 1962, démontre comment la réglementation par taux de rendement incite les entreprises à surcapitaliser. En effet, le revenu autorisé pour l’entreprise réglementée est fonction de ses dépenses d’exploitation et de son investissement annuel, comme l’indique la
formule suivante :
R = D + r.B
« R » représente les recettes de l’entreprise, « D » les dépenses d’exploitation, « r » le
taux de rendement et « B » la base d’évaluation ou actif net total.
En jouant sur l’augmentation de la base tarifaire « B », l’entreprise réglementée est
donc à même de compenser pour la faiblesse du taux de rendement autorisé. Il en résulte un
mode de gestion axé sur l’investissement dans les infrastructures technologiques, la modernisation et la recherche-développement au détriment des gains de productivité. Kevin
Wilson ne conclut pas à la malhonnêteté des entreprises réglementées, mais plutôt aux
effets pervers de la réglementation par taux de rendement : « On devait s’attendre à ce que
les sociétés de services publics tirent parti de ce biais de l’équation du taux de rendement
qui favorisait un investissement en capital comme moyen d’augmenter les bénéfices »
(p. 145-146).
Contestation de la réglementation
À la suite de la critique d’Averch et Johnson se met en place toute une problématique de
remise en question des fondements de la réglementation. L’un après l’autre, tous les grands
principes de la réglementation sont mis en question : l’interfinancement des tarifs, l’indépendance du régulateur et, finalement, sa raison d’être. Toutes ces thèses s’inscrivent dans
la mouvance de la pensée de Milton Friedman qui écrivait dès 1962 que « le monopole
privé, s’il est tolérable, est le moindre des maux » (cité dans Wilson, p. 158). Kevin Wilson
démontre que pour les théoriciens de l’École de Chicago, l’ennemi n’était pas tant le monopole (du moins le monopole privé) que la réglementation, donc l’intervention de l’État. Et
c’est là que Du monopole à la compétition innove par rapport à toute la littérature existante
sur la réglementation. Il démontre que l’offensive néo-libérale aux États-Unis et au Canada
visait avant tout la réglementation de l’État et l’abolition des monopoles publics. Or, c’est
AT&T aux États-Unis et Bell au Canada qui ont perdu le monopole et non les organismes
publics.
Quelle était la cible des critiques de la réglementation? La déréglementation et l’abolition des monopoles publics. Kevin Wilson note que seuls les monopoles privés qui acceptaient pourtant la réglementation ont été brisés : aviation commerciale, camionnage et
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télécommunications. À l’inverse, les monopoles publics ont relativement bien résisté au
démantèlement souhaité par les forces néo-libérales : santé, éducation, équité et environnement. En effet, aucun politicien élu, même le président Reagan n’a pu remettre en question
les avantages sociaux auxquels la grande majorité de la population était attachée. À quoi est
dû ce demi-échec dans la lutte contre les monopoles ? Kevin Wilson ne le dit pas explicitement, mais son livre pointe du doigt la coalition néo-libérale-consumériste. Quand les deux
mouvements ont épousé des causes communes, ils ont triomphé. Quand les néo-libéraux se
sont retrouvés seuls, ils se sont révélés incapables de mener à bien leur œuvre. Or, jamais
les consuméristes n’ont voulu remettre en question les acquis sociaux.
La « déréglementation » introuvable
Tout aussi passionnante à lire est la dernière partie du livre qui retrace l’histoire de la déréglementation aux États-Unis et surtout au Canada. Kevin Wilson analyse toutes les décisions du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qui
défont progressivement le monopole de Bell depuis l’affaire « Magicall » en 1975 jusqu’à
l’introduction de la concurrence dans le service local en 1997 en passant par les temps forts
que sont l’introduction de la concurrence dans les réseaux privés, les terminaux et l’interurbain. Chaque fois Bell bataille contre l’organisme de réglementation et le gouvernement,
mais elle le fait avec une conviction décroissante. Que l’on songe qu’en 1975, Bell avait
poussé l’outrecuidance jusqu’à couper le service téléphonique du député ontarien Morton
Shulman qui avait osé utiliser le système Magicall pour effectuer des appels (un simple dispositif de composition automatique). En 1997 au contraire, Bell avalisa par avance l’introduction de la concurrence dans le service local et se borna à négocier avec le CRTC les
modalités du changement.
Décision après décision, Kevin Wilson dresse un tableau déroutant pour le grand
public. Ce que tout le monde persiste à qualifier de « déréglementation » n’a jamais eu lieu.
Il s’agit plutôt d’un phénomène de « re-réglementation ». En effet, en introduisant la concurrence dans les télécommunications, les organismes de réglementation ont vite découvert
que les nouveaux venus seraient incapables de déloger les anciens monopoles dans un
combat égalitaire. Il a fallu aider les nouveaux venus à pénétrer dans le marché en créant
une concurrence « asymétrique » qui impose des contraintes relativement plus lourdes aux
anciens monopoles. Ce qui naît est un nouveau cadre réglementaire qui « favorise la concurrence non pas en éliminant la réglementation, mais en donnant à celle-ci une orientation
proconcurrentielle » (p. 397).
En effet, jamais l’activité du CRTC n’a été plus intense que depuis l’introduction de la
concurrence dans l’interurbain. Dans le nouveau marché concurrentiel, le CRTC établit des
normes et des conditions d’interconnexion entre les réseaux des anciens monopoles et ceux
des nouveaux venus. Ensuite, l’organisme de réglementation vérifie que les conditions de
la concurrence sont bien respectées et que tout le monde respecte les nouvelles règles du
jeu. À l’intérieur du monopole résiduel, les tarifs ne sont plus réglementés en fonction du
taux de rendement, mais par fixation d’un montant plafond. L’entreprise réglementée est
libre de baisser ses tarifs, mais pas de les augmenter au-dessus du plafond.
Enfin, et ce n’est pas son moindre rôle, le CRTC élabore un régime d’incitation à la
convergence entre les télécommunications et la câblodistribution. En perdant leur monopole résiduel sur le service local, les entreprises de télécommunications ont gagné le droit
d’exploiter les marchés de la distribution et de la production d’émissions télévisées. Kevin
Wilson commente ainsi cette politique proactive : « la décision de libéraliser le marché de
la téléphonie locale n’est pas une fin en soi, mais plutôt une politique favorable à d’autres
objectifs relatifs au développement de l’autoroute de l’information au Canada » (p. 397).
Cette prolifération réglementaire est à l’opposé de la pensée néo-libérale qui acceptait les
monopoles privés comme un moindre mal et préconisait la déréglementation absolue. Le
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mouvement consumériste est également loin d’avoir atteint ses buts initiaux et a dû assister
impuissant au doublement ou au triplement des tarifs de la téléphonie locale. Cette hausse
est la conséquence directe de l’abandon de la politique d’interfinancement d’un service par
un autre de manière à maintenir le tarif de base aussi réduit que possible.
Clés pour décoder l’autoroute de l’information
Comme on peut le constater dans cette présentation trop brève, Kevin Wilson a fait une
œuvre décapante. Il a analysé et décodé les mythologies consuméristes et surtout néolibérales qui ont présidé aux changements en cours dans l’industrie des télécommunications. Il en démontre l’échec et il expose ce qui se passe réellement. Loin d’avoir été mis sur
la touche, les gouvernements ont découvert un intérêt nouveau pour les télécommunications. Tout le monde sait que l’expression « autoroute de l’information » fut lancée par Al
Gore alors qu’il était sénateur2. Pour la première fois, lors de la campagne électorale du
tandem Clinton-Gore en 1992, un thème de télécommunications devenait un enjeu politique. Auparavant, les décisions se prenaient entre les couloirs feutrés des entreprises de
télécommunications et les audiences hyper-spécialisées des organismes de réglementation.
Aujourd’hui, sous le nom d’autoroute de l’information, les télécommunications sont devenues un enjeu pour tous les États.
Le Canada a mis en place un régime réglementaire qui favorise la concurrence. Mais
pas une concurrence sauvage. Le but du gouvernement fédéral est d’encourager l’innovation technologique et le développement industriel. Kevin Wilson prévient que « le véritable
test de la politique ne se limitera pas à la présence de services locaux concurrentiels, mais
à la capacité pour les réseaux locaux d’offrir des services à large bande qui sont accessibles
et abordables pour le marché résidentiel » (p. 398). La conclusion de l’ouvrage Du monopole à la compétition demeure donc ouverte. Qu’adviendra-t-il de ce mélange détonnant de
concurrence et de réglementation, de libre entreprise et d’intervention étatique ? Kevin
Wilson ne se hasarde pas à pronostiquer l’avenir. Il nous laisse avec les clés du code mais
sans donner de réponse. À nous de savoir le lire.
Notes
1. Notons quand même l’existence de l’ouvrage du journaliste Lawrence Surtees (Wire Wars, 1994)
sur l’introduction de la concurrence dans l’interurbain, ainsi que du livre du professeur Robert
Babe (Telecommunications in Canada, 1990) faisant l’historique des télécommunications dans
une optique réglementaire.
2. En 1988, un comité du National Research Council publia un rapport intitulé « Towards a National
Research Network » qui servit de déclencheur aux idées du sénateur Al Gore. Celui-ci déposa en
1990 le projet « High Performance Computing Act » destiné à relier les laboratoires de R-D
(adopté en décembre 1991). Un autre projet de loi intitulé « Information Infrastructure and Technology Act » a été déposé en 1992 afin d’étendre les services à grandes capacités aux hôpitaux,
aux écoles, aux bibliothèques et aux entreprises.
References
Babe, Robert. (1990). Telecommunications in Canada: Technology, industry, and government. Toronto: University of Toronto Press.
National Research Council (U.S.). National Research Network Review Committee. (1988).
Toward a national research network. (National Research Network Review Committee, Computer Science and Technology Board, Commission on Physical Sciences,
Mathematics, and Resources, National Research Council). Washington, DC:
National Academy Press.
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Surtees, Lawrence. (1994). Wire wars: The Canadian fight for competition in telecommunications. Scarborough, ON: Prentice-Hall Canada.
Jean-Guy Rens
Associé principal de ScienceTech, Inc.

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