Note critique d`Anne-Marie Thirion

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Note critique d`Anne-Marie Thirion
Professeur Anne-Marie Thirion était chef du service de Pédagogie générale de l’Université de Liège.
Engagée dans des projets de recherche-action, elle s’est surtout intéressée aux dimensions sociales de l’éducation.
Mademoiselle Thirion est décédée à la fin de l’été 2009. Nous voulons lui rendre hommage en publiant à titre
posthume cette note critique qu’elle avait rédigée pour une première version d’un texte qui allait devenir, en 2006,
l’ouvrage Processus identitaires et intégration. Approche psychosociale des jeunes issus de l’immigration,
Paris : L’Harmattan, coll. « Compétences interculturelles » (deuxième édition).
Altay Manço
Originalité de la démarche intellectuelle
Pour apprécier à sa juste valeur la portée de l’ouvrage d’A. MANÇO, il importe de le situer dans une trajectoire
aussi exceptionnelle que nécessaire dans le monde scientifique.
Au moment où l’Université valorise de plus en plus, et à très haut niveau, la spécialisation, élaborer des concepts
transdisciplinaires et multiplier les approches méthodologiques sont des démarches intellectuelles risquées.
Pour A. MANÇO, nomadisme n’est pas errance. Il justifie ses allers et retours entre le champ de l’action
sociopédagogique et celui de la démographie économique - avec des « séjours » occasionnels auprès de
psychologues et de sociologues - comme autant d’opportunités d’aborder les mêmes questions selon des
méthodologies et des points de vue différents.
Il est parfaitement justifié de valoriser son ouvrage parce qu’il constitue un repère important dans une production
scientifique déjà impressionnante, mais aussi un jalon essentiel pour ce qui peut être reconnu comme une
« œuvre » personnelle.
De manière (trop) simplifiée, deux étapes préalables pourraient être distinguées.
•
La première relève de démarches de recherche-action, d’innovations socio-éducatives, dans le cadre
d’un projet de « réseau d’actions locales intégrées pour l’enfance », en particulier en faveur de la
communauté turque de Cheratte/Visé. MANÇO s’est avéré d’emblée un négociateur subtil, un
intervenant efficace, mais aussi un intellectuel capable d’articuler réflexions épistémologiques et
axiologiques et analyse d’enjeux de société.
•
La seconde amène A. MANÇO à quitter le terrain pour s’investir dans des enquêtes et analyses
statistiques de populations scolaires et l’observation diachronique du degré d’insertion de jeunes issus
de l’immigration. Grâce aux nouvelles perspectives ouvertes par la démographie économique (en
bénéficiant du soutien et des exigences de rigueur de S. FELD) par des travaux de psychologues et de
sociologues (trop rares) qui développent une approche scientifique et critique des relations entre
intégration sociale et dynamique des groupes et des personnes, A. MANÇO a accompli, avec son
travail, un retour créatif dans le champ de la psychologie sociale.
L’ouvrage présenté ne se réduit pas à une synthèse critique de la littérature issue de différentes disciplines (ce qui
serait déjà très appréciable en langue française). Il intègre aussi des recherches personnelles relevant de
méthodologies quantitatives et qualitatives orientées tant vers l’explication et la compréhension que l’intervention.
Il débouche sur une modélisation originale des rapports entre intégration et identités, deux concepts
particulièrement problématiques en sciences psychologiques et sociales.
Apport scientifique
La qualité de l’apport théorique d’A. MANÇO est indissociable des acquis de la recherche empirique qui valide la
modélisation des rapports entre intégration et identités.
Cette recherche, élaborée à partir d’une vaste enquête sur la communauté turque de Belgique, qui montre la
diversité des modalités de gestion identitaire et en évalue l’efficacité, a fait l’objet d’un premier ouvrage Valeurs et
projets de jeunes issus de l’immigration publié en 1998 chez L’Harmattan.
Nous ne reviendrons pas ici sur ces deux volets d’une thèse qui, jugée excellente, a obtenu le grade le plus élevé et
répondu aux exigences démultipliées d’un jury représentant la diversité des disciplines concernées.
Le modèle théorique comme les constats empiriques, valident et justifient une approche constructiviste de
l’intégration psychosociale définie comme équilibration psychologique et capacité de négociation et de
participation sociopolitique.
A. MANÇO a précisé dans son ouvrage les pistes de recherche permettant d’affiner le modèle et de vérifier la
portée générale des conclusions des recherches empiriques.
Cette approche constructiviste ouvre de nombreuses pistes de recherche en psychologique sociale expérimentale
(recherche analytique des composantes des axes : personnalisation - projet / acculturation – valeurs ; contextes et
modalités de l’émergence et de la transformation des stratégies identitaires, ...) et pour des études cliniques
longitudinales d’autres populations (femmes, jeunes, ...).
Il a aussi mis en évidence les implications majeures pour qui veut promouvoir des actions en vue de faciliter la
participation socio-économique et culturelle des jeunes issus des communautés immigrées.
Pour les intervenants sociaux, et la population en général, il importe de développer « une double discipline critique
qui examine les termes de l’identité et les modes de fonctionnement des sociétés de références ».
Par conséquent, l’action socio-éducative positive valorisera les ressources et les réseaux particuliers des auteurs et
des groupes d’acteurs.
Les dispositifs d’intervention accompagneront à la fois les transformations des personnes soumises à des tensions
socioculturelles et les nécessaires reconfigurations des institutions des pays d’accueil.
La première édition de cet ouvrage a été préfacée par P. TAP, professeur à l’Université de Toulouse - Le Mirail. Il
souligne la qualité de la démarche scientifique d’A. MANÇO, mais aussi sa valeur heuristique pour rencontrer les
questions essentielles que soulève la complexité des processus d’insertion psychosociale.
Perspectives ouvertes
Plutôt qu’aux perspectives déjà énoncées dans l’ouvrage, nous nous attacherons aux perspectives réalisées depuis
la parution de la première édition.
Les études et les interventions menées ces dernières années par l’auteur confirment la valeur heuristique de son
modèle théorique et la pertinence des interventions qu’il inspire.
Sans rendre justice à l’ampleur et l’importance des travaux menés, je ne retiendrai ici que deux publications
récentes qui indiquent la capacité d’A. MANÇO à conceptualiser et à traiter de questions en prise directe avec des
phénomènes de société encore peu analysés qui nécessitent une transformation des fonctions classiques des
institutions et des rôles et des pratiques des intervenants sociaux.
A. MANÇO, avec S. AMORANITIS, responsables de l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les
Migrations (IRFAM) ont coordonné un numéro de la revue Les politiques sociales en 1999 (n° 3 & 4), dans le
cadre d’expériences menées au sein d’un réseau de l’Union Européenne sur le thème de la « délégation par
abandon » : « Une série de décisions et d’actions abandonnées aux autres, peuvent-elles se transformer en
(ré)appropriation de parcelles de pouvoir et d’autonomie ? Quelles sont les compétences sociales et
professionnelles nécessaires à une telle émancipation ? Quelles sont les conditions minimales nécessaires à une
telle évolution ? »
Cette publication apporte des éléments de réponse à ces questions pour dépasser les situations bloquées de certains
contextes sociaux problématiques en Europe.
Par ailleurs, une autre étude porte sur l’évaluation d’une méthode participative et interactive de mise en condition
sociopsychologique proposée à des groupes restreints de chercheurs d’emploi d’origine étrangère afin de les
accompagner dans leur accès au travail (positionnement utile face à l’emploi et stratégies de contournement
d’obstacles, …) 1.
Ces travaux contribuent à instaurer de nouvelles compétences professionnelles pour les intervenants et à assurer
une meilleure efficacité aux organismes d’insertion sociale et professionnelle.
Ces travaux confirment la justesse de l’élaboration théorique, sa capacité à générer des concepts nouveaux et des
dispositifs efficaces ajustés à la problématique des populations immigrées.
Ils semblent aussi démontrer que le cadre théorique et pragmatique de cette approche constructiviste permette
d’appréhender des questions générales et fondamentales sur le lien social résultant de l’évolution des sociétés
(post-)industrielles.
La démarche d’A. MANÇO, excellent connaisseur de la littérature francophone, pourrait ainsi s’accorder avec des
apports récents de la sociologie allemande et anglaise. Elle pourrait rencontrer les thèses d’U. BECK sur « le
conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités » et celle de son alter ego britannique
A. GIDDENS, sur l’importance de la « gestion de soi » et de la réflexivité du savoir social dans les sociétés
contemporaines.
Liège, le 12 mai 2000
Prof. Anne-Marie THIRION
1
Cette étude a été publiée dans : A. MANÇO (éd.), Valorisation des compétences et co-développement. Africain(e)s qualifié(e)s en
immigration, Paris, L’Harmattan, coll. « Compétences interculturelles », 2008, 236 p. (n.d.l.é.).